Roman-Feuilleton : Double Vingt Par Clément Deltenre

Roman-Feuilleton : Double Vingt Par Clément Deltenre

feat. J. Aznar

Lors d’une soirée empreinte de nostalgie, Matthieu et Julien, deux amis de longue date, récitent une incantation mystérieuse. Le lendemain, ils se réveillent dans leurs corps de 20 ans, en 1997, avec l’esprit et les connaissances de 2024. Cette nouvelle réalité leur offre une opportunité unique : corriger les erreurs du passé et revivre pleinement leur jeunesse retrouvée… Mais chaque décision qu’ils prennent pourrait altérer irrémédiablement l’avenir.

Entre les plaisirs redécouverts et les obstacles à surmonter, Matthieu et Julien devront naviguer avec prudence pour ne pas perdre ce qui leur est le plus cher. Pendant ce temps, des forces obscures veillent à maintenir l’équilibre temporel. Les Horlogers, dirigés par l’énigmatique Timothée Sundial, surveillent chacun de leurs mouvements. Leur ennemie, Ariane Morin, rêve de réécrire l’histoire pour un avenir meilleur, quel qu’en soit le prix.

Rejoignez Matthieu et Julien dans une aventure où chaque instant compte et où le passé n’a jamais été aussi présent. Secrets, révélations et choix déchirants vous attendent dans cette captivante histoire de voyage dans le temps.

PROLOGUE – C U When U Get There (Coolio feat. 40 Thevz)

double vingt - prologue

« Le temps est la substance dont je suis fait. » – Jorge Luis Borges

La personnalité d’une demeure reflète l’essence de celui qui l’habite.
Au seuil de ce domaine s’étend un jardin, vaste et soigné, qui déploie ses charmes sous le ciel clair d’un après-midi de printemps. Le long des allées sinueuses, bordées de fleurs aux couleurs vives, une espèce particulière attire notre attention : l’héliotrope, dont les têtes pourpres se tournent doucement pour suivre le soleil tout au long de la journée, symbole organique du mouvement perpétuel du temps. Telles des sentinelles du cycle diurne, elles nous guident vers une fastueuse demeure, dont les pierres, bercées par les éons, témoignent doucement des confidences de leurs occupants. Les hauts pignons et les fenêtres ogivales de l’habitation se dressent fièrement, encadrant une porte d’entrée richement décorée, transition palpable entre le chaos du monde et l’ordre intérieur, qui semble retenir son souffle, susurrant une invitation à franchir son seuil avec déférence.

Au-delà de l’entrée, chaque pas menant du hall au vaste bureau, où le maître des lieux et son invitée ont déjà pris place, résonne sur le parquet ancien. Ces pas sont parfois étouffés par de larges tapis turcs, aux motifs complexes et aux couleurs profondes — rouge, ocre et beige — créant un contraste avec le bois sombre du sol.

Les étagères, chargées de livres reliés de cuir, et les murs tapissés de portraits austères, surveillent silencieusement la pièce. Une grande fenêtre, ouverte sur le jardin, laisse s’infiltrer une lumière douce qui danse sur un somptueux bureau Empire du XIXe siècle, situé en son centre. Derrière ce bureau, le vieil homme patiente, rassemblant ses forces. Siégeant dans son fauteuil de cuir patiné par des années d’utilisation quasi continue, il émerge comme le dernier élément d’un tableau de l’école hollandaise, minutieusement composé. Son regard, fixe et profond, semble absorber plus de lumière qu’il n’en réfléchit. Penché en avant avec effort, ses mains tremblantes reposent légèrement sur ses genoux usés par le temps, tandis qu’il fixe l’objet posé devant lui avec l’intensité d’un orfèvre en train de tailler sa plus belle pièce.

Son visage émacié, marqué par des rides sculptées par une vie de décisions cruciales, témoigne de son inébranlable probité. De ses tempes dégarnies à son costume sur mesure, chaque détail reflète une présence imposante et réfléchie. Une autorité tranquille émane de lui, celle d’un homme habitué à influencer le destin des autres. Gardien de vérités longtemps dissimulées, ses lèvres fines sont désormais prêtes à révéler une confession unique, située aux interstices de la réalité.

— Mademoiselle, pensez-vous que votre «enregistreur» numérique soit vraiment en mesure de capturer les échos du passé ?
L’interroge-t-il, la voix teintée de l’importance du discours qu’il s’apprête à tenir. Les sourcils froncés, il reprend :
— Nous devons vous prévenir d’un point essentiel : l’histoire que nous sommes sur le point de révéler transcende les limites du concevable et de la raison. Un récit tissé dans les ombres du temps, si extraordinaire et abyssal, que seule une oreille avertie et prête à remettre en question la réalité peut en comprendre la quintessence. Nous sommes sur le point de partager une vérité, une vérité qui, si vous l’écoutez attentivement, pourrait ébranler les fondements de tout ce que vous pensiez savoir.

Véra, dont le charme et la jeunesse contrastent avec l’emphase de son interlocuteur, soutient son regard avec une patience mesurée. Ses yeux bleus, légèrement distraits, parcourent rapidement la pièce, s’imprégnant de l’ambiance surannée qui l’entoure. Elle ajuste machinalement son chignon, puis son attention glisse vers un gramophone discrètement placé à gauche du bureau, dont la surface impeccable luit sous la lumière filtrée. Ensuite, elle tourne légèrement la tête vers la droite, admirant une grande horloge au mécanisme complexe, parfaitement disposée entre deux bibliothèques, qui marque le temps avec une précision étonnamment silencieuse.

« Une petite fortune en salle des ventes », se dit-elle, impressionnée par la majesté de l’objet. Elle n’est pas là pour ça. Ne pas perdre de vue le rôle qui lui a été confié. Sa rédactrice en chef lui a intimé l’ordre de réaliser cet entretien, avec pour seule indication un mail laconique : l’heure, le lieu, et l’objet. Malgré de multiples recherches, Véra n’a pas réussi à trouver suffisamment d’informations sur son hôte pour préparer l’interview à l’avance. « Il va peut-être m’avouer que c’est lui qui a tué Kennedy, ou, mieux encore, qu’il a hébergé Dupont de Ligonnès », songe-t-elle en retenant un fou rire qui menace de la gagner.

Elle sait que cet homme a eu une carrière notable dans les affaires, puis en politique, sans toutefois devenir une grande figure publique. Néanmoins, elle espère, sans trop y croire, que ce sujet sera son ticket pour sortir des brèves people ou des articles sur les chiens écrasés qu’on lui confie habituellement. Peu importe, après tout, elle est payée, et d’avance en plus ! C’est déjà ça.
— Oui, monsieur, tout fonctionne. Assurez-vous simplement de parler distinctement et à un rythme modéré, dit-elle en ajustant délicatement le micro connecté à son MacBook dernier cri. Préférez-vous que je vous guide à travers vos souvenirs, ou souhaitez-vous plonger directement dans le vif du sujet ?

Le vieil homme émet un rire rauque, interrompu par une série de quintes de toux qui semblent secouer tout son corps.
— Oh, il y a bien plus à révéler que ce que vous ne pouvez encore imaginer, mademoiselle, dit-il avec un sourire malicieux. Mais rassurez-vous, nous n’allons pas censurer notre propos, si c’est cela qui vous inquiète. Cependant, pour vraiment apprécier le récit, je vous recommande d’être attentive aux détails, d’écouter avec votre cœur plutôt qu’avec votre raison, et surtout, de ne pas commettre l’erreur de juger trop hâtivement. Demandez-vous toujours ce que vous auriez fait si vous aviez été à notre place.

Tout en ajustant sa position dans le fauteuil aux motifs floraux d’un autre âge, Véra prépare son bloc-notes — une manière élégante de remettre le discours sur les rails si le besoin s’en fait sentir. Un sticker à moitié effacé, «It’s like rain on your wedding day», orne la couverture, une relique personnelle qu’elle chérit et qui lui semble, dans le cas présent, plus adaptée qu’un vulgaire clavier numérique.

Avec la permission de son hôte, qui a fait disposer divers rafraîchissements et une théière fumante sur le bureau, Véra se sert une tasse de thé au jasmin. La chaleur et l’arôme délicat du breuvage lui offrent le regain d’attention dont elle a besoin.

Après un long soupir, le vieil homme ferme les yeux et canalise ses pensées, tel un maître yogi. Lorsqu’il commence à parler, sa voix est d’abord fragile, mais elle gagne peu à peu en force et en assurance à mesure que les souvenirs affluent. Bientôt, une autre voix semble prendre le relais : celle d’un homme qui a vécu mille vies, un conteur dont l’essence véritable ne l’a jamais quitté. La bobine tourne, et le film commence.
— Bon voyage… murmure-t-il, prêt à enfin se délester d’un secret trop longtemps enfoui.

CHAPITRE 1 – Yesterdays (Guns n’ Roses)

double vingt chapitre 1

“Le passé n’est jamais mort. Il n’est même pas passé.” – William Faulkner

La soirée du 3 avril 2024 s’étire paresseusement sur Bordeaux, enveloppant la ville d’une douce lumière crépusculaire. À ce moment de la journée, elle semble suspendue entre le jour et la nuit, promettant la fraîcheur du printemps et les soirées en terrasse. Dans un petit appartement du quartier historique, les murs en pierre de taille évoquent un héritage vivant, imprégné de l’esprit et du rythme d’une ville en constante évolution. Matthieu se tient debout, silhouette solitaire contre le cadre de la fenêtre, un verre de rosé bien frais à la main. Un air d’Alanis Morissette, « You Learn », s’échappe de sa chaîne stéréo, tandis que l’écran de télévision diffuse silencieusement le résumé des matchs de foot de la semaine. Pourtant, la musique rock, habituellement si apaisante, peine à calmer ses pensées agitées.

De taille moyenne, avec des tempes légèrement grisonnantes, ses yeux brillent parfois d’un éclat trompeur, surtout lorsqu’il se laisse aller, comme ce soir, à la mélancolie. La douleur lancinante de son genou, rappel constant d’un accident de ski, semble raviver les regrets cachés dans les recoins de sa mémoire.

Matthieu a trouvé en Bordeaux son refuge, loin de l’éclat et du tumulte de la capitale, où il s’est installé presque vingt ans plus tôt. Après son troisième burn-out, il s’est mis à son compte dans le conseil. Jamais avare pour donner des conseils, un peu plus pour en recevoir aurait pu être son credo. L’avantage principal de son métier est de pouvoir organiser son temps comme il l’entend, mais le revers de la médaille est un sérieux déficit en interactions sociales. Les applications de rencontre le découragent et, après quelques rendez-vous souvent chaotiques, il s’est résolu à l’idée que ce n’était définitivement pas pour lui. Au cours de sa vie, Matt a beaucoup aimé, énormément, à la folie. Mais tout cela se conjugue désormais au passé.

Julien, quant à lui, est un esprit libre. Un de ces rares adultes pour qui le temps ne semble pas laisser de marques. Banquier de son état, il déborde d’énergie et de vitalité, malgré la pression toujours plus forte. Il se déplace avec autant d’assurance que d’aisance, attirant naturellement l’attention de la gent féminine, peut-être un peu moins aujourd’hui — il vieillit. Ses cheveux noirs, coupés court, encadrent un visage au teint hâlé, signe de ses nombreuses escapades en plein air. Ils se sont rencontrés des années plus tôt, collègues du même âge — quarante-sept ans —, et ont franchi ensemble le cap de l’amitié. Unis par une passion commune, nostalgiques d’une époque révolue et des plaisirs de la vie qui se raréfient, sacrifiés à l’autel de la modernité factice.

Le match de ce soir, entre le Paris Saint-Germain et le Stade Rennais, n’est pas qu’une simple distraction. Pour eux, c’est un rappel de leur jeunesse, une époque bénie où chaque match était un événement, où les victoires et les défaites se vivaient avec une intensité propre à la rareté. Lorsque Julien fait son entrée, son énergie contagieuse semble illuminer la pièce. Au même moment, Deborah Dyer de Skunk Anansie scande avec ferveur son « Just because you feel good » comme une incantation. Matthieu demande à Alexa de se mettre en sourdine, et la playlist Spotify ne devient plus qu’une mélopée discrète. Vêtu d’un survêtement vintage Nike et de Jordan 3, Julien évoque l’image parfaite d’un fan des Bulls de Chicago de l’époque de Michael Jordan. Qui se rappelle de George Eddy ?

Enhardi par son état de douce ébriété, et poussé par une conviction propre à ceux qui croient en la magie, Matthieu se tourne vers Julien, comme possédé :
— Imagine. Imagine que ce soit possible, qu’on remonte le fil du temps. Je sais, on n’est pas dans Retour vers le futur, mais admettons qu’on ait de nouveau 20 ans. On serait en quelle année, 1997 ? Mais on ne serait pas simplement jeunes… avec notre esprit d’aujourd’hui, nos connaissances, notre expérience. On aurait tous les choix et toutes les opportunités. Pas juste pour refaire les mêmes conneries, tu vois ? Mais… pour, je ne sais pas, faire mieux, vivre plus pleinement.

Il ne s’adresse plus à Julien. Ses mots sont destinés à l’univers lui-même, un vœu lancé dans l’obscurité.

Julien, séduit par l’idée, sourit, l’esprit déjà en train de vagabonder vers cette possibilité. Il fanfaronne en évoquant des conquêtes ou des tentatives échouées :
— Valérie, Jennyfer, Clara…
Puis il s’appesantit légèrement au quatrième prénom :
— Romy…
Il reprend avec plus d’aplomb :
— Elles n’auraient aucune chance contre mon charme vieilli au fût de chêne !
Et pour preuve, il vide son verre cul-sec. Son rire brise le moment, plein de légèreté.
— À nos 20 ans, alors ! Avec un peu de sagesse en bonus.

Ils trinquent, et ce geste simple scelle leur pacte silencieux.

Mais au-delà des rires, un désir plus profond les habite. Matthieu, livrant au ciel ses volutes de fumée, contemple le crépuscule qui embrase l’horizon. Il murmure presque pour lui-même, à l’attention des étoiles invisibles au-dessus de sa tête, son besoin d’une vie différente, pleine de sens et d’aventures inédites, de réparations pour des blessures jamais cicatrisées. Ils tiennent entre leurs mains, sans le savoir, leur billet pour une loterie bien particulière : un voyage à travers le temps.

Ils terminent leur repas en silence. Le match de foot, pourtant important, ne les intéresse plus. Un excellent repas italien — composé d’antipasti, de focaccia, d’arancini, le tout accompagné d’un rosé de Provence en bonne quantité — les a comblés. Chacun, le nez vissé sur son portable, navigue en solitaire, au gré des applications aussi superficielles que nécessaires. Un fil à la patte intergénérationnel. Quelque part entre les « pour toi » et les « suivis » de Matthieu, un TikTok promettant une incantation pour exaucer les vœux retient son attention. D’abord effaré par une telle coïncidence — « Je te jure, il n’y a pas de hasard, on est sur écoute » — il est cependant intrigué.
— Et si, cette fois, c’était vrai ?
Un léger sourire moqueur se dessine sur ses lèvres.

Julien, de son côté, s’efforce de se rappeler les titres de films ou séries de leur jeunesse traitant du sujet :
The Ring ? Non… Wishmaster ? J’ai un doute… Dangereuse Alliance ? Big, Retour vers le futur, Code Quantum, C’était demain

La liste est longue, avec des résultats parfois mitigés sur le plan artistique et scénaristique.
— Non mais, les mecs nous prennent parfois pour des lapins de six semaines. C’est pas crédible !

Sous l’impulsion du vin, et animés par un esprit de défi, Matthieu et Julien décident de tenter l’expérience de l’incantation. L’image de fond de la publication présente un ensemble de symboles et de couleurs censés représenter la courbe du temps. Aucun like, aucun commentaire. En bas, à gauche, un simple avertissement sibyllin :
« Sort extrêmement puissant. Ne s’adresse qu’à ceux qui sont sûrs de s’engager dans la voie du temps. Fréquence basée sur la Résonance Quantique Temporelle. » … bien sûr !

Ensemble, ils prononcent les mots. La consigne est précise : répéter trois fois distinctement à voix haute : « Ya, ikh viln es. Ya, ikh viln es. Ya, ikh viln es. »
Ils activent via Alexa la fréquence sonore recommandée par le mystérieux TikTok. Une cacophonie de fréquences et de vibrations envahit l’air, créant une dissonance presque tangible autour d’eux. À mesure qu’ils récitent l’incantation, les vibrations s’intensifient, transformant l’espace autour d’eux. Le son gronde, monte en crescendo, remplissant la pièce d’une énergie palpable, presque visible. Des ondes électromagnétiques tournoyent autour du smartphone, projetant des éclairs lumineux et des reflets spectraux qui dansent sur les murs. C’est comme si les barrières entre les époques commençaient à s’estomper, laissant entrevoir un lien direct entre le présent et le passé.

Le silence qui suit est profond et total, un calme presque assourdissant après la tempête de sons et de lumières. Un instant suspendu, où tout semble possible, où la frontière entre l’imaginaire et le réel devient floue. Matthieu et Julien restent figés, le smartphone entre eux, vibrant d’une énergie résiduelle. Les anomalies visuelles sur l’écran s’intensifient, suggérant que quelque chose d’extraordinaire s’est produit.

Pourtant, malgré l’étrangeté de l’événement, ils haussent les épaules, mettant cela sur le compte d’une défaillance technique ou d’une mise à jour logicielle hasardeuse.

— Foutue technologie, dit Julien, tandis que Matthieu tente d’éteindre son téléphone, chaud comme une poêle en plein service.

Le match de football, avec un score décevant de 1-0 pour Paris, se termine dans l’indifférence générale.
— Match de merde, concluent-ils en chœur, inconscients que l’histoire se souviendra de cette soirée pour bien autre chose que le football.

Julien emprunte le chemin du retour, l’esprit noyé dans un brouillard alcoolisé, teinté d’une torpeur insidieuse qui le détache de la réalité. Il croit voir passer une DeLorean filant à toute allure.
— Non mais n’importe quoi !
Pendant ce temps, Matthieu, après avoir brièvement remis de l’ordre dans le salon, se prépare à affronter la nuit, le cœur serré à l’idée d’un lendemain sans surprises. La playlist Spotify, réactivée automatiquement par Alexa, commence à jouer « Time » de Pink Floyd.
— Alexa, arrête !
L’assistant vocal d’Amazon s’exécute sans broncher.

Ils succombent presque en même temps au sommeil. Rien, ni rêves ni cauchemars, n’aurait pu les préparer à la suite. Et pourtant, cette soirée en apparence anodine marque la fin de leur vie telle qu’ils l’ont toujours connue. Le seuil d’un changement radical dont ils ont osé rêver, sans vraiment y croire.

CHAPITRE 2 -Time (Hootie & the Blowfish)

double vingt chapitre 2

“Nous ne nous souvenons pas des jours, nous nous souvenons des instants.” – Cesare Pavese

Matthieu émerge des profondeurs de son sommeil dans un état de confusion profonde. Son lit, au matelas normalement adapté à la fragilité de ses lombaires, lui semble étrangement étroit, beaucoup trop dur, comme si quelqu’un l’avait changé pendant la nuit. Tout en se retournant pour chercher une meilleure position, il chasse cette pensée absurde aussi rapidement qu’elle est venue. « Trop de rosé. » Autour de lui, la chambre baigne dans la quasi-pénombre, chaque objet lui apparaît altéré, presque méconnaissable. Une mélodie nostalgique s’élève doucement du radio-réveil Aïwa posé sur la table basse, un appareil dont il s’est débarrassé dès l’avènement du smartphone au XXIe siècle. La version radio, grésillante en mono, de « I’ll Be Missing You » de Puff Daddy lui parvient à travers un haut-parleur toujours aussi mauvais, ce qui n’a aucun sens, sauf dans un rêve particulièrement réaliste. Matthieu se retourne encore une fois et tombe nez à nez avec l’heure rougeoyante de l’affichage digital : 8h20.

— Putain de merde, c’est pas possible !

Il se redresse d’un bond, comme frappé par la foudre ou piqué par des mouches noires hyper agressives, pris d’une urgence vitale pour la pérennité de son entreprise.

— Merde, merde, merde, j’ai rendez-vous à 9h avec les RH d’Eco-Transcom !

Il s’exprime à voix haute, plus pour lui-même que pour les murs, qui restent muets. Il se lève précipitamment, heurte maladroitement la table de nuit et jure contre ce mobilier soudainement intrusif. Tâtonnant à la recherche de l’interrupteur, la chambre est soudain inondée d’une lumière crue qui lui fait cligner des yeux. Face à lui, un miroir en pied, collé derrière la porte, lui renvoie une image — son image improbable et folle : Matthieu jeune, beaucoup plus jeune, comme si les années s’étaient évaporées pendant la nuit.

Il écarquille les yeux, la bouche ouverte, en proie à un vertige émotionnel, comme un équilibriste unijambiste et sans filet à 30 mètres du sol.

— Je suis mort ? C’est pas possible ! Un AVC ? Un prank, c’est juste un putain de prank !

Un coup monté par Julien après leur conversation d’hier, se dit-il. Il pivote sur lui-même.

— Non, mais c’est sûr, se rassure-t-il, ils sont tous là, cachés avec leurs caméras à me filmer et je vais finir en pâture sur les réseaux. Bande d’enfoirés ! Ok, les mecs, elle est bonne la blague, c’est bon, on arrête. J’espère que c’est bien payé !

Dit-il fébrilement, avec une voix trahissant sa panique et qu’il a du mal à reconnaître. Le silence. Aucun bruit, hormis celui de la tuyauterie et du réfrigérateur dans le salon-cuisine ouverte de l’appartement qu’il a occupé de ses dix-neuf à vingt-cinq ans, à Puteaux (92), en région parisienne. Nu comme un ver, il court fébrilement à travers le salon en quête d’une preuve, d’un élément tangible capable de justifier ce qu’il se passe. Sur la table basse, parmi des cadavres de bouteilles de bière, des cendriers pleins à ras bord, des papiers divers et variés, repose un exemplaire du journal Le Monde, fraîchement daté du 1er avril 1997. Ça ne s’invente pas.

En face de lui, encastrée dans une bibliothèque Billy d’Ikea, se trouve son ancienne télé Samsung, un monolithe de plastique et de verre qui fait plier l’étagère sous son poids. Elle est raccordée à un ampli stéréo et à un multi-lecteur CD Sony, entourée d’une PlayStation 1 et d’une Nintendo 64. Il n’y a plus de doute possible : Matthieu se sent comme dans un épisode de Rick et Morty, propulsé de manière inexplicable dans son propre passé. À cette pensée surréaliste, inacceptable, il est saisi de peur, de solitude et de frissons. Sans repères ni direction, à la merci d’un monde qui n’est plus le sien, un mince filet d’urine chaude coule le long de sa jambe, accompagné de larmes d’angoisse. Il a vingt ans. Son rêve d’hier semble s’être réalisé. « Truc de malade », « dinguerie », « ouf peut-être », réel. Il a l’impression d’être victime d’une secousse hypnique, mais éveillé.

Perdu, avec le cerveau et les membres en gelée, Matthieu rassemble le peu de courage qu’il lui reste et file sous la douche, pensant que l’eau chaude lui permettra de réintégrer son époque. Ce n’est pas le cas. En se séchant avec une serviette très douce (celles de son futur sont beaucoup plus rêches), il en profite pour se scruter un peu plus attentivement, de la tête aux pieds, avec une vue retrouvée. L’embonpoint, fidèle compagnon de ces dernières années, a laissé place à une silhouette mince et musclée. Là où il s’attendait à voir la pilosité grisonnante, sa peau affiche une douceur juvénile, juste troublée par l’écho lointain d’une adolescence acnéique. Ses cheveux, absents depuis plus de quinze ans, se dressent sur son crâne avec une vigueur et une densité oubliées, comme tant d’autres souvenirs de cet âge. Chaque inspiration est une bouffée de fraîcheur, un souffle purifié, libéré de vingt-sept années de nicotine. La sensation est aussi étrange qu’agréable. Son corps semble avoir été rebooté, remis à zéro. Les années de débauche et d’abandon aux excès de tous genres, effacées. Dans un élan instinctif, il se donne une claque, un mouvement rapide et précis pour mettre à l’épreuve cette réalité bouleversante. La morsure aiguë de la douleur sur sa joue est indéniable.

— Aïe !

Étrange paradoxe : ses pensées oscillent entre deux époques. Sa dernière soirée de 2024. « Est-ce que Julien a aussi fait le voyage ? Comment le savoir si c’est le cas ? » Et sa nouvelle présence en 1997. Si ce n’est pas le fruit de son imagination — et tout semble prouver que c’est bien réel —, il a vingt-sept ans d’avance sur l’humanité ! Son esprit d’homme de quarante-sept ans, forgé par le savoir acquis au fil des ans et les expériences accumulées, lutte pour s’adapter à cette réalité physique où tout semble possible, mais où ses acquis n’existent, pour certains, pas encore. Il touche de nouveau sa peau, lisse, toujours aussi incrédule.

— Oh putain !

Alanis chante Ironic : « Mr. Play It Safe was afraid to fly. He packed his suitcase and kissed his kids goodbye. He waited his whole damn life to take that flight. And as the plane crashed down he thought. Well isn’t this nice… »

— C’est bien le moment.

Le quadra de vingt ans (il aura besoin d’un abonnement illimité chez un psy pour surmonter ce choc) ne se sent pas totalement à l’aise dans cet appartement qui aurait dû être son sanctuaire. Il est chez lui, et pourtant pas tout à fait. Les murs renferment son quotidien, sa vie, ses histoires — certes vécues — mais dont les détails se sont estompés avec le temps. La sensation est à la fois intime et hostile, comme s’il était son propre passager clandestin, un intrus à lui-même.

La sonnerie stridente d’un téléphone portable Motorola StarTAC (le sien ? Apparemment oui, il vivait déjà seul à l’époque) tranche net le fil de ses pensées, déclenchant une nouvelle vague d’anxiété. « Benoît ». Le nom, affiché en caractères noirs sur l’écran monochrome du vénérable appareil vintage, appelle. Avec précaution, il décroche, sa voix étranglée par l’incertitude.
— Oui ?
— Salut Matt, je suis là dans 5 minutes, tu es prêt ?

Une tempête de merde se profile à l’horizon. Il serre les dents et essaie de se concentrer, vite.

— Je faisais quoi en 97, bordel ? La fac de droit ? Malakoff ?

Tout est flou. Et quel jour sommes-nous ? Probablement jeudi.

— Euh, je me dépêche !

Matthieu aurait vendu un rein pour, dans l’ordre : un café, une clope, une bouteille de vodka, et surtout un iPhone 15 Pro. Trop d’informations affluent en même temps. Il est en surchauffe.

— Ok, je t’attends dans la voiture, répond son ami.

Mais comment s’habiller ? Matthieu ouvre la penderie (il n’y en a qu’une) et tente d’analyser le contenu de sa garde-robe. Quelqu’un est passé faire le ménage là-dedans ; tout est bien repassé et rangé. Une pensée atroce le submerge et l’arrête d’un coup : et s’il était victime d’une permutation cérébrale ? Le Matthieu de vingt ans dans son corps de quarante-sept ans ? Dans ce cas, il ne donne pas cher de ses maigres économies, et il s’en voudra longtemps… Niveau fringues, il est passé du XL en 2024 au S de 1997 !

En tout cas, il ne risque pas de commettre un anachronisme vestimentaire, tout est d’époque. Il ne s’attarde pas sur le costume dans sa housse de pressing ni sur les chemises (trop long à mettre). Il enfile à la hâte un caleçon à fleurs, un jeans noir Levi’s 501 taille 31-32 (il n’aurait même pas envisagé d’y passer une jambe aujourd’hui), des chaussettes Burlington, un t-shirt blanc manches longues Fruit of the Loom, et un sweat à capuche bleu Champion. De toute façon, Matthieu compte s’éclipser rapidement de la fac. Il a besoin de réfléchir calmement et, s’il est bien dans sa propre réalité et non dans un monde parallèle façon multivers, ça n’aura aucune incidence désastreuse sur son futur.

Son surnom était « l’intermittent du droit », un mélange de fierté et de honte qu’il a toujours gardé dans un coin de sa tête. Plus connu pour ses absences que pour ses résultats. En réalité, un écran de fumée pour masquer autre chose, mais il ne veut pas y penser maintenant. Retrouver sa fidèle paire de Nike Cortez, usée jusqu’à la corde cette année-là, lui apporte un petit shoot de réconfort, bien qu’il regrette de ne pas les avoir mieux entretenues. Il en va de même pour cet appartement. Il jette un regard de dégoût alentour. Quelle idée d’avoir de la moquette ? Avec le temps, il est devenu presque maniaque. 1997, c’était déjà la merde en France, mais pas la même. Se barrer dans le passé juste avant des élections… Voilà une putain de brillante idée. Il éclate de rire à cette pensée aussi incongrue que sa situation.

Il se ressaisit. Benoît va arriver. Matthieu s’empare instinctivement du sac à dos Eastpak qui doit vraisemblablement contenir ses cours, abandonné sans ménagement dans l’entrée, preuve de son sérieux scolaire. Il enfile un blouson Carhartt beige et, tout en claquant la porte avec une force qu’il ne se soupçonnait plus, se rend compte qu’il a oublié les clés. Heureusement, elles sont dans la poche droite de son blouson. Le portable émet une nouvelle vibration. Il l’a machinalement emporté avec lui et découvre, au passage, une carte bleue à son nom, un billet de 50 francs, des pièces, un paquet de Winston souple contenant deux cigarettes et un briquet Bic.

Ne faisant confiance qu’à son intuition, il longe le couloir et trouve facilement l’ascenseur au quatrième étage d’un immeuble moderne, aussi récent que propre, fonctionnel, sans charme particulier. Matthieu n’a pas de souvenirs précis de ce logement — trop de déménagements dans une seule vie… Il espère néanmoins que des flashs mémoriels surgiront pour le sauver. Observer, d’abord. Se fondre dans l’environnement. C’est comme ce jour où il a sympathisé avec un groupe de reggae. Les gars étaient adorables. Il a fumé avec eux une substance inconnue (et pourtant, il en connaît un rayon) qui lui a causé un black-out de quatre jours. Il espère une issue différente cette fois-ci. Matthieu doit faire semblant. Jouer le rôle de sa propre jeunesse sans se trahir. Tandis qu’il se précipite vers la porte de la résidence, un frisson d’appréhension lui parcourt l’échine. Ce sentiment de déracinement est exacerbé par la perspective d’interagir avec Ben, visage du passé dont il doit se souvenir, agir comme si les années n’avaient pas filé, comme si la technologie et la société n’avaient pas évolué. Matthieu, version double vingt, est sur le point de plonger tête la première dans une journée qui promet de bouleverser son existence, armé seulement de ses quarante-sept ans d’expérience pour naviguer dans cet espace-temps devenu soudainement son présent.

CHAPITRE 3 – Time After Time (Cyndi Lauper)

double vingt chapitre 3

“La nostalgie est une émotion fondamentale, c’est un peu comme si le passé accrochait le pied du présent.” – Milan Kundera

Cestas, 8h20. Caressée par les premiers souffles d’une douceur printanière, la bourgade s’éveille lentement, au chant des oiseaux et de la nature, enveloppée d’une lumière dorée qui semble caresser délicatement les 21 degrés du petit matin.
Julien, réveille-toi, la voix de sa mère, douce mais insistante, traverse le voile du sommeil.

Certainement un rêve. Il a quitté le domicile familial à vingt-cinq ans, est propriétaire de son appartement à Bordeaux, et habite à moins d’un quart d’heure de chez Matthieu. Il n’y a donc aucune raison valable pour qu’il soit chez ses parents maintenant. À moins d’une téléportation. Il se retourne, cherchant sa position préférée. En RTT aujourd’hui, il compte bien commencer par une grasse matinée, et ensuite ? Il a sa petite idée. Julien sourit intérieurement en y pensant.
Oh Juju, t’écoutes ta mère ?

Là, en revanche, c’est beaucoup plus étrange. La voix bourrue, pleine de masculinité de son père n’aurait jamais peuplé ses songes. Il se redresse, toujours dans les vapes, et réalise qu’il est nu sous ses draps. Chose rare.
Ouais, j’ai entendu, hasarde-t-il au cas où.

La porte se referme doucement. Il se redresse, s’étire, puis s’arrête net. Impossible. Ce n’est pas son corps. Du moins, pas celui de ses quarante-sept printemps. Il a beau s’entretenir régulièrement et avoir un excellent métabolisme, il n’est plus dessiné comme ça depuis longtemps. Julien ferme les yeux, les rouvre. Pareil. Rien n’a changé. Il se lève, se félicitant de la qualité de son rêve, tout en essayant de garder son sang-froid et de se remémorer méthodiquement chaque étape de la soirée précédente.

Chez Matthieu. Comme d’habitude, discussions de comptoir, souvenirs d’anciens combattants. Sympa. Très mauvais match du PSG. Décevant. Un peu de vin pour lui, un peu plus pour son pote. Ok. Bonne bouffe italienne. À refaire. Il s’est senti un peu patraque en rentrant, mais rien de bien méchant, et s’est couché quasiment instantanément. Ça ne colle absolument pas avec ce réveil à la campagne. Sa chambre n’a pas changé, identique à celle de sa jeunesse. Ça non plus, ça ne matche pas. Depuis son départ du domicile familial en 2002, sa mère a reconverti la pièce en buanderie. Cela avait d’ailleurs été l’objet d’une rare discussion animée avec ses parents. Il aurait voulu la conserver telle qu’elle est maintenant. Conformément à ce souvenir vivant. Alignée. À sa place. Livres, revues de sport, poster de Michael Jordan au mur. Son bureau en bois, propre et net, à tiroirs. Il se passe la main sur le visage. Plus de barbe. Il n’imagine pas ses géniteurs le raser pendant la nuit, ni le kidnapper pour le ramener à la maison de Cestas. Absurde. Non, c’est forcément autre chose. Illogique, irrationnel, mais qui devient de fait envisageable, sous peine de sombrer dans la folie. Son pragmatisme exacerbé reprend inexorablement le dessus. Un trait de caractère très fort chez lui.

Il plisse les yeux. Les rayons du soleil, audacieux explorateurs, se frayent un chemin à travers les volets entrebâillés, dansant sur les murs et le plafond en d’élégantes arabesques lumineuses, accompagnées d’une bande son à jamais liée à cette période de son existence. “Hedonism” de Skunk Anansie (I hope you’re feeling happy now. I see you feel no pain at all, it seems. I wonder what you’re doin’ now…), que sa voisine Claire, vingt-quatre ans, étudiante en STAPS, très mignonne et sportive, écoutait en boucle chaque matin d’avril à juin 1997.

Julien s’assoit sur son lit. La lumière joue sur son visage, révélant ses traits rajeunis. Lorsque finalement ses yeux croisent son reflet dans le miroir encastré dans la porte de son armoire, le néo-jeune homme n’est ni surpris ni choqué. Il s’y est préparé mentalement. Et pourtant, il fait face à un miroir temporel, où son image, celle d’il y a vingt-sept ans, le défie du regard, répliquant chacun de ses gestes avec une précision énigmatique.

Pressé par la demande de sa mère, qu’il prend désormais très au sérieux, il enfile son bas de jogging Le Coq Sportif, un t-shirt blanc basique, passe en trombe dans la salle de bain, se jette de l’eau sur ce visage retrouvé, puis descend dans la cuisine où l’odeur de pain fraîchement grillé se mêle au café corsé que boit toujours son père, assis en bout de table, tandis que sa mère termine la petite vaisselle. Elle l’accueille avec son sourire habituel, maternel, chaleureux, mais sans rides. Cela le trouble un peu plus. S’il est presque facile d’accepter son propre rajeunissement, celui de ses proches, en revanche ? C’est perturbant. Il se demande même si ce n’est pas la première fois qu’il les voit tels qu’ils étaient. Pour lui, ce sont ses parents. Une voix. Une présence. Un lien de subordination. Il n’y a rien d’autre à interpréter ou à expliquer.

Son père, sans lever le nez de la table, lit son journal, plongé dans ses pensées. Mais au moment où Julien se sert une tasse de chocolat, faisant grésiller la radio qui diffuse « Time After Time » de Cyndi Lauper, Alejandro lève soudainement les yeux, une lueur d’étonnement passe dans son regard. Julien note ce détail mentalement, un frisson d’inquiétude lui parcourt l’échine, mais il garde ses observations pour lui, préférant ne pas perturber le calme matinal de la cuisine familiale. Julien est trop absorbé par sa propre situation pour remarquer quoi que ce soit.

Comment être familier tout en se sentant décalé ? Julien ne peut l’expliquer, mais c’est pourtant ce qu’il ressent. D’un côté, il aurait préféré vivre ce moment à travers le prisme d’un écran, en simple spectateur, plutôt qu’en acteur à part entière, mais chaque bouchée de pain et gorgée de chocolat chaud est un délice. Le goût du vrai, du bon, du foyer. Il réalise que, depuis vingt-sept ans, il n’a été en quête que de cet instant. Toutes ses expériences, ses voyages, pour une bouchée de pain du matin de 97. Il pourrait mourir maintenant, sa vie aurait été parfaite.

Tu rejoins Loïc et les autres chez le père de Stéphane ? Et ensuite, vous allez faire quoi ?, lui demande sa mère.
Béa, fiche-lui la paix, il est grand maintenant !, intervient Alejandro, figure paternelle héritée de ses ancêtres espagnols, qui n’aime pas qu’on fouille dans l’intimité de son fils. Il a confiance en lui et n’a pas eu à s’en plaindre jusqu’à présent. De bons résultats scolaires, des amis solides et sportifs, de jolies jeunes filles à ses basques, aucun souci de discipline. Que demander de plus ? Ne pas avoir raison sur un point qui l’embarrasse depuis ce matin serait un grand réconfort. Il se lève, embrasse sa femme sur le front, et donne une tape amicale sur l’épaule de Julien.

Le fils unique du foyer anticipe la suite. Alejandro prend la Volkswagen Jetta, lavée de fond en comble un dimanche sur deux, ouvre le portail en faisant attention de ne pas rayer le sol, et se rend au siège de l’entreprise où il officie en tant que cadre administratif. Comme Julien ne s’est jamais senti directement concerné par la situation professionnelle de son père, il n’a aucune idée précise de son travail, ni de l’endroit où il se trouve. Il sait simplement qu’Alejandro finit à 18 h précises, du lundi au vendredi, et que le week-end est sacré. Pour le déjeuner, il mange un sandwich au jambon ou une gamelle de restes de la veille. Dans de très rares cas, il se permet un repas d’équipe au restaurant, mais sans vin ni dessert. Une pensée fugace traverse l’esprit de Julien : à peu de chose près, ils ont le même âge.

CHAPITRE 4 – Return of the Mack (Mark Morrison)

double vingt - chapitre 4

“Les amis sont des compagnons de voyage, qui nous aident à avancer sur le chemin d’une vie plus heureuse.” Pythagore

Guidé plus par l’instinct que par une mémoire encore floue, Matthieu avance vers la Twingo verte, une anomalie colorée dans le paysage urbain, dont les clignotants en alerte ressemblent à des signaux de détresse amicaux. Au volant, Benoit, dont le sérieux du costume-cravate contraste radicalement avec l’allure de Matthieu, capuche relevée à la hâte. S’engouffrant dans la voiture avec une aisance retrouvée, le jeune passager lance un regard malicieux à son chauffeur du jour, qui, pour sa part, fronce les sourcils.

Tout en se frayant un chemin parmi la multitude de voitures coincées dans les embouteillages, Benoit enclenche l’autoradio, façade amovible, lecteur cassette-CD — le nec plus ultra à l’époque. Trois notes, et Matthieu commence déjà à se dandiner comme au bon vieux temps. « Mo Money Mo Problems » de Notorious B.I.G. résonne, l’emportant dans un tourbillon de souvenirs.
Mais ce classique, écoute-moi ça, une tuerie ! Dire que c’est un coup monté de Suge Knight et Puff Daddy ! s’exclame-t-il, faisant un signe de gang avec ses doigts. Benoit, quelqu’un d’assez taiseux et réfléchi, est souvent sur la corde raide avec Matthieu. Comment lui dire qu’il débloque totalement sans qu’il ne le prenne mal ?
Tu devrais écrire, tu sais, suggère Benoit, manière élégante de donner son point de vue tout en sauvegardant sa sécurité.

L’ancien quadra hurle de nouveau en entendant « I’ll Be » de Foxy Brown feat. Jay-Z.
Dire que maintenant il est milliardaire, avec sa reine Beyoncé en mode classe et chef d’entreprise, alors qu’à l’époque, c’était juste un mac.
Mais qu’est-ce que tu racontes ?

Matthieu ferme les yeux et se maudit intérieurement de ne pas être capable de tenir sa langue.
Non, rien, c’est un rêve que j’ai fait, très chelou d’ailleurs. Ça y est, on est arrivés, cool !

Ils émergent de la Twingo. Benoit, impeccable, devance de quelques pas Matthieu qui se débat avec son sac à dos pour l’ajuster sur une épaule, le regard en alerte, scrutant le paysage universitaire. Il se sent comme dans 21 Jump Street, ces vieux flics qui se font passer pour des étudiants et traquent les revendeurs de shit ou truands de la fac. Série avec Johnny Depp, film avec Jonah Hill. Pas mal. Son allure atypique attire quelques regards ; pourtant, loin d’être intimidé, il accueille cette attention avec une pointe d’amusement.
Go, se murmure-t-il, franchissant le seuil de la faculté, prêt à affronter cette journée aux contours encore indistincts.

Dans le flot des étudiants, il se meut avec une assurance retrouvée, bien décidé à embrasser ce retour inopiné dans le temps. Benoit, légèrement inquiet, n’a pas encore trouvé ni la bonne formule ni le bon moment pour s’adresser à son ami, qui semble plus déconnecté que d’habitude. Peut-être a-t-il découvert une nouvelle drogue ou abusé des anciennes ? Benoit se signe intérieurement.
Tu te rappelles qu’on a le TD spécial aujourd’hui ? Le contrôle à l’oral ?
Matt ferme les yeux. Comment va-t-il donner le change ? Il est complètement perdu.
Euh oui, mais je pense que je vais me faire porter pâle. J’ai pas été bien cette nuit. Hyper bizarre.
Des douleurs, à cause de ton ventre ?

Matthieu encaisse la question comme un uppercut. Elle l’oblige à envisager des événements à venir particulièrement douloureux, qu’il s’est escrimé à fuir pendant des années. Le compte à rebours infernal est lancé. Il lui reste moins d’un an avant que sa maladie ne se déclare totalement, et que ça ne finisse avec une opération dont il garde encore de lourdes séquelles, plus tard dans son futur présent. Déstabilisé par cette remarque et l’incongruité de la situation, le pré-quinquagénaire a pratiquement les larmes aux yeux. La journée promet d’être extrêmement longue, jonchée de mines anti-personnelles à fragmentation. Ce qui l’inquiète le plus, c’est que ses principales qualités pourraient à tout moment se retourner contre lui : une culture trop étendue pour l’époque, un art de la parole inadapté, et surtout un culot hors norme qu’il a savamment cultivé au fil du temps, comme une marque de fabrique.

Sans compter une évidence absolue : la faculté de droit, elle, n’a pas changé. Ce qu’il a détesté à l’époque ne lui plaît toujours pas aujourd’hui. En vérité, il n’y a jamais vraiment repensé. Les relations qu’il a nouées pendant ses années d’études supérieures, et qui ont résisté à l’épreuve du temps, sont rares. On n’en parle jamais. Sujet clos. Encombrant. Relégué aux oubliettes. C’est ainsi que les souvenirs meurent : sans photos, sans anecdotes, ou histoires qu’on se répète à longueur de retrouvailles. T’as pas changé, qu’est-ce que tu deviens ? On connaît tous la chanson. Sauf que, dans ce cas précis, il s’est donné rendez-vous 27 ans avant.

La colossale et inesthétique bâtisse abrite des centaines d’étudiants aux objectifs divers. Matthieu ne se rappelle même pas si c’est sa première année ou son redoublement. Information cruciale, parce qu’il n’était pas fâché avec les mêmes personnes à ces moments-là, et s’était réconcilié avec d’autres. Il pense furtivement à Julien, qui doit, pendant ce temps, probablement vivre sa best life, si le sort a fonctionné pour lui aussi.

Au loin, il aperçoit son grand ami Omer, avec qui il est encore en contact aujourd’hui, mais à première vue, ils sont en froid à ce moment-là. Fichu caractère. Il essaiera de se réconcilier avec lui si, d’aventure, il reste en 1997. Il n’en sait rien. C’est peut-être l’éternel jour de la marmotte, comme dans Un jour sans fin, ou la mort à répétition de Happy Birthdead. Tous les jours, le même jour, qui se répète inlassablement, jusqu’à la réparation d’un préjudice qu’il est bien en peine de se figurer pour l’instant. Il efface cette pensée inutile pour se concentrer sur son présent. Pourquoi Omer est-il important ? C’est son ami, certes, mais surtout, il peut servir de boussole mémorielle pour survivre à ce Koh-Lanta temporel. Ils se connaissent depuis le lycée, ont fait ensemble a minima les 400 coups. Pour Matthieu, Omer est désormais une cible prioritaire.

Pris dans ses pensées, il n’entend pas les commentaires peu élogieux de certains « cul-serrés » sur son passage. Le seul habillé de cette façon, c’est lui. Un peu trop avant-gardiste pour ces futurs avocats, visiblement. Bande de fachos ! Le TD va commencer. Il s’infiltre dans une grappe d’étudiants, visiblement de son âge, bien sous tous rapports, qui se préparent à l’épreuve en rappelant la manière dont elle va se dérouler. Répartis en groupes de cinq, ils seront soumis à un feu nourri de questions lancées à la cantonade, auxquelles chacun pourra répondre en prenant la parole, quitte à interrompre ses camarades pour s’imposer par la force de la voix. À l’instar d’une joute oratoire, il est écrit que seuls les plus éloquents ou les plus érudits s’en sortiront vivants de ce Battle Royale. Les débats de l’époque sont néanmoins encore empreints de civilité et même de respect.

Matthieu sourit. Il pourrait renoncer, se trouver une excuse pour ne pas participer, comme il l’a initialement prévu, mais le goût du combat est maintenant ancré en lui. L’heure de la revanche a sonné, et l’idée de mettre tout le monde à genoux l’excite particulièrement. Fini le garçon affable qui s’accommodait du système et faisait semblant de s’en foutre pour amuser la galerie, ou par peur de réussir. Il a une nouvelle chance, avec d’excellents atouts en main.

CHAPITRE 5 – Return to Innocence (Enigma)

double vingt - chapitre 5

“Le véritable voyage de découverte ne consiste pas à chercher de nouveaux paysages, mais à avoir de nouveaux yeux.” – Marcel Proust

Dès que Julien passe le seuil de la porte du domicile familial, un vent matinal le saisit, une fraîcheur revigorante qui l’arrache brusquement au confort du connu. Ses foulées résonnent sur les pavés des allées encore endormies, où chaque coin de rue réveille une réminiscence enfouie. Le monde semble immobile, suspendu dans une attente silencieuse, alors qu’il navigue entre des souvenirs fragmentés, tentant de recomposer l’image d’un passé qui lui échappe encore. Une question le hante, surgissant des brumes de l’aube : est-il encore l’homme qu’il a été, ou est-il devenu quelque chose d’entièrement nouveau ?

Dans ses souvenirs, Julien à vingt ans ne jouait pas encore le rôle du séducteur qu’il s’est appliqué à devenir par la suite. Au contraire, il se souvient d’un jeune homme posé, préférant la contemplation de la nature à la conquête charnelle. Entre son cercle d’amis, l’affection rassurante de sa famille, les longues heures passées sur les bancs de la fac et les évasions vers l’océan, il vivait une jeunesse simple et sans prétention. Or, à mesure qu’il retraverse les rives du passé, certaines certitudes se teintent d’ombres et de lumières nouvelles. Une introspection déstabilisante, faite de nuances dans son caractère, révèle des traits de jeunesse qu’il a peut-être omis ou enjolivés, et cela le pousse à se questionner non seulement sur la véracité de ses souvenirs, mais aussi sur les motivations sous-jacentes qui ont guidé ses choix. Ces réflexions révèlent un fossé croissant entre l’image idéalisée de sa jeunesse et la complexité émotionnelle de l’adulte qu’il est devenu. Cette dualité le tenaille, entre mélancolie pour ce qui a été et curiosité pour redécouvrir qui il est vraiment.

Les façades des maisons individuelles, sagement alignées, sont baignées par la lumière dorée du soleil. En fond sonore, le discret murmure de la nature contribue à cette sensation d’émerveillement. C’est comme si, l’espace d’un instant, le temps s’était suspendu, offrant à Julien l’opportunité de redécouvrir son propre héritage sous un angle nouveau, riche de toutes les expériences acquises depuis vingt-sept ans. Avec une curiosité renouvelée et un cœur léger, il poursuit son chemin. Ce retour aux sources, loin d’être une simple régression dans le temps, s’annonce comme une exploration fascinante de ce que signifie vraiment être soi-même. C’est une invitation à redéfinir sa place dans le monde, armé de la sagesse de l’âge et de l’insouciance de la jeunesse. L’achat de L’Équipe à un bar-tabac-presse fermé en 2004 faute de clients achève de confirmer ce qu’il sait déjà : jeudi 5 avril 1997.

Julien savoure cette opportunité inattendue, un cadeau du destin. Chaque pas qu’il fait, chaque sourire échangé avec les passants devient une célébration de cette jeunesse retrouvée. Il se délecte de chaque instant, aspirant à revivre pleinement cette période et, peut-être, enfin réaliser certains rêves laissés en suspens. Il a 20 ans. 20 ans ! Une énergie nouvelle anime ses mouvements, et un éclat particulier illumine son regard. Une vieille dame, cabas de courses à la main et fichu sur la tête, s’arrête pour le regarder attentivement. Le sourire radieux de Julien est si contagieux qu’il semble illuminer son visage marqué par les années. Elle, qui a vécu huit décennies, ne peut s’empêcher de sourire en retour, témoin d’une joie pure qu’elle n’a pas vue depuis longtemps.

À travers le paysage contrasté du bourg, où la modernité effleure le traditionnel, Julien redécouvre son terrain de jeu d’antan. Chaque coin de rue, chaque maison lui raconte une histoire familière, une anecdote oubliée. Ici, à la croisée des chemins où il a grandi, se tisse un lien indissoluble avec ce coin de Gironde. Les souvenirs affluent, peignant des tableaux de son adolescence libre et insouciante, d’escapades en forêt et de premiers émois au bord du bassin d’Arcachon. Sans la distraction constante de son smartphone, il redécouvre le plaisir simple de la marche, se réjouissant de voir les paysages familiers défiler plus rapidement grâce à ses jambes retrouvées. Il est enfin sur le point de se reconnecter avec lui-même, loin du bourdonnement incessant du monde numérique.

Il est désormais temps d’envisager sa stratégie, de mettre à profit les quelques minutes restantes avant de retrouver Loïc et les autres : Stéphane, Cyril, JF, Tonio. Il pèse méticuleusement le pour et le contre de sa situation actuelle. La sensation d’avoir été catapulté dans le passé, avec la maturité et les expériences de son âge adulte, le place face à un dilemme unique : comment utiliser cette connaissance acquise sans dénaturer l’essence même de ce que signifie avoir vingt ans ? C’est un cadeau du ciel de pouvoir faire les choses différemment, de ressaisir les opportunités manquées, mais aussi un risque potentiel, celui de s’égarer dans les méandres de « ce qui aurait pu être ».

Alors qu’il approche de la maison de Loïc, un mélange de sentiments l’envahit : l’appréhension de revoir ses amis rajeunis, sans femmes ni enfants, et la peur de ne plus retrouver sa place. Ce retour aux sources est aussi un test, celui de pouvoir conjuguer son passé et son présent dans un équilibre précaire, celui de réapprendre à vivre avec une innocence perdue. Julien se sent tout de même à l’étroit chez ses parents. Autonome depuis ses 25 ans, devoir de nouveau se plier aux règles de la maison, tout en jouant son rôle d’enfant, lui procure un sentiment étranger à son caractère. Il en veut plus, pas de manière démesurée ou incontrôlée, mais juste de quoi se procurer confort, indépendance, et quelques objets vintage qu’il a acquis, parfois à grand prix, ces dernières années et qu’il convoite dès maintenant. Dans sa chambre d’étudiant, on ne trouve que des éléments pratiques, utiles, fonctionnels : pas de télévision, de console de jeu, de vêtements de marque ou de baskets à la mode. Il lui manque ces quelques petits riens matériels pour le combler.

Julien a aussi son rêve américain. Chaque année, depuis ses 30 ans, il part pendant quinze jours ou un mois, parfois seul, parfois accompagné d’amis, à la découverte du Nouveau Monde. Côte Est, Côte Ouest, contrées sauvages, matchs de basket, visites de parcs nationaux ou d’attractions, monuments… Il est totalement fasciné par le pays de la liberté, où tout est possible pour n’importe qui. En attendant, il mentalise ses tâches prioritaires :

Liste 1 : Les filles : Celles qui l’intéressaient mais avec qui il n’a pas concrétisé. Celles qu’il a rencontrées à cette époque, mais connues bibliquement plus tard. Et surtout celle qui est la plus importante à ses yeux, son véritable amour de 1997 à 2000 : Romy. Une sensation désagréable. Tout aurait dû se passer pour le mieux dans cette relation, et pourtant ça n’a pas fonctionné. Pourquoi ?

Liste 2 : Les copains de toujours : Loïc, Stéphane, JF, Tonio, Alex. Va-t-il leur raconter d’où il vient et ce qu’ils sont devenus ?

Liste 3 : Les lieux : Cestas, Bordeaux, Faculté, Océan, Stade, Côte basque, Paris ?

Liste 4 : Moyens de communication : Minitel, téléphone fixe, téléphone portable à forfaits limités, ordinateur au début d’Internet.

Liste 5 : Moyens de locomotion : Voiture, Mobylette rangée dans la grange, vélo tout terrain, train, avion.

Liste 6 : Ressources : 6500 Francs sur un livret jeune, petits boulots et cadeaux de la famille.

Objectifs : Trouver Matthieu. À l’évidence, il ne pourra pas rester éternellement dans cette situation sans lui, et il est aussi curieux de savoir si ce qu’il a raconté sur son passé est vrai. En plus, il est parisien, ce qui pourrait s’avérer utile, sans oublier la partie risque : les distorsions temporelles. En espérant d’ailleurs qu’il n’ait pas déjà provoqué des dégâts… Découvrir pourquoi et comment il est revenu dans le passé, et si c’est réversible ou non. Influer le cas échéant sur sa situation. Investir, profiter de ses connaissances du futur pour améliorer sa condition…

Il s’arrête de réfléchir. La maison de Loïc est la même, mais plus blanche, moins marquée par les intempéries et l’usure. Autre point important à ajouter à la liste : il est incollable sur les résultats sportifs. Une petite voix intérieure lui murmure que ça pourrait s’avérer utile à un moment ou à un autre… s’il reste en 1997. Tout à coup, son sourire se mue en une moue dubitative. Le processus est-il réversible ? Ce soir en se couchant, se réveillera-t-il le lendemain matin dans le futur — enfin, dans son présent — à devoir reprendre le cours normal du temps ? Il doit profiter de cette journée à fond, juste au cas où.

CHAPITRE 6 – I’m Gonna Be (500 Miles) (The Proclaimers)

double vingt - chapitre 5

“Nous sommes nos choix.” – Jean-Paul Sartre

Matthieu s’acclimate mal à la lumière blafarde des néons de la fac, qui jaunit les murs défraîchis. Il observe presque toutes les personnes présentes aux alentours et se remémore à peine quelques visages sans pouvoir les nommer. Il s’efforce de faire abstraction de leurs discussions sur le dernier épisode de Buffy contre les vampires, le peu de chances de la France de gagner la prochaine Coupe du Monde – s’ils savaient – et l’engouement toujours présent pour Nirvana et la musique grunge.

Il repère parmi les étudiants les habituelles castes de narcissiques, drogués, angoissés, politisés, studieuses, ou pré-féministes, mais il n’a pas de temps à leur consacrer ; il trouve plus utile de scanner les styles vestimentaires, expressions, attitudes en vogue et de perfectionner sa couverture.

Premier constat : il n’y a pas beaucoup de diversité ni de mixité, le langage n’est pas encore imprégné de rap et de street culture. Certains garçons viennent le saluer. Les filles lui font la bise. Il semble assez populaire. En tout cas, il ne passe pas inaperçu, et pas uniquement à cause de son accoutrement de banlieusard.

Tout est confus dans ce couloir, alors qu’ils attendent une sorte de mise à mort orchestrée par un chargé de TD arrogant d’à peine la trentaine. Soudain, il se retourne et fait tomber involontairement une pile de livres des mains d’une jeune fille. Il ramasse rapidement les ouvrages tout en bougonnant, et le premier sentiment qu’il éprouve en se relevant est de sentir son cœur s’échapper littéralement de sa cage thoracique : Victoria. Il se souvient vaguement d’avoir eu le béguin pour elle. Non réciproque d’ailleurs, mais il attend un déclic, une vague de souvenirs qui pourrait le remettre dans le contexte. Rien ne vient.

— Tu ne peux pas faire attention ? dit-elle, le rouge montant à ses joues.

— On n’a pas idée de faire des couloirs aussi étroits, bordel ! répond-il.

— Ah d’accord, donc c’est de ma faute. Je dois être trop grosse ?

Manque de pot, Matthieu est passé maître dans l’art des répliques acerbes.

— La lumière n’est pas très flatteuse non plus, lance-t-il.

Elle reste interdite quelques instants puis éclate de nouveau de rire.

— Tu es vraiment unique. Au fait, — elle le détaille du regard — pas mal ton style. Tu avais des poubelles à jeter avant de venir en cours ?

— Je m’adapte à mon environnement. Hors de question de faire des efforts pour des grosses qui n’ont rien d’autre à faire que de promener des piles de livres dans des couloirs moins larges que leurs culs.

— En grande forme aujourd’hui ! On va voir ce que ça va donner au TD ! Nous passons ensemble avec Omer, Benoit et Coralie.

Matthieu ne réagit pas. Mais qui est encore cette Coralie ? Elle comprend sans mot dire qu’il ne sait pas de qui elle parle.

— Petite brune, lunettes, toujours au premier rang, 19 de moyenne.

— Ahhh oui, Coralie, fait-il, affichant un rictus forcé.

Victoria le regarde d’une drôle de façon.

— Encore des soucis avec ton ventre ?

Il se renfrogne. À se demander si ses problèmes de santé ne s’étalent pas en une du journal de la fac. À moins que… leur relation est peut-être plus intime qu’il ne l’avait supposé. À creuser.

— Non, non ça va, merci.

Une voix impatiente résonne dans le couloir.

— Groupe 8, c’est à vous.

— Allez, on y va ! dit Victoria avec ferveur. Elle pose sa main sur son avant-bras. Ça va bien se passer, ne t’inquiète pas.

À ce contact, il se sent immédiatement beaucoup plus calme, détendu, un frisson lui parcourt l’échine.

Le petit amphithéâtre est on ne peut plus standard, avec quelques travées, bureau, tableau traditionnel, micro fixe et rétroprojecteur. Coralie, suivie d’Omer, Ben, Victoria et Matthieu qui ferme la marche, s’installent au premier rang. Le chargé de TD, 1m85, costume Cerruti, mocassins Weston, ceinture Hermès, ressemble à n’importe quel homme politique de droite de l’époque, ou pire à un centriste. Fixant sa feuille, il semble prêt à commencer l’appel mais reste figé sur place en apercevant Matthieu.

— Monsieur… commence-t-il, s’adressant évidemment à Matthieu. Dumas. Monsieur Dumas, dit-il avec un air hautain et quelque peu maniéré, je ne saurais tolérer une telle provocation. Votre accoutrement est complètement inapproprié et, si j’en crois les échos qui me sont parvenus, vous êtes non seulement coutumier du fait, mais aussi une source de troubles pour notre établissement. Qu’avez-vous à répondre à cela ?

Matthieu se lève, droit comme la justice, enlève son sweat à capuche, le posant à côté de lui.

— Monsieur, que dis-je, cher Maître, en premier lieu je tiens à présenter mes excuses à mes camarades ici présents, dit-il en se tournant vers eux et en inclinant la tête. Je n’avais absolument aucune intention de me singulariser de la sorte, ni de porter atteinte à la respectabilité de la faculté. Il se trouve que j’ai été victime hier soir d’un cambriolage particulièrement odieux. Des individus cagoulés se sont introduits chez moi, m’ont ligoté sur une chaise et se sont emparés des maigres ressources et biens dont je dispose. Vous n’êtes pas sans savoir qu’une vague de crimes de ce type se déroule actuellement — (Matthieu bluffe mais c’est crédible) — vivant en proche banlieue, je suis plus facilement exposé à ces individus sans foi ni loi, qui méprisent la justice des hommes et, pour certains, celle de Dieu qu’ils invoquent si ardemment.

Il lève les yeux au ciel.

— Bien que choqué, heurté dans ma chair et mon intimité, j’ai fait le choix, certes contestable, de me présenter à vous ainsi vêtu afin de ne pas hypothéquer mes chances d’avenir, tandis que j’étais la victime de l’ignorance et du laxisme de l’éducation. Je ne minore pas mes actes précédents que vous avez rappelés devant mes camarades, me plongeant ainsi dans la gêne et la honte, mais victime de l’infamie, je me dois désormais de reprendre le cours de ma vie, supportant le poids de mon passé et les actes du présent. Monsieur, si vous le souhaitez, je quitterai à l’instant cette pièce, mais je vous en conjure, jugez mes camarades pour ce qu’ils sont et non pour s’être difficilement d’ailleurs, simplement accommodés de ma présence.

Matthieu reste debout, l’amphi plongé dans un silence circonspect. Le chargé de TD fait les cent pas, réfléchissant à la meilleure manière d’agir.

— Très bien, si ce que vous dites est vrai, ce dont je doute bien évidemment, je vous propose de répondre à cette question de cours, que vous n’aurez pas manqué de travailler malgré les turpitudes auxquelles vous faites allusion.

— Merci monsieur, répond Matthieu.

— Alors, Monsieur Dumas, que pouvez-vous nous dire de la règle de droit qui s’applique nécessairement à tous les citoyens français ?

Matthieu se lance dans un exposé clair, argumenté, nourri par des années de débats télévisés, de séries policières, de conversations et de quelques bribes de cours réactivés par le choc auquel il est soumis. Le chargé de TD s’approche jusqu’au premier rang, inspecte le banc, le bureau, cherche partout une éventuelle preuve de tricherie. Rien.

— Monsieur Dumas, je dois admettre que votre réponse était intéressante et m’engage à vous laisser une deuxième chance. Maintenant que vous avez monopolisé l’attention, passons à vos camarades.

Omer, Benjamin, Victoria, tous se regardent sans rien comprendre à ce qu’il vient de se passer. Matthieu, tête baissée, a le masque. Le sang afflue à sa tempe et ses mains tremblent. Il a quarante-sept ans et ce « petit connard » vient de l’humilier. Il s’en est bien sorti mais ce n’est que le début. Avec de l’argent, plus rien ni personne ne pourrait le traiter de la sorte.

Le chargé de TD lâche son os. Le sujet est encore plus simple que celui qu’il a donné à Matthieu, mais l’objectif est de les obliger à s’entretuer. Coralie, en véritable pitbull, tient le crachoir. Victoria alterne entre phases offensives et défensives, préparant ses répliques pour mieux surprendre son adversaire. Omer et Benjamin comptent les points. Après quelques minutes de bataille acharnée, dans laquelle Matthieu se garde d’intervenir, l’arbitre siffle la fin du match. Ils repartent sans savoir qui l’a emporté, mais pour Victoria cela ne fait aucun doute, c’est elle. Italienne par sa mère, et issue de la noblesse autrichienne par son père, elle n’est pas du genre à se laisser dominer. Blonde, yeux verts, teint d’albâtre, silhouette longiligne, 1m73 en talons. Matthieu a pensé pendant longtemps qu’il a plus de chances de faire un voyage dans le temps que de sortir avec elle.

À peine sortis de la salle, elle se jette littéralement dans ses bras.

— Mais pourquoi tu ne m’as rien dit ? J’ai eu si peur en t’entendant et alors, quel beau discours, tu as été brillant Matt, je suis tellement fière de toi, dit-elle en effleurant tendrement sa joue.

Omer, à la limite de l’apoplexie, le regarde en mimant de lourds sous-entendus. Benoit ne comprend rien et Coralie le félicite simplement, mais elle veut éclaircir certains points qui la chiffonnent encore.

— Matthieu bravo, c’était très bien. Je suis désolée de ce qu’il t’est arrivé, mais je n’ai pas bien saisi. Qui sont Saul Goodman, Annalise Keating et Faites entrer l’accusé ? C’est bien ça ?

Il pourrait lui dire Tu le sauras dans quelques années si tu regardes Amazon ou Netflix, mais il se contente de répondre :

— J’ai dû mal prendre mes notes. Il me semblait pourtant que c’étaient des références dans le cours.

La laissant dans un état de perplexité avancé, tout en s’éloignant avec Victoria toujours accrochée à son bras. Elle s’arrête net.

— Mince ! J’ai oublié mes livres dans la salle d’examen, dit-elle en l’embrassant à nouveau sur la joue. À tout à l’heure !

Matthieu n’aime pas trop la sensation qu’il ressent, cela ressemble beaucoup à un cas de conscience. Omer, qui fait une bonne tête de plus que lui, passe son bras de rugbyman par-dessus son épaule.

— T’es mon idole. Tu vois il y a encore deux heures, j’aurais craché ou pissé sur ta tombe, mais là, je vais te payer une bière !

Il est à peine 11h00 du matin.

CHAPITRE 7 – Unforgiven II (Metallica)

chapitre 7 - Double Vingt

“Le temps est un grand maître, il règle bien des choses.” – Pierre Corneille

Sous-directeur de la maison départementale de la recherche en radioastronomie, Alejandro était chargé notamment de la gestion et de la coordination d’une équipe pluridisciplinaire. Personne ne lui avait jamais demandé ce que cela signifiait. Sa femme trouvait le salaire décent, les horaires acceptables, de plus, il ne se plaignait jamais de son travail. L’étanchéité entre sa vie privée et professionnelle était parfaite, si bien que Julien ne l’avait jamais questionné sur ce sujet. Quand on l’interrogeait sur la profession de son père, il répondait « cadre » ou « sous-directeur », et pour sa mère, il disait « employée ». Cela contentait la majorité des gens ou des administrations.

La réalité était quelque peu différente. Alejandro avait été personnellement recruté 24 ans auparavant par le directeur actuel du service, Timothée Sundial, juste après ses études d’ingénieur. Le profil particulier recherché par Sundial se résumait à trois qualités : Se taire. Écouter. Observer. Le reste n’était que de la technique. Depuis, ils travaillaient en étroite collaboration. Il collectait et compilait les données pour son patron. Qui l’aurait cru de toute façon, s’il avait raconté que sa tâche principale consistait à relever les traces de résonances temporelles à travers la France ? Même maintenant, avec son expérience, il trouvait encore cela bizarre, à défaut d’autre mot.

« Le voyage à travers le temps existe », Sundial n’avait pas tergiversé lors de leur premier entretien. Alejandro s’était contenté d’incuber l’information et cela avait suffi pour l’embaucher. À maintes reprises, il avait constaté que ce qui semblait impossible ou fou, au commun des mortels, faisait partie intégrante de son quotidien. Le père de Julien avait identifié et cartographié les localisations de dizaines de voyageurs, rédigé des notes, généré des statistiques, comparé les manifestations sur différentes périodes, fait la jonction avec les agents de terrain. Alejandro Carlos Garcia ne pariait pas, mais il avait l’intime conviction que son fils serait son prochain « client ». Restait à savoir maintenant de quelle époque il venait, combien de temps l’effet l’affecterait et les implications pour lui et sa famille. Malgré les avancées technologiques et les différentes itérations, il n’était pas encore possible de déterminer avec précision l’année et l’âge de départ des sujets. Certains séjours duraient quelques minutes, ce qui ne provoquait qu’une simple impression de déjà-vu ou de flashbacks. D’autres, en revanche, étaient beaucoup plus longs ou marquants.

En revanche, ce qu’il pressentait sans en connaître les tenants et aboutissants, c’est que son fils serait au centre de l’attention des Horlogers et des Chrono Libérateurs.

Sundial, d’une grande transparence, lui avait raconté les origines du département. Alejandro avait écouté attentivement, sans préjugés, interruptions ou questions inutiles.

Établi depuis plus de deux siècles, l’ordre des Horlogers avait pour mission principale de préserver l’équilibre fragile de l’espace-temps. Empêcher toute action susceptible de déstabiliser le continuum. Un sacerdoce à l’origine de la haine que vouait Ariane Morin à l’organisation. Leur némésis.

Son grand-père, Louis, brillant scientifique, avait quitté pendant quinze jours le confort de 1972 pour les affres de 1930. Les Horlogers n’avaient pas eu d’autre choix, en application des règles de leur ordre, que de l’empêcher d’atteindre son but : supprimer le futur chancelier allemand. Il s’en était sorti in extremis physiquement et avait conservé l’intégralité des souvenirs de son voyage.

Le retour à son époque fut terrible, rendu fou par la faute de ceux qui l’avaient privé de sauver l’humanité, au point d’abandonner ses recherches scientifiques, de se couper littéralement de sa famille, de ses proches, à l’exception de sa petite-fille unique, qu’il considérait comme légataire de son œuvre. Sa seule ambition, jusqu’à sa mort en 1988, fut de créer un réseau de « résistance » suffisamment puissant pour lutter contre les Horlogers et modifier le cours de l’histoire lorsque la cause l’exigeait. Son armée de Chrono Libérateurs. La dévotion dont faisait preuve Ariane était à la fois personnelle et idéologique ; elle croyait fermement, comme son grand-père, que l’humanité devait réécrire son destin pour éviter les erreurs du passé.

Pour Julien et Matthieu, le jeu de la résonance temporelle venait à peine de commencer, et chaque participant, qu’il en soit conscient ou non, aurait un rôle crucial à jouer.

Interlude – Toy Soldier (Martika)

Double Vingt - Chapitre 8

“Le secret du changement consiste à concentrer son énergie pour créer du nouveau, et non pour se battre contre l’ancien.” – Dan Millman

Chaque mot prononcé par le vieil homme résonne profondément chez Véra, qui prend frénétiquement des notes, consciente de l’importance de chaque détail.

— Vous voyez, Véra, cette histoire n’est pas seulement celle de deux hommes cherchant à revivre leur jeunesse. C’est une réflexion sur nos convictions, notre destin, et la manière dont nous influençons le cours de notre propre existence.

Elle acquiesce, se demandant s’il n’est pas trop tôt pour lui poser les questions qui brûlent ses lèvres. Finalement, elle ne résiste pas :

— Vous êtes Timothée Sundial ?

Il lui offre un sourire mélancolique, gorgé d’humanité et de satisfaction. Il se félicite intérieurement de l’avoir choisie pour recueillir sa confession, mais se demande s’il a vraiment eu le choix.

— Maintenant que l’ambiguïté relative à mon identité est levée, Véra, je vais répondre à trois questions avant même que vous ne les formuliez. Tout d’abord, et jusqu’à ce jour, nous n’avons jamais découvert de voyageurs venant du passé.

Il sait très bien que ce n’est pas la réponse qu’elle attend. Ce temps gagné lui permet de garder une certaine contenance, même si ses épaules s’affaissent, ses lèvres se plissent, et ses yeux se remplissent d’émotion.

— Croyez bien qu’il ne se passe pas un jour sans que je me demande si Louis Morin n’aurait pas dû aller au bout de sa démarche, et sans que je ne maudisse ceux qui l’ont empêché d’agir. Par ailleurs, il serait sot et mensonger de dire que nous n’avons jamais bénéficié directement ou indirectement des apports du futur. Nos outils de détection, ou nos moyens de communication par exemple, en sont basés. En revanche, contrairement aux Chrono Libérateurs, nous n’avons jamais profité de ce savoir pour nous enrichir, peut-être aussi parce que nous disposons déjà de ressources conséquentes. Et, si c’est une question qui vous trotte dans la tête, sachez que votre présence ici aujourd’hui n’est pas le fruit du hasard.

Il marque une pause. Véra voudrait en savoir plus immédiatement, mais elle a la conviction qu’il faut d’abord laisser le récit se poursuivre et éclairer les zones d’ombre par la suite.

— Souhaitez-vous poursuivre, Monsieur Sundial ? demande-t-elle avec un ton empreint de respect.

Il s’efforce de contenir un sourire léger.

— Avec plaisir, Véra. Merci beaucoup.

Chapitre 8 – Thubthumping (Chumbawamba)

double vingt - chapitre 8

“Tout secret a un poids, et le partager, c’est le donner à porter à quelqu’un d’autre.” – François Mauriac

— Pas trop tôt ! lance Loïc en tapotant vigoureusement une montre imaginaire, un reproche qui glisse sur un Julien impassible, décidé à vivre la situation pleinement plutôt que de l’intellectualiser.

— Les autres ne sont pas là ? demande-t-il en jetant un œil circonspect aux alentours.

— Non, on se retrouve directement au « Beausoleil », et après chez le père de Stéphane. Il vient d’acheter la PlayStation. Pourri-gâté si tu veux mon avis, le Stef.

Julien acquiesce, gardant son flegme. Sa priorité est de ne pas commettre d’impairs. Il doit faire abstraction du fait que Loïc est passé chez lui avant-hier, en fin d’après-midi, en coup de vent, pour boire une bière et parler de la pluie et du beau temps. Loïc n’a plus beaucoup de temps à consacrer aux copains, ni de cheveux non plus. Sophie, sa compagne depuis vingt ans, attend leur troisième enfant après Louise (8 ans) et Jade (5 ans). Si tout se passe comme Julien l’a vécu dans son futur, ils se dirigent tout droit vers la naissance d’un petit Gaspard en août 2008, dont il deviendra le parrain.

Loïc et Julien ont rencontré Sophie ensemble chez Alex, un autre ami de la fac. Elle est la cousine d’une copine du groupe, et Loïc l’a aimée au premier regard et l’a draguée aussi rapidement. À peine six mois après leur premier baiser enfiévré, sous les auspices de Céline Dion et aromatisé au punch coco, ils emménagent ensemble, ce qui, à l’époque, a fragilisé l’équilibre de la bande de copains. Depuis, Loïc mène l’existence d’un père de famille rangé, aussi fun qu’un joueur de triangle dans un orchestre philharmonique.

— JF et Tonio sont partants pour aller cet été à Ibiza. Fiesta du matin au soir, des filles partout et plages géniales. Qu’est-ce que tu en penses ?

Ibiza 97… tournoi de Beach Volley remporté par leur équipe de France improvisée sur une frappe en ciseau de « Zinedine » Tonio. Julien avait flirté avec une Hollandaise de 22 ans rencontrée sur la plage, mais sans passer à la vitesse supérieure. Loïc et Stef, eux, ne se sont plus adressé la parole pendant deux jours parce que Loïc a appris à ses dépens que « tus ojos huelen a culo » ne veut pas dire en espagnol « Tu veux boire quoi ? » Mais dans l’ensemble, c’était un excellent souvenir.

Que se passerait-il si Julien ne partait pas à Ibiza cette fois-ci ? Aurait-il de nouveaux souvenirs ? Et les autres, sans lui… Est-ce que cette absence générerait un effet papillon ? Loïc ne viendrait plus chez Alex, donc ne rencontrerait pas Sophie, et leur destin en serait totalement bouleversé ! Hormis peut-être pour les cheveux. Il n’est ou ne serait pas responsable de tout non plus. Et d’un autre côté, est-il capable de tout reproduire à l’identique ? En a-t-il seulement l’envie ?

Le « Beausoleil » est leur QG. Bar central de Gradignan avec baby-foot, billard, flipper et borne d’arcade Street Fighter 2 ou Virtua Striker. Autant dire qu’il en a claqué des pièces de 5 et 10 francs au cours d’après-midi où les uns se tirent la bourre pour atteindre les High Scores, pendant que les autres oscillent entre tarot et belote. Un coca ou une menthe à l’eau renouvelés toutes les deux heures pour ne pas se faire prier de quitter les lieux. Tout le monde se connaît, et les anciens, piliers de bar à l’œil aviné de regrets, scandent à qui veut l’entendre que bientôt ce sera la fin de l’insouciance et que « y aura plus un troquet nulle part, que des cochonneries américaines de Macdo. »

Pensif, Julien repense à cette parole prémonitoire.

— On a les visionnaires qu’on mérite, se dit-il en haussant les épaules.

Chapitre 9 – Everyday Is a Winding Road (Sheryl Crow)

Chapitre 9 – Everyday Is a Winding Road (Sheryl Crow) - double vingt

«  Le problème est que nous cherchons quelqu’un pour vieillir ensemble, alors que le secret est de trouver quelqu’un avec qui rester enfant. » Bukowski

Après trois bières pour Omer et une seule pour Matthieu, celui-ci se sent étrangement calme malgré la situation inconfortable dans laquelle il se trouve. En temps normal, il n’aurait jamais laissé son ami prendre autant d’avance, mais il a besoin de toute sa lucidité, s’évertuant à démêler les fils tortueux de sa mémoire défaillante. La cafétéria de la fac, à l’image du reste du bâtiment, est déprimante. Elle ressemble davantage à un réfectoire, avec des néons fatigués, des murs d’une blancheur douteuse, un sol collant, et des tables disposées anarchiquement ou vissées les unes contre les autres. Pour donner l’illusion d’une distraction ou simplement parce qu’il est là sans que personne ne sache quoi en faire, un flipper des années 80 rafistolé au chatterton gît abandonné dans un recoin, à côté d’une affiche de Pulp Fiction accrochée au mur.

Viviane la gracieuse, telle qu’elle est surnommée (merci Omer pour ce rappel), est affalée derrière son comptoir, en parfaite symbiose avec l’atmosphère du lieu. Un poste radio ayant également connu des jours meilleurs est branché sur Ouï FM, la radio rock de Paris, et diffuse Knocking on Heaven’s Door des Guns N’ Roses, suivi de You Learn d’Alanis Morissette. Matthieu tend l’oreille puis passe à autre chose. Aucun étudiant ne semble s’offusquer de la médiocrité ambiante. L’âge ou l’habitude, sans doute. Matthieu apprécie néanmoins le prix des consommations : 5 francs la bière, 2 francs le coca, 50 centimes le café. Pour se restaurer, des sandwichs (a)variés à 10 francs et des hot-dogs garnis de saucisses rouges mutantes, qui n’ont pas encore été soumis aux interdictions de colorants et autres conservateurs toxiques, à 8 francs avec des frites huileuses. Cependant, il n’est pas encore prêt pour une gastro-temporelle et préfère ignorer la faim qui commence à monter.

Pendant ce temps, Omer soliloque sur ses contrariétés : ses parents, ses embrouilles avec tout le monde, notamment un certain Manu qui lui doit 200 francs, et ses études horribles. Matthieu apprend enfin la cause de leur querelle : Omer a brûlé la moquette du salon avec un pétard mal allumé. Apparemment, c’était la faute du briquet, et Matthieu l’avait engueulé, ce qu’Omer n’avait pas apprécié. En plus, il avait perdu à GoldenEye et s’était endormi devant Candyman. Matthieu réprime un fou rire, tout en s’inquiétant pour l’état de sa moquette, surtout si son séjour en 1997 devait se prolonger. Terminé les parasites à la maison, se dit-il en off. Et ça continue : le bureau des plaintes d’Omer est toujours plein. Mais il finit par revenir à l’essentiel.

— Trop stylé le coup du braquage ! Tu aurais pu me mettre dans le coup, je t’aurais pas raccroché à la tronche si tu m’avais dit ça ! Comment tu comptes t’en sortir ?

— On verra, c’est venu spontanément.

— Et pour Victoria, parce que je ne l’ai jamais vue dans cet état, dis donc !

— Justement, j’aimerais bien que tu me donnes ton analyse ?

Omer se sent flatté et en même temps étonné. Matthieu est plus adepte de « ta gueule pauvre con » et autres amabilités que de lui demander formellement et poliment son avis. Omer commande une quatrième bière pour se lancer dans sa théorie.

— C’est pas une allumeuse, mais je pense que c’est juste une bonne copine. À chaque fois elle rigole quand on fait des conneries, mais elle vient jamais quand on fait les soirées, c’est pas le même monde non plus. Et en même temps, elle est canon, mais toi, t’as tes qualités attention, mais c’est un peu comme, je sais pas, t’as pas un exemple ?

Matthieu le regarde interloqué.

— Non, pas là non…

— Deux trucs pareils mais différents, tu vois l’OM, tu vois le PSG, après c’est pas un bon exemple parce que le PSG ils ont gagné un match dans la saison, mais en gros tu vois ce que je veux dire ?

Omer a plein d’espoir dans les yeux et Matthieu, qui a toujours respecté la règle du bon copain, à savoir toujours aider son ami en difficulté, quelles que soient les circonstances, n’est plus forcément en phase avec le discours de moins en moins cohérent de son partenaire de bringues. Il meurt d’envie de lui balancer la prédiction du jour :

— T’as raison, profite bien de tes années fac parce que la suite va être moins tendre. Surtout pour ton foie et tes dents qui vont se déchausser à partir de tes trente ans, quant à ta vie de famille, je garde ça pour la prochaine boulette sur ma moquette ou le canapé. Et je te parle pas des PSG – OM à venir, ce sera la surprise du chef. Connard !

— Oui, je vois ce que tu veux dire, dit Matthieu avec toute la patience dont il est capable à l’instant. Omer se sent mieux, prêt à reprendre la liste interrompue des afflictions dont il est la malheureuse victime. Matthieu comprend maintenant que son ami essaie simplement de le protéger d’une probable désillusion, sans méchanceté ni jalousie, juste un peu de maladresse. De toute façon, ça n’a aucun sens. Elle a 20 ans, il vient du futur et n’a toujours pas de clés pour se sortir de cette situation de merde. Impossible de rester à la fac ou de ne rien foutre de la journée comme à l’époque. D’un autre côté, Matthieu ne peut pas envoyer balader les copains, la famille et se barrer en road trip à L.A. Il ne peut pas non plus prendre un vol retour pour 2024. Il ne peut pas non plus se contenter de cette situation, mais si c’est le cas, après tout qui lui reprocherait quoi que ce soit ? Il connaît son futur lui et sait qu’il n’a rien à attendre de personne. Julien ? Tu parles d’un super pote, il n’est même pas là. D’ailleurs, avec un tel esprit cartésien, Matthieu commence à douter de son hypothétique présence en 97. Impossible qu’il se soit téléporté ! Non, le mieux est d’agir et de ne rien regretter. Il contemple son verre avec une rage contenue.

Victoria arrive comme la plus douce des abeilles sur un dahlia nain à feuilles pourpres, prête à butiner.

— J’étais sûre de vous trouver ici ! Tu bois quoi Matthieu ? Une bière, déjà ? Ça va ? Tu ne te sens pas bien ? Surtout après ce qu’il t’est arrivé ?

Victoria se colle contre lui.

— Tu vas faire comment ce soir ? Il la regarde interloqué. Mais dans quoi s’est-il embarqué… une hantise toutes ces questions. Heureusement, Benoit arrive au même moment.

— Ben va me ramener chez ma mère, c’est sans doute le mieux à faire, en plus elle a déjà dû faire les démarches au commissariat, dit Matthieu.

Victoria le regarde droit dans les yeux.

— Ah non, mais c’est hors de question, tu vas venir dormir chez moi. Mes parents sont en Suisse. Ma petite sœur est chez une copine, parce qu’elles ont un exposé à faire, et puis même, de toute façon, Apollonia t’adore.

Elle se tourne prestement vers Benoît.

— Ben, ça ne te dérange pas si je m’occupe de Matthieu ?

Benoît secoue la tête, le visage implorant son fantasque ami de lui fournir une explication qu’il risque de ne jamais avoir.

Omer, cinquième bière, la voix de plus en plus hésitante mais au comble de l’hilarité.

— Je le prends chez moi, si tu veux Vic, tu veux pas qu’il chope en plus une crise cardiaque, ça fait trop d’émotions tout ça, pour notre petit Matthieu.

— Merci Omer, je pense que je peux me débrouiller seul, lui répond Matthieu d’un ton glacial. Après tout, ce n’est que du matériel, rien de grave. N’en faisons pas toute une histoire.

Il replonge le nez dans son verre vide. Victoria balaie son argument d’un revers de main élégant.

— Ça me fait plaisir d’être avec toi. En plus, on ne sait jamais, s’ils viennent me cambrioler, je serai toute seule.

Matthieu sent qu’une nouvelle opposition serait contre-productive.

— D’accord, je dormirai sur le canapé.

Elle lui adresse un sourire à faire fondre la banquise, même avant le réchauffement climatique.

— Bon, j’ai cours et vous aussi je vous rappelle, à tout à l’heure, dit-elle en repartant, laissant les trois garçons pantois.

Une digue de son cerveau vient de céder. La référence à Apollonia l’aide à se remémorer. En début d’année de fac, Victoria, perdue dans les couloirs, avait demandé son chemin à Matthieu, qui s’était débrouillé pour la guider au mieux. S’en était d’abord suivi une relation cordiale, ponctuée de rencontres fortuites lors de soirées, en boîte de nuit, entre amis communs, puis de plus en plus amicale. Matthieu, ayant manqué quelques temps les cours en raison de ses problèmes de santé, elle avait assuré le relais, lui confiant ses prises de notes et l’avait aidé à faire quelques devoirs. De fil en aiguille, leur relation était devenue plus proche et plus forte, mais Matthieu avait gardé pour lui ses sentiments. Victoria sortait avec des mecs plus âgés, plus riches, plus beaux ou plus cool. Et puis un jour, en début d’année suivante, il s’était déclaré sans crier gare, maladroitement, sans raison valable ou signe qui aurait pu l’encourager, une sorte de suicide affectif, juste pour donner un nom à son mal-être, alors qu’ils n’étaient déjà plus très copains, encore moins amis. Elle l’avait gentiment mais fermement rembarré. Ils n’avaient plus jamais eu de contacts après ce camouflet.

Matt avait espéré un moment qu’il se passe un quelque chose entre eux, surtout parce qu’Apollonia, la petite sœur de Victoria âgée de 12 ans, qui le trouvait super marrant et gentil en particulier lorsqu’il venait chez elles boire un café, récupérer les cours ou qu’il restait pour regarder un film ou un épisode d’une série (Friends) l’après-midi, l’avait plusieurs fois encouragé à se déclarer. Elle savait que c’était possible, parce qu’elle passait son temps la tête collée contre la porte de la chambre de sa sœur, à espionner ses conversations, dès que Victoria s’enfermait pour téléphoner avec sa ligne fixe personnelle et elle l’avait entendue dire à plusieurs reprises à ses interlocutrices que Matthieu était mignon, gentil, marrant, original, etc. Les infos de mini cupidon ne pouvaient qu’être fiables, mais il s’était à chaque fois dégonflé. D’un côté, rentrer chez lui permettrait de se poser et de réfléchir à son avenir immédiat, mais passer une nuit en tête à tête chez Victoria ? Avant d’imaginer quelque chose de plus voluptueux, son objectif principal était de glaner un maximum d’infos sur lui-même. Il sourit, satisfait. Dans l’ensemble, il apprécie ses premiers pas en 97. Parfois un petit rien peut changer une destinée. Le rire strident d’Omer fait se retourner quelques étudiants.

Certaines choses ne changent jamais.

Chapitre 10 – It’s All Coming Back to Me Now (Céline Dion)

Double Vingt - Chapitre 10 – It’s All Coming Back to Me Now (Céline Dion)

“La vie peut seulement être comprise à rebours, mais elle doit être vécue en avant.” – Søren Kierkegaard

Comme un air de déjà-vu, ou plutôt de « déjà vécu ». En cet après-midi quasi estival, la terrasse du Beausoleil déborde d’étudiants qui relâchent la pression avant d’entamer la révision des partiels, certains gravitant de tables en tables au gré des amitiés, d’autres jetant des œillades à la dérobée, surplombés par des nuages de fumée de cigarettes ou de mobylettes.

Loïc se jette dans la mêlée pour rejoindre la bande. Julien, légèrement en retrait, est tout d’abord surpris par le brouhaha des conversations, leurs visages juvéniles souriants, l’absence de smartphones qui favorise les échanges. Voir et entendre ses amis avec plus d’acuité que dans ses souvenirs, de JF avec ses lunettes de soleil Ray-Ban façon Top Gun à Tonio qui fait sa célèbre imitation de Jean-Pierre Papin, le bar rayonne de vie et de jeunesse. Julien en a un pincement au cœur ; le lieu en 2024 n’est que l’ombre de 97.

Loïc serre des mains, embrasse à la cantonade, salue jusqu’aux passants, comme le futur conseiller municipal qu’il deviendra en 2014.

Julien, beaucoup moins populaire, trouve une chaise libre et observe la scène. Véronique, la femme de Paul, le patron du bar, lui sourit. Elle a une trentaine d’années, du tempérament, avec une silhouette de nature à aiguiser les appétits du Julien de 2024.

— Un coca, s’il te plaît, dit-il, sans glace, une tranche de citron sur le dessus et la bouteille à côté.

La serveuse, qui connaît les habitudes de chacun, reste interloquée. Il se mord la lèvre inférieure, mauvais réflexe ; à cette époque, il n’a pas encore tous ses tocs.

— J’ai vu ça dans un film hier ! » dit-il en guise d’explication.

  Tu peux ajouter un demi-pêche s’il te plaît, Véro, merci !

Loïc, toujours debout, lui adresse un baiser de loin.

— Qui veut faire une partie de Street Fighter ? Stef ? lance-t-il à Stéphane, habillé comme un ferretcapien en pleine saison.

Le petit bourgeois de la bande refuse la proposition.

— Franchement, maintenant que j’ai la PlayStation, les jeux d’arcade, c’est quand même beaucoup moins bien ! Je laisse ça aux amateurs, vas-y, Juju ! Mets-lui une raclée.

— C’est pas le moment, j’ai l’impression, répond Tonio à sa place. Regarde-le avec sa jambe qui s’agite toute seule. Il lui parle comme à un enfant impatient.

— Elle va arriver, mon poulet, ne stresse pas ! À peine a-t-il terminé sa phrase que Laetitia, Émilie et Romy apparaissent comme par enchantement. Les sens de Julien l’avaient prévenu de son arrivée. Le parfum délicat de sa peau qui précède sa démarche assurée, sa voix aussi intelligente que chantante, ses cheveux noirs aux reflets bleus d’argents qu’il a tant aimé caresser. Il ne l’a jamais vue vieillir, préférant préserver le souvenir de leur amour et de sa jeunesse. Il sait ce qu’elle est devenue, et ça lui a suffi dans son présent de 2024. Qu’en est-il maintenant ? Loin de toutes ces considérations surnaturelles, la jeune fille l’embrasse naturellement, probablement comme elle le fait chaque jour depuis qu’ils se sont mis en couple six ou sept mois auparavant.

Au contact de leurs lèvres, le cœur de Julien essaie de s’échapper de sa cage thoracique, complètement affolé. Depuis son arrivée dans ce nouveau monde, il s’efforce, par le biais de mécanismes de défense et d’un rationalisme éprouvé par le temps, d’accepter l’incongruité de la situation, mais ce contact physique avec l’amour de sa vie ? Rien ne peut égaler cette intense sensation qui monte en lui des orteils à la racine de ses cheveux. Il n’est plus un esprit de presque cinquante ans, il se demande d’ailleurs si finalement il n’a pas inventé son futur, après tout, il a peut-être rêvé. Là, ici, aujourd’hui, c’est concret.

À part Matthieu, et encore, il ne l’a jamais vu jeune, qui peut contester la réalité ?

— Salut tout le monde ! Laetitia et Émilie font le tour des bises. Romy ne s’intéresse à personne d’autre que lui. Seul Julien compte pour ses insondables yeux marron. L’homme qui vit, malgré ses dénégations, en lui comprend d’un coup le sens du mot « exister » et peut-être aussi celui d’aimer. La télé du bar, branchée sur les clips de M6, diffuse How Do You Remember Me? de Sarah Brightman. La mélodie flotte jusqu’à eux. Julien s’étonne, juste le temps de se poser la question, encore cette chanson ?

— Ça va ? Tu m’as manqué depuis hier.

— Toi aussi, répond-il, se gardant de dire « depuis une vie ». Sourires complices, bulle de passion. Ils sont dans une autre dimension qui se dispense de mots ou d’explications, seul l’instant présent leur importe.

— Bon, je crois qu’on gêne ! T’avais raison, Tonio, il n’est pas prêt pour une défaite à Street Fighter, plaisante Stef.

— C’est beau, on se croirait dans un épisode de Dawson, renchérit Laetitia en faisant claquer son malabar bi-goût.

— Ça va, toi aussi, quand t’auras des poils, t’auras une copine, balance Stef, hilare, les yeux rivés sur un Loïc rouge cramoisi.

Julien se passerait bien de tous ces commentaires, mais il ne veut pas gâcher ce moment avec une réflexion intempestive ou risquer de générer un malaise. Tandis qu’elle commande un Perrier avec sa voix autoritaire, qu’il entend parfois encore aujourd’hui, quand il est seul dans son lit à refaire sa vie, il observe chacun de ses gestes, hume son parfum, s’imprégnant le plus possible de sa présence. Quintessence d’amour de jeunesse, de nostalgie et de regret. Elle n’est pas différente de son souvenir. Romy, au charme naturel et discret. Romy aux cheveux noirs qui tombent en ondulations souples autour de son visage mat, parfois boudeur, parfois rieur. Romy aux yeux de braise, qui reflètent son intelligence vive et sa capacité à observer le monde avec une curiosité pénétrante. Romy à la silhouette élancée. Romy à la présence apaisante ou, au contraire, ardente qui, combinée à sa beauté discrète, la rend inoubliable pour ceux qui la rencontrent, surtout pour Julien. S’il était artiste, elle serait sa muse. Elle sirote son verre, plaisante avec ses copines, lui passe la main dans les cheveux, et Julien s’émerveille. Ils se parlent tout bas, des mots qui n’appartiennent qu’à eux, les amis autour, l’insouciance de la jeunesse retrouvée. Qu’allait-il faire ? Il a mal aux jambes, elle s’assoit à côté de lui.

— Loïc, toujours partant pour un Street Fighter ? Il a quand même envie de profiter des copains aussi. Il connaît la fin de l’histoire : elle voudra fonder une famille, il chérissait au-delà de tout sa liberté. Les années ont passé, nouveau millénaire, le couple s’est tout dit et tout fait au moins mille fois.

La passion fait partie de ce passé qu’il revit aujourd’hui. Il aura ce souvenir en double. Et certainement plus encore. Loïc insère une pièce de 10 francs, et la borne d’arcade se transforme en ring pour pré-geeks, bruitages amplifiés par deux HP quasi neufs, panel six boutons en parfait état. Julien est aux anges devant ce graal vidéoludique. Il continue, dans son futur, de se servir quasiment quotidiennement de sa PS5 ou, plus rarement, de sa Xbox X, mais il adore ça. Ce qui est devenu une norme est pour l’heure inconcevable en 97. Aucune inquiétude, il a son camouflage de gamin de 20 ans comme excuse. Il appuie sur deux boutons simultanément pour rejoindre la partie, tout en exécutant un demi-cercle et trois fois le bouton de gauche.

Il sélectionne Chun-Li, la plus rapide avec ses pieds supersoniques. Loïc prend toujours Guile, le G.I américain punk.

— Fight!

Julien s’attend à un massacre ; non seulement il est nul, mais il n’a pas joué spécifiquement à ce jeu depuis au moins deux décennies ! M6, toujours en mode musique, attaque la partie française avec Goldman, Obispo, Axelle Red- Sensualité.

Un regard pour Romy, qui ne se perd pas dans la nature, accompagné, pour son retour à l’envoyeur, d’un baiser soufflé façon Marilyn.

Le cheat code fonctionne parfaitement. Les coups portés contre la jeune guerrière nippone, tout de bleu vêtue, ne lui font perdre qu’une petite quantité de vie, peu importe la puissance du combo exécuté par Loïc.

Julien est assuré de gagner à chaque fois. Il lui suffit de porter quelques attaques ou de gagner au temps écoulé. Loïc dépense déjà 40 francs dans le monnayeur. La mine des mauvais jours succède à l’incrédulité des premières parties. Il se résout à changer de personnage, mais rien n’y fait. Tonio rameute la bande, et l’ambiance devient celle d’un stade de foot. Loïc ne veut pas abandonner, croyant dur comme fer à une remontada. Mais il finit par lâcher la manette de rage lorsque Julien invite Romy à se placer devant lui et guide ses mains pour une ultime partie victorieuse.

— Je veux bien tout, mais pas me faire battre par une gonzesse !

— Réaction typique du mâle genré cis hétéronormé blanc, patriarcal et misogyne, lance Julien. Personne ne comprend un mot de ce qu’il vient de dire.

— Ça veut dire quoi ?

— Que c’est vraiment la honte, même une fille te met une raclée ! Julien sait qu’il vient de commettre sa première distorsion de réalité, par pure vanité. Et si, au fur et à mesure, ses souvenirs du futur disparaissaient purement et simplement ? Les grands bouleversements mondiaux, le Covid, Jul… Il perdrait un avantage majeur sur ses congénères.

Julien ne serait pas plus en mesure d’y faire face qu’un gamin de vingt ans. Il doit consigner un maximum d’informations clés, se faire des journaux de bord rétrospectifs de 2024 à 1997, pour se guider. Il n’a pas reçu de manuel de voyageur du temps, tout est empirique. Paul appuie sur la grosse télécommande pour passer sur FR3. Outre les catastrophes naturelles et les sujets d’actualité, Julien apprend que l’an 2000 verra le jour dans 1 000 cycles de 24:00 à partir d’aujourd’hui. Fascinant. C’est l’heure de manger. Un bon McDo pour fêter son retour et son triomphe au jeu vidéo ?

— Désolé, Loïc, j’ai été chanceux aujourd’hui.

Son ami n’en mène pas large, charrié qui plus est par la bande qui attend ce moment depuis longtemps. Julien fredonne Les temps changent de MC Solaar, mais une question le frappe soudain : Est-ce que la chanson est déjà sortie ?

Chapitre 11 – (I’ve Had) The Time of My Life (Bill Medley et Jennifer Warnes)

Chapitre 11 (I’ve Had) The Time of My Life (Bill Medley et Jennifer Warnes)

“Le futur appartient à ceux qui croient à la beauté de leurs rêves.” – Eleanor Roosevelt

18:00, Malakoff.

— Le Métro, comment ça tu veux prendre le Métro ? Je vais appeler un taxi !

— Mais Matthieu, dit Victoria hilare, c’est beaucoup plus simple en Métro.

La dernière fois que Matthieu a pris le métro à Paris, il a failli se battre avec des gitans qui voulaient lui piquer son téléphone, et il a vu un crack head bloquer la voie en hurlant qu’il était le Black Jesus, fait d’autant plus étrange qu’il était blanc comme un cachet d’aspirine et roux. En plus, à 20 ans, Matthieu n’est pas très sportif, c’est un euphémisme de le dire. Un peu de foot, de tennis et de natation pendant les vacances, mais loin des deux heures quotidiennes de salle de sport et des cours de boxe hebdomadaires qu’il suit depuis ses quarante ans.

— Tiens, j’ai des tickets si tu veux.

À contrecœur, il s’engouffre à sa suite dans la bouche des enfers, c’est-à-dire le métro parisien. Est-ce un effet de son esprit ou de sa respiration retrouvée (il n’a pas allumé une clope de la journée, bien qu’on puisse encore fumer presque partout), mais il trouve que l’odeur caractéristique du métro parisien est moins saturée qu’en 2024. Il y a du monde, certes, mais les gens semblent moins agressifs, voire moins tarés.

Vestimentairement parlant, Matthieu n’est pas en rupture avec l’époque : cela fait 20 ans que la mode recycle à chaque saison les modèles phares des 90’s. Il n’en va pas de même pour les coiffures… permanentes de vieilles « trou de la couche d’ozone » (deux bouteilles de laque minimum pour faire tenir l’édifice capillaire) ou houppettes façon Tintin, quelques mulets ici et là, mais pas de tatouages sur le visage, ni de cheveux teints en rouge, bleu ou vert. Certains lisent des livres, des journaux, des magazines, d’autres discutent. Pas de technologie surabondante, ce qui angoisse intrinsèquement Matthieu.

À l’approche de la station Trocadéro, un groupe de touristes asiatiques qui portent des masques est moqué par des voyageurs. S’ils savaient… Sur les murs de la station, des affiches 4×3 racoleuses pour des produits ou des enseignes aujourd’hui disparus ou proscrits, avec des slogans totalement désuets. Des affiches pour le film La Vérité si je mens !, qui sort à la fin du mois d’avril.

— Ça a l’air marrant ! On ira le voir ?

Matthieu n’arrive pas à se contenir. Il est limite plié en deux.

— Et quel bon vent t’emmène Serge ? Mais c’est pas un vent qui m’emmène, c’est une tornade, enculé ! Tu vas voir, c’est énorme, à mourir de rire, s’exclame-t-il, avant de s’arrêter net, conscient d’avoir gaffé une fois de plus. La cousine de ma mère, qui travaille dans le cinéma, a pu nous montrer une copie test en VHS. Euh… du côté juif de ma famille. La production voulait savoir si ce n’était pas offensant. Tu sais, pour éviter les problèmes de stigmatisation, une manière élégante d’engager la communauté en même temps.

— Ah, d’accord, et du coup ?

— Du coup, c’est super drôle, en plus ce sont surtout les Séfarades, genre tunisiens, qui sont gentiment moqués. En tout cas, ça va faire parler dans le Sentier, c’est sûr.

Voilà comment Matthieu se transforme en jongleur de chez Gruss pour limiter la casse.

— On s’arrête à Trocadéro, c’est ça ?

— Oui, Matthieu… T’es sûr que les cambrioleurs ne t’ont pas mis un coup sur la tête ? T’as l’air différent, un peu plus… je ne sais pas, confiant et en même temps perdu. J’aime bien ce changement, c’est étrange, mais ça m’intrigue. Je vais devoir te faire boire pour que tu me révèles tous tes secrets…, dit-elle en se collant légèrement contre lui.

Mais c’est le Métro et la rame est pleine, inutile de sur-interpréter. Matthieu ne sait pas comment il doit réagir. Il trouve une parade :

— Est-ce que je peux te faire à dîner ?

— Tu veux préparer à manger ? Victoria glousse de plaisir et d’étonnement. Non mais toi alors ! Oui, bien sûr, tu voudrais faire quoi ?

— Attends, laisse-moi réfléchir. Tu n’as pas d’allergie, gluten, arachides, lactose ?

— Non, je ne crois pas, pourquoi ?

— Désolé, c’est un réflexe. Ok, je vais te faire une surprise !

Une fois sorti des entrailles de la terre, Matthieu a du mal à cacher sa stupéfaction. Il est en plein Paris, devant le Trocadéro, avec la Tour Eiffel encore plus belle en arrière-plan, des voitures polluant allègrement dans l’indifférence générale, sans voies de bus ni pistes cyclables. Des fumeurs partout. Des enfants de 12 ou 13 ans, cartables sur le dos, sans surveillance d’adultes. Jamais il n’aurait osé dire en 2024 que c’était quand même autre chose.

Victoria, toujours amusée, attend qu’il sorte de sa contemplation. Elle en profite pour saluer plusieurs personnes de sa connaissance : des mecs BCBG, types catho-tradi prêts à être téléportés en 2024 au Cap Ferret, des minettes à la mode du 16e, lunettes noires et sac Chanel, ou en total look jean. Des hommes de son âge d’avant la cure de jouvence, en costume-cravate, l’air pressé et hautain. Quelques rares joggeurs, sans AirPods ni casques sans fil sur les oreilles, tentent de traverser sans casser leur rythme. Aucun smartphone. Personne le nez rivé sur un écran, en train de parler tout seul, d’envoyer des vocaux ou de checker ses stories. Un véritable désert numérique. Il y a bien quelques téléphones portables, mais cela n’a rien à voir avec son présent.

— Victoria ? Un instant, s’il te plaît.

Il ouvre son sac à dos à la recherche d’un répertoire ou d’un agenda qui aurait pu contenir ses coordonnées. Bingo ! Première page, son nom entouré en rouge avec des cœurs à côté.

— Mais qu’est-ce que tu cherches ? Elle le regarde, réprimant un fou rire.

Matthieu pique un fard.

— Non mais c’est pas moi, jamais je ferais un truc pareil !

— Oui, oui, bien sûr ! Elle fait mine d’être choquée. Carrément des cœurs ?

Matthieu ne sait plus où se mettre.

— Mais non, je voulais juste être sûr que j’avais bien ton adresse et le code de l’immeuble. Ma mémoire me joue des tours, et c’est même pas mon écriture !

Il a envie de lui dire qu’il n’est pas adepte de ce genre d’enfantillages et qu’il se porte garant de son ancien lui : il a plein de défauts, mais pas à ce point. Il la gratifie d’un sourire tellement alambiqué qu’elle ne peut s’empêcher de sourire de nouveau.

— Eh bien, je ne sais pas si j’ai bien fait de t’inviter, t’es peut-être un dangereux psychopathe !

Ça commence à le gonfler.

— Ouais, t’as peut-être raison.

Il baisse et secoue la tête, très énervé, jette son agenda dans le sac, referme d’un coup sec la fermeture éclair.

Victoria fait quelques pas dans la direction opposée. Matthieu est en train de se dire que, de toute façon, ce n’est pas important. Il s’en tape complètement. Humiliant, certes, mais pas étonnant : il récupère un passif qui doit déjà être assez lourd. Lorsqu’il relève la tête, elle est plantée face à lui, les mains dans le dos, se dodelinant de droite à gauche. Elle s’empare de son visage et l’embrasse à la commissure des lèvres. Un baiser furtif, léger et doux comme une plume, citronné, presque acidulé, qui contient en puissance une partie de ce qu’il a toujours secrètement espéré. Une vraie chance de sourire à la vie.

— Tu crois vraiment que je vais me passer aussi facilement de toi ?

Malgré la gêne que ressent Matthieu en raison de leur différence d’âge et de la vitesse à laquelle tout se déroule, il retrouve son assurance, et même davantage.

— Eh bien, tu n’as pas le choix ! Je vais faire les courses. Pendant ce temps, tu peux te reposer ou te préparer.

— Me préparer à quoi ? demande-t-elle avec un sourire malicieux.

— Euh, pour le dîner ?

— D’accord, je vais m’y préparer alors. Ne sois pas trop long !

Elle s’éloigne, accentuant volontairement sa démarche, consciente de l’effet qu’elle produit.

Chapitre 12 – Dilemma (Nelly featuring Kelly Rowland)

Chapitre 12 – Dilemma (Nelly featuring Kelly Rowland)

L’amour ne consiste pas à regarder les uns les autres, mais à regarder ensemble dans la même direction.” – Antoine de Saint-Exupéry

Allongée sur son lit à Gradignan, dans la douce lumière de sa lampe de chevet, Romy laisse ses pensées vagabonder. Les murs de sa chambre reflètent ses influences : un poster de Björk côtoie des images de surf et des affiches de films comme La Boum ou Dirty Dancing, symboles de ses premiers émois. Ces références, ancrées dans son ADN, forment la toile de fond de ses soirées introspectives. La voix douce-amère de Thom Yorke dans “Fake Plastic Trees” tourne en boucle, ajoutant une mélancolie familière à l’atmosphère.

Sur son bureau, ses livres de droit ouverts semblent l’observer, un rappel constant de sa détermination à devenir juriste. Elle sait qu’elle a tout pour réussir, mais ce soir, ses pensées s’éloignent des articles et des lois. Elle pense à Julien, à leur relation qui oscille entre insouciance et quelque chose de plus sérieux. Son cœur se serre légèrement à cette idée.

Le dîner familial n’a été qu’une distraction. Ses parents, toujours enthousiastes lorsqu’il s’agit d’immobilier, ont débattu des dernières tendances du marché. Romy, elle, n’a pas vraiment suivi. Son esprit était ailleurs, dans l’attente de pouvoir se réfugier dans sa chambre pour réfléchir à Julien.

De retour dans son cocon, elle regarde fixement son vieux lecteur CD. “Don’t Speak” de No Doubt s’y enchaîne, un morceau qui la touche particulièrement en ce moment. Ne dis rien, pense-t-elle. Parfois, le silence semble plus sûr que les mots. Elle fredonne doucement les paroles, ses pensées se bousculant.

Elle prend son journal intime, un recueil en plusieurs volumes qu’elle chérit. Un autocollant « It’s like raining day » orne la couverture, un petit clin d’œil à son humeur fluctuante. Après quelques secondes d’hésitation, elle se met à écrire, ses pensées se libérant plus facilement sur le papier que dans la vraie vie :

« Chaque jour avec Julien, c’est un peu comme une aventure… mais je ne sais jamais vraiment où elle nous mènera. Il est tellement spontané, tellement… libre. Et moi ? Je rêve d’un futur ensemble, mais est-ce qu’il partage vraiment ce rêve ? Parfois, je me dis que je lui en demande trop. Je ne veux pas l’étouffer. Je ne veux pas être la fille qui retient quelqu’un d’aussi libre que lui. Mais alors… je fais quoi ? »

Elle s’arrête, relit sa phrase. Je fais quoi ? Elle secoue la tête, agacée par ses propres incertitudes. Ce n’est pas comme si elle voulait le changer. Elle adore cette liberté chez lui. Mais où cela les mène-t-il vraiment ?

« Comment je fais pour lui dire que je veux qu’on avance ensemble ? Que je ne veux pas seulement une histoire légère, mais quelque chose de plus solide ? Je suis sûre qu’on peut y arriver… sans se perdre. »

Elle pose son stylo et mordille l’ongle de son pouce, un geste presque inconscient. Les mots semblent si simples, ici, dans son journal. Mais les dire à Julien, c’est une autre histoire. Et s’il ne comprenait pas ? Ou pire, s’il se sentait acculé ?

« L’amour, ce n’est pas tout laisser tomber pour l’autre, c’est s’accompagner, se soutenir… Non ? »

Elle soupire, ferme un instant les yeux. Et si je me trompais ? Elle rejette cette pensée d’un geste, reprenant son stylo avec une détermination renouvelée. Elle sait ce qu’elle veut. Elle ne laissera pas ses doutes la submerger.

« Je dois lui parler. Lui montrer que l’amour n’est pas une prison, mais un espace où chacun peut grandir. Je ne veux pas renoncer à qui je suis, et je ne lui demanderai jamais de renoncer à sa liberté. Mais on peut trouver un équilibre, j’en suis sûre. Ce n’est pas facile, mais l’amour, c’est ça aussi, non ? Chercher cet équilibre, ensemble. »

Elle sourit à cette idée, mais une ombre passe rapidement sur son visage. Et si je le fais fuir ? Ce n’est pas la première fois qu’elle y pense. Elle a vu d’autres couples exploser parce que l’un voulait plus que l’autre. Elle ne veut pas que cela leur arrive. Mais en même temps… elle refuse de rester dans cette incertitude.

“Don’t Speak” touche à sa fin. Elle s’allonge, referme doucement son journal et le pose à côté de son oreiller. Une autre chanson commence sur son lecteur CD : “Silent All These Years” de Tori Amos. Romy sourit, presque nostalgique. La chanson semble lui parler directement. Je ne resterai pas silencieuse. Pas cette fois.

Elle éteint la lampe de chevet et se glisse sous les couvertures. Dans l’obscurité, elle se promet de trouver les mots. Julien doit comprendre. Il doit savoir qu’elle ne veut pas seulement être une part de sa vie, mais qu’elle veut qu’ils construisent ensemble, sans jamais renoncer à eux-mêmes. Elle ferme les yeux, bercée par la voix de Tori Amos et par ses propres résolutions. Si tout se passe comme elle l’imagine bien sûr.

Chapitre 13 – The Girl from Ipanema (Stan Getz)

Chapitre 13 – The Girl from Ipanema (Stan Getz)

« Ce que nous disons ne dure qu’un moment. Ce que nous ressentons résonne bien au-delà de nos maux »

Un sourire insouciant se dessine sur les lèvres de Victoria. Un frisson de nouveauté pulse dans ses veines d’héritière alors qu’elle remonte vers le domicile familial dans le quartier du Troca. Chaque pas qu’elle fait résonne avec la promesse d’une soirée qui pourrait redéfinir sa trajectoire sentimentale.

Elle ouvre la porte du vaste appartement haussmannien, qui baigne dans une tranquillité rare en ce début de soirée. D’habitude, la demeure est animée par l’agitation de ses parents et de sa petite sœur, mais ce soir, l’absence opportunément calculée des deux lui offre la liberté d’organiser ses préparatifs en toute sérénité. Rejetant d’emblée l’idée d’une robe trop habillée ou d’un look sophistiqué, Victoria opte pour un jean ajusté et un t-shirt blanc simple. L’élégance décontractée, voilà ce qui lui correspond le mieux. Elle ajoute une touche de sophistication avec des talons hauts et applique son rouge à lèvres Dior préféré. Chic, simple, mais avec ce soupçon de sophistication qui lui va si bien.

La bibliothèque du salon est un véritable temple de culture et d’histoire. Les rayons débordent de vinyles classiques et de CD rangés avec soin. Elle s’arrête un instant devant les étagères, ses doigts glissant sur les pochettes colorées des albums. Finalement, elle choisit un album de jazz qu’elle adore et qui, elle le sait, enveloppera la soirée dans une atmosphère chaleureuse. En plaçant le disque sur la platine, les premières notes de Stan Getz se répandent doucement dans la pièce. La bossa nova, avec ses rythmes délicats et ses harmonies apaisantes, emplit l’espace. “The Girl from Ipanema” résonne, la voix d’Astrud Gilberto ajoutant une mélancolie douce et rêveuse qui correspond parfaitement à l’ambiance qu’elle veut créer.

Perfectionniste, Victoria dispose quelques bougies parfumées et place un bouquet de fleurs fraîches sur la table basse. Ce soir, elle veut que chaque détail soit parfait, mais sans excès, juste une touche de romantisme subtil. En se préparant dans la salle de bain, elle attache ses cheveux en une queue de cheval soignée, laissant quelques mèches s’échapper pour encadrer son visage. Elle sourit en se regardant dans le miroir, se sentant à la fois excitée et vulnérable.

Elle réfléchit à ses nombreuses expériences – des leçons de piano aux dîners mondains – et se rend compte que Matthieu représente quelque chose de différent. Sa simplicité rafraîchissante la pousse à se montrer plus authentique. Ce soir, elle veut être perçue pour ce qu’elle est vraiment : vibrante, passionnée, et prête à se laisser surprendre. Un éclat de rire s’échappe de ses lèvres lorsqu’elle trébuche légèrement en arrangeant les bougies. Ce rire, naturel et spontané, résonne dans la pièce, un écho de la liberté qu’elle ressent en ce moment.

Debout à la fenêtre, elle guette l’arrivée de Matthieu. Lorsqu’elle aperçoit sa silhouette familière, portant des sacs de courses (ce qui lui semble totalement incongru), son cœur s’emballe légèrement. Elle se surprend à sourire de cette image inattendue : lui, simple et sans prétention, face à elle, toujours soignée, calculée dans ses moindres détails. Ces courses qu’il a faites, ce geste simple mais chargé de sens, représentent bien plus qu’un simple dîner. C’est un partage, une ouverture, une porte vers quelque chose de plus grand, de plus vrai.

Elle inspire profondément. Le ciel parisien, encore illuminé de teintes dorées, semble lui offrir un souffle de promesse. Ce soir, sous les notes de jazz qui flottent dans l’air, elle sait que quelque chose de précieux est en jeu. Peut-être plus que jamais. Mais pour une fois, elle est prête à se laisser porter, à suivre cette histoire là où elle la mènera, sans pour autant oublier ce qu’elle a à accomplir.

Chapitre 14 – Fields of Gold (Sting)

Chapitre 14 – Fields of Gold (Sting)

“Tout secret a un poids, et le partager, c’est le donner à porter à quelqu’un d’autre.” François Mauriac

Loïc fulmine. Chacun a sa putain de fonction dans la bande et doit rester à sa putain de place : Stéphane, le bourgeois frimeur avec sa grosse baraque et sa super piscine. Max, le cool, sportif, toujours prêt à donner un coup de main. JF, l’intello, besogneux. Tonio, le marrant, le déconneur. Julien, la force tranquille, celui sur lequel on peut compter en cas de coup dur, discret. Et lui, Loïc, le winner, le compétiteur, le piment du groupe.

Et ce connard de Julien s’était senti les couilles pousser et faisait du dépassement de fonctions ! Avec sa copine en plus. Deux merlans frits à la con, mais il n’est pas dupe. Ça ne durera pas. Il n’a même plus envie de partir à Ibiza. Et puis merde, ça craint à la maison, ses parents qui risquent de divorcer. Les études sont de plus en plus dures, même quand il travaille sérieusement. Il en a ras le bol. Son domaine, c’est les jeux vidéo, le sport. D’habitude, il est bon, et quand il est bon, on le regarde, on l’admire. Il est important. Et là, ce trou du cul de Julien lui a mis une branlée ? Même sa poufiasse de copine l’avait dominé. Ça avait bien fait marrer les autres. Bande d’enfoirés. Loïc regarde Julien avec une haine croissante, mais ce dernier est trop absorbé par Romy pour s’en rendre compte.

Une main sur son épaule, qu’il rejette aussitôt :

— Fais pas la gueule, Loïc ! Sacrée raclée quand même ! T’as trouvé ton maître ! — Tonio se gondole comme une baleine.

— Il a eu de la chance, c’est tout ! — Ça lui fait mal de dire autre chose.

Julien, qui sent l’aigreur dans la voix de son ami, lui offre un sourire franc et amical.

— Désolé, mec, franchement, comme tu l’as dit, c’est de la chance.

Et en plus il est sympa, cet enfoiré. Loïc a envie de lui écraser la gueule contre l’écran.

— Allez, venez, on va se faire un McDo, j’invite !

Julien sort du Beausoleil, bras dessus, bras dessous avec Romy. Tonio et les autres lui emboîtent le pas. En retrait, Loïc continue de ruminer : Je te surveille, connard. Tu me refais un coup comme celui-là, tu comprendras pas ce qui t’arrive.

Julien s’arrête à la cabine téléphonique du coin de la rue. Romy réprime un bâillement.

— Tu fais quoi ce soir, t’es dispo ?

La jeune fille réfléchit un instant.

— Oui.

Il se surprend à manipuler aussi facilement le combiné.

— Allô, M’man, oui je vais rentrer un peu tard ce soir, un truc avec les copains, dînez sans moi. Oui, bisous.

Il a juste le temps de se dire qu’il l’a fait comme à l’époque, expressions et intonations comprises. Tout le monde l’attend.

— Bon, on y va à ce McDo ?

La joyeuse bande, à l’exception de Loïc, parle fort, s’interpelle les uns les autres, rit à gorge déployée. Tonio fait semblant de se battre avec Max, tandis que Laetitia et Émilie s’écharpent avec Stéphane pour savoir si Pamela Anderson est la meilleure actrice de tous les temps.

— Personne ne court aussi bien sur la plage qu’elle.

Les filles s’indignent ; pour elles, Julia Roberts mérite ce titre.

— Mais n’importe quoi, Julia Roberts, c’est une pute dans Pretty Woman !

— Pas du tout, c’est une princesse.

— Ah ouais, une princesse qui racole dans la rue ?

Émilie enchaîne :

— En tout cas, le meilleur chanteur, c’est Bertrand Cantat. Je connais quelqu’un qui connaît ses parents.

— Et moi, je connais Patrick Sébastien, c’est le meilleur comique.

— Ça n’a rien à voir, le meilleur, c’est Bigard.

Julien aimerait bien ajouter quelque chose, mais Romy le prend de court :

— Le meilleur basketteur, c’est Michael Jordan.

Loïc se renfrogne un peu plus. En plus, elle a raison, cette conne. Décidément, je peux plus me les voir !

Pour le voyageur, il n’y a pas photo. Le McDo de 97 est bien meilleur qu’en 2024 : beaucoup moins cher, sauces à volonté, emballages à usage unique. Avec en prime, le goût et l’odeur de sa jeunesse retrouvée. Il profite de ce moment d’accalmie pour peaufiner sa surprise du soir : un pique-nique sur la plage en tête à tête avec Romy. Ambiance romantique et coucher de soleil. Quoi de mieux ? D’autant plus que rien ne garantit qu’il sera encore là demain matin. Romy gardera le souvenir de ce moment passé ensemble. Et pour Julien, c’est bien le plus important.

La journée file comme les autres. Ils prennent congé les uns des autres, se saluant de loin.

Romy regarde Julien :

— On dîne chez toi ?

Le néo-jeune savoure sa surprise.

— Non, pas exactement.

— Eh bien, j’ai hâte de savoir ce que tu me réserves !

Romy est ravie. Voilà enfin le changement qu’elle espérait.

Julien s’installe au volant de sa voiture. Agréable sensation de retour aux sources. Malgré les avancées technologiques, piloter sa vieille guimbarde lui procure un plaisir immense. Il allume l’autoradio, Samedi soir sur la Terre de Cabrel. Romy lui passe la main dans les cheveux.

— C’était sympa, cette journée.

— Oui, un peu comme toutes les autres avec la bande, — dit-elle, la voix légèrement désappointée. Elle se ressaisit immédiatement. — En tout cas, t’as un sacré talent aux jeux vidéo ! Loïc avait pas l’air hyper jouasse.

— Ça lui passera, — répond-il comme l’adulte qu’il est mais qu’elle ne connaît pas encore.

Romy en profite pour lui dire ce qu’elle ressent :

— Tu sais, c’est drôle, mais parfois j’ai l’impression que tu me dis pas tout… comme si tu pensais à des trucs que je peux pas comprendre. C’est… comme si tu me cachais des secrets.

Julien, conscient de ne pouvoir partager la vérité sur son voyage dans le temps, cherche à naviguer la conversation avec soin :

— Je suppose que parfois, je réfléchis trop. Tu sais, je pense à l’avenir… à ce que ça va devenir pour nous.

Il fait une pause.

— Mais ce qui compte pour moi, c’est d’être avec toi, maintenant.

Romy semble apaisée, mais toujours curieuse.

— J’aimerais juste que tu partages plus avec moi, pas seulement quand ça va bien.

Julien acquiesce, touché par sa sincérité.

— Je sais que je suis pas toujours doué pour ça. Mais je veux qu’on soit sur la même longueur d’onde, toi et moi.

Elle sourit, le cœur léger.

— C’est tout ce que je demande. Que tu sois honnête avec moi.

Julien, qui a plus qu’une petite idée sur le sujet, garde le silence. Pendant ce temps-là, Jeff Buckley chante Hallelujah sans se douter qu’il sera mort à la fin du mois.

Le ciel au-dessus de Lacanau s’étale comme une toile de maître. Arrivés à la plage, ils s’installent confortablement, entourés seulement par le son apaisant des vagues et le cri lointain des mouettes. En déballant les sandwichs, Julien plaisante :

— On est loin d’un repas étoilé, mais avec cette vue, tout devient un festin, non ?

Romy rit en acquiesçant. Elle avale une bouchée, ses yeux alternant entre l’élu de son cœur et le coucher de soleil.

— Tu vois cette teinte de rose là-bas, juste au-dessus de l’horizon ? Ça me fait penser à la couleur de ta robe lors de notre premier rendez-vous.

Romy fait volte-face, un sourire ému aux lèvres.

— Tu te souviens de ça ? C’était une soirée tellement parfaite, comme celle-ci.

Le ciel se teinte maintenant de nuances de pourpre et d’or.

Repus, ils se lèvent pour marcher le long de l’eau, les pieds nus dans le sable, observant les vagues venir mourir doucement sur le rivage. Le soleil, un globe flamboyant, commence sa descente majestueuse, embrasant la mer d’une lueur dorée.

— C’est comme si le ciel et la mer se donnaient un baiser d’adieu. Je trouve ça un peu triste, — murmure Romy, son bras entrelacé dans celui de Julien.

— Oui, mais chaque coucher de soleil est différent, unique, irremplaçable.

Il la serre un peu plus fort contre lui. Alors que le soleil disparaît enfin, laissant place à une myriade de teintes violettes et bleues, ils se retrouvent enveloppés dans la beauté tranquille de la nuit qui tombe. Le monde autour d’eux semble suspendu.

— Merci pour ce moment parfait, Julien.

Ils s’embrassent passionnément et laissent libre cours à leur nature.

De retour à Gradignan, devant chez elle, à moitié assoupie, il l’embrasse doucement sur le front avant de la laisser partir, scellant ainsi sa promesse d’une soirée mémorable. Fields of Gold de Sting s’éteint doucement à la radio, l’écho de leur rire mêlé au murmure des vagues encore vivace en lui. Il espère que son séjour se prolongera encore un peu dans ce passé qu’il chérit plus que tout.

Chapitre 15 : Wonderwall (Oasis)

Chapitre 15 : Wonderwall (Oasis)

“La vérité est comme le soleil. Elle fait tout voir et ne se laisse pas regarder.” – Victor Hugo

Matthieu attend que Victoria soit suffisamment éloignée pour ouvrir son téléphone à clapet. Quinze appels en absence : douze de sa mère, un d’Omer, un de Ben et un numéro inconnu. À contrecœur, il rappelle sa mère. En 1997 ou en 2024, il sait exactement à quoi s’attendre.

— C’est maintenant que tu rappelles ? Je me suis fait un sang d’encre ! Demain, on dîne avec ton père. Mais tu es où ? Qu’est-ce que tu fais et avec qui ? J’ai failli appeler la police !

Matthieu soupire, déjà excédé par cet interrogatoire habituel.

— Il est à peine 18h30, j’étais en cours toute la journée. Tout va bien. Je n’ai plus beaucoup de batterie. Bonne soirée, à demain.

Inutile de préciser ou d’argumenter. Il n’a plus vingt ans mais quarante-sept. Hors de question de se laisser entraîner dans les vieux schémas de chantage émotionnel que sa mère maîtrise si bien, mais qu’il a trop endurés dans sa vie. Le changement, c’est maintenant !

En revanche, il a un problème pratique : une carte bleue, certes, mais impossible de se souvenir du code. Et le sans contact n’existe sûrement pas encore. À la réflexion, c’était vraiment le tiers-monde, ce passé ! Il n’allait quand même pas arriver les mains vides chez Victoria.

Il fouille dans son sac à dos. Pochette avant, 50 francs. Dans sa veste, carrément 100 balles. Je commence à me faire peur, pense-t-il. D’accord, il n’a jamais été un adepte du portefeuille, mais disséminer son argent de cette manière… Il aurait bien aimé se rencontrer dans le passé pour lui expliquer deux ou trois trucs.

Il secoue encore son Eastpak et déniche deux pièces de cinq francs et une de dix. En quelques secondes, il a amassé presque 200 francs… Le genre de miracle impossible depuis le passage à l’euro. Autre point positif : je me souviens où faire les courses. Les gens sans sens de l’orientation, comme lui, mémorisent quelques repères clés. Ce Franprix en fait partie. À l’époque, ça ne l’avait sans doute pas marqué, mais ce supermarché est entouré de petites boutiques de bouche. Parfait !

Fin cuisinier, il a déjà son menu en tête :

Entrée : tartare de saumon (échalotes, aneth, citron, huile d’olive, crème fraîche).

Plat principal : saltimbocca à la romaine avec tomates confites (escalopes de veau, jambon de Parme, sauge, vin blanc, beurre, huile d’olive).

Dessert : tiramisu classique.

Rien de trop compliqué, et ça devrait plaire à Victoria. Et avec ça, il n’a dépensé qu’une trentaine d’euros. Les prix n’ont vraiment rien à voir avec 2024. En plus, on lui a donné des sacs gratuits pour les courses. Il maudit intérieurement son époque et son coût de la vie.

Sur le chemin du retour, il remarque que les gens semblent beaucoup moins stressés qu’en 2024. À part un type, au coin de la rue, qui ressemble à un flic en civil, enchaînant les cigarettes. Ils échangent un regard, mais rien de plus.

Arrivé devant l’immeuble de Victoria, il compose le code d’entrée et sonne à l’interphone.

— Oui ?

— Bonsoir madame, Paul Bocuse pour vous servir.

— Monsieur Bocuse, deuxième étage !

Victoria referme la porte derrière lui. Matthieu, les bras chargés de courses, la suit jusqu’à la cuisine. Il ne se souvient plus trop de l’agencement de l’appartement, mais Victoria le guide, essayant en vain de le soulager de ses sacs.

La cuisine est impeccable, super équipée. Il pose les sacs sur le plan de travail, retire sa veste et son sac à dos. Victoria les range dans le placard de l’entrée. Il remarque sa nouvelle tenue, simple mais qui la met parfaitement en valeur. Il ne peut s’empêcher de fredonner :

Could you be the most beautiful girl in the world ?

Elle sourit en l’entendant, mais fait mine de ne rien remarquer et le rejoint dans la cuisine. Matthieu, en maître des lieux, occupe l’espace avec un naturel déconcertant.

— Alors, chef, qu’avons-nous au menu ce soir ? — demande Victoria, mi-sérieuse, mi-amusée.

— Ma chère, j’espère que vous apprécierez l’audace de mes choix. En entrée, un tartare de saumon que nous appellerons « Délice de la mer ». En plat principal, les célèbres « Saltimbocca à la Matteo ». Et pour finir sur une note sucrée, un tiramisu maison, « Il Tiramisù della casa Victoria ».

Elle éclate de rire et applaudit, sautillant comme une enfant.

— Trop bien, trop bien, trop bien !

— Maintenant, j’aurai besoin de vous, non seulement pour m’assurer que je ne meurs pas de soif, mais aussi pour m’assister en cuisine. Vous pensez être à la hauteur ?

— Oui, chef ! — réplique-t-elle avec un sourire complice.

— J’entends pas ?

— OUIIIIII, chef !

Ils se mettent à la tâche, et Matthieu réalise le tiramisu d’une main experte avant de le mettre au frigo. Pendant ce temps, Victoria ouvre une bouteille de vin blanc qu’elle a dénichée dans la cave de son père.

— Ce vin ira parfaitement avec le saumon — dit-elle d’une voix faussement experte.

Matthieu feint de goûter le vin avec exagération.

Perfetto, excellent choix, merci !

Ils préparent le reste du repas ensemble, rient et discutent. Matthieu est impressionné par l’habileté de Victoria en cuisine.

— J’ai quelques talents cachés, tu sais — dit-elle en riant.

— Ça a vraiment l’air aussi bon que dans un restaurant étoilé ! — s’enthousiasme Victoria en dressant les assiettes.

— Merci, mais tu n’as encore rien goûté ! — plaisante Matthieu.

Ils passent au salon, où Victoria a déjà disposé des verres de vin blanc et des amuse-bouches sur la table basse. Puis, elle disparaît quelques instants et revient avec une cassette audio marquée Victoria.

— J’espère que tu ne m’en voudras pas, mais je l’ai trouvée dans ton sac. J’étais curieuse de savoir ce que c’était.

Matthieu est pris de court. Il n’a aucune idée de ce que contient cette cassette.

— Attends avant qu’on écoute… J’ai quelque chose à te dire.

Victoria le regarde, intriguée.

— Hier soir, je ne me suis pas fait cambrioler. Je suis désolé d’avoir menti.

Elle fait mine d’être choquée.

Matthieu… comment ?

Il pâlit, mais elle éclate de rire.

— Tu croyais vraiment que j’avais cru à cette histoire ? Benoit avait l’air à l’ouest, et Omer n’arrêtait pas de rigoler. J’attendais juste de voir quand tu me dirais la vérité.

Matthieu pousse un soupir de soulagement.

— Il y a autre chose aussi… — dit-il, hésitant. — Hier soir, il s’est passé quelque chose. C’est comme si… mon esprit était différent, plus vieux, avec plus d’expérience et de souvenirs.

Victoria sourit doucement.

— Oui, ça, je l’avais remarqué. Et c’est ce qui me plaît aussi.

Matthieu hésite, il ne sait pas jusqu’où aller.

— J’ai l’impression d’avoir des sortes de… rêves prémonitoires. Enfin, je ne sais pas. J’espère juste que ce n’est pas Alzheimer.

Victoria éclate de rire.

— Non, t’en fais pas. Et puis on dit Alzheimer, déjà. Moi aussi je me sens souvent en décalage, ça arrive à ceux qui grandissent vite.

Il sent qu’il vaut mieux ne pas en dire plus. Il risquerait de passer pour un fou en révélant qu’il vient de 2024. La chanson Must Have Been Love de Roxette démarre sur la cassette. Victoria se rapproche, et il lève les yeux au ciel.

— Aïe, ça commence fort. J’espère que tu aimes la guimauve ?

— Pose ton verre.

Elle se love contre lui et l’embrasse. Ce n’est pas juste leurs corps qui s’unissent, mais leurs âmes. Ils prennent leur temps, savourent chaque instant, comme si le monde s’était arrêté. Ils n’ont pas besoin de se précipiter. Le temps est leur allié.

Love, thy will be done tente de capturer leur moment, mais c’est trop tard. Ils s’appartiennent déjà l’un à l’autre. Pour combien de temps ?

Interlude – Hedonism (Skunk Anansie)

Interlude 1 - double vingt

Le crépuscule jette ses dernières lueurs à travers les vitraux de la vieille maison. Vera, visiblement émue, ajuste légèrement son micro, son regard fixé sur le vieil homme assis en face d’elle. Elle prend une profonde inspiration, ses mots chargés d’une émotion qu’elle ne peut plus retenir.

— Ces récits résonnent profondément en moi, murmure-t-elle. L’amour que vous décrivez… c’est comme si je vivais leurs joies, leurs peines, leur passé, leur présent à travers vous. Mais maintenant que vous avez révélé votre véritable identité, que vous nous avez initiés au mystère du voyage temporel… Comment ces histoires trouvent-elles écho en vous aujourd’hui ? Pensez-vous que ces expériences ont modifié leur perception du monde… et peut-être même la vôtre ?

Le vieil homme esquisse un sourire doux, teinté de nostalgie. Ses yeux se font lointains, comme s’il replonge dans ses souvenirs, puis il choisit ses mots avec soin, conscient de l’effet qu’ils auront sur Vera.

— Ah, chère Vera, ces histoires sont comme des fragments de ma propre existence, des éclats de temps qui continuent de sculpter mon âme. En tant qu’horloger, chaque moment, chaque choix, chaque amour, laisse des traces… indélébiles. Le voyage temporel que vous mentionnez n’est pas juste une affaire de temps, mais une exploration de ce qui fait de nous des êtres humains. Voir à quel point cela vous touche… me rappelle pourquoi il est si important de partager ces instants. Parce qu’ils nous montrent que l’amour, dans toute sa complexité, transcende le temps et nous lie à travers les âges.

Vera acquiesce, son regard brillant d’une compréhension nouvelle. Elle se sent plus proche que jamais de ces récits, comme si elle devenait une gardienne de leur vérité.

— Je comprends mieux maintenant, murmure-t-elle. Ces histoires ne sont pas simplement captivantes. Elles sont… universelles. Mais alors, quelles leçons espérez-vous que nous en tirions, nous, vos auditeurs ? Qu’emportons-nous avec nous, pour que ces récits ne soient pas seulement entendus, mais vécus ?

Timothée Sundial regarde par la fenêtre, suivant du regard les derniers éclats de lumière qui disparaissent à l’horizon. Un silence paisible s’installe, comme si les mots qu’il va prononcer doivent être mesurés à l’aune du crépuscule.

— La leçon la plus importante, Vera, c’est peut-être que chaque moment compte. Qu’il s’agisse de bonheur ou de douleur, tout a un sens, tout a sa place. Nos expériences nous façonnent, elles définissent ce que nous sommes. Et elles peuvent, si on le permet, nous transformer. Votre rôle, et celui de vos auditeurs, c’est de ne pas juste écouter ces histoires. Laissez-les résonner en vous, laissez-les vous toucher, vous changer. Chaque seconde, chaque battement de temps, a une valeur immense. Le voyage dans le temps… il nous enseigne l’importance de vivre pleinement chaque instant. Parce qu’on ne sait jamais quel moment aura les plus grandes répercussions.

Vera note soigneusement ses paroles, consciente de leur profondeur. Mais plus encore, elle sent que cette histoire n’est plus seulement celle de Timothée Sundial. C’est la sienne, et bientôt, celle de tous ceux qui écouteront et trouveront dans ces récits un écho, un souffle de vérité.

Chapitre 16 – No Surprises (Radiohead)

Chapitre 16 – No Surprises (Radiohead)

« Le souvenir est le parfum de l’âme. » ― George Sand

La lune dessine des formes abstraites sur le plafond de sa chambre d’adolescent. Après avoir raccompagné Romy chez elle, cette journée à la plage ravive en Julien des sensations profondément enfouies, teintées de la douce amertume des choses perdues… et peut-être retrouvées. Il se lève, fouille dans un tiroir et retrouve son vieux Discman. Un sourire passe brièvement sur son visage. Il ajuste le casque, insère OK Computer de Radiohead, et les premières notes de No Surprises commencent à résonner, accompagnant le tourbillon de ses pensées.

S’asseyant à son bureau, il ouvre son agenda, éparpillant devant lui les listes et notes qu’il a prises dernièrement. Ce cadre structuré lui a toujours apporté une forme de sécurité, mais désormais, il se demande à quoi cela peut lui servir. Si son séjour dans le passé est définitif, doit-il vraiment retourner en amphi, écouter des leçons oubliées ? Jouer la comédie, pendant combien de temps ? La journée s’est déroulée quasiment normalement, mais qu’en sera-t-il des prochaines ?

Il sent la nécessité de rationaliser, de ne pas céder à la confusion. Pour cela, il ne connaît qu’une méthode : lister et analyser.

Réexaminer le passé : La journée avec Romy… des souvenirs précieux refont surface, mais modifiés par l’expérience. Dois-je laisser ces nouveaux moments remplacer les anciens ? Mon cœur dit oui, ma raison hésite.

Les paradoxes du temps : Chaque modification de mon passé crée une onde qui résonne à travers ma vie. Quel homme serai-je demain si je change aujourd’hui ?

La fragilité des certitudes : À vingt ans, tout semble clair. À quarante-sept, je sais que la vie n’est que nuances. Quelles certitudes suis-je prêt à redéfinir ?

Il écrit avec une intensité croissante, chaque mot est un pas de plus dans son labyrinthe intérieur. La musique de son Discman, ce lien tangible avec le passé, joue un rôle apaisant, ses chansons de jeunesse devenant la bande sonore de son introspection.

Après avoir terminé ses notes, Julien reste pensif, absorbé par la dualité de ses sentiments. Le silence de la nuit est brisé par le son lointain d’une voiture, rappelant que le monde extérieur continue de tourner, indifférent à son dilemme.

Il décide que la nuit est trop pleine de pensées pour dormir. Il se lève, prend une veste et sort marcher sous les étoiles. Peut-être que l’air frais lui apportera une nouvelle perspective, ou peut-être qu’il trouvera quelque chose – ou quelqu’un – pour l’aider à naviguer dans ce labyrinthe temporel qu’il a accidentellement ouvert.

Chapitre 17 – Money Don’t Matter 2 Night (Prince)

Chapitre 17 – Money Don’t Matter 2 Night (Prince)

“Certaines rencontres vous coupent le souffle, alors que d’autres vous rendent simplement la respiration plus facile.” — Leo Christopher

« Je reviens », dit Victoria en réajustant ses cheveux tout en se dirigeant vers la salle de bain. Matthieu reste quelques secondes de plus sur le canapé, profitant de ce moment de solitude pour s’assurer que tout est réel. C’est sa première journée en 1997, et il réalise déjà l’un de ses rêves. Il l’apprécie vraiment, et le blocage mental qui l’avait écartée de ses pensées pendant tant d’années s’est enfin levé. Il parvient même à se rappeler quelques moments de complicité partagée, bien que rien ne soit comparable à celui-ci. Tout est une question d’ondes, de moments, de savoir saisir sa chance — ce qu’il n’aurait jamais pu faire à l’époque.

Il est assez fier de sa mixtape et apprécie d’entendre Prince chanter Money Don’t Matter 2 Night. L’ambiance devient encore plus propice aux confidences et aux rapprochements. Il a encore besoin de sentir sa peau, de frôler ses cheveux, de caresser son cou, et de se laisser envoûter par ses mains délicates. Il sort les assiettes de tartare de saumon du frigo et les pose sur le plan de travail qu’il a soigneusement débarrassé et nettoyé.

— Une vraie fée du logis, dis-moi !

Elle éclate de rire, ce rire qui lui provoque des frissons des orteils jusqu’au sommet du crâne.

— Ne t’habitue pas. C’était juste pour t’impressionner ce soir !

Elle s’approche de lui pour le prendre dans ses bras. Il l’embrasse tendrement.

— Tu ne veux pas dîner d’abord ? murmure-t-il, la voix un peu rauque.

Elle l’embrasse dans le cou, caressant son bras et son dos d’une manière à la fois douce et plus assurée. Sa respiration devient saccadée, mais elle s’éloigne doucement. Il sent qu’il pourrait insister, et elle céderait volontiers, mais elle cherche à prolonger ce moment, à le faire languir.

— J’ai faim ! On va voir si le goût est à la hauteur de la présentation, dit-elle en esquissant un sourire malicieux.

Elle se saisit des assiettes et les pose côte à côte sur la grande table rectangulaire de la salle à manger, attenante à la cuisine. Puis, elle court dans le salon pour retourner la cassette. La voix de Sinéad O’Connor remplit à nouveau l’espace, rythmant leurs coups de fourchette ponctués d’éclats de rire.

Ils dégustent leur repas, échangeant des anecdotes et des regards complices. Chaque bouchée devient une redécouverte de saveurs et de sensations oubliées. Leurs mains se frôlent souvent, leurs regards se croisent et s’accrochent, rendant l’atmosphère de plus en plus intime.

Matthieu se sent vivant, pleinement, pour la première fois depuis longtemps. La soirée continue, marquée par des moments de tendresse et de partage, chacun savourant l’instant présent sans se soucier du lendemain.

Chapitre 18 – Hey Man Nice Shot (Filter)

double vingt - Chapitre 18 – Hey Man Nice Shot (Filter)

Franz Kafka : “Tout ce que tu vis est déterminé par ce que tu portes en toi.”

Avez-vous déjà entendu parler de l’Apocalypse de Romy ?
IX – 11 Elles ont comme Reine l’ange de l’abîme ; elle se nomme en hébreu Mariæ et en grec Μαριάμ (c’est-à-dire : Destructrice).
6 Avril 1997 au Bowling de Pessac d’après les exégètes.

Pourtant la journée n’aurait pas pu mieux démarrer, tout du moins pour l’esprit d’un « pré-quinqua » transféré dans le corps de ses vingt ans. Julien est toujours en 1997, le 6 avril. Fait important à noter, puisqu’il a entamé son comeback le 5. Il n’est donc pas prisonnier d’une boucle temporelle, comme il a pu le voir dans des films sur Amazon Prime. Cela ne l’a pas empêché de se réveiller en sursaut, pris de panique. Ce qui l’inquiète le plus dans ce dérèglement climatique interne est cette sensation que le passé, le présent, l’avenir ainsi que la fiction se confondent. Hier encore, avant de rentrer de la plage avec Romy, il a cru voir un homme de la stature de Schwarzenegger en blouson de cuir, comme dans Terminator 2, lui adresser un salut amical. Son esprit cartésien n’arrive pas à encaisser toutes ces variables temporelles, et pourtant il est vivant, vibrant : ce qu’il touche, ce qu’il sent, et Romy, tout est vrai. Une partie de lui aurait tout de même voulu revenir en 2024, pour son quotidien balisé, clair, facile, logique, organisé. Mais d’un autre côté, quelle exaltation d’avoir vingt ans !

Il a besoin d’un point d’ancrage. La musique va remplir cet office. Ses CD sont parfaitement alignés, classés. « S » : Spin Doctors. Two Princes (2 titres). Il insère le disque dans le lecteur de sa petite chaîne stéréo, et les premières notes du rock festif des Américains emplissent la chambre, agissant tel qu’il l’espère dans le tumulte de ses pensées. À l’inverse de son premier jour, il sait exactement où il va aujourd’hui : matinée avec Romy, après-midi avec les copains et soirée au bowling. Julien apprécie qu’en définitive, l’ordre surgisse du chaos.

En descendant, il trouve évidemment ses parents dans la cuisine, l’odeur de leur routine matinale emplissant ses narines : café, pain grillé. Rituel immuable, jamais contrarié.

Alejandro lit le journal, tandis que Béatrice s’affaire autour du café. Force tranquille de l’habitude.

— Tu as passé une bonne soirée ? demande Béatrice avec un sourire bienveillant.

Avant même qu’il puisse répondre, Alejandro intervient, moqueur :

— Arrête de lui poser des questions !

— Mais je m’intéresse ! Tu ne vas pas reprocher à une mère de s’intéresser à son fils quand même !

Julien esquisse un sourire.

— Oui, on est allés à la plage avec Romy, c’était bien.

Sa mère sourit.

— Romy est si jolie et intelligente, les pieds sur terre, c’est important. Invite-la à dîner demain soir, je lui préparerai une paëlla. Tu fais quoi aujourd’hui ?

Alejandro lève les yeux de son journal, avec un regard perçant et complice :

— Ce qu’il doit faire. Il est adulte maintenant, et j’ai confiance en lui.

Sa réflexion avait une autre visée. La confiance n’exclut pas le contrôle, surtout quand on soupçonne son propre fils d’être un voyageur du temps. Les signes ne trompent pas, mais il lui faut des preuves concrètes avant d’agir.

— Je vais passer la matinée avec Romy, foot cet après-midi et bowling ce soir, on est vendredi.

— C’est bien, fils. Je suis fier de toi.

Son père se lève et, sans déroger à ses habitudes, après un baiser sur le front de Béatrice, il tapote l’épaule de Julien et sort pour sa journée de travail. Il oublie volontairement son déjeuner, prétexte idéal pour revenir en fin de matinée fouiller sa chambre.

Romy accueille Julien de la plus charmante des manières, ses parents partis au travail, ils ont la maison pour eux. Un léger choc pour Julien qui n’y est plus rentré depuis une vingtaine d’années. Il a oublié les détails de sa chambre, aussi ordonnée que la sienne mais avec une touche nettement plus féminine. Et la douceur de ses draps, parfumés au Jean-Paul Gaultier tout comme elle. Une fragrance qui lui resterait toujours associée. La plage a mis leurs sens en appétit. Que c’est bon d’avoir un corps de vingt ans ! Grâce à son expérience, tout est meilleur, maîtrisé, rythmé, sensuel. Romy est aux anges. Pourtant, Julien a toujours une arrière-pensée : son secret commence à lui peser et il se demande comment l’aborder avec Romy. Elle n’est pas plus que lui adepte de la science-fiction et, connaissant son caractère affirmé, elle prendrait ça pour une mauvaise blague. Autre souci potentiel : la paëlla avec ses parents. Si sa mère soupçonne quelque chose d’étrange, elle ne le lâcherait plus. Il se ravise, ce n’est absolument pas le bon moment pour parler de voyage dans le temps. Ils prennent une douche ensemble, comme au bon vieux temps.

Après le déjeuner, ils se retrouvent au terrain de foot de Cestas. Romy et Julien sont rapidement rejoints par Laetitia et Stéphane, qui discutent prétendument des derniers potins. Pour Romy, cependant, cela sent la romance à plein nez.

— Hello les amis ! lance Stéphane, un sourire aux lèvres.

Il se sent obligé de parler de Loïc, qui continue de bloquer sur la partie d’arcade. Julien va s’échauffer, trouvant inutile de se prendre la tête pour des fadaises aussi infantiles.

— C’est chiant, il n’arrête pas de dire des trucs sur vous, soupire Stéphane. Il essaie aussi de monter les autres contre toi, Romy.

Laetitia, connaissant bien le caractère de sa copine, fixe ses chaussures.

— Pardon ? Mais pour qui il se prend celui-là ? Pas étonnant qu’aucune fille ne s’intéresse à lui, même Laetitia n’en veut pas !

— Eh ça veut dire quoi ça ? J’ai mes critères, moi ! rétorque Laetitia.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire, enfin tu m’as comprise !

— Oui, plus ou moins. C’est quand même pas très gentil.

Romy se retourne vers Julien.

— Mais arrête de tout ramener à toi, et toi Julien, viens ici !

À contrecœur, Julien revient vers le petit groupe.

— Tu dis rien ? Ton pote se permet de se foutre de ma gueule dans mon dos et tu restes là comme un mollusque ! Je ne sais vraiment pas ce que je fais avec toi. Laetitia, on va se promener. Je vous préviens, cette histoire est loin d’être terminée.

Les deux amis regardent les filles s’éloigner, Romy faisant de grands gestes, Laetitia tentant vainement de la calmer. Julien prend une lente inspiration.

— Stéphane, tu peux me rappeler ce que tu fais comme études ?

— Psychologie.

Julien ferme les yeux.

— Je crois qu’il va falloir que j’aie une explication avec Loïc, après tout c’est de ma faute.

Stéphane est impressionné par son calme et sa maturité. Son pote a toujours été réfléchi, mais aujourd’hui c’est encore plus flagrant. Avec son équipement impeccable et ses crampons cirés, on dirait un adulte.

Stéphane part se changer dans les vestiaires, tandis que Julien amorce un tour de stade. Courir l’aide à réfléchir, au-delà des épiphénomènes de son groupe d’amis, il a besoin de se remettre à jour. Par exemple, sur la situation politique de la France en 97. Jacques Chirac est président, Alain Juppé, avant Bordeaux et la dissolution de l’Assemblée nationale, encore Premier ministre, puis ce sera la cohabitation avec Lionel Jospin. RPR contre PS, avant que toutes les affaires n’éclatent et ne mettent un bordel monstrueux à tous les niveaux. Il anticipe déjà trop. Quelle blague si spontanément il répond à quelqu’un que le président de la République s’appelle Emmanuel Macron… un gamin de vingt ans comme lui ? Sans parler du Premier ministre qui doit probablement terminer son CE2 cette année. Il ne sait plus trop si cette pensée lui donne un coup de vieux ou un coup de jeune.

Romy semble s’être calmée. Julien s’approche d’elle à petites foulées.

— Désolée pour tout à l’heure, je trouve ça complètement débile et ça m’énerve.

— Je te comprends, Loïc a réagi comme un gamin, ce n’est pas surprenant. Je vais lui parler.

Les jeunes affluent. Il n’y a jamais de rendez-vous formel, mais tout le monde sait où ça se passe. Certains pour regarder le match et s’amuser en tribunes, d’autres pour jouer. Ils composent deux équipes de onze joueurs avec pas mal de remplaçants. Julien et sa bande accueillent avec joie les renforts. Loïc lui adresse un léger sourire.

À certains moments de la partie, Julien se sent ailleurs, ses pensées oscillent entre les époques, analysent chaque interaction ou comportement de ses congénères. Le son d’un boombox s’échappe des travées jusqu’au terrain : Offspring, Self Esteem. Il se remémore un débat récent et passionné avec Matthieu, véritable puits de science en pop culture, qui argumentait avec force de détails que l’album suivant du groupe, Americana, était mieux produit et beaucoup plus représentatif du punk rock californien. Il avait cité pour preuves le nom d’une vingtaine de groupes dont Julien, qui n’a pas beaucoup de références en la matière, n’avait jamais entendu parler. Il s’était plus ou moins laissé convaincre ; quand Matthieu était ainsi lancé, il valait mieux lui donner l’impression d’avoir raison.

Pour Julien, il n’y a pas de doute : Matthieu est la personne la plus à même de s’adapter à ce nouvel environnement. Le match se termine à 3 partout. Compte tenu des circonstances, Julien est satisfait de sa performance. Il a failli craquer mentalement pendant la rencontre. C’était déjà dur de s’habituer à la jeunesse de ses amis proches, mais en plus il venait de jouer contre son futur directeur d’agence, deux clients, et assise à côté de Romy en tribune, une future conquête avec laquelle il a passé d’excellents moments… en 2022. Elle avait de beaux restes, mais effectivement elle est beaucoup plus jolie, jeune. Loïc s’éclipse discrètement pour discuter avec des sosies de Mulder et Scully. Leurs regards se tournent vers Julien, qui range son sac de sport, sans se douter le moins du monde qu’il est l’objet de leur conversation.

Le bowling de Pessac est un maelström d’activité. Les pistes clignotent sous les néons, les quilles s’entrechoquant dans un fracas continu. Des flippers, des baby-foot, des bornes d’arcade sont disséminés un peu partout, comme au Beausoleil mais avec le nec plus ultra en la matière. Le groupe commande des pizzas et des sodas avant de se lancer dans la partie. Un vendredi soir typique, qui aurait dû se dérouler comme à l’accoutumée, pourtant tout change d’un coup, quand Romy provoque Loïc, d’un ton léger, presque badin, mais ses mots plus tranchants que des lames atteignent leur cible :

— Alors, Loïc, prêt à te faire écraser à Street Fighter avant de pleurer au bowling ? Je peux te fournir les mouchoirs si tu veux, même si d’habitude tu t’en sers pour autre chose…

L’invective fait mouche. Julien est pris de court, impossible à anticiper. Il aurait dû se rappeler que Romy est un pitbull qui ne lâche jamais rien, surtout quand on s’attaque à sa réputation. Julien le voit dans son regard, elle n’a plus qu’une obsession : faire payer Loïc devant les autres. Celui-ci, touché mais jouant le jeu, repose sa part de pizza et réplique avec un sourire crispé :

— Je te ferai manger tes mots, Romy.

Julien ne sait pas comment agir, rentrer dans la mêlée ou les laisser faire. Il n’a pas une grande envie de prendre parti, sachant qu’il est coincé et qu’il est dans l’obligation morale de se ranger derrière Romy.

— Loïc, ce serait plus simple de demander pardon à Romy, apparemment t’as eu des mots un peu durs envers elle.

— Ah c’est comme ça que vous le prenez ?

Même Tonio a le nez dans son assiette, peu désireux de rentrer dans la bataille.

— J’en ai rien à foutre, j’ai dit ce que j’avais à dire, à chaque fois qu’elle est là, c’est la merde, pour Julien y a rien d’autre qui compte.

— En fait t’es un gros jaloux, ou alors je comprends mieux pourquoi on te voit jamais avec une fille.

La plaie est béante et Romy fait couler l’acide.

— Ok, on va intéresser la partie, celui qui perd quitte le groupe.

Les copains, qui jusque-là espéraient encore une résolution pacifique du conflit, s’opposent vivement à quelque chose d’aussi radical.

— Très bien j’accepte. Ça me fera des vacances de plus voir ta sale gueule.

Loïc a ses défauts mais c’est un mec intègre, réglo, bon coéquipier, moteur du groupe, et en 2024 il est toujours là, pas elle. Julien va parler quand les adversaires du jour se lèvent, chacun une boule en main et aussi déterminés l’un que l’autre, prêts à s’engager dans une lutte à mort. Entre Apocalypse Now et Kill Bill. Romy réalise d’entrée un strike et Loïc un spare. Patrick, le patron du bar avec sa dégaine de biker, a augmenté le volume de la musique, fan d’indus, il a lancé sa cassette spéciale championnat, avec du White Zombie, Nine Inch Nails et surtout Filter « Hey Man Nice Shot. »

Les copains deviennent spectateurs et, accompagnés des autres clients du bowling, observent silencieusement la partie. Le jeu est intense. Avec chaque strike, Romy semble grandir en stature, chaque mouvement fluide et précis. Julien reste fasciné par la transformation de Romy sous la pression compétitive. Quand elle lance sa dernière boule, le silence se fait encore plus lourd et pesant. La boule roule, inévitable, vers un dernier strike parfait.

— Hasta la vista, baby, murmure-t-elle.

Loïc, vaincu, dépose les armes. Julien se sent mal, c’est le vrai perdant de cette histoire. Le public applaudit à tout rompre. Romy vient de remporter une partie historique. De quoi avoir son nom à jamais gravé dans les annales du Bowling de Pessac. Et contre toute attente, elle saute dans les bras de Loïc.

— Merci, merci mille fois, grâce à toi je me suis dépassée, t’es vraiment un mec extra, je regrette tout ce que j’ai dit ! J’espère que tu ne m’en veux pas ?

Loïc lui adresse un sourire charmeur. Julien n’y comprend plus rien. À l’autre bout des pistes, un homme barbu en peignoir, sandales aux pieds, en train de siroter une bière, la lève en signe de connivence.

Putain, mais qu’est-ce que foutait le Big Lebowski ici ?

Chapitre 19 – Ray of Light (Madonna)

Chapitre 19 – Ray of Light (Madonna)

William Shakespeare : “Le temps est très lent pour ceux qui attendent, très rapide pour ceux qui ont peur, très long pour ceux qui se lamentent, très court pour ceux qui fêtent. Mais pour ceux qui aiment, le temps est éternel.”

À 584 km de Bordeaux, se joue pour Matthieu la « remontada de la vie ». Rassurez-vous, pas la funeste de 2017, mais la splendide de 2024 (pour rappel, victoire du PSG contre Barcelone en Ligue des Champions). Sourire aux lèvres et étoiles dans les yeux, il se jure de ne rien oublier de ses nouveaux souvenirs tant la nuit fut parfaite. Après le dîner, plébiscité par Victoria de l’entrée au dessert, il avait pris grand soin d’effacer toute trace de leur présence avec une méticulosité saluée par sa douce amie. Une habitude acquise après son trentième anniversaire. Pour les choses purement prosaïques, son corps de vingt ans ne témoignait d’aucun signe d’épuisement, ce qui avait comblé de joie Victoria, elle-même très réceptive, au diapason de leurs attentes et initiatives. Loin d’être timorée, elle avait acquis une expérience pour le moins étendue… mais Matthieu avait ce « je ne sais quoi » de plus qui le différenciait, une caractéristique dont on parle souvent sans arriver à bien la définir.

En ce début de matinée, toujours en prise de leur folie douce, Matthieu se livrait à une imitation très particulière de Ghostface, le tueur de Scream – film qui est en 1997 au sommet du box-office – lorsqu’ils entendent le bruit d’une clé s’introduire dans la porte d’entrée. Victoria panique :

— Oulala, c’est ma sœur qui revient de chez sa copine !

Ni une ni deux, Matthieu enfile ses vêtements, tandis que Victoria se réfugie dans la salle de bain. Appolline, humeur de pré-ado réveillée trop tôt, fait trembler les murs de sa voix haut perchée :

— Y a quelqu’un ? T’es là, Vic ?

Victoria fait couler l’eau et répond prestement :

— Oui, oui, sous la douche !

Elle sort précipitamment, une serviette sur la tête et une autre qui l’enveloppe complètement.

— Mais Appo, t’es déjà rentrée ?

— Ben oui, j’ai cours qu’à dix heures et j’ai oublié mes affaires de maths, répond la petite sœur en bâillant à s’en décrocher la mâchoire.

Matthieu tente de se faire aussi discret que possible. Ce n’est pas un franc succès. La petite sœur jette un regard intrigué dans le couloir.

— Salut Matthieu, mais qu’est-ce que tu fais là ? Il est drôlement tôt.

Son regard passe de sa sœur à Matthieu, puis de nouveau à sa sœur.

— Mais non, je le savais, je le savais, trop bien !!! Je suis trop contente !!! Je vous laisse tranquille, amusez-vous bien !

Elle prend une voix d’outre-tombe :

— Appelez-moi Mademoiselle Appo-Irma, celle qui prédit l’avenir.

Elle se met à rire, fière de son espièglerie.

— Au fait, Matthieu, ton t-shirt est à l’envers !

Elle claque la porte de sa chambre. Sa sœur la visualise, pianotant fiévreusement sur son téléphone sans fil pour raconter à ses copines la scène qui vient de se dérouler sous ses yeux.

— J’espère que tu ne veux pas garder notre relation secrète, parce que dans moins de dix minutes, tout Paris est au courant, dit Victoria avec humour.

Matthieu se gratte la tête.

— Tout va bien, ça me fait plaisir, même si elle a gâché mon imitation de croque-mitaine dévoreur de minettes.

Victoria lui fait les gros yeux.

— Dévoreur de minettes ?! Elle met ses mains sur ses hanches. Tu ne perds rien pour attendre, je serai ta seule et unique victime, et ne t’avise pas d’en chercher d’autres, sinon ça va être ta fête, je connais ton point faible maintenant.

Elle l’embrasse dans le cou.

— Va te faire un café, j’en ai pas pour longtemps.

Six cafés plus tard, Matthieu est sur le point de tachycarder. Point positif, cet intermède lui permet de faire le point sur sa situation. Ce n’est pas encore le bon moment d’embarquer Victoria dans ses projets, mais tout devient de plus en plus clair. Le temps lui est compté. Sa longue maladie doit approximativement se déclencher en février ou mars 98, avec une intervention chirurgicale en mai. En moins d’un an, il doit faire plus qu’en quarante-sept. Le challenge est… relevé mais intéressant.

Il pense d’abord à exploiter les voies légales. Microsoft n’a pas encore sorti Windows 98, la France va gagner 3-0 la Coupe du monde de foot. Un tour à Londres chez un bookmaker avec une somme rondelette, et il repartirait ni vu, ni connu, les poches pleines. Deux exemples parmi tous ceux qu’il a en tête. Acquérir des premières éditions d’œuvres à fort potentiel (Game of Thrones, Harry Potter…), mais il faudrait une vingtaine d’années avant que cela ne prenne de la valeur. Même si leur relation n’est pas au beau fixe, il y a aussi le commerce familial à remettre à flots, potentiellement intéressant mais à moyen terme.

Pour la voie plus ténébreuse, il connaissait un grand nombre de business dont l’histoire avait défrayé la chronique avant l’an 2000, et la manière dont leurs auteurs s’étaient fait embastiller. Il suffirait juste d’anticiper leurs méfaits, sans commettre les mêmes erreurs. Il pourrait aussi faire des placements sûrs en immobilier. Bicoques ou terrains abandonnés qui s’avéreraient idéalement situés dans des zones à fort développement économique, incessamment rachetés à prix d’or par des promoteurs pour y construire des banques ou des immeubles. Il suffirait d’une petite opération en amont pour se porter acquéreur et un peu de patience pour rafler la mise. Il y avait aussi toutes ces « bonnes idées » qu’on lui avait confiées, des centaines d’heures de conversations qui sur l’instant semblaient ineptes ou éthyliques, durant lesquelles chacun y était allé de son petit regret.

— J’aurais tellement dû faire ça à ce moment-là.

Il réprime un fou-rire à cette pensée.

— Dommage pour vous les gars, j’ai l’info maintenant !

Tout commençait à s’aplanir mais il fallait agir vite. Sa relation avec Victoria ne tiendrait jamais sans une évolution majeure de sa condition sociale. Une raison valable, mais pas suffisante. Matthieu a surtout très envie de faire partie des vainqueurs, des dominants.

Il hésite à débuter son ascension grâce à Keith Q. Ellis, considéré au XXIe siècle comme le plus grand peintre de sa génération, mort le 12 avril 1997 d’une overdose. Il le sait, parce que tout le monde le sait. Chaque année, à la même date, on ressasse les frasques et anecdotes de ce génie, précurseur du street art. Iconique, sorte de Michael Jackson des beaux-arts. D’après ce qu’on raconte, ses toiles même les plus merdiques s’arrachent à des prix indécents. Matthieu aime bien l’indécence, mais le timing semble un peu serré. Et là, tandis que son cerveau s’agite dans tous les sens, lui revient en mémoire un coup parfait, exécutable sans trop de risque. La révélation ultime. Le top du top. Arrêtez tout !

Le samedi 26 avril 1997, Lucia Gonçalves, que Hondelatte a présentée dans son émission consacrée aux faits divers comme la « Mama de l’immeuble », est une femme admirable, courageuse et besogneuse. Veuve. Concierge dans un immeuble de haut standing rue Lauriston, dans le 16e arrondissement de Paris, dont le rituel immuable est de jouer au loto chaque semaine depuis son arrivée en France en 1982. Toujours les mêmes chiffres, dates de naissance de ses enfants, anniversaire de mariage, etc. Ce soir-là, ironiquement de funeste mémoire, l’impensable se produit. Le gros lot. Jackpot. La grande gagnante du premier rang. La famille réunie mangeait dans le minuscule salon, une brandade de morue préparée par la mama dans la tradition.

Lucia avait tous les numéros sans exception. De quoi changer de vie, rentrer au pays et aider sa petite famille. Mais la suite fut tragique…

Matthieu, en justicier, décide de conjurer le sort. Il va sauver la vie de la Mama… et au passage récupérer le fameux ticket gagnant. Le complice idéal pour l’assister dans cette mission salutaire est tout trouvé : ce gros con d’Omer. Il se frotte les mains d’avance. C’est du gâteau !

Victoria rejoint Matthieu dans le salon. Il a l’air totalement absorbé par ses pensées. Elle passe sa main devant son visage.

— Coucou, tu rêves ? Je n’ai pas été trop longue ?

Sa voix brise le silence et le fait sursauter.

— Absolument pas, tu es superbe !

Elle lui adresse une moue dubitative.

— On dirait que ça t’étonne ?

Matthieu reprend contenance peu à peu.

— Non, mais je viens de réaliser que j’ai un truc super important à faire. Tu sais ce que je te propose ? Je passe à mon appart en coup de vent pour me changer, ensuite on va déjeuner où tu veux et après, shopping. À moins que tu préfères venir avec moi ?

Elle le regarde, un peu penaude.

— J’ai cours de 11h30 jusqu’à 15h00, on se voit après ?

— Oui, avec plaisir !

Victoria fait mine d’être un peu gênée d’aborder le sujet.

— C’est quoi ton truc super important ?

Matthieu soutient son regard, déterminé.

— Pour l’instant, je ne peux pas tout te révéler, mais je sais ce que je dois faire pour m’assurer un bel avenir.

Elle acquiesce sans grande conviction.

Matthieu l’accompagne jusqu’au bas des marches de la station de métro. Au moment de se séparer, ils s’embrassent avec passion.

— Attends, viens !

Victoria le saisit par le bras. À l’entrée de la station de métro se trouve une cabine de photomaton. Elle le pousse à l’intérieur, insère quelques pièces et, insouciants et heureux, ils font plusieurs séries de photos. Ils s’embrassent, se font des grimaces, rient aux éclats. Lorsque les photos sont prêtes, ils se répartissent le butin, conservant chacun la moitié des clichés.

— Te moque pas de moi, Matt, je sais que c’est un peu niais, mais comme ça, on est toujours ensemble.

Il lui offre un magnifique sourire. Heureuse, la jeune fille range les photos dans son sac, avec beaucoup de délicatesse et d’attention.

Ils chantaient quoi déjà, les Rita Mitsouko ? Les histoires d’amour finissent mal… en général. Foutaise !

Chapitre 20 – Fade Into You (Mazzy Star)

Chapitre 20 – Fade Into You (Mazzy Star)

“Il y a des moments dans la vie où la question de savoir si on peut penser le monde sans maître est bien plus urgente que de savoir si on a un maître.” — Michel Foucault

C’est quoi, au fond, être un jeune de 20 ans ? Pour Julien, la question ne s’était jamais vraiment posée, en tout cas pas en ces termes. Sa vision de l’existence avait toujours été claire : une vie simple, optimisée. Aucune appétence pour les paradis artificiels ou autres excès. Pas de hauts, pas de bas. Juste de la tempérance. Et pourtant, malgré ce retour en arrière, Julien commence à ressentir un manque. Ou pour être exact, le mal du pays.

Ce qui lui manque le plus ? Posséder son propre espace, être libre d’explorer de nouvelles contrées, de ne rendre de comptes à personne. Séduire, jouer avec les mystères de l’inconnu. Il est revenu dans une zone de confort absolu, au moment de sa vie où rien ni personne ne le mettait en danger, où tout était déjà balisé. Pourtant, il souffre de cette immobilité qui le ronge, cette sensation d’avoir atteint un sommet qu’il ne peut plus dépasser.

De ses trente à quarante-sept ans, Julien avait vécu son âge d’or. Celui de la conquête. Sa force résidait dans sa capacité à ne rien demander, ne rien attendre, ne rien provoquer. Il s’était forgé une aura de mystère, une sorte d’énigme à résoudre pour les femmes qui l’approchaient. Une réputation savamment entretenue, entre réalité et fiction, grâce à des amis, collègues, ex, qui avaient distillé des rumeurs positives à son sujet. Ne jamais démentir, ne jamais confirmer. Laisser parler. Le célibataire le plus en vue.

Mais ce statut enviable n’était pas arrivé par hasard. C’était un équilibre fragile, un ascétisme émotionnel qui exigeait de ne pas s’attacher, de doser ses sentiments, de renoncer au bon moment. Julien vivait dans cette maîtrise, sans regrets. Mais aujourd’hui, ce masque de mystère ne l’amusait plus. Il se surprenait à vouloir quelque chose de plus. Ce sentiment qu’il n’avait jamais osé affronter auparavant commençait à poindre : emmener Romy en voyage, l’initier à des lieux qui lui tenaient à cœur, comme le Lac Tahoe ou Tromsø. Partager cette liberté avec elle.

Mais pour cela, il lui fallait gagner son indépendance. Et s’il en parlait à Matthieu ? Son ami, peut-être remisé trop vite dans ses pensées, pourrait être la solution pour l’aider à tirer profit de la situation. Il est interrompu dans sa réflexion par un tonitruant :

— Romy est là !

Sa mère n’a pas encore fini d’annoncer l’arrivée de la jeune fille que Romy, sans attendre, ouvre déjà la porte de sa chambre. Elle dépose son sac et sa parka Barbour sur la chaise. Son parfum remplit instantanément l’espace, et elle s’assoit sans préambule sur le lit, directe, cash :

— Tu m’en veux pour hier soir ?

Julien, pris au dépourvu, la regarde. Pas d’introduction, pas de détour. Elle entre dans le vif du sujet. Il sait qu’il doit désamorcer ça rapidement :

— Non, pas du tout, mais ce n’est pas la peine de se mettre dans des états pareils, c’était juste un jeu-vidéo et du bowling, sympa, mais pas de quoi en faire une montagne.

Elle soupire, visiblement agacée.

— Ah, c’est pas important pour toi, ça ? J’ai fait une super partie, je ne me suis pas laissée faire, c’est mon tempérament, faut faire avec.

Julien sent que ça peut déraper. Il s’assied à côté d’elle, essayant de lui prendre la main, d’adoucir les choses :

— Tu as très bien joué, Romy, vraiment, mais… t’aurais pu aussi gagner sans t’énerver autant.

Romy retire sa main et se lève brusquement, vexée.

— Mais t’es pas mon père, Julien ! Je réagis comme je veux.

Il la connaît trop bien. Dire quelque chose de plus ne servirait à rien. Inutile de prolonger la discussion dans cette direction. Il change de sujet, avec un air détaché :

— OK… sinon, le week-end prochain, on part en Espagne. Juste tous les deux.

Romy, prête à lui balancer une autre réplique cinglante, s’arrête net. Elle le regarde, un peu désarçonnée.

— Comment ça, en Espagne ?

— À San Sebastián.

— Euh… je ne sais pas quoi dire. Je dois voir avec mes parents… mais pourquoi tu proposes ça maintenant ?

Elle semble à la fois surprise et touchée. Un petit sourire se dessine sur ses lèvres. Julien la contemple en silence, satisfait d’avoir réussi à changer l’ambiance de cette conversation. Il n’a pas le temps de répondre que sa mère intervient :

— Vous venez, le dîner est prêt !

En descendant pour le repas, Julien sait qu’il a amorcé un tournant. Il a compris que s’il ne changeait pas quelque chose, leur couple était voué à l’échec. Durant leur première relation, ils étaient toujours partis avec leurs amis, jamais en tête à tête. C’était même un des motifs de rupture qu’elle avait évoqués à l’époque. Aujourd’hui, il sait qu’il peut influer sur cette dynamique, et ce voyage, cette échappée à deux, en est la première pierre.

Chapitre 21 – One (U2)

Chapitre 21 – One (U2)

“Chacun de nous est un monde, composé de nombreux astres et d’une infinité de particules.” — Johann Wolfgang von Goethe

Vous qui lisez, laissez toute espérance…

D’après Matthieu, Dante fut aussi un voyageur du temps, et ses vers inspirés, non pas d’une vision de l’Enfer, mais d’un dîner avec les Dumas – Garamond. Pendant qu’il cède les clés de sa voiture au voiturier du Plaza, Victoria passe le début de soirée en compagnie de ses amis du PGCC « Paris Golf Country Club », le Pigi quoi. Hélène et Maxence, Ségolène, Boris, Rebecca… la fine fleur des rallyes mondains. En ces temps bénis de « caviar sur le foie gras », la cartographie de la haute société parisienne est la suivante : Les princes et princesses se répartissent dans les 7ème, 8ème, 4ème, 6ème arrondissements. Les duc et duchesses, le 16ème, 15ème, 17ème, Neuilly et Boulogne. Les nobliaux en proche et moyenne banlieue, la plèbe partout ailleurs. Sauf exception ou folie d’artiste. Hors périmètre, les Versaillais qui sont une communauté à part. Une géographie de la domination financière qui s’est étiolée avec le temps, les seigneurs délaissant à l’aube du XXIème siècle leurs fiefs parisiens pour Genève, Luxembourg, Monaco, Miami, au profit des stars du ballon rond, rappeurs, comiques, influenceurs, émiratis, russes, chinois, provinciaux, gagnants du loto.

Matthieu n’en ressent ni nostalgie ni frustration, la preuve, il a quitté sans regrets la capitale. En revanche, il sait que, s’il y a du fric à faire, c’est ici et maintenant. Et même si cela le répugne, ses parents peuvent avoir leur utilité dans ses projets. Avec Victoria, ils se sont donné rendez-vous, après le dîner, dans une boîte de nuit branchée des Champs-Élysées, l’occasion de tester son nouveau look et de sonder le marché.

Puteaux, le 6 Avril 1997 :

Un peu plus tôt dans la journée, Matthieu avait pris la décision de radicalement changer son apparence et d’assainir son lieu d’habitation. Un esprit ancien dans un corps sain ne pouvait plus tolérer de vivre dans l’annexe d’une favéla ni de porter des frusques élimées jusqu’à la corde. Compte tenu de l’ampleur de la tâche, il espérait que son moi de 20 ans rôtissait au 9ème cercle des enfers (à priori le plus hardcore). Il s’était fixé deux « top » priorités : Contacter au plus vite Omer pour préparer l’opération « Gonçalves », puis se rendre à Paris, avenue de l’Opéra.

La chance finit par lui sourire après 14 sonneries de téléphone. Humeur de dogue du zythologue :
— Ouais putain, c’est qui ?
— Hello mon ami, c’est Matthieu ! Pour ta gouverne, il est déjà 14h00.
— Et alors ? On n’a pas cours aujourd’hui.

Matthieu lève les yeux au ciel, le combiné vissé à l’oreille.
— Euh, je crois que si en fait… mais c’est pas le sujet. J’ai besoin de toi, pour un truc spécial qui requiert toutes tes compétences.

Le voyageur, avec la sagesse de son expérience, déploya des trésors d’ingéniosité pour expliquer son plan à Omer, qui, après quelques dératés, finit enfin par comprendre et même par approuver avec enthousiasme. Alléluia ! Rendez-vous fut pris le lendemain pour repérage et répétition. Omer pensait que ce n’était pas utile, raison supplémentaire pour Matthieu d’insister.

Matthieu souffla un grand coup. Il ne redoutait qu’une seule chose : être submergé par ce qu’il appelait son « voile blanc ». Malgré la sophrologie, les techniques de respiration, le yoga, la boxe, rien n’y faisait, il suffisait qu’on le fasse un tout petit peu trop monter dans les tours pour qu’il dégoupille comme une grenade à fragmentation. Il devait tout faire pour ne jamais en arriver à une telle extrémité, sinon tous aux abris.

Après avoir checké ses ressources et effectué un retrait en espèces au guichet de la banque, (la préposée s’était d’ailleurs étonnée du montant, surtout pour un jeune de vingt ans), il avait prétexté l’achat d’une voiture, ce qui avait immédiatement levé les doutes. En ce temps-là, on pouvait encore faire des opérations en cash et au black. Matthieu s’était rendu en taxi dans « la » boutique spécialisée en costumes du Tout-Paris et des hommes d’affaires raffinés. Le personnel hautement qualifié mettait un point d’honneur à satisfaire chaque client. L’expérience lui avait appris que dans ce monde ou celui d’après, l’apparence était tout, dont acte.

Le résultat fut à la hauteur de ses espérances : un costume trois pièces parfaitement coupé, à la fois confortable et soigné, qui serait son passeport pour les opérations qu’il préparait. Méthode Rocancourt. Toujours faire plus envie que pitié, et surtout, qui se méfiait de quelqu’un d’aussi chic et bien habillé ? Il en avait pris deux, avec cravates et chemises assorties. Ses mocassins Weston, rarement portés, comme neufs, complétaient parfaitement l’ensemble. Pour parachever sa métamorphose, il patienta chez un coiffeur à l’excellente réputation. Le rafraîchissement s’avérait nécessaire. La psychologie humaine était finalement assez simple : ressemblez à ce que vous convoitez, et vous l’obtiendrez (issu des quatre accords pas très toltèques). Le voyageur ne se sentait plus comme un gamin de vingt ans ou un adulte de quarante-sept ans en perdition ; au contraire, une vague de confiance et de prestance émanait désormais de lui.

20h00 : Le Plaza

Le Plaza est un endroit sublime, magnifié par la cuisine d’un chef exceptionnel, Alain Ducasse. Matthieu fait son possible pour se sentir bien, détaché, suffisamment costaud mentalement pour tout encaisser… mais il déchante rapidement. Au-delà du choc temporel, il n’est pas à sa place : trop de faste, de luxe, d’insouciance. Il appartient désormais à un autre monde, une autre caste, où cette profusion de richesse, cette cascade de joaillerie, hommes rubiconds, ventripotents aux épouses décoratives, sourires carnassiers et cigares barreaux de chaise, lui donne l’impression d’être comme un furoncle purulent au milieu du visage.

Pourtant, sa belle-mère, qui d’ordinaire est prompte à la critique, l’observe de loin sans manifester de mépris ou de dégoût. Il s’efforce de rester digne et droit, se remémore son bac, « fêté » au même endroit (c’est un miracle ! Tu as triché ? On le donne à tout le monde aujourd’hui, etc.), mais la magie avait opéré en lui malgré les brimades et les sarcasmes.

Le maître d’hôtel l’accompagne à une table bien située, trop bien pour Matthieu, qui sait par expérience qu’elle peut se transformer en une zone de guerre dont les autres clients deviendront témoins et victimes collatérales. Il ralentit le pas : son père, Charles, préside l’assemblée, occupe l’espace, parade auprès de sa petite cour. Le dérèglement temporel intérieur de Matthieu est à son comble. Il ne l’a pas vu aussi vivant depuis dix-neuf ans. Plus précisément, le 04.03.2005 selon l’acte de décès. Une infection pulmonaire. Pas très distingué. Son cœur se serre. Il craint de se laisser submerger par l’émotion et la morale. Doit-il le prévenir de l’issue à venir, influer sur son destin ? Au prix de quelles conséquences ? Mais ce n’est ni le lieu, ni l’instant pour ce type de réflexions.

Le voyageur s’assied à côté de Baptiste, son frère aîné avec qui il ne partage rien. Des étrangers au même nom de famille. Malingre, visage inexpressif, haute opinion de lui-même, veule et radin, revendiqué de gauche pour mieux exprimer ses idées d’extrême droite, il travaille à l’étude notariale avec le patriarche, qui l’idolâtre. Catholique pratiquant, il a rencontré son épouse aux JMJ (Journées mondiales de la jeunesse). Anne – Valérie, à la droite de son eunuque de mari, toujours dans le sacerdoce, prête à repeupler la France de petits gaulois bien purs et bien sclérosés du bulbe, (moins de quatre enfants serait un échec pour elle). Ils en ont déjà trois, aussi cons et insipides que leurs parents.

La dernière personne attablée, et non des moindres, est la reine mère Agnès, perverse, narcissique, hystérique et bipolaire. Matthieu les examine du regard, l’un après l’autre, en train de jouer leur petite comédie des faux semblants, sans s’imaginer qu’il sait tout d’eux. Plus de secrets, de zones d’ombre, de non-dits ou d’interprétations. Il a déjà tout vécu, tout entendu, tout…

Matthieu se passe rapidement les mains sur le visage pour ne plus y penser, toujours étonné par ce simple contact si juvénile. Réfléchir utilement. Sa seule ambition est d’avoir les coudées franches pour réaliser ses projets, et si au passage il peut balancer deux, trois ogives, ce serait un bonus non négligeable. Son père ouvre les hostilités :
— Ahhh enfin ! C’est vrai que depuis la banlieue, il est compliqué de venir jusqu’ici. Tu as pris ton passeport ?
Les autres rient de ce bon mot. On commence par un mépris de classe. Pas mal. Il enchaîne :
— Matthieu, tu es très élégant ce soir, ça change. T’es devenu pédé ?

Serrer les dents. Ne rien dire. Faire le vide. Agnès sent que c’est le bon moment pour planter une nouvelle banderille. Les oh faussement outrés et les rires de hyène s’entremêlent. D’autres « taquineries » fusent, mais Matthieu n’écoute plus, concentré, focus. Il sait ce qu’il doit faire pour gagner le respect.

Sa voix est parfaitement calme, assurée :
— Ça se passe bien à l’étude ?

Charles et Baptiste arrêtent de rire, attendant de savoir où il veut en venir avec cette question d’apparence anodine. Le voyageur esquisse un sourire narquois, se redresse, fixe un point juste au-dessus du sourcil droit de son père, et lui adresse un regard de duelliste. Il ne dit rien, mais pense très fort à la dilapidation de la fortune familiale, aux pots-de-vin, cavalerie, utilisation frauduleuse de fonds sous séquestre, abus de biens sociaux, notes de frais pour des prostituées, redressement fiscal, condamnation, problème de santé, enfant illégitime (oui, oui, meilleure blague de 2001 !), procès en paternité, re-problème de santé. Mort.

Matthieu ne cligne pas des yeux une seule fois. Le temps semble suspendu, même si en réalité leur confrontation ne dure que quelques secondes. Charles cède le premier. Vaincu. Aussi fair-play que Walder Frey le jour des « Noces Pourpres » dans Game of Thrones, il salue le voyageur en levant sa coupe de Dom Pérignon rosé, qu’il déguste amèrement. Le patriarche enrage. Depuis quand ce petit con ose lui tenir tête ? Quelque chose ne lui plaît pas, en particulier depuis cet appel en début d’après-midi. Une offre qu’il n’a pas pu refuser.

Flashback : L’appel mystérieux

— Maître Dumas ? Ariane Morin, présidente directrice générale de Chronowatch. Nous sommes leader dans le domaine du renseignement et de la Human Data. Serait-il possible de m’accorder un peu de votre temps ?
Charles prend sa voix de miel :
— Madame Morin, mais bien sûr, je suis à votre entière disposition.

Il congédie d’un geste de la cuisse Vanessa, sa secrétaire dévouée de 28 ans, qui devrait remettre à plus tard la besogne qu’elle était en train de prodiguer à son tyran de patron.
— Parfait. J’ai besoin de vous pour une tâche particulière.
Charles avait l’habitude des opérations à l’extrême limite de la légalité. Il en était même le spécialiste.
— Je ne vais pas y aller par quatre chemins. Votre fils fait l’objet d’une surveillance rapprochée. Nous avons besoin d’un point de contact.

Le notaire, complètement affolé, rattrapa in extremis le combiné qui glissait de sa main moite.
— Comment ça, mon fils ? Mon Baptiste ? Mais il est à côté. Pourquoi ? Ça n’a aucun sens. Dites-moi ce qu’il a fait, j’en réponds personnellement !

Sa voix était pleine de sanglots refoulés. Ariane s’agaçait :
— Non, votre autre fils. Matthieu.

Interloqué, Charles ne répondit pas tout de suite. Rassuré, il était maintenant sur le point d’éclater de rire.
— C’est un canular ? Vous me parlez du demeuré qui passe son temps en boîte de nuit et qui vit comme un rat dans un clapier de merde ? J’ai rien à voir dans son éducation. Il a été élevé par sa connasse de mère après notre divorce, il y a plus de 15 ans. Je le vois le moins possible. Ce soir, c’est exceptionnel, faut bien que je donne le change de temps en temps, et en plus, je le passe en note de frais.

Ariane ressentait une aversion croissante pour cet homme odieux et grossier, mais elle avait besoin de lui. Matthieu était une précieuse ressource, en dépit de ce que disait Dumas père.
— Monsieur Dumas, je ne vais pas abuser de votre temps, aussi précieux que le mien, dit-elle avec une pointe d’ironie. Que vous le vouliez ou non, Matthieu est susceptible de détenir des informations cruciales pour notre entreprise…
— Mais Madame Morin, je…
— Ne m’interrompez pas ! C’est simple : en fonction des informations que vous allez nous fournir et du respect scrupuleux de nos instructions, nous vous garantissons que l’administration fiscale renoncera à l’ensemble de vos arriérés et, en fonction de vos résultats, vous aurez une prime à six chiffres. Nous sommes généreux chez Chronowatch. En revanche, si vous ne respectez pas votre engagement…

— Vous n’avez pas besoin de me menacer. Votre proposition me satisfait pleinement.

Ariane Morin relâcha la pression.
— Dans ce cas, c’est entendu. Un coursier vous fera livrer les consignes.

Charles raccrocha, satisfait. Il avait encore du mal à imaginer que son connard de fils ait une quelconque valeur. Pour la surveillance, il trouverait bien un moyen. En attendant, il appuya sur l’interphone du bureau.
— Vanessa, merci de venir immédiatement terminer le dossier sur lequel vous étiez tout à l’heure.

La chance sourit aux plus entreprenants, se dit-il tout en reculant son fauteuil à roulettes.

La marâtre vide méthodiquement son quatrième ou cinquième verre et commence à être sous l’effet de l’alcool. Matthieu regarde sa montre : c’est le moment de disparaître. Dans moins de dix minutes, d’après ses calculs et souvenirs, les hostilités seront ouvertes et il n’a aucune intention de rester dans la ligne de mire.

Il termine en toute hâte son homard, fabuleux au demeurant, se lève d’un coup.
— Désolé, mais je suis attendu. Je vous souhaite une belle fin de soirée et à bientôt !

Il part si précipitamment qu’aucun des convives n’a le temps de s’en offusquer. Son père, la bouche pleine d’agneau de lait, ne peut que le suivre du regard. Il se saisit fébrilement de son téléphone portable.
— Charles, qu’est-ce que tu fais ?

Agnès est à deux doigts de la crise de nerfs. Il pianote sur le clavier : « Cible en mouvement. Comportement inhabituel. Pas plus d’infos. » Il patiente quelques secondes pour s’assurer que le message a bien été réceptionné par sa destinataire. « Ok ». Il referme le clapet. Fier de lui, comme s’il venait de sauver le monde de la famine. Le notaire a fait sa part du boulot. Ariane Morin peut passer à la caisse. Il est d’autant plus soulagé qu’elle a décidé de se charger elle-même de l’observation de son abruti de gosse, dont, après réflexion, il n’est même pas sûr d’être le père.
— Non mais tu te fous vraiment de moi ! Je t’ai posé une question.

Charles foudroie son épouse du regard.
— Ferme-la.

Baptiste et Anne – Valérie se préparent pour l’orage. Qui, étonnamment, n’arrive pas. Au lieu de cela, Charles commande une bouteille de Petrus 82.

Chapitre 22 – Changes (2pac)

Chapitre 22 – Changes (2pac)

“Nous n’héritons pas de la terre de nos ancêtres, nous l’empruntons à nos enfants.” — Proverbe Amérindien

Béatrice remplit les assiettes à ras bord, tandis qu’en fond, la télé s’apprête à diffuser le programme du soir. D’ordinaire, rien ne comble plus de joie Alejandro que de partager ces moments en famille. Sa femme, son fils, et Romy, qui s’intègre parfaitement à leur dynamique. Le bonheur, pense-t-il, ne se fonde pas sur des apparats ou des artifices. Il requiert une pleine conscience, accepter de se détourner de la facilité, ne pas se plaindre, serrer les dents si nécessaire, et réaliser la chance qu’on a de manger à sa faim, entouré de ceux qu’on aime.

Mais ce soir, une pensée lourde le préoccupe. Alejandro ne parle pas ou peu, mais dans le secret de son cœur, il sait que quelque chose cloche. Il est maintenant certain que Julien est un voyageur. La preuve est là, sous ses yeux. La question n’est plus de savoir si, mais quand il en parlera à Sundial. L’information doit être partagée rapidement, avant que les chrono-traîtres ne se manifestent. Il n’a plus le choix : demain, dès la première heure, il alertera Sundial.

Pendant ce temps, Romy essaye discrètement de poser la main sur la jambe de Julien sous la table, mais celui-ci se débat, légèrement gêné. À vingt ans ou à quarante-sept, c’est pareil : il aime Romy, il adore ses parents, mais il ne transige pas avec l’inconvenance, surtout en présence de sa famille. De plus, il est en train de lutter pour finir son assiette. Elle est délicieuse, mais il sait que s’il ne la termine pas, sa mère s’inquiétera pour lui.

Romy, soudain, lâche la bombe :
— Julien m’emmène à San Sebastian le week-end prochain.

Béatrice, surprise, lève les yeux : — Ah bon ? C’est bien ça, mais vous n’êtes pas trop jeunes pour partir tous les deux ? Et les études ?

Alejandro sourit, amusé mais calculateur. Derrière son sourire se cache une inquiétude plus grande que celle que pourrait susciter un simple voyage. — Bea, ils sont grands maintenant. C’est bien de partir. C’est en découvrant le monde qu’on sait ensuite ce qui est important pour nous, ce qui nous tient à cœur. Mais, Romy, il faut que tu surveilles mon fils, je le connais celui-là !

Il éclate de rire, suivi par Béatrice et Romy. Mais derrière ce moment léger, l’estomac d’Alejandro se contracte. Devrait-il l’empêcher de partir ? Peut-être que San Sebastian est une simple escapade, ou peut-être est-ce lié à quelque chose de plus vaste. Le voyage pourrait-il éveiller l’attention des chrono-traîtres ?

Julien, qui n’a rien à se reprocher hormis son voyage temporel — qui n’est pas de son fait —, se demande où son père veut en venir. Espère-t-il discrètement lui rappeler la question de l’héritage familial, ou lui mettre la pression pour prolonger la lignée ?

— Il y a les études, papa, et puis on va là-bas pour se promener, juste changer d’air, c’est tout.

Alejandro secoue la tête en souriant, mais son esprit reste focalisé sur autre chose : — Je vous connais, vous les jeunes ! Au fait, madame Letourneur, la voisine, m’a dit que Romy avait été très forte au bowling. C’est fou ça ! Qu’est-ce qu’il s’est passé ?

Julien se renfrogne légèrement, tandis que Romy minaude, fière d’elle : — Oh, rien de spécial. On m’a lancé un défi, alors j’ai fait de mon mieux. D’ailleurs, Béatrice, votre paella est un délice ! Vous me donnerez la recette ?

— La prochaine fois, c’est toi qui la feras, Romy !

Julien, soudain distrait par une idée, lève la tête : — On a encore un Minitel ici ?

Béatrice réfléchit un instant, amusée par cette demande inattendue : — Oui, je crois, mais on ne s’en sert jamais. Pourquoi ?

— Un ami qui est à Paris… et je crois qu’il a besoin de moi.

À ces mots, Alejandro devient plus attentif, son regard se faisant plus intense, presque perçant. Un ami à Paris ? Cela éveille des soupçons en lui. Il connaît bien Julien, et un « ami » à Paris n’est pas une histoire anodine.

— Fils, l’amitié est la chose la plus sérieuse du monde. On n’arrive à rien dans la vie en étant seul, et on ne peut pas se regarder dans une glace si on a failli à son devoir. Surtout si ton ami est… décalé… Pourquoi penses-tu qu’il a besoin de toi ?

Romy, qui n’a jamais entendu parler d’un ami parisien de Julien, retire lentement sa main de sa jambe, attendant une explication plus convaincante.

— C’est difficile à expliquer clairement. On s’est vus à Bordeaux, tu te souviens Romy, pendant la soirée d’Alex…

Julien joue la carte de la prudence. Alex organise au moins une soirée par mois, et avec tout le monde qui s’y trouve, personne ne se souviendra des détails. Romy, légèrement perplexe, finit par acquiescer : — Ah oui, je vois.

— Peut-être que c’est rien, continue Julien, mais au moins, je veux prendre des nouvelles.

Alejandro, fidèle à ses principes mais aussi en alerte à cause de ce qu’il sait de Sundial, réagit immédiatement : — Si c’est important pour toi, et si tu penses que cet ami pourrait avoir besoin d’aide, alors on doit le retrouver. Tu as quelques informations utiles ?

Julien lève les yeux au ciel. Comment expliquer que son ami était avec lui… en 2024 ? Il cherche une échappatoire : — Je connais son nom de famille, et à peu près l’endroit où il habite.

— C’est déjà un bon début !

Alejandro continue de s’inquiéter, sentant que la situation pourrait rapidement lui échapper. Béatrice, quant à elle, suit le mouvement, confiante dans les décisions de son mari. Romy, en revanche, est de plus en plus perplexe. Julien n’est pas du genre à avoir des impulsions de ce genre. Il est toujours calme, posé. Alors pourquoi, tout d’un coup, veut-il retrouver un « ami » qu’elle n’a jamais entendu mentionner auparavant ?

Les doutes de Romy ne s’arrêtent pas là. Depuis quelques jours, Julien est différent. Elle le sent plus présent, plus intense. Quand il la serre dans ses bras, c’est avec une force nouvelle, comme si chaque instant avec elle était précieux. Il la regarde d’une manière qu’elle ne reconnaît pas. Ce n’est ni dérangeant ni étrange, mais cela l’inquiète un peu. Et maintenant, il parle de ce mystérieux ami à Paris, tout en l’emmenant à San Sebastian, seuls, sans leurs copains… Ce qui, en soi, est plutôt surprenant. Jamais ils n’ont voyagé en couple, toujours avec leur bande.

Ils allument finalement la télé pour regarder Un jour sans fin. Béatrice apporte du pop-corn, Alejandro s’installe confortablement dans son fauteuil, tandis que Romy et Julien s’assoient sur le canapé. Béatrice, elle, reste entre le salon et la cuisine, s’occupant des derniers détails. Malgré tous ses efforts pour apprécier le film, Julien a du mal à se concentrer. Il a toujours aimé Un jour sans fin, mais le regarder sur cet écran minuscule, avec un son approximatif, lui rappelle à quel point il est loin de sa vie moderne, de son confort en 2024. Un jour sans fin, vraiment ? Et pourquoi pas Retour vers le futur tant qu’on y est…

La soirée se termine tranquillement. Ils prennent congé les uns des autres. Julien s’endort dans les bras de Romy, mais son sommeil est agité. Il se réveille plusieurs fois, en proie à une inquiétude sourde. Quelque chose ne va pas. C’est grave. Très grave.

Chapitre 23 – Spaceman – Babylon Zoo

Chapitre 22 – Changes (2pac)

« Qu’importe le temps, Qu’emporte le vent, Mieux vaut ton absence, Que ton indifférence » Serge Gainsbourg

Sans un regard pour la file des noctambules massée devant la porte d’entrée, Matthieu s’infiltre derrière le cordon rouge, gravit les quelques marches qui le séparent du saint des saints de la nuit, fait la bise au physio qui le complimente sur son costume, serre la main des videurs et pénètre nonchalamment dans le club. Instinct et réflexe. De retour dans son monde. Comme un junkie après sa dose, il se promet que l’incartade ne durera que le temps de la soirée. Ne pas succomber aux illusions de la fête, danse maudite avec le diable, ailes noyées dans la vodka et le gin.

Ses chaussures noires se fondent dans l’obscurité. Il se glisse dans le couloir parmi les âmes égarées. Encore une porte à franchir pour accéder à l’espace VIP. Sensation de vertige. Il se demande comment son « moi » de vingt ans a résisté à cette pression.

Regards hostiles. Dédain. Mépris. Pourtant, on vient tout de même à sa rencontre, cherchant à s’afficher à ses côtés. Roi de la nuit artificielle, Matthieu réalise qu’à cette époque, tout ce qui ne le tuait pas le rendait plus fort ou plus indifférent. Ce n’est que quelques années plus tard, lorsqu’il avait reçu le coup de grâce, que son armure s’était fissurée, martelée sans relâche par les espoirs déçus, les promesses non tenues, les mensonges et les trahisons.

Blessé au plus profond de son âme et dans sa chair, il avait rendu les armes et tiré un trait sur la vie passée. Il respire un grand coup, se fraye un chemin jusqu’à la rambarde qui surplombe la piste de danse, ne réagit pas aux voix qui l’interpellent, ce qui le rend bien évidemment encore plus mystérieux. Inaccessible. Les décibels sont poussés à leur paroxysme, mélange sulfureux d’infrabasses, de lumières, de parfums et de fumée.

Stroboscopes braqués sur l’octogone central. Piste de danse pour jeunesse dorée. Remix de « Meet Her at the Love Parade » de Da Hool. Efficace. Ça sent la légère offensive contre le Queen en haut des Champs-Élysées, tout en restant mainstream, et en même temps plus pointu que l’Arc ou le Duplex, ses concurrents directs. Matthieu ne sort plus depuis bien longtemps, mais le jeu de la nuit est intemporel et immuable.

Le voyageur se concentre sur son objectif. Victoria qui danse (maladroitement mais avec l’excuse de sa beauté), en slow motion, fait virevolter sa mini-jupe, révélant ses jambes fuselées. Ses mèches blondes s’échappent pour caresser son visage, tandis que ses petits seins s’agitent au diapason de ses mains fines qui forment des arabesques. Lèvres gorgées de sang entrouvertes. Yeux fermés. Matthieu contemple, fasciné.

Le DJ fait le job. Le passage au morceau suivant, « Around the World » des Daft Punk, est impeccable, calé à la microseconde. Tout invite à poursuivre ce rite païen, et pourtant, elle s’arrête net. Tout son être, subitement baigné dans la lumière, s’éclaire. Matthieu n’a pas le temps de descendre l’escalier en colimaçon qu’elle l’agrippe par les pans de sa veste, l’embrasse sans retenue, s’arrime à lui, le rapproche au plus près d’elle. Sa bouche caresse son oreille de mots simples et doux.

— Tu m’as manqué, souffle-t-elle.

— Toi aussi.

— Je peux rester dans tes bras ?

— Aussi longtemps que tu veux.

— Tu m’as vu danser ?

— Oui.

— J’étais comment ?

— Bouleversante.

— Tu sais à qui je pensais ?

— À nous.

— Comment tu le sais ?

— Parce que je dansais avec toi.

— Pourtant tu étais loin.

— Ça n’arrivera plus.

— On se dira « je t’aime » tout à l’heure. Pour l’instant, j’ai juste envie de profiter de toi.

Ils rient en se dirigeant vers le bar, main dans la main.

— Merci pour la surprise, murmure-t-elle en le regardant. Le costume, ta coupe de cheveux… Toutes mes copines sont jalouses. T’es trop beau.

Elle l’embrasse dans le cou, tandis qu’il commande :

— Deux gin tonics, s’il te plaît.

Il s’apprête à sortir sa carte, avant de se rappeler qu’il ne connaît toujours pas son code. Mais le serveur le rassure :

— C’est offert par la maison, Matthieu.

— Alors, comment s’est passé ton dîner ? demande Victoria en caressant son visage.

— Ça a failli être atroce, mais je suis parti avant la fin.

Prince résonne à travers les enceintes, « Cream ». Il l’entraîne dans une danse sensuelle, pas du tout 97, qui fait rougir Victoria malgré l’éclairage tamisé. La musique a toujours eu cet effet sur lui. Sans elle, qui sait où il serait.

Tapi dans la pénombre, un jeune homme les observe. Grand, carrure d’athlète, cheveux longs, bruns, chemise Ralph Lauren. Gravure de mode. Il se rapproche, ce qui exaspère Matthieu.

— Salut, vous passez une bonne soirée ? lance-t-il.

Victoria lui glisse un mot à l’oreille et s’éloigne avec grâce.

— Matthieu, c’est ça ? Est-ce que je peux te parler un instant ?

La logique voudrait que le voyageur fort de son expérience ne rentre pas dans son jeu, mais il n’a pas envie de se défiler.

— Si c’est au sujet de Victoria, on va être clair. C’est elle qui choisit avec qui elle veut être. Tant que c’est moi, tu fais le moindre geste déplacé, je te casse les dents.

— Ah non, pas du tout. Ce n’est pas elle qui m’intéresse, en plus je la connais très bien, crois-moi ! répond l’inconnu avec un sourire.

Manquait plus que ça…

Matthieu essaie tant bien que mal d’assimiler l’information. Il piétine sur place, trouve ça hyper malaisant, et se risque à une explication, la plus diplomate possible.

— Tu t’intéresses à moi ? Alors en fait, je sais pas trop ce que ça veut dire. Franchement, je suis un fervent défenseur de la cause LGBTQ++, mais je joue dans une seule équipe. Tu vois, Brokeback Mountain, ça me touche, mais je suis pas du tout prêt à transposer ce genre de trucs dans le réel, surtout pas en 97… Bref, il y a d’autres personnes beaucoup plus open, tu vas trouver ton bonheur !

Matthieu réprime un léger fou rire en se rappelant qu’Omer, dans quelques semaines, fera un pas de côté avec un jeune éphèbe de retour de la Fashion Week. Il eut beau se justifier en expliquant qu’un mannequin, ce n’était pas pareil, il n’avait jamais réussi à convaincre personne.

— En tout cas, c’est super flatteur. Merci, mec.

Matthieu est sur le point de tourner les talons pour rejoindre Victoria sur la piste de danse, quand un petit groupe de bourgeois l’interpelle. Des invitations à une soirée ultra select qu’il devait leur fournir. Il hausse les épaules et les invite à aller se faire foutre. L’inconnu le rattrape in extremis.

— On sait que tu viens du futur, dit-il, visiblement agacé.

Matthieu écarquille les yeux. Pas de panique, juste de la stupéfaction. Il éclate de rire.

— T’es peut-être pas gay, ce dont je doute encore, mais t’as pris des cachetons ou une autre substance. C’est complètement délirant !

Intérieurement, un ras-de-marée de questions l’assaillent. Mais son intuition lui commande une chose : se taire. Victoria danse, insouciante, sans un regard pour lui. GalaFreed From Desire – résonne autour d’eux. « Want more and more, people just want more and more… »

L’inconnu reprend, le ton plus sérieux :

— Je ne peux pas t’expliquer en détail ici. Mais tu portes une sorte de trace. Victoria et ton père nous ont confirmé que…

Il n’a pas le temps de finir sa phrase. Voile blanc. Matthieu le plaque contre une colonne de marbre, lui empoigne la gorge. Explosion de confettis et de clameur alors que le fameux « Na-na-na-na-na, na-na » retentit. Matthieu serre un peu plus fort.

— Écoute-moi bien, fils de pute. J’ai rien à te dire. La seule trace que tu vas garder, c’est celle de mon poing dans ta gueule.

Victoria, surgissant de nulle part, s’interpose entre eux, repoussant Matthieu, qui relâche l’inconnu. Ce dernier, plié en deux, respire difficilement, une toux rauque s’échappant de sa trachée meurtrie.

— Tout va bien, messieurs ? demande Malcom, le videur, amusé de voir une bagarre entre bourgeois. Le jeune homme lève le pouce. Le videur glisse à Matthieu :

— La prochaine fois, fais ça dehors, ou alors tu me le laisses.

Il repart faire son tour de surveillance. Victoria ne décolère pas, hurlant par-dessus la musique.

— Non mais ça va pas ? T’es complètement taré ! Pourquoi tu t’en prends à Lionel ?

— Comment ça, Lionel t’as prévenue ? Mais de quoi tu parles ? rétorque Matthieu, perdu.

— Lionel travaille pour mes parents. Ils ont besoin de toi. Je n’en sais pas plus. On m’a demandé de me rapprocher de toi.

Victoria n’a plus rien de la jeune femme douce de tout à l’heure. Sa voix est froide, tranchante. Matthieu, blessé et en colère, sent la réalité se fissurer autour de lui.

— Alors tout ça, c’était un mensonge ? Tu m’as utilisé pour tes parents et leur business ?

— Ce n’était pas un mensonge. Je t’aime bien, mais j’avais des instructions. Lionel m’a dit que tu comprendrais.

Matthieu serre les poings, essayant de contenir sa rage.

— Ce que je représente ? Tu veux vraiment que je te suive, toi et ton acolyte, pour une explication délirante ? Vous êtes complètement tarés.

Victoria soupire.

— Matthieu, Lionel est un Chrono-Libérateur. Ils ont découvert ton voyage. Et maintenant, tu es en danger si tu ne coopères pas.

Matthieu secoue la tête.

— Tu avais ta chance, Victoria. Maintenant, c’est fini.

Il s’éloigne, les mots de Victoria résonnant dans sa tête. Il fait volte-face.

— Tu as raison, je viens du futur. Tes parents vont finir ruinés. Méfie-toi des implants, passer la moitié de sa vie défigurée, ce n’est pas top.

Il éclate d’un rire sardonique. Lionel se redresse, s’approchant de Victoria, qui semble dévastée.

Matthieu sort du club, ses pensées tourbillonnant à un rythme effréné. Il hèle un taxi, sifflotant une chanson, énième anachronisme : « Les singes viennent de sortir du zoo, Ton cadavre derrière quelques plots, Le sang est plus épais que l’eau, Armés comme à l’époque du Clos, Les singes viennent de sortir du zoo, 2-7-Z-E-R-O, Back to the future… »

Chapitre 24 – Roads (Portishead)

double vingt chap 24

« La vie est un voyage à faire à pied. » — Jules Renard

La route s’étire devant eux, une bande d’asphalte luisante sous le soleil de début d’après-midi, serpentant à travers les collines verdoyantes du pays basque.

— Tu viens de faire toute la route sans regarder la carte, dit Romy avec une pointe d’admiration dans la voix.

Julien sourit, un peu gêné. Il aurait été bien en peine de lui expliquer qu’il part au moins deux fois par an au pays basque depuis ses trente ans.

— Oui, je l’ai bien étudiée avant de partir.

Romy, dans une fine robe blanche à fleurs, recule son siège pour allonger ses jambes. Parfois, sa main sort par la fenêtre pour caresser le vent. Il fait beau. Le soleil se reflète sur ses lunettes noires. Julien semble aller mieux, même si son réveil en sursaut ce matin l’a profondément troublée. Il avait eu l’air d’un possédé, comme dans ces films d’horreur qu’elle n’aime pas, non pas par peur, mais parce qu’ils la mettent mal à l’aise. Pourtant, elle ne laisse rien paraître. Elle fredonne « Hotel California », reconnaissant l’air à travers la radio qui grésille par moments. Elle passe une main dans les cheveux de Julien, appréciant son calme et son assurance. Que pourrait-elle demander de mieux ?

Il conduit vite mais prudemment, avec une aisance qui la rassure. Les petites choses qu’elle avait remarquées, des changements imperceptibles dans son attitude, ne la gênent plus. Ils ont revu leur bande de copains sans heurts. Loïc était même plus gentil que d’habitude, et les autres toujours aussi détendus. Ils avaient été un peu déçus de ne pas être conviés à ce road trip basque, mais Julien avait répondu calmement qu’il voulait être seul avec elle, rien de plus.

Seule avec lui. Unique, privilégiée, amoureuse. Que demander de mieux ?

Les paysages défilent, et Romy sent une connexion avec la nature. Elle n’est pas religieuse, bien qu’elle ait été baptisée, mais quelque chose, ici, lui parle. Comme une communion silencieuse avec ces collines qui s’étendent à perte de vue. Julien est une énigme, mais une énigme paisible. Il dégage une sérénité qu’elle admire, une force tranquille qui apaise ses propres tourments. Pourtant, une ombre persiste dans son esprit : cette histoire avec son « ami » à Paris. Julien n’a jamais mentionné cet ami avant, et Romy n’arrive pas à s’en débarrasser. Il y a un non-dit qui plane entre eux, mais chaque fois qu’elle essaye d’en parler, il réussit à la distraire, avec un sourire ou un geste doux. Ça l’intrigue plus qu’elle ne l’admet.

Julien finit par s’arrêter devant un petit hôtel charmant, niché au cœur du paysage basque. L’endroit est parfait, ni trop luxueux ni trop simple, juste assez intime pour eux deux. La chambre est un nid d’amour, avec ses rideaux de lin blanc et la lumière douce qui traverse les fenêtres ouvertes. Ils s’installent doucement, leurs corps et leurs gestes en harmonie, sans mots, sans précipitation.

Les heures passent comme un rêve. Ils se retrouvent, se redécouvrent, dans cette bulle de tranquillité où plus rien d’autre ne compte. Ils se disent tout, ou plutôt, ils se comprennent sans parler. Julien sent Romy se blottir contre lui, et il la garde contre son cœur, profitant de chaque seconde. Ils ne cherchent pas à combler les silences ; ils les savourent. La ville, le monde, tout semble loin, presque irréel.

Après cet instant suspendu, ils sortent pour une balade. Julien l’emmène au petit parc d’attractions Monte Igueldo, perché sur une colline avec une vue imprenable sur la mer. Ils mangent des glaces. Romy, habituellement adepte de la vanille et du chocolat, se surprend à commander cassis et fraise, pour finalement échanger ses parfums avec Julien. Ce genre de petits gestes les lie encore plus.

La nuit tombe, mais Julien commence à montrer des signes de trouble. Romy l’observe, inquiète, tandis qu’il se tourne et se retourne dans le lit. Sa respiration devient irrégulière, et il parle en dormant.

— Non… pas ça… pas maintenant…

Elle voudrait le secouer, le ramener à la réalité, mais elle hésite, craignant de faire pire. On dit qu’il ne faut jamais réveiller un somnambule, alors elle pose simplement une main sur son épaule pour tenter de l’apaiser. Mais Julien se redresse d’un coup, le regard perdu, les traits tendus.

— On doit partir à Paris, dit-il brusquement.

Romy se redresse à son tour, encore à moitié endormie.

— Quoi ? Pourquoi ?

— Il faut qu’on soit avec lui.

— Mais de quoi tu parles ? Qui ?

Julien descend du lit, les yeux encore lourds de sommeil. Il semble ailleurs, comme si quelque chose de plus grand le hantait.

— J’ai juste besoin de ta confiance, Romy.

Elle reste figée, déconcertée par son ton, par l’urgence dans ses mots.

— Julien, tu me fais peur… Qu’est-ce que tu racontes ? Il est trois heures du matin. Calme-toi, s’il te plaît.

Julien s’assied au bord du lit, ses mains tremblantes. Il lutte pour retrouver ses esprits, mais les bribes de son cauchemar lui reviennent en vagues désordonnées. Il sait qu’il doit lui expliquer, mais comment dire l’indicible ?

— Écoute, je… je ne peux pas tout t’expliquer maintenant, Romy. C’est… compliqué. J’ai ressenti quelque chose, comme si un ami avait besoin de moi. C’est bizarre, mais je sais que c’est important.

Elle le fixe, partagée entre la confusion et la peur. Un silence pesant s’installe. Julien se lève, vacillant légèrement, puis se dirige vers la petite table où sont posées deux tasses de café froid.

— Je sais que ça n’a pas de sens. Mais je t’en prie, fais-moi confiance. On doit aller à Paris.

Romy l’observe un instant. Une part d’elle veut comprendre, mais elle sent que cette explication est loin de la rassurer. Pourtant, elle finit par hocher la tête. Parce qu’au fond, malgré tout, elle lui fait confiance.

— D’accord, Julien, murmure-t-elle. On ira à Paris.

Julien la regarde, soulagé, mais une ombre plane toujours au-dessus de lui. Il ne sait pas exactement ce qu’il cherche à Paris, mais il sait qu’il ne peut pas l’ignorer. Pas cette fois.

Chapitre 25 – Ordinary World (Duran – Duran)

double vingt - Chapitre 25

« On est vraiment con quand on a vingt ans. » – Arthur Rimbaud

3h40. Enfin chez lui. Seul. Impossible de dormir. Premier constat : il est toujours en 1997. Deuxième constat : son retour dans le passé avait bien commencé, puis tout était parti en vrille, comme toujours. Mais cette fois, il n’y est pour rien. Enfin, pas vraiment.

En retrouvant son corps de vingt ans, Matthieu avait naïvement cru pouvoir se fondre dans le décor, oublier qu’il venait du futur. Il n’avait pas anticipé qu’il serait un atout aussi précieux. Sa valeur dépasse celle de Mbappé, Messi et Bolloré combinés. Un seul mot sur le 11 septembre et tout pourrait être chamboulé. Il ne veut que deux choses : gagner de l’argent et se faire une place au soleil. Mais apparemment, d’autres ont des projets pour lui. Des projets bien plus sombres.

De qui se méfier ? En qui avoir confiance ?

Matthieu allume la N64. Jouer lui permet de se calmer et de réfléchir. Petite satisfaction : GoldenEye 007 n’a pas usurpé sa réputation de jeu mythique, même après vingt-cinq ans d’évolution. Le contact de la manette dans ses mains lui offre une brève évasion, une plongée nostalgique dans un passé plus simple. Mais à peine a-t-il commencé à jouer qu’une douleur fulgurante le traverse. Une migraine éclatante. Il porte la main à son front, les yeux plissés sous la souffrance. Il sait que ce n’est pas une simple céphalée. C’est le prix à payer pour défier le temps, pour plonger dans des temporalités contradictoires. Son corps de vingt ans lutte contre l’esprit plus âgé qui l’habite.

Il coupe le jeu et se laisse tomber sur le canapé. Son regard erre sur son appartement, encore marqué par l’empreinte de cette époque. Le juke-box Sony 200 CD opère en mode aléatoire avant de s’arrêter sur l’album Wish You Were Here de Pink Floyd. La musique est basse, mais ça lui suffit. Les paroles résonnent en lui, éveillant un sentiment profond. Une rage brûlante de réussir cette nouvelle vie, d’effacer des années de frustration et d’échecs. Pour lui, les théories sur les continuum temporels, l’espace-temps… ce sont des conneries de geeks. Il n’y croit pas. Pourtant, il ne peut s’empêcher de penser aux quelques confidences échappées avec Victoria. Des propos imprudents.

« Imagine que tu fasses un bond dans le temps et que d’un coup tu te retrouves dans le futur, à un âge avancé. Tu ferais quoi ? »

« Je ne comprends pas ta question », avait-elle répondu, mi-amusée, mi-intriguée.

« Ou à l’inverse, si tu revenais de 2024 jusqu’à maintenant ? »

Elle avait souri, sans vraiment saisir le fond de son interrogation. Ou peut-être que si. « Ça changerait quoi pour toi ? », avait-il insisté.

« Ça dépend. Je suppose que cela susciterait des convoitises », avait-elle répondu avec un demi-sourire.

À l’époque, il avait trouvé ça mignon, naïf même. Mais avec le recul, il se rend compte que Victoria n’était peut-être pas aussi innocente qu’elle le laissait croire. On est vraiment con à vingt ans.

Ses pensées s’égarent sur ses finances. Un désastre. Ses dépenses récentes l’ont mis au bord du gouffre. S’il doit fuir, il aura besoin d’argent. Beaucoup d’argent. Faire chanter son père, se lancer dans des activités illégales comme le vol ou l’extorsion… L’idée de Lucia Gonçalves lui revient en tête. Le ticket gagnant du loto. Il se surprend à envisager sérieusement de basculer dans le crime, chose qu’il n’aurait jamais envisagée dans sa vie précédente. Mais ici, en 1997, tout semble permis. Ou tout du moins, nécessaire.

Pour se distraire, il attrape la télécommande du décodeur Canalsat et commence à zapper. Le monde de 1997, sans smartphones, est étrangement lent. Soudain, une chaîne d’information continue attire son attention. Des images chaotiques défilent à l’écran. Un hélicoptère filme des débris fumants, des montagnes enneigées, et un début d’incendie. L’absurdité du contraste entre la quiétude de son salon et l’intensité de la scène à l’écran le frappe de plein fouet. Le visage figé, il tente de comprendre.

Matthieu ajuste le son pour suivre le reportage. Puis l’annonce tombe comme un couperet.

« Le Boeing 747 FKW-450-616 en partance de Paris à destination de Lausanne s’est écrasé dans un massif montagneux, rendant l’accès aux sauveteurs extrêmement difficile. À son bord, 72 passagers ainsi que l’équipage. Selon les premières informations, il n’y aurait aucun survivant. L’attentat est revendiqué par un groupe jusqu’alors inconnu : les Chrono Libérateurs. »

La télécommande lui glisse des mains. Les mots résonnent dans l’air, irréels. Chrono Libérateurs. La panique monte, l’emprisonnant dans un étau. Ses jambes tremblent sous lui, et il tombe à genoux, les larmes dévalant ses joues sans qu’il ne puisse les retenir.

— Non… putain, non… c’est pas vrai…

Son esprit vacille entre la réalité et le cauchemar. Ces Chrono Libérateurs ? Il se souvient vaguement des menaces voilées de Lionel au club. Il savait que quelque chose clochait, mais pas à ce point. C’est plus grave que tout ce qu’il aurait pu imaginer. Une organisation prête à tout pour contrôler le temps, pour empêcher des gens comme lui de dévier des règles établies.

Il frappe doucement sa tête contre le mur, comme pour se réveiller d’un rêve délirant. Puis plus fort, encore plus fort, jusqu’à ce que la douleur devienne insupportable. Un coussin. Il enfouit son visage dedans, étouffant ses cris.

— Pourquoi moi ? Pourquoi maintenant ?

Son cerveau surchauffe, incapable de mettre de l’ordre dans tout ça. Tout lui échappe. Et pourtant, au fond de lui, une pensée émerge, une idée folle. Et si ce n’était pas réel ? Le timing de l’annonce, la précision presque surnaturelle des images, tout semble trop parfait. Trop net. Une mise en scène ? Une manipulation ?

Il se redresse lentement. Peut-être qu’il est surveillé. Peut-être que tout ça n’est qu’un test, une manière de le briser. Mais ils ne l’auront pas. Pas comme ça.

Matthieu se lève. La douleur physique et émotionnelle commence à se dissiper, remplacée par une clarté glaciale. S’ils veulent la guerre, ils l’auront. Il ne reculera pas. Peu importe les moyens.

Il s’avance vers la fenêtre, fixant les lumières de la ville qui s’étendent à perte de vue. La nuit est fraîche, mais elle est porteuse de nouvelles possibilités. Une phrase résonne dans sa tête, comme un mantra.

John Rambo. Ils veulent la guerre ? Ils l’auront.

Interlude

Véra a les larmes aux yeux, sa voix brisée par un sanglot à peine contenu.
— Je connais cette histoire, l’accident d’avion dont vous parlez, balbutie-t-elle, la voix tremblante, trahissant une douleur qu’elle peine à contenir.
— Je sais, répond le vieil homme, sa voix grave résonnant dans le silence lourd de la pièce.
— Comment pouvez-vous le savoir ? demande-t-elle, l’incrédulité teintant sa question d’un ton de défiance douce.
Le silence qui suit semble s’étendre, pesant, comme un voile invisible qui enveloppe la pièce, transformant l’espace en un lieu où les mots n’ont plus leur place. Un silence plus éloquent que n’importe quelle réponse.
— Vous comprenez d’autant mieux l’inquiétude de Matthieu, murmure-t-elle, plus pour elle-même que pour lui.
— Oui, acquiesce-t-il simplement, un soupir lourd de non-dits s’échappant de ses lèvres.

Le vieil homme se lève avec difficulté, s’appuyant sur le cadre de sa chaise pour trouver son équilibre. Le disque de vinyle glisse avec une précision rituelle sur le plateau du gramophone. Les premières notes du violon de Stéphane Grappelli se mêlent bientôt aux accords de guitare de David Gilmour, avant que la voix iconique de Roger Waters ne vienne compléter le trio.
So, so you think you can tell. Heaven from hell? Blue skies from pain? Can you tell a green field. From a cold steel rail? A smile from a veil? Do you think you can tell?

Les notes douces mais lourdes de sens de « Wish You Were Here » s’élèvent dans l’air, chaque parole semblant résonner avec les pensées non dites de Véra et du vieil homme. Un murmure musical, réminiscence d’un passé douloureux et de choix irrévocables.

Le vieil homme détourne le regard, comme s’il cherche ses mots dans les ombres qui dansent sur les murs.
— Il y a des choses que le temps n’efface jamais, murmure-t-il, avant de reporter son attention sur elle.
— Mais il faut être prêt à les entendre. Laissez-moi continuer mon récit.

Chapitre 26 – Maria Maria (Santana)

double vingt - Chapitre 26

« La musique est la langue des émotions. » – Emmanuel Kant

À l’aube du 13 avril, Julien est taraudé. Poursuivre son week-end ou suivre son intuition ? Son cerveau est en effervescence. Au fond de lui, il a peur. Son instinct de conservation est si développé qu’il ne peut pas accepter d’en être la proie. Romy, bien que résolue, se sent désemparée face à des phénomènes qu’elle juge inexplicables et qui vont à l’encontre de ses croyances et de ses certitudes. La plus grande crainte de Julien est désormais que Matthieu ne provoque des dérèglements à grande échelle et, dans une moindre mesure, qu’il tente de repartir en 2024, l’emportant avec lui dans des limbes temporelles, un endroit dangereux dont on ne peut s’échapper.

Ajoutant de l’étrangeté à la situation, il appelle son père depuis la petite cabine téléphonique qui se trouve en face de l’hôtel. Alejandro donne l’impression de comprendre l’enjeu, sans en être étonné ni inquiet. D’après ses dires, le Minitel lui a permis de retrouver la boutique de la mère de Matthieu. Comme raison de son appel, il a invoqué une fête pour les 21 ans de Julien à Bordeaux. Elle lui a donné son adresse et son numéro de téléphone sans plus de cérémonie, le quittant sur un « bon courage » avant de lui raccrocher au nez. La fameuse politesse parisienne, sans doute. Julien se sent libéré d’un poids après avoir griffonné les coordonnées de son binôme temporel sur un morceau de feuille que Romy a arraché à l’annuaire local. En bon soldat du XXIe siècle, il a l’habitude de tout noter sur son téléphone. Qui a besoin d’un stylo en 2024 ?

Avec ces nouvelles données, il peut envisager de remettre à plus tard son voyage à Paris.
— Merci papa.
— C’est normal fils, on parlera de certaines choses à ton retour, c’est important.
— Alors ? demande Romy, trépignant d’impatience de connaître la suite.
— Mon père a réussi à le localiser. Je suis désolé de t’infliger toutes ces péripéties. Ce n’est pas comme ça que j’avais prévu notre week-end, dit-il, la voix teintée de contrariété.
— Je te l’ai dit, quoi qu’il se passe, je resterai à tes côtés. C’est juste que j’ai du mal à tout saisir.
— Crois-moi, je suis autant que toi dans le brouillard, confie-t-il avec une sincérité qui ne fait qu’augmenter la confusion de Romy.

Pragmatique, Julien décide néanmoins de ne pas se laisser déborder par l’émotion. Pourquoi Romy devrait-elle subir les conséquences d’une situation qui ne la concerne pas directement ?

Comme un pansement à ses tourments, les premiers rayons dorés du soleil se posent nonchalamment sur San Sebastian. La ville s’éveille au doux rythme de la mer. Les ruelles pittoresques de la Parte Vieja commencent à s’animer avec les rares lève-tôt, l’air chargé des arômes de pâtisseries fraîchement sorties du four et de café torréfié, qui attirent locaux et touristes dans les cafés au charme désuet. La beauté sereine de la baie de La Concha, avec ses sables immaculés qui s’incurvent doucement dans les eaux azurées, offre une tranquillité ironiquement intemporelle.

Julien et Romy, main dans la main, se promènent le long du Paseo de la Concha, cette promenade encadrée par des balustrades en fer forgé et des lampadaires élégants, illustration parfaite du charme basque et de son art de vivre. Des enfants jouent au bord de l’eau, leurs rires se mêlant aux cris des mouettes, tandis que des couples âgés passent lentement, leurs mains jointes également, satisfaits dans leur compagnie silencieuse. Pourtant, malgré la paix extérieure, l’esprit de Julien demeure une mer tumultueuse. Observant les vagues caresser doucement le rivage, ses pensées sont tout sauf calmes. Le contraste entre la sérénité externe de San Sebastian et la tempête qui fait rage en lui ne pourrait pas être plus frappant.

San Sebastian, avec son charme d’ancien monde et sa vitalité moderne, se présente comme un rappel criant de ce que la vie devrait être pour Julien : simple, belle, calme. Alors qu’ils s’arrêtent pour admirer la vue depuis le Palais Miramar, surplombant l’île de Santa Clara, Julien ressent le poids de l’histoire, d’une ville qui a résisté à l’épreuve du temps, mais reste vulnérable aux caprices du destin. Il se demande, non sans une certaine appréhension, si ses actions impactent non seulement les trajectoires des personnes qu’il rencontre, mais surtout le cours de l’histoire dans sa globalité. Auquel cas, que peut-il dire ou faire pour ne pas causer de dégâts à son nouveau monde ?

Chapitre 27 – Tears in Heaven (Eric Clapton)

double vingt - Chapitre 27

« La souffrance est le prix que nous payons pour l’amour. » – Élisabeth Kübler-Ross

Qu’est-ce que la souffrance ? La souffrance est le témoignage le plus pur de notre humanité, une empreinte indélébile laissée par nos pertes et nos désirs inassouvis. Matthieu, tiraillé entre 2024 et 1997, en est l’incarnation. Entre tristesse, haine, et ce froid glaçant qui semble avoir emporté son histoire avec Victoria. L’idée même de sa trahison lui est désormais insupportable, indécente, et totalement indigne d’elle. Désemparé, il tente de comprendre : que peut-il faire face à des êtres capables de faire sauter un avion, juste pour l’intimider ? Nuit blanche. La fatigue le fait dérailler. Il fouille frénétiquement chaque recoin de son appartement, cherchant désespérément une preuve de leur présence : micro, caméra, n’importe quoi. Une trace tangible pour accepter l’horreur de la vérité.

Pendant ce temps, la télévision continue de déverser ses images chaotiques, les voix graves ponctuent chaque instant de contrition feinte et de sensationnalisme. Matthieu observe sans vraiment voir. Le drame semble réel, et pourtant, quelque chose cloche. Il se hâte de s’habiller : jeans, sweat, baskets. Il prend ses clés, ignorant son téléphone.

Au petit matin, il erre dans les rues désertes, espérant trouver une échappatoire. Épuiser son corps pour apaiser son esprit. Les paroles de « Tears in Heaven » d’Eric Clapton résonnent en boucle dans sa tête.
— Would it be the same if I saw you in heaven ?

Mais où ? Sa course désespérée est ponctuée de cris, de pleurs, de nausées. Quand il s’effondre enfin, en position fœtale devant le porche d’un immeuble, une berline noire s’arrête à sa hauteur. Omer et sa mère en sortent pour l’aider à monter, son père est au volant, les traits figés dans un mépris glacial.

En aucun cas il ne peut s’agir d’une coïncidence. Plutôt que d’user de la force, ils cherchent à le briser mentalement. Beau joueur, Matthieu accepte sa défaite temporaire, sans montrer de gratitude ni de rejet. Il se laisse emporter, résigné, mais son esprit calcule déjà.
— Pour découvrir la vérité derrière cette orchestration, je dois observer, apprendre, se dit-il intérieurement. Son cerveau d’adulte, mêlé à ses pulsions de jeune homme, tente de comprendre le jeu auquel il est mêlé.

Pendant ce temps à Cestas, Julien s’assied pour le rituel du petit-déjeuner avec ses parents. La une du journal matinal, que son père consulte chaque matin, est entièrement consacrée à un crash aérien survenu la veille. Le café à la main, Julien est encore en proie à une insidieuse sensation d’épuisement. Comment n’a-t-il aucun souvenir de cet événement pourtant majeur ? Il jette un œil par-dessus l’épaule de son père pour chercher des détails qui réveilleraient sa mémoire.
— Chrono Libérateurs ! s’exclame-t-il en pointant du doigt l’article, les désignant comme instigateurs de l’explosion.

Cette révélation déclenche quelque chose en lui. Serait-ce la cause de ses cauchemars ? Son père toussote discrètement, attirant son attention.
— Viens, on doit parler.
— Et ton travail ? demande Julien, pris de court.
— Je vais dire que je ne me sens pas bien. Ce sera la première fois en dix ans.
Cette déclaration, si inhabituelle, souligne la gravité de ce qu’Alejandro s’apprête à révéler. Ils sortent à l’extérieur, laissant derrière eux une Béa perplexe.
— Mais où allez-vous ? leur lance-t-elle.
— On va faire un tour, répond simplement Alejandro, poussé par l’urgence de la situation.

Ils marchent lentement, chaque pas chargé de sens. Alejandro brise enfin le silence :
— Julien, je suis un homme de faits. Mais je vois bien que quelque chose a changé chez toi. Ta manière de parler, ton regard… tout signale un bouleversement. Je ne crois pas au surnaturel ni aux délires. Mais je t’ai observé depuis ta naissance, et je sais reconnaître quand quelque chose ne va pas. Je n’attends pas de toi une explication parfaite. Si tu essayes, ce sera probablement un mensonge ou quelque chose d’incompréhensible pour moi. Mais je crois qu’il y a plus, entre toi et ce crash, que de simples coïncidences.

Julien, en état de choc, écoute attentivement chaque mot de son père.
— Si tu avais la possibilité de revenir à 20 ans, est-ce que tu le ferais ? demande-t-il, hésitant.

Alejandro réfléchit un instant avant de répondre :
— Je suis satisfait de ma vie aujourd’hui. Mais je pense que celui qui cherche à revivre ses 20 ans, c’est soit pour réparer un futur brisé, soit pour revivre une époque bénie. Et si quelqu’un revit son passé pour de mauvaises raisons… il pourrait semer le chaos. Tu dois partir à Paris immédiatement retrouver ton ami et agir pour le bien de tous.

Julien, déconcerté par la profondeur de cette discussion, acquiesce silencieusement.
— Prépare ton voyage, conclut Alejandro. Rentre. Je vais chercher le pain.

Ils se séparent sur ces mots, Julien étant désormais résolu à agir. À quelques mètres de là, une voiture noire modèle Peugeot 605 fait trois appels de phares. Alejandro regarde rapidement autour de lui avant de monter à l’arrière du véhicule. À l’intérieur, un homme moustachu, aux yeux perçants et aux lunettes dorées, l’attend. À l’avant, le chauffeur, un grand blond en blouson des New York Yankees, fume en surveillant les environs.

Le moustachu fixe Alejandro.
— Qu’en pensez-vous, Al ?
— Monsieur, pour le premier sujet, tout est sous contrôle. Pour le second… je manque encore de données, répond-il calmement, le visage impassible.

L’homme aux lunettes dorées hoche la tête, affirmant sa supériorité.
— Nous avons envoyé une équipe dès la confirmation de nos soupçons, en plus de notre homme sur le terrain.
— Mais l’avion… était-ce vraiment nécessaire ? demande Alejandro, une lueur de curiosité dans la voix.
— Vous avez fait un excellent travail en fouillant la chambre de votre fils. Si nos suspicions sont exactes, la France pourrait dominer le monde. Quelques sacrifices sont justifiés pour un tel résultat.

Alejandro reste stoïque. Agent double pour Sundial, il a été choisi pour sa maîtrise de soi. Mais derrière son calme apparent, une résolution se forme : il fera tout pour protéger son fils, quelles que soient les conséquences. Tandis que la voiture démarre, Alejandro se demande combien de temps il pourra encore garder cette neutralité avant que son rôle d’espion ne soit découvert.

Chapitre 28 (Give it away – Red Hot Chili Peppers)

double vingt - Chapitre 28 - Give it away

« La folie, c’est de faire toujours la même chose et de s’attendre à un résultat différent. » – Albert Einstein

Réveillé en sursaut, Matthieu peine à assembler ses pensées. Les sédatifs administrés pour le tenir tranquille semblent déformer la réalité elle-même, embrouillant ses souvenirs et ses sensations, comme s’il vivait une torture intérieure perpétuelle. Il s’impose le silence et répète ses mantras : Ne te fie à personne. Reste sur tes gardes. Sois vigilant. Paré à toute éventualité.

Dans l’ombre, il capte des bribes de conversation entre son père et le médecin. Les mots chuchotés lui parviennent distinctement : état mental… conduite aberrante… Son père insiste sur la nécessité de l’interner. « Je connais un endroit parfait, sûr et discret », ajoute-t-il. Il ne manque que l’accord du médecin, et Matthieu sera expédié. Cœur battant à tout rompre, Matthieu comprend qu’ils veulent le livrer aux Chrono Libérateurs. Il le sent, c’est une évidence. Sa mère, en écho, se lamente sur le calvaire qu’elle endure à cause de lui depuis sa naissance. Ses paroles, chargées de haine, tombent comme des coups : ce « bon à rien » mérite la potence, non une maison de santé. Même le médecin paraît troublé par leur manque total d’empathie. Tentant de modérer l’atmosphère, il parle d’un léger choc nerveux, mais rien d’alarmant : Matthieu a juste besoin de repos. Il les invite à se retirer. Les Thénardier s’en vont, momentanément vaincus. Mais Matthieu sait que ce n’est que partie remise.

Enfin seul dans l’ombre de sa chambre, Matthieu se perd dans ses pensées, des fragments de son passé et de son futur s’entrechoquent. Comment l’ont-ils retrouvé alors qu’il errait sans but ? S’agissait-il de la fameuse « trace » dont Lionel avait parlé ? Cette sensation d’être surveillé devient insupportable. Et maintenant, il en a la confirmation : son père, pensant que Matthieu est inconscient, avait eu une conversation téléphonique où il disait :
— Tout est en place, il ne se doute de rien. Un peu de patience, il acceptera. En ce qui concerne mes petits tracas administratifs, c’est réglé comme prévu ?

Matthieu réprime un frisson. La machination se resserre autour de lui. Mais que faire ? Il ne connaît rien de ces Chrono Libérateurs, et leur origine lui importe peu. Tout ce qu’il veut, c’est les neutraliser, les mettre hors d’état de nuire. Il se mord les lèvres, frustré : il a rompu avec Victoria, sa seule potentielle alliée. Seul contre tous, il n’a aucune chance. Il a besoin d’aide, d’un plan. Il esquisse des idées, mais elles semblent de plus en plus farfelues.

Son esprit se perd dans les absurdités de 2024, où la réalité et la fiction se confondent si facilement. Matthieu secoue la tête. Il ne va quand même pas se laisser abattre par des gens qui n’ont jamais vu un épisode de TPMP, joué à Candy Crush ou écouté Taylor Swift ? Non. Il doit reprendre les choses à zéro. Faire profil bas. Se fondre dans le décor. L’espoir renaît. Depuis son choc émotionnel, ses souvenirs s’affinent, et il pressent même l’apparition de nouvelles capacités. Mais pour l’instant, il doit se reposer.

Dans ses rêves, il est en 2024. Victoria, plus âgée mais toujours aussi belle, cherche à le tuer. Est-ce une prémonition ? Ce rêve est d’une intensité terrifiante.

10h20. Matthieu a pratiquement dormi un tour de cadran. La radio diffuse « You Learn » d’Alanis Morissette… comme par hasard. Il a rendez-vous avec Omer à Châtelet pour faire le point sur leur plan et surtout voir Andry – Kumail, dit Apu. Dès leur arrivée, Omer le presse :
— Mais qu’est-ce qui t’est arrivé samedi soir ? T’as craqué ?

Il le regarde, suspicieux.
— Au fait, c’est chez toi que j’ai laissé mes 25 grammes de Skunk ? Parce que c’est ma meilleure weed, et si t’as tout fumé, ça craint grave.

Matthieu ne mord pas à l’hameçon.
— Écoute, il se passe des trucs bizarres. Je peux pas tout t’expliquer maintenant.

Omer éclate de rire.
— Ah ouais, c’est bizarre pour toi ? Sérieux, mec, tu fais les clochards avec tes parents, et t’es retrouvé comme une merde dans la rue. Pendant tout le trajet, ton vieux arrêtait pas de poser des questions cheloues. « Est-ce qu’il a parlé de trucs sur le futur ? D’événements à venir ? » C’est des dingues, ta famille.

Matthieu ne peut que hocher la tête. Il n’a rien à dire, pas encore. Omer, avec désinvolture, ajoute :
— Apu doit déjà être là. On va lui demander.

Sango Games, la petite échoppe branchée du quartier des Halles, regorge de nouveautés en jeux vidéo et comics. Apu, grand et maigre avec ses dreadlocks et son t-shirt Metallica, est derrière son comptoir, lunettes de soleil sur le nez. « Tomb Raider » en démo tourne sur un écran suspendu. Dans un coin, une autre télé attire des joueurs de FIFA 97. La boutique est un mélange de cultures : punk, rap, ska, avec les Red Hot Chili Peppers en fond sonore.

Omer et Matthieu se frayent un chemin parmi les habitués.
— Salut Apu, commence Matthieu, j’ai besoin de la voir. C’est vraiment important.

Apu capte immédiatement la gravité dans sa voix. Il appuie sur un bouton sous le comptoir. Maya sort de la réserve. Elle regarde Omer avec mépris.
— Apu, prends ta pause déjeuner. Je m’occupe de Matthieu.

Apu, adepte du Peace and Love, ne se fait pas prier.
— Omer, t’es partant pour une tournée ?
— Je sais pas… je veux pas laisser Matthieu.
— Ils vont encore se prendre la tête sur je sais pas quoi. Crois-moi, mieux vaut qu’on parte.

Omer réfléchit un instant.
— Bon, ok. À tout’.
— Ouais, bon app’.

La boutique se vide. Maya ferme la porte, puis se retourne vers Matthieu, le regard sévère.
— Alors, décide-toi. Tu me dis tout ou rien, mais choisis.

Matthieu hésite un instant, puis lâche enfin :
— J’ai quarante-sept ans. Et je viens de l’année 2024.

Maya a un mouvement de recul, surprise. Elle se mord la lèvre.
— On ferme. La boutique ne rouvre pas avant quinze heures.

Elle chasse les derniers clients. Une fois la boutique déserte, elle croise les bras.
— Très bien. Maintenant, tu vas tout me raconter, sans exception.

Chapitre 29 – Black Hole Sun (Soundgarden)

Double Vingt - Chapitre 29

“La vie, ce n’est pas d’attendre que l’orage passe, c’est d’apprendre à danser sous la pluie.” – Sénèque

« Où est ton père ? » La question est posée sur un ton faussement enjoué. Julien déteste mentir, surtout à sa mère.
— Il est allé faire des courses, je crois.
— Ah d’accord. Mais pourquoi voulait-il discuter avec toi ? C’est à cause de cet accident d’avion ? Ce sont des choses qui arrivent, tu sais. Mon pauvre chéri, j’espère que ça va ?
— Oui, ne t’inquiète pas. Tout va bien.

Julien se saisit du journal, coupe la conversation et se retire dans sa chambre.

Même si son père est d’une précision méticuleuse, Julien sait qu’on a regardé dans son carnet. Il n’est plus exactement à sa place. Besoin d’espace, de calme pour assembler ses pensées. Seul. Une randonnée en forêt lui semble être la meilleure idée. Il prévient Romy de son projet, tandis qu’elle décide de rejoindre leurs amis au Beausoleil.

Julien glisse son carnet dans son sac à dos. Il sait qu’il en aura besoin à Paris. Ses maux de tête se sont estompés, mais la nausée persiste. Cette sensation d’être dans un corps à contretemps, dans une époque déphasée, l’angoisse toujours un peu.

Romy. Lors de leur dernière conversation, elle a balayé d’un revers de main ses avertissements concernant Paris. Elle partirait avec lui, point final. À quoi bon discuter ? L’éventualité d’un piège devient pourtant de plus en plus concrète. Dire que sa motivation première pour revenir à cette époque était simplement de retrouver ses copains et sa petite amie de l’époque… Maintenant, tout cela l’ennuie terriblement.

Julien n’a pas l’âme d’un justicier ni celle d’un enquêteur. Ce qu’il veut, c’est retrouver la tranquillité, que tout s’arrange. Et surtout, il ne veut pas que cette histoire avec Matthieu perturbe sa relation avec son père. Leur équilibre a toujours été solide. Mais si Matthieu refuse de faire preuve de raison, tant pis. Julien est prêt à le sacrifier si nécessaire. Des conséquences fâcheuses ? Il n’hésitera pas une seconde.

En attendant, une autre idée commence à germer. Les États-Unis. Colorado. Une semaine à découvrir ces terres avec Romy. Mais, mieux vaut peut-être attendre ses 21 ans… il sera plus libre là-bas. Ou la Finlande ? Le spectacle des glaces serait aussi mémorable. Il chasse ces rêveries de son esprit. À quoi bon penser à des choses si lointaines alors que le présent le presse avec plus d’urgence ? Cette petite voix, espiègle et curieuse, tente de lui rappeler la gravité de la situation. Matthieu est peut-être en danger. Mais est-ce son problème ?

Encore une fois, Julien se dit que tout aurait été plus simple s’il avait été renvoyé à ses trente ans. Vingt ans, c’est trop jeune. Trop d’immaturité, trop d’incertitude. La préhistoire. Trente ans, voilà ce qu’il aurait voulu, avec l’expérience nécessaire pour gérer toutes ces absurdités.

Il s’enfonce dans la forêt, cherchant la paix dans la sérénité de la nature environnante. Le soleil, haut dans le ciel, filtre à travers les branches, dessinant des ombres mouvantes sur le sol couvert de feuilles. L’air est vif. Chaque respiration est une bouffée de fraîcheur, un rappel du contraste entre le chaos dans sa tête et le calme de ce sanctuaire.

Autour de lui, la forêt s’éveille. Les chants d’oiseaux forment une mélodie douce, interrompue par le cri plus strident d’un pic épeiche. Les rayons du soleil réchauffent doucement la terre encore humide de rosée, et un écureuil curieux traverse son chemin avant de disparaître dans les branches. La nature, indifférente à ses dilemmes. Un monde à part, où tout semble simple.

Le murmure lointain d’un ruisseau ajoute une cadence apaisante. Les bruits du sous-bois, le vent qui frôle les feuilles, tout cela calme son esprit. Marcher sans but, sans pression. Julien savoure ce moment de répit. Chaque pas, chaque souffle, l’éloigne un peu plus des complexités humaines, le ramenant à quelque chose de plus fondamental. Une réconciliation intérieure. Ici, il peut être simplement lui-même, un homme pris entre deux âges, entre deux réalités.

Alors qu’il marche, ses pensées retournent inexorablement vers Romy. Elle incarne la jeunesse, l’insouciance. Elle est un pont entre son passé et son présent. Avec elle, il a l’opportunité de revivre, d’explorer à nouveau ces moments de jeunesse… mais avec la conscience d’un homme plus âgé. Chaque moment avec elle est teinté d’une certaine mélancolie. L’amour naissant, mêlé au poids de ses années vécues.

Sa protection envers elle est plus qu’une simple impulsion juvénile. Il la protège comme un homme mûr. Il sait que leurs actions ici et maintenant ont des conséquences. Chaque décision est lourde de répercussions. Il ne peut pas se permettre de laisser les choses au hasard. Cette dualité dans leur relation rend chaque interaction riche de nuances que seul Julien peut pleinement comprendre.

Doit-il tout lui dire ? La question le hante. Mais il sait que révéler la vérité pourrait les éloigner, la briser, ou au contraire, l’impliquer dans un monde de dangers qu’elle ne pourrait pas comprendre.

La forêt, calme et vaste, écoute ses pensées sans jamais juger. Ici, il peut les laisser se déployer sans entrave, sans urgence. Il respire profondément. Se préparer à affronter Paris.

Paris sera un test. Non seulement de son courage, mais de sa capacité à trouver un équilibre entre l’homme qu’il était et celui qu’il doit devenir. Retrouver Matthieu. Observer. Et si besoin, intervenir discrètement. Les forces en jeu sont encore floues, mais il fera tout pour protéger Romy. Chaque décision comptera, et Julien sait que son prochain mouvement pourrait changer bien plus que leurs vies.

Chapitre 30 – Spiderweb (No Doubt)

double vingt - Chapitre 30

“Le temps est l’image mobile de l’éternité immobile.” – Platon

La véritable anomalie temporelle de 1997 se prénomme Maya. Elle ressemble trait pour trait à une version anticipée de Zendaya, mêlant le style girly badass de Gwen Stefani à une attitude sans compromis. Skateuse aguerrie, experte en droit des affaires, artiste dans l’âme, et gameuse compétitive, Maya combine ces mondes disparates avec une aisance déconcertante. Son esprit analytique lui permet de créer des parallèles inattendus entre politique et univers des comics, transformant les débats en véritables duels où elle finit toujours par dominer, grâce à une mauvaise foi légendaire. Totalement gender fluid, elle refuse les étiquettes et embrasse pleinement chaque facette de sa personnalité diversifiée.

Maya est une étudiante boursière, et pour arrondir ses fins de mois, elle travaille à Sango Games, le magasin de son cousin Apu. Elle a rapidement appris à connaître Matthieu, l’un des rares clients à lui tenir tête sur des sujets comme l’art et la culture, ce qui se traduit souvent par des disputes mémorables et embarrassantes pour les autres clients.

— 2024 ?, demande Maya, incrédule. — Oui, 2024, répond Matthieu en essayant de paraître détaché, même si son visage trahit le contraire.

Maya prend un moment pour encaisser l’information.
— Ok, balance tout.

Matthieu ne peut s’empêcher de la taquiner :
— Tu veux que je commence par le bug de l’an 2000 qui a déclenché la guerre nucléaire de 2020 ? Ou par le moment où la moitié de l’humanité a été décimée et a dû vivre sous terre ? Heureusement, le président Arnold Schwarzenegger et le vice-président Will Smith ont envoyé des cohortes de cerveaux dans le passé pour éliminer les responsables… Je fais partie de la quatrième vague.

Il réprime un fou rire tandis que Maya, visiblement troublée, murmure :
— Mon Dieu… c’est pas vrai…

Matthieu éclate de rire et lève les mains :
— Désolé, je n’ai pas pu m’en empêcher.
— Mais t’es vraiment trop con !
— Ok, ok, j’arrête. Oui, je viens bien de 2024, mais pour l’instant, c’est un peu comme 1997 avec de l’internet partout et des smartphones omniprésents. Je crois pas que ce soit une bonne idée de tout te révéler maintenant.
— Un smartphone ? répète-t-elle, intriguée.
— Laisse-moi d’abord t’expliquer pourquoi j’ai besoin de toi.

Matthieu lui raconte tout : son voyage dans le temps avec Julien, ses péripéties, Victoria, son père, et surtout les Chrono Libérateurs. Maya, attentive, relie les pièces du puzzle. Elle se mord la lèvre, concentrée, puis s’exclame :

— Ça me rappelle quelque chose… les Horlogers, ou un truc du genre… Je suis sûre que ça a un lien avec ton histoire.

Elle entraîne Matthieu dans la réserve, fouillant parmi des piles de revues et de livres anciens. Après quelques minutes de recherche, elle trouve enfin ce qu’elle cherchait : un livre poussiéreux sur les sociétés secrètes. Feuilletant rapidement, elle s’arrête sur un chapitre.
— Regarde ça.

Elle lui montre un passage sur la Résonance Quantique Temporelle (RQT), un concept lié à la surveillance du temps.

— Les Horlogers : Ordre secret fondé au XIXe siècle, chargé de surveiller la trame temporelle pour prévenir les abus et perturbations majeures. Opposés aux Chrono Libérateurs, dirigés par un certain Louis Morin.

— Putain, t’as trouvé ! s’exclame Matthieu. Les Chrono Libérateurs… c’est bien eux !.

Maya, d’ordinaire fière de ses découvertes, s’inquiète soudain pour Matthieu.
— Oui, et à lire entre les lignes, ils sont déterminés à te faire cracher plus qu’une simple explication sur les smartphones.

Matthieu, conscient de la gravité de la situation, commence à sentir la peur monter en lui. Maya, devinant son malaise, tente de le rassurer :

— Si les Horlogers sont aussi puissants que ce livre le laisse entendre, ils peuvent te protéger.
— J’espère… mais on doit en savoir plus. Il faut qu’on les trouve avant que les autres ne me tombent dessus.

Le cerveau de Maya se met en ébullition.
— Internet en 1997 n’est pas aussi développé que dans ton époque, mais il y a des forums, des newsgroups où les gens discutent de ce genre de trucs.

Elle se connecte à un Pentium MMX flambant neuf. L’écran cathodique clignote en affichant Windows 95, et Matthieu grimace en entendant le modem se connecter à internet.
— Laisse-moi quelques instants, dit-elle.

Le temps, pour Matthieu, semble s’étirer à l’infini tandis qu’il observe Maya naviguer sur des forums obscurs. Il admire sa capacité à jongler entre les discussions sur l’ésotérisme et les théories du complot, malgré le système rudimentaire auquel elle est confrontée. L’écran semble parfois se distordre lorsqu’il s’en approche, ce qui le rappelle à cette idée de trace temporelle.

Après plusieurs minutes de recherche, Maya tape dans ses mains.
— Bingo ! Tiens, regarde ça.

Elle lui montre une publication récente mentionnant des perturbations temporelles autour de Paris et de Bordeaux. Le regard de Matthieu s’illumine, la confiance renaît.
— Je dois retrouver Julien.
Maya pose une main sur son épaule.
— Hors de question que je me retire de cette affaire. Tu auras besoin de moi, la preuve.
Matthieu hoche la tête, incapable de nier son utilité.
— Les risques, je les connais. Moi, j’ai vraiment vingt ans. Elle lui fait un clin d’œil.
— Je suppose que je n’ai pas le choix. Avant de partir, il y a juste quelques trucs que je dois régler. Une affaire avec Omer, ça ne prendra que quelques heures. En parallèle, on va débusquer ceux qui bossent pour les Chrono Libérateurs. Tu connais la ruse des trois histoires ?
— La quoi ?
— Le test de loyauté de Tyrion dans Game of Thrones ?.

Maya le fixe avec des yeux ronds.
— Game of Thrones ?
— Le Trône de Fer en français. Un truc de malade écrit par George R.R. Martin. Ça va devenir un carton international.

Maya hausse les épaules, toujours confuse. Matthieu continue.
— Bref, dans le livre, Tyrion raconte trois versions différentes d’une histoire à trois personnes pour découvrir qui va le trahir. Ça marche à chaque fois. On va faire pareil.
— Je vois, répond Maya, le sourire aux lèvres. Je suis partante.

Chapitre 31 – « Losing My Religion » (R.E.M.)

double vingt - Chapitre 31

« Le vrai voyageur ne sait pas où il va. » – Lao Tseu

Dans le bureau d’Alejandro, chaque objet est aligné avec une précision presque obsessionnelle : des stylos classés par couleur aux dossiers minutieusement étiquetés qui occupent une grande partie de l’espace de travail, reflétant une monacale neutralité. Il sirote son café dans un mug immaculé à l’effigie des Girondins de Bordeaux, offert par son fils lors de la dernière fête des pères, tout en biffant méthodiquement des rapports d’activité. C’est son moyen de calmer une anxiété grandissante. Alejandro a toujours été un homme des dossiers plutôt que de l’action. Mais cela, c’était avant que Julien ne se retrouve pris dans la ligne de mire des Chrono Libérateurs.

Celui qu’il surnommait « Le Moustachu », de son vrai nom Sergei Kaminsky, s’était toujours montré cordial et déterminé dans leurs échanges. Jusqu’à présent, Alejandro jouait parfaitement son rôle d’agent double, fournissant aux Chrono Libérateurs des informations de seconde main, tout en protégeant les Horlogers. Une délicate danse d’équilibre, marquée par une étrange politesse entre les deux factions. Mais cette dynamique venait de s’effondrer avec l’attaque de l’avion. Les Chrono Libérateurs avaient franchi la ligne rouge, non seulement en instillant la peur parmi les derniers voyageurs du temps, mais en ciblant probablement une victime précise à bord de l’avion. Qui, et pourquoi ? Les Horlogers étaient en alerte maximale, mais pour l’instant, ils n’avaient rien trouvé d’intéressant. Pire encore, les Chrono Libérateurs avaient revendiqué l’attentat, signe qu’ils ne cherchaient plus à agir dans l’ombre.

Le téléphone d’Alejandro, posé sur son bureau, semble peser plus lourd que d’habitude. Il sait que Sundial pourrait avoir les réponses qu’il attend. L’appel ne tarde pas à venir. Une voix autoritaire retentit à l’autre bout du fil :

— Alejandro, venez dans mon bureau. Immédiatement.

La convocation est brève, mais chargée d’une urgence qui ne présage rien de bon.

En montant vers le bureau de Sundial, Alejandro ne peut s’empêcher de ressasser ses dernières réflexions. Sundial, un homme aux traits sévères et à la présence imposante, ne perd jamais de temps en fioritures. Né dans une famille de scientifiques renommés, Sundial avait rapidement montré des talents exceptionnels dans les domaines de la physique et de l’histoire. Son doctorat en physique théorique, obtenu à Cambridge, portait sur les applications temporelles de la mécanique quantique. Il avait été coopté par les Horlogers au début des années 1980, devenant rapidement l’un de leurs membres les plus éminents. Ses recherches sur les signatures vibratoires et les anomalies temporelles avaient révolutionné le domaine, notamment grâce à sa capacité à fusionner théorie quantique et technologies de pointe.

En 1990, Sundial proposa la création d’un département secret au sein des Horlogers, une unité opérant sous le couvert d’une agence gouvernementale. Ce fut un succès, et il en devint le directeur. Aujourd’hui, Sundial est non seulement un scientifique accompli, mais aussi un stratège redoutable, capable d’anticiper les moindres mouvements des Chrono Libérateurs.

— Alejandro, dit Sundial en l’accueillant sans préambule, savez-vous vraiment ce que nous faisons ici ?

La question, abrupte, surprend Alejandro.
— Je le crois, dans la mesure de mon habilitation…, commence-t-il avant d’être interrompu.

— Ce n’est plus de la science-fiction, tranche Sundial, impeccablement vêtu d’un costume noir et d’une cravate parfaitement ajustée. Ces dernières semaines, nous avons détecté plusieurs anomalies conséquentes dans le continuum temporel. Ce que je vais vous dire est de la plus haute confidentialité. Les meilleurs d’entre nous sont morts pour protéger cette information. Les Chrono Libérateurs ont développé un nouveau sérum capable d’extraire n’importe quelle information mémorielle, même les détails les plus insignifiants ou occultés pour le sujet. Et je crains que votre fils ne soit dans une situation… délicate.
Alejandro a rarement vu Sundial utiliser un langage si direct, encore moins un juron. Un frisson lui parcourt l’échine.

— Mon fils semble avoir intuitivement conscience de la situation, tente Alejandro, avec un calme apparent. Je l’ai envoyé à Paris.
— Comme toujours, vous avez agi avec justesse. Sundial esquisse un sourire, malgré la gravité de la situation. Il semble que Matthieu Dumas soit un individu plutôt fantasque, mais il a marqué les esprits en s’opposant aux Chrono. Peut-être un atout insoupçonné.

Alejandro sent une pointe de fierté. Julien a toujours su choisir ses amis avec soin.

— Je vous assigne une mission spéciale, continue Sundial. Vous allez être le lien entre nos agents de terrain et nos stratèges. Cela vous permettra de garder un œil sur Julien et de le guider vers nous. Il se pourrait que lui et son ami deviennent… permanents. Cela n’est jamais arrivé. Vous comprenez l’enjeu.

Alejandro frissonne. Il sait qu’il a donné trop d’informations à Sergei, le Moustachu. Sundial semble deviner ses pensées et pose une main compatissante sur son épaule.

— Vous ne pouviez pas savoir. Moi non plus. Mais maintenant, nous n’avons plus le choix. Nous devons tout faire pour protéger nos voyageurs.

La nuit est tombée sur Paris, enveloppant la ville lumière d’une atmosphère mystérieuse. À l’intérieur de la voiture, l’air est lourd de tension. La radio diffuse “Je te promets” de Johnny Hallyday, mais les paroles ne parviennent pas à alléger l’ambiance pesante entre Julien et Romy. Elle fixe la silhouette des bâtiments qui défilent, l’incompréhension et la perplexité se lisant sur son visage. Julien, lui, est absorbé par la route.

— Pourquoi sommes-nous ici ?, demande Romy, une pointe de frustration dans la voix.

Julien hésite. Les mots qu’il s’apprête à prononcer pourraient bien tout changer.
— Il y a des choses que tu ne sais pas… des choses qui pourraient tout bouleverser.
— Des choses comme quoi ? Encore des secrets ?, l’incompréhension se transforme en irritation dans le ton de Romy.

Julien prend une profonde inspiration, pesant soigneusement chaque mot.
— Il y a des enjeux qui nous dépassent, des choix que je dois faire, qui peuvent affecter beaucoup plus que nous.

La voiture continue de rouler à travers Paris, chaque seconde les rapprochant de l’inévitable moment de vérité. Il sait que la décision qu’il prendra maintenant déterminera s’ils affronteront ensemble les tempêtes à venir, ou s’ils prendront des chemins séparés, chacun perdu dans le labyrinthe du temps.

Chapitre 32 – No Fronts (Dog Eat Dog)

Double Vingt - Chapitre 32

“En général, on ne demande de conseils que pour ne pas les suivre ou, si on les a suivis, reprocher à quelqu’un de les avoir donnés.” Alexandre Dumas.

À travers les vitres du bistrot parisien, Matthieu observe Omer, affalé sur son demi aux trois quarts vide. Ami ou ennemi ? L’interrogation lui tourne dans la tête. Il repense aux échanges récents avec Maya, son atout maître, celle qui peut faire pencher la balance en sa faveur et peut-être l’aider à échapper aux Chrono Libérateurs. Maya lui inspire confiance, mais aussi prudence. « Ne les sous-estime pas. Ils ont peut-être une longueur d’avance sur nous. »

Un sentiment étrange s’installe en lui : Omer. Trop débonnaire, trop jovial, trop présent ces derniers temps. Le genre de gars dont on ne se méfie pas. Un Horloger ? Impossible. Mais un indic ? Le profil parfait d’une poucave comme on dit en 2024.

— Enfin ! J’ai cru que t’allais jamais arriver ! lance Omer d’un ton bourru. Alors, intéressante ta conversation avec la gauchiste ?

Matthieu se retient de lui dire ce qu’il pense de ce commentaire. À la place, il commande d’un geste nonchalant un Perrier et un Croque-Monsieur. Omer fronce les sourcils, intrigué.

— Elle a une vision des choses… disons, éclairante.

Intrigué, Omer le scrute, tentant de percer son silence.
— Maya, hein ? Elle te plaît tant que ça ? Tu penses qu’elle peut nous aider avec… tu sais, nos petites affaires ?

Matthieu sourit en coin, tapotant la table du bout des doigts. Le geste trahit sa nervosité sous-jacente, mais son esprit de stratège adulte prend le dessus. La partie de poker menteur a commencé.
— Maya voit plus loin que le bout de son nez. Elle comprend des choses que ni toi ni moi ne pourrions même imaginer, commence-t-il, pesant chacun de ses mots. Elle m’a ouvert les yeux sur certains aspects de notre situation qui nécessitent une approche plus… réfléchie.

Omer, fasciné, se penche en avant.
— Concrètement, ça change quoi pour nous ?

Matthieu se délecte du suspense, jouant avec son interlocuteur.
— Ça change tout et rien à la fois. On continue comme prévu, mais avec une vigilance accrue. Et je compte sur toi pour jouer franc jeu. Notre avenir en dépend.

Omer acquiesce, mais l’anxiété perle sur son front.
— Ok… Alors, le plan avec la concierge… on est sûrs, hein ?

Matthieu pose ses couverts, adopte une posture entre Pacino dans L’Avocat du Diable et George Clooney d’Ocean’s Eleven, avec une touche de Dexter. Le parfait psychopathe, mafieux mais cool.

— Le sac contient le ticket avec les numéros gagnants. Pas question de passer à côté de cette opportunité.

Omer, visiblement convaincu, hoche la tête avec plus d’enthousiasme qu’il ne le devrait.
— Ok, je te suis, mec. On fait ça quand ?

Matthieu reprend une bouchée de son croque, qui décidément est bien meilleur que dans ses souvenirs de 2024.
— Demain matin. On n’a pas le temps de répéter. Pas grave, on y va en freestyle. Après ça, on se fait discrets. Si quelqu’un demande d’où vient ton oseille, tu te démerdes.

Le plan semble bien ficelé pour Omer, mais Matthieu, toujours sur ses gardes, soupçonne quelque chose. Trop bien ficelé pour Omer.
— Et sinon, tes petites crises bizarres, c’est terminé ?

Matthieu, surpris par la question, joue l’indifférence.
— Ouais, un mauvais trip sûrement. Rien de grave.

Omer semble satisfait, mais poursuit avec insistance :
— Et pour tes délires de médium qui voit l’avenir ?

C’est là que Matthieu décide de pousser plus loin, de tester ses limites.
— Écoute, pendant que tu batifoleras avec Natacha, je serai avec Maya à la Défense. Elle a trouvé un type sur un forum de discussion. Le gars est totalement parano, mais il a des infos sur une organisation secrète… un truc chelou, mais on va vérifier.

Omer, excité comme un gosse devant une machine à sous, sourit de toutes ses dents.
— Ah ouais ? Vers quelle heure ?

Matthieu sent qu’il le tient. Le traître.
— On sera là vers 21h.

Chapitre 33 – Princes de la ville (113)

double vingt - Chapitre 33

« Paris est tout petit pour ceux qui s’aiment d’un aussi grand amour. » – Jacques Prévert

Une légère brise, chargée des senteurs familières de Paris, caresse le visage de Julien. La ville, comme toujours, déploie son pouvoir magique : une évasion onirique à travers ses façades haussmanniennes, ses balcons de fer forgé et ses fenêtres ornées. Bien que Julien ne soit pas un habitué de la capitale, elle lui a toujours servi d’escale pour ses voyages. Mais aujourd’hui, Paris résonne différemment en lui, amplifiée par la gravité des événements récents.

En sortant les sacs de voyage du coffre, il est encore lourd de sa conversation avec Marie. L’immeuble cossu dans lequel ils pénètrent semble empreint d’une certaine méfiance. Son père lui a expliqué que l’appartement appartient à l’organisation pour laquelle il travaille, et qu’ils peuvent y rester aussi longtemps que nécessaire.

La surprise est totale. Le logement n’est pas un simple pied-à-terre mais un véritable cocon de luxe. De hauts plafonds ornés de moulures élégantes, des fenêtres imposantes laissant entrer une lumière dorée, et une vue imprenable sur les toits de Paris. Au loin, l’Arc de Triomphe se dresse majestueusement. Romy, les yeux écarquillés de bonheur, se met à courir d’une pièce à l’autre, éclatante d’enthousiasme. “C’est magnifique, Julien ! Regarde ce lustre !” s’exclame-t-elle, ses bras ouverts comme pour embrasser tout l’espace. Le sourire de Julien s’élargit. L’enthousiasme contagieux de Romy allège momentanément les poids qu’il porte sur ses épaules. Paris semble leur offrir un moment de répit.

Alors que Romy s’apprête à prendre une douche, Julien, d’abord hésitant, décide de la rejoindre, espérant apaiser les tensions qui flottent encore entre eux. Sous l’eau chaude, les gouttes deviennent des messagères de paix, scellant leur réconciliation. Leurs mots se transforment en murmures, leurs regards en promesses silencieuses. Chaque caresse est une redécouverte, une manière de retrouver ce lien qu’ils partagent.

Après cette parenthèse intime, rafraîchis et reconnectés, ils décident d’explorer le quartier. Les rues du Marais, pittoresques et pleines de charme, les appellent à chaque pas. Main dans la main, ils se promènent sous la douce lueur des réverbères, absorbant l’atmosphère romantique et vibrante de la ville. Les échos de conversations animées, les rires qui s’échappent des terrasses, tout autour d’eux forme une symphonie urbaine captivante.

Devant Notre-Dame, ils s’arrêtent, émus par la beauté imposante de la cathédrale. “Elle est vraiment impressionnante,” murmure Romy, se serrant contre Julien. Lui, plongé dans ses souvenirs, pense aux graves dommages subis par l’édifice en 2020, une image qui le hante. Les mots de Victor Hugo lui reviennent en mémoire : “Toutes les pierres sont des livres. Toutes les pierres sont des hommes. Toute pierre est vivante, et a son rôle dans le grand drame humain.”

Chaque coin de rue, chaque bâtiment semble chargé d’histoires et de secrets. “Je me souviens avoir lu quelque part que Victor Hugo avait écrit une partie de ‘Les Misérables’ juste là, dans un café du coin,” confie Julien, son regard perdu dans les lumières scintillantes de la ville. Romy hoche la tête, absorbée par les récits que Paris leur murmure.

Guidés par leur promenade romantique, Julien et Romy trouvent un petit restaurant niché dans une ruelle discrète du Quartier Latin. Un lieu intime, aux lumières tamisées et aux tables en bois rustique, qui dégage une chaleur réconfortante. Ils s’accordent sur un menu mêlant tradition et modernité. Romy opte pour un plateau de fruits de mer, tandis que Julien choisit un filet de bœuf accompagné de légumes de saison. Chaque bouchée devient une célébration de la gastronomie parisienne, chaque verre de vin accompagne leur conversation douce et légère, ponctuée de rires et de regards complices.

“Tu te rends compte, on est à Paris, la ville lumière, et on a toute la nuit devant nous,” murmure Romy, un sourire rêveur aux lèvres. “À Paris, tout est grand, tout est bon, tout est beau, et il y a de la place pour tous les rêves,” pense Julien en reprenant les mots de Zola.

Après leur repas, ils regagnent leur demeure temporaire. Le cœur est léger, mais l’esprit de Julien reste alourdi par les pensées des événements à venir. Installés sur le petit balcon, ils se blottissent sous une couverture légère, contemplant les toits de Paris baignés de lumière lunaire. “Ce soir, je me sens vraiment vivante,” confie Romy, la tête reposant sur l’épaule de Julien. Il répond doucement, pensif : “Moi aussi. Mais demain, nous devons nous préparer à affronter la réalité de notre situation.”

Ils s’endorment, bercés par le murmure de la ville, un mélange d’excitation pour le présent et d’appréhension pour l’avenir. Dans ce cocon parisien, Julien trouve un instant de paix avec Romy, tandis que les étoiles, plus brillantes que jamais, semblent leur murmurer que même au milieu de l’incertitude, il y a toujours de la beauté à saisir.

Chapitre 34 – Killing in the Name (Rage Against the Machine)

double vingt - Chapitre 34

« Il n’y a point de traîtres sans occasion. » – Voltaire

Maya et Matthieu se positionnent en hauteur, surplombant l’esplanade de La Défense. Ils observent chaque mouvement suspect avec une attention minutieuse, prêts à réagir. Matthieu a semé ses éventuels poursuivants : il a donné trois rendez-vous différents à Omer, Ben et son père. Omer devait le retrouver devant le Cnit, Ben à 4 Temps, et son père près du pont de Neuilly. L’heure est venue de compter les traîtres.

La tentation de se laisser submerger par la nostalgie est grande, mais Matthieu lutte pour ne pas oublier pourquoi il est là. Ce n’est pas un voyage touristique dans le passé. Maya, toujours directe, soupire en voyant une bande de skaters débarquer. « J’aurais préféré les rejoindre », lance-t-elle avec un sourire en coin. « Ton époque te manque ? » demande-t-elle, sa franchise habituelle brisant le silence.

Matthieu hésite. Il sait que ce n’est pas encore le bon moment pour tout dire. Il tente une réponse vague : « Mon futur a ses hauts et ses bas… mais je suis content de te revoir. » Maya arque un sourcil, pas convaincue. « Donc, on ne se voit plus dans le futur ? » Il se racle la gorge, pris au dépourvu. « J’ai déménagé à Bordeaux », ment-il maladroitement. Elle le connaît trop bien. « Tu me le dirais si… quelque chose m’était arrivé, non ? » Elle le fixe. Matthieu cherche ses mots, mais se contente de changer de sujet. « Regarde, ça bouge ! »

Deux hommes se positionnent près du Cnit, un autre près du pont de Neuilly. Ils ressemblent à des flics en civil, aux aguets. Le cœur de Matthieu se serre. Omer et son père sont bien des traîtres. Il en a maintenant la preuve.

Son visage se ferme alors que la colère monte. Maya, toujours prévoyante, sort son appareil photo et capture des clichés des hommes. « Qui sont-ils, à ton avis ? » Matthieu, essayant de réfléchir malgré l’agitation, répond : « Ce sont sûrement des Chrono Libérateurs. Peut-être qu’ils bossent pour les Russes, les Américains, ou même les Chinois. » Maya éclate de rire. « Vu leur amateurisme, je parie sur des petits Français. »

Ils rient ensemble, mais l’heure n’est plus à la plaisanterie. Matthieu sourit. « J’ai ma petite idée pour la suite. »

Quelques heures plus tard, ils arrivent à l’appartement de Matthieu et découvrent que Omer n’a pas perdu de temps pour passer à la dernière étape de son plan. Matthieu, furieux, enfonce la porte avec la violence d’un flic du Raid. En un éclair, il assène un coup de poing à Omer, qui s’effondre sur le sol, assommé. Natacha hurle de panique, tentant de fuir. Maya, calme et déterminée, récupère ses affaires et l’accompagne doucement vers la salle de bain, refermant la porte derrière elles.

Matthieu tourne autour du canapé, les poings serrés, prêt à frapper encore. « Relève-toi, espèce de connard ! » dit-il, savourant secrètement sa propre force. Ses années de boxe trouvent enfin une utilité. Le coup en traître n’était pas régulier, certes, mais il n’a aucun remords. Les manigances d’Omer étaient bien pires. Maya revient, un sourire narquois aux lèvres. « Bien joué, Matt. Tu sais, elle voulait ton numéro de téléphone. Ton style Tyson a fait des ravages. »

Omer, encore sonné, se redresse, le visage marqué d’une ecchymose. Matthieu, implacable, lui balance son caleçon à la figure. « Enfile ça, on a assez vu d’horreurs pour ce soir. » Omer, toujours groggy, balbutie : « Mais qu’est-ce qu’il te prend ? T’es devenu complètement taré ! » Matthieu lui lance un regard noir. « Ferme-la. Sinon, je double la dose. »

Maya, voyant qu’Omer n’a plus la force de se défendre, prend le relais d’une voix douce. « Je suis sûre qu’on t’a obligé à faire ça, pas vrai ? Mais ne t’inquiète pas, on va te protéger. » Omer baisse les yeux, pris au piège. « C’est ton père, Matt… c’est lui qui m’a contacté. Il m’a dit que tu avais perdu la tête, et que toute info intéressante pouvait me rapporter de l’argent. » Matthieu explose de rage. « Et tu as fait ça pour 2000 balles ? T’es vraiment une merde, Omer. »

En larmes, Omer tente de se justifier. « Je suis désolé, je sais pas ce qui m’a pris… » Mais Matthieu, inflexible, répond : « Tes excuses, tu te les gardes. Elles n’ont aucune valeur pour moi. Mais je peux te pardonner… si tu fais ce que je te dis. » Omer, désespéré, acquiesce. « D’accord, je ferai tout ce que tu veux. »

Matthieu, calculateur, fixe Omer droit dans les yeux. « Demain, on fait le coup comme prévu. Tu me préviens si ça sent mauvais, sinon je te retrouverai. Et maintenant, tu travailles pour moi. Tu nous donneras des infos sur les Chrono Libérateurs. »

Omer, brisé, hoche la tête. Matthieu le regarde partir, la rage encore brûlante. Maya, le sourire aux lèvres, saute dans ses bras. « C’était dingue ! J’aurais jamais cru ça de toi ! » Matthieu, gêné, se détend un peu.

« Ne sois pas si dur avec toi-même », lui murmure Maya en lui caressant les cheveux. « Tu as toujours été cette personne, tu viens juste de la découvrir. » Il soupire. « Merci, Maya. Je suis content que tu sois là. » Elle éclate de rire. « Ne me remercie pas trop vite. Je compte bien me faire une place au soleil grâce à toi. Mais pour l’instant, on doit retrouver Julien, en savoir plus sur les Horlogers, et surtout échapper aux Chrono Libérateurs. »

Chapitre 35 – Wannabe (Spice Girls)

double vingt - Chapitre 35 - Wannabe (Spice Girls)

“La véritable découverte ne consiste pas à chercher de nouveaux paysages, mais à avoir de nouveaux yeux.” – Marcel Proust

Romy, contre toute attente, se découvre l’âme d’une authentique Parisienne. Elle adore l’appartement, son cachet et surtout son emplacement, qui permet d’accéder facilement à ces artères bouillonnantes de vie, de mode et de culture dont elle a si souvent entendu parler ou qu’elle n’avait vues que de loin, à travers les écrans de cinéma ou à la télévision. Jusqu’à présent, l’appel de la capitale ne s’est jamais manifesté en elle. Son encrage est dans la nature, la plage, son quotidien balisé, mais quelque chose de nouveau se produit ici à Paris ; elle s’y sent bien et à sa place.

Loin de se douter que l’attraction de la Ville Lumière s’intensifie chez Romy, jouer les touristes plaît de plus en plus à Julien. Il décide de s’accorder encore la matinée avant de contacter son alter ego temporel et de le retrouver, comme convenu avec son père. Au téléphone, Alejandro l’avait pressé de manière autoritaire. À l’écoute de sa voix, Julien avait détecté de l’agacement et de la peur ? Il s’était efforcé de le rassurer de son mieux, promettant de le tenir informé de toute avancée significative et de lui faire un compte rendu exhaustif de la situation sans tarder. Il en veut désormais à Matthieu, qu’il tient pour seul responsable de la situation.

Non loin des Halles, ils entrent dans une boutique de vêtements à la mode. Julien reconnaît les Spice Girls en fond sonore et sourit en pensant que les années 90 avaient produit le meilleur et le pire en matière de musique. Romy dévalise le magasin avec autant de retenue qu’un piranha devant un nageur imprudent. La laissant à ses essayages, même si l’idée de la rejoindre dans la cabine lui traverse l’esprit, il sort prendre l’air, convaincu que, quelle que soit l’année, l’époque ou le lieu, le shopping n’est définitivement pas fait pour lui.

À peine a-t-il fait quelques pas dans la rue commerçante qu’il tombe quasiment nez à nez, en vitrine d’un Foot Locker, avec le Graal, la sainte trinité des sneakers : les Jumpman 4 de Jordan, les Reebok Pump, et les Nike Air Max 97. Pas des collections hommages ou rétro, non, les vraies, les pures, qui atteignent parfois en 2024 des prix indécents. Il ne peut pas passer à côté de ces précieuses chaussures. Romy, qui l’attend devant la boutique, les bras chargés de sacs, n’en revient pas de le voir arriver aussi encombré qu’elle.

— Eh bien pour quelqu’un qui déteste faire les magasins… » dit-elle d’un ton entre le reproche et l’amusement.

— On ne les trouve pas à Bordeaux, c’était l’occasion ou jamais.

Il la toise de haut en bas

— À ce rythme-là, on va devoir louer une remorque

elle lève les yeux au ciel

— Arrête de ronchonner et profite un peu.

— Oui tu as raison, le mieux serait peut-être de déposer tout ça à l’appartement ?

— Excellente idée !

Julien lui emboîte le pas. Il ne l’a jamais vue d’aussi bonne humeur. Son rire est contagieux. Ils poursuivent leur randonnée citadine, Romy a acheté un appareil photo jetable pour immortaliser leur moment d’insouciance.

En 1997, Paris conserve encore un cachet brut que les années ont lentement érodé. Les enseignes lumineuses ne sont pas aussi omniprésentes qu’en 2024, laissant la place à des néons plus discrets et des devantures peintes à la main. Les voitures, peuvent se garer presque partout, même dans des endroits improbables. Ils arrivent devant la Tour Eiffel, et Julien est instantanément saisi par la différence d’atmosphère.

Là où en 2024 un écran de réalité augmentée offre des faits historiques et des anecdotes multilingues tout autour du monument, en 1997, les guides touristiques racontent l’histoire de la tour, en revanche les vendeurs de souvenirs sont toujours les mêmes. Les sons autour d’eux sont ceux de conversations réelles plutôt que des notifications et des alertes de smartphones. L’air porte une fraîcheur naturelle. Il y a l’odeur caractéristique de crêpes, de gaufres des vendeurs ambulants qui rivalisent avec les effluves des restaurants environnants. Tout en flanant le long du Champ de Mars, Julien observe les gens autour de lui. Les tenues varient grandement, jeans baggy, vestes en cuir, robes longues et fluides, reflétant une diversité de mode qui lui semble plus naturelle et moins homogénéisée que celle de 2024. Il réalise que, dans cet environnement, chaque individu et chaque moment semblent plus tangibles et réels. Ces différences rendent l’expérience de Paris en 1997 non seulement unique mais profondément mémorable pour Julien. C’est un monde où le passé et le présent semblent coexister harmonieusement. Il comprend mieux pourquoi Matthieu en éprouve une telle nostalgie, est-ce qu’il en profite au moins ?

A quelques kilomètres à vol d’oiseau, rue Lauriston, Omer est aux abonnés absents. Matthieu s’est résigné à se débrouiller seul pour mener à bien son « coup ».

Il s’est posté dans une cabine téléphonique au coin de la rue et cherche dans l’annuaire le numéro de la gardienne de l’immeuble, Madame Gonçalves.

L’objectif reste inchangé : Dérober le ticket gagnant. Il ne lui resterait plus qu’à remplir une grille chez un buraliste et à détruire ce bulletin de jeu qui pourrait l’incriminer.

Le tirage du loto est ce soir. Il n’a pas droit à l’erreur. L’immeuble est au 15 de la rue. La cabine au 27 ; en courant assez vite, il peut s’y rendre en deux ou trois minutes maximum. Pour l’occasion, il s’est vêtu tout en noir, avec un sweat à capuche pour dissimuler son visage, le cas échéant. L’adrénaline commence à monter. La rue est presque déserte. Son plan initial était de laisser Omer faire le repérage, qu’il l’attende ensuite dans la voiture et partir en trombe avec le butin.

Il va devoir procéder autrement. Nécessité fait loi. Deux sonneries.

— Allô ?

Il se racle la gorge et prend une voix grave.

— Officier Jérôme Fitoussi du SRPJ de Nanterre. Plaque numéro B12-132. Je dois parler en urgence à la dite Madame Gonçalves, concierge de l’immeuble du 15 rue Lauriston.

— Oui, c’est moi-même, que se passe-t-il ? elle a des trémolos dans la voix

— Madame, je ne peux pas vous parler d’une enquête en cours. Nous avons besoin que vous montiez immédiatement au dernier étage de votre immeuble. Notre indic nous a prévenu que des malfrats préparent un mauvais coup et leur base d’opérations est située au dernier étage mentionné précédemment. Comprenez-vous ce que je vous dis ?

— Oui, bien sûr, mais j’en viens et il n’y a rien de spécial là-haut, sa voix est de plus en plus affolée. Matthieu durcit le ton

— Voulez-vous être accusée d’entrave à la justice ? C’est minimum deux ans de prison et une amende de 10 000 euros, euh francs ! Nos hommes seront là dans moins de cinq minutes. Entrouvrez la porte de l’immeuble et montez à l’étage, ensuite patientez le temps qu’ils vous rejoignent. Êtes-vous seule ?

— Oui, il n’y a personne d’autre.

— Parfait, si vous croisez qui que ce soit, ne dites rien et restez naturelle. Surtout, ne bougez pas une fois que vous êtes en place.

Matthieu raccroche. C’est le moment de vérité. La loge est située à droite de l’entrée, elle a tourné le petit panneau plastifié pour prévenir les occupants qu’elle est dans les étages. Tout semble se dérouler à la perfection. Il va ouvrir la guérite, tremblant, le cœur battant à deux mille à l’heure. Fermée. Elle a fermé la porte à clé ! Des bruits de pas résonnent dans le hall. Il n’a plus le temps. Il prend son élan et enfonce la porte comme un bélier, une fois, deux fois, l’énergie du désespoir animant ses gestes. Le pêne cède, des morceaux de bois et de verre jonchent le sol. Mû par la peur, il fait abstraction du reste et se focalise sur le sac à main qui est à sa place, sur le porte-manteau, comme décrit dans l’émission de faits divers. Il s’en empare prestement, manque de s’étaler sur le sol à cause des débris, entreprend de mettre sa capuche et court comme si sa vie en dépendait, ce qui n’est pas loin d’être le cas. Il entend des « arrêtez-le, arrêtez-le » de plus en plus lointains. Tout à coup, une sirène de police retentit, il est pris en chasse. Tout en continuant sa course, il ouvre le sac, répandant son contenu par terre, zigzaguant entre les passants, cherchant un abri tout en fouillant le fameux portefeuille. C’est bon ! il lâche tout le reste, quasiment à bout de souffle. Il entend encore la voiture de police mais plus faiblement, ayant pris suffisamment d’avance en empruntant des petites rues très encombrées. Il ne regrette pas ses heures passées sur GTA.

Une entrée de parking. L’apprenti voleur s’y engouffre, en nage, tremblant, complètement exténué. Il fouille dans le portefeuille pour en extraire le ticket, le fourre dans sa poche et jette le reste dans une poubelle. Il aurait préféré procéder autrement, mais la situation est trop critique. Il patiente une dizaine de minutes, assis par terre comme un clochard. Il retire son sweat encore trempé et reprend son chemin en quête d’une station de métro. Son épaule le fait souffrir le martyr, jamais il ne se serait cru capable de faire une chose pareille. Toujours sur le qui-vive, il jette des regards inquiets autour de lui, comme si tout le monde savait ce qu’il venait de faire.

Assis dans le wagon de tête, personne à côté de lui, il s’autorise à regarder le billet. Les numéros sont là, cochés, prêts à délivrer une somme qui le libérera d’une grosse partie de ses tracas. Il change plusieurs fois de lignes de Métro, pour brouiller des pistes invisibles. Au bout du compte, il arrive dans un bar qui fait Tabac et Loto. Recopie les numéros, détruit le ticket originel et valide sa grille. Tout est quasi parfait, à part sa course-poursuite et le fait qu’il n’a pas pu rendre à cette pauvre dame le contenu de son sac à main. Il pense qu’il lui a sauvé la vie, ça lui donne bonne conscience. Lorsqu’il arrive chez lui, il est prêt à raconter à Maya ses péripéties. Il halète, hors d’haleine

— Putain, tu vas jamais me croire, mais ?

Matthieu n’en croit pas ses yeux, elle est assise sur le canapé, mais avec deux autres personnes. Une jolie jeune fille brune qu’il n’a jamais vue et un garçon qu’il ne reconnaît pas au premier abord, qui se lève et le détaille du regard, un demi sourire aux lèvres

— Salut Matthieu !

Bordel de merde. C’est Julien, mais Julien jeune. Le choc est trop important, conjugué avec le stress de sa course-poursuite, il est sur le point de tomber dans les pommes.

— Julien ? Mais qu’est-ce que tu fous là, on devait partir à Bordeaux pour te retrouver, il est totalement abasourdi. Sérieux comme un pape, Julien veut rapidement en finir

—Matthieu, il faut qu’on parle.

Matthieu toujours dégoulinant, quasiment collé à la porte d’entrée met immédiatement son index sur la bouche, complètement affolé, se saisit d’une feuille de papier et écrit de son mieux. Pas ici. Micros. Sur écoute. Parlez normalement. Maya, consciente du risque

— Ils sont là depuis à peine 5 minutes, on a juste eu le temps de se présenter.

Julien confirme d’un hochement de tête. Romy ne sait pas ce qu’il se passe. Matthieu reprend :

— Ca me fait trop plaisir de te voir mon pote ! Je vais juste me rafraîchir un peu et ensuite on va aller déjeuner dans une brasserie très sympa. Place de la Nation, c’est pas à côté, mais ça vaut vraiment le coup. Maya si tu mettais un peu de musique ?

Après ce qu’il a vécu aujourd’hui, il a bien envie d’envoyer ses poursuivants se faire paître à l’autre bout de Paris. Il espère simplement que Julien et Maya ne se sont pas raconté trop de choses compromettantes et que la petite brune est fiable, sinon elle va déguster comme Omer.

Chapitre 36 – Friday I’m in Love (The Cure)

double vingt - Chapitre 36

« Le futur appartient à ceux qui croient à la beauté de leurs rêves. » – Eleanor Roosevelt

Romy et Maya se trouvent de plus en plus d’affinités, discutent, rient ensemble, et partagent leur pizza comme si elles étaient de vieilles amies, presque inséparables. Pendant ce temps, Julien et Matthieu, assis en silence, se toisent avec un mélange de curiosité et de méfiance. Ils sont comme deux lions en cage, prêts à bondir, mais ne sachant pas encore comment initier la confrontation. Chacun guette l’autre, attendant le bon moment pour aborder ce qui pèse vraiment.

Finalement, Matthieu, incapable de supporter ce silence plus longtemps, rompt la tension d’un ton léger mais tendu :
Euh, je vais fumer une clope, Julien, tu m’accompagnes ?

Julien acquiesce, sans même un regard pour Romy, qui est absorbée dans sa conversation avec Maya. Les filles, plongées dans leur échange, leur laissent cet espace nécessaire. Matthieu n’a pas fumé depuis son arrivée en 1997, mais la situation l’exige. Ils sortent ensemble, s’éloignant un peu.

Une fois dehors, Matthieu allume une cigarette et prend une bouffée. Il ferme les yeux un instant, sentant la nicotine apaiser brièvement ses nerfs. Julien reste en retrait, bras croisés, attendant que Matthieu entame la discussion. Ce dernier finit par se lancer, jetant un regard rapide à son ancien ami avant de tout déballer, comme un trop-plein qu’il ne pouvait plus contenir. Il raconte tout, les Chrono Libérateurs, les micros, les suspicions autour de son père, sa collaboration forcée avec Maya… Tout. Enfin presque. Le ticket du loto, il le garde en réserve.

Julien écoute attentivement, son visage impassible, mais ses yeux trahissent son trouble intérieur. Lorsque Matthieu mentionne Maya, Julien hausse un sourcil.

Sérieusement Matthieu, t’as demandé à ton ex-femme de t’aider ? ironise-t-il, incrédule.

Matthieu, un demi-sourire aux lèvres, hausse les épaules et réplique d’un ton détaché :
Primo, elle n’est pas au courant pour notre mariage. Secondo, elle est super douée. Tertio, elle ressemble à Zendaya.

Julien éclate de rire, brisant enfin la tension palpable entre eux.
C’est vrai que t’as toujours eu un faible pour les femmes au caractère bien trempé. Mais tu ne m’en avais jamais parlé avant.

Matthieu, d’humeur plus légère après cette pause d’humour, rétorque :
Et toi ? Je savais que c’était sérieux à l’époque avec Romy, mais de là à l’emmener à Paris ? ajoute-t-il, sondant Julien du regard.

Julien, visiblement mal à l’aise, jette des petits coups d’œil en direction de la table où Romy et Maya dégustent un tiramisu, insouciantes.
On parlera de ça plus tard. Moi, je suis là pour m’assurer que tu ne vas pas perturber le continuum temporel.

Matthieu lève un sourcil, amusé, avant de laisser échapper un rire bref.
La meilleure blague de la semaine, celle-là ! Sérieusement, Julien ? Tu veux que je fasse la liste des ‘infractions’ que toi-même tu as commises depuis ce midi ?

Le visage de Julien se ferme légèrement, mais Matthieu continue sans lui laisser le temps de répliquer.
Au fait, elles sont bien tes Jordan ? T’en as acheté combien de paires ? Deux, trois pour tes vieux jours ? ironise Matthieu, croisant les bras et toisant Julien avec un sourire malicieux.
Alors, évite de me faire la leçon et positionne-toi en adulte. Avec ou sans ton aide, je vais prendre la tangente et m’assurer que ces Chrono Libérateurs, ou je ne sais qui, ne me posent plus de problèmes. Déjà, j’aimerais savoir qui a posé des micros chez moi. Ensuite, il y a cette histoire avec mon père, mais je pense que, comme avec Omer, c’est juste un écran de fumée.

Julien reste silencieux quelques secondes, pesant le pour et le contre. Matthieu a raison sur certains points, et l’ironie de la situation ne lui échappe pas. Lui-même, sous prétexte de « surveiller » Matthieu, n’a-t-il pas contribué à perturber ce fameux continuum temporel ? Son propre père, Alejandro, joue un rôle trouble dans tout ça, et il est bien placé pour savoir que tout n’est pas noir ou blanc.

Finalement, Julien lâche un soupir.
Ok, Matthieu. On a tous nos secrets. Si on veut sortir de cette pagaille, on va devoir collaborer ensemble.

Matthieu le fixe un instant, scrutant son visage, avant de hocher la tête, satisfait.
C’est ce que j’espérais entendre. Mais pour l’instant, retournons à table. Et, Julien, tu es sûr pour Romy ? Ce n’est pas un agent double ?

Julien le regarde d’un air qui se veut sérieux.
Je m’en porte garant, dit-il simplement.

De retour à la table, ils retrouvent Romy et Maya en pleine effervescence. Romy est visiblement surexcitée par une idée soudaine.

J’ai tout organisé avec Maya ! On va sortir ce soir pour découvrir le Paris nocturne ! Ce sera l’occasion rêvée pour porter mes nouvelles tenues ! déclare-t-elle avec enthousiasme.

Julien, visiblement moins ravi par cette idée, accueille la nouvelle avec une froideur qui ne passe pas inaperçue. Matthieu, lui, jubile intérieurement et ne peut s’empêcher de sourire en coin. Maya lui lance un clin d’œil complice, comme pour lui signaler qu’elle a pris les choses en main.

Le mieux, c’est que vous nous rejoigniez vers 20:00 à notre appartement, propose Romy. C’est dans le quartier du Marais. Vous voyez où c’est ?

Matthieu, soudainement très intéressé, se penche en avant.
Un appart dans le Marais ? Il fait quelle taille ? demande-t-il d’un ton faussement détaché.

Romy réfléchit à voix haute.
Je ne sais pas, 90, 100 mètres carrés peut-être ?

Effectivement, j’ai hâte de voir ça, réplique Matthieu, avant de lancer un regard appuyé à Julien. Et j’imagine qu’on vous l’a prêté ?

Julien, mal à l’aise, se trémousse sur sa chaise.
Oui… Il marque une pause avant d’ajouter : L’appartement appartient à son patron, Timothée Sundial. Il est à la tête d’un service qui travaille sur les perturbations temporelles. Je vous promets de faire la lumière sur tout ça bientôt.

Romy, exaspérée par l’attitude de Julien, tape légèrement sur la table.
Ça recommence ! Je ne comprends pas ce qu’il a en ce moment, dit-elle en se tournant vers Maya. Il a des moments où tout est parfait, puis il se met à délirer, à faire des cauchemars. Il a même rêvé de toi, Matthieu, et je ne savais même pas que vous vous connaissiez.

Maya, toujours calme et souriante, tente de détendre l’atmosphère.
Ne t’inquiète pas, Romy. Matthieu aussi est bizarre depuis quelque temps. Ils restent des grands enfants, au fond.

Pour changer de sujet, Maya propose :
Tu sais ce que je te propose, Romy ? On va se faire une virée ensemble cet après-midi. Tu es surfeuse, je suis skateuse. Une petite séance de planche, ça te détendra.

Matthieu, en observant la situation, ne peut s’empêcher de sourire intérieurement. Maya, toujours aussi efficace, a une nouvelle fois sauvé la situation d’une main de maître. Il repense à leur complicité passée, à ce qu’ils avaient partagé. Peut-être qu’il l’aurait épousée, finalement… s’il ne l’avait pas déjà fait dans un autre futur.

Cette version met davantage l’accent sur les tensions entre les personnages, tout en maintenant l’équilibre entre humour, mystère et la progression narrative. La relation entre Julien et Matthieu est complexe, mêlée de méfiance et de nostalgie, ce qui donne plus de profondeur à leur dynamique.

Chapitre 37 – Enjoy the Silence (Depeche Mode)

double vingt - Chapitre 37

« Il n’y a rien de plus précieux en ce monde que le sentiment d’exister pour quelqu’un. » – Victor Hugo

— Je comprends mieux pourquoi tu es nostalgique de cette période de ta vie.

Julien observe, admiratif, l’agencement et la décoration du salon de Matthieu.

Ce dernier se tourne vers lui avec un sourire mélancolique :

— Je n’ai jamais vraiment été nostalgique de cette époque elle-même, mais des opportunités qui s’offrent à moi maintenant. Malheureusement, depuis notre voyage, rien ne s’est passé comme je l’aurais imaginé.

Julien s’assied sur le canapé, le regard perdu dans la contemplation des détails de l’appartement qu’il découvre pour la première fois.

— Au début, tout me semblait clair, et puis petit à petit, j’ai réalisé que j’avais peut-être idéalisé ce retour. Rencontrer à nouveau Romy, c’est génial, mais maintenant, ça devient un peu flippant. Il soupire profondément.

— Ça fait du bien de parler librement de tout ça. En tout cas, mon corps de vingt ans est une véritable aubaine ajoute Matthieu en s’étirant légèrement, un sourire en coin. Je ne me suis jamais senti aussi en forme.

— En forme c’est sûr réplique Julien avec un rire léger. Et surtout mince !

— C’est vraiment une conversation du turfu, ironise Matthieu. Pendant que les filles vont s’amuser en plus, la Foire du Trône ça m’aurait bien tenté ! Il persiste dans son idée de donner des fausses informations, au cas où. Sans prévenir Julien, il monte subitement le volume de Live Shit: Binge & Purge de Metallica à fond et se dirige vers les robinets de la cuisine pour les ouvrir, créant un fond sonore assourdissant. Il indique ensuite discrètement le plafond à Julien.

— Avant tout, nous devons nous débarrasser des micros.

Le guidant à travers l’appartement, il commence par vérifier les endroits les plus évidents : détecteurs de fumée, luminaires, téléphone, prises électriques.

— Regarde ici murmure Matthieu en ouvrant un détecteur de fumée. À l’intérieur, un minuscule micro est camouflé avec soin.

— Ils ont vraiment mis le paquet sur la surveillance.

Ils fouillent méthodiquement le lieu, de fond en comble, découvrant au passage d’autres micros dissimulés avec ruse dans un cadre photo et dans le combiné du téléphone fixe.

— Ils ont infiltré tout l’espace constate Matthieu en neutralisant chaque dispositif d’écoute avec du papier d’aluminium. On va laisser tout ça en place mais désactivé. Ils penseront que leurs micros fonctionnent encore.

Après avoir terminé leur inspection, Matthieu réduit le volume de la musique et ferme les robinets, rétablissant le calme. Il se tourne vers Julien, le regard sérieux.

— Maintenant, on doit tirer parti de cette situation. Agissons comme si nous ne savions pas qu’ils nous écoutent.

— Et maintenant, quelles sont nos options ? demande Julien, visiblement préoccupé par la tournure des événements.

— Pour commencer, il faudrait que j’invente la machine Nespresso plaisante Matthieu en préparant un café avec une vieille cafetière à filtre. Ensuite, un appel à ton père s’impose. Il faut qu’on trouve une piste rapidement. Clairement, deux factions s’opposent. Même si on n’a pas encore pu vraiment profiter de notre avance historique, être aussi exposés nous rend vulnérables.

— C’est vrai acquiesce Julien. Et ce n’est pas seulement dangereux pour nous. Romy et Maya sont également en danger, même si elles savent se défendre.

— Nous devons être prudents répond Matthieu en prenant une gorgée du café brûlant.

Julien compose le numéro de téléphone de son père, qui décroche instantanément.

— Alejandro à l’appareil

Matthieu écoute avec le haut-parleur.

— Papa, c’est moi.

— Alors, raconte-moi, où en es-tu ?

Sa voix trahit une grande impatience.

— Je pense que Matthieu n’est pas une menace pour le continuum temporel. En revanche, j’ai pu constater qu’il était suivi, sur écoute, et selon toute vraisemblance, traqué par les Chrono Libérateurs. La situation lui échappe totalement et c’est ce qui risque de causer le plus de problèmes à court terme, à mon avis.

Alejandro, dans le même temps, envoie des pneumatiques à différents services. Sundial débarque en trombe dans son bureau.

— Passez-moi le téléphone,

Alejandro s’exécute immédiatement.

— Julien, Matthieu, Sundial à l’appareil, donnez-moi des détails. Matthieu s’empare du combiné et lui raconte tout jusqu’à l’esplanade de La Défense. Appelons ça la confiance intuitive, mais Matthieu sait qu’il peut sans risque se confier à lui.

— OK, faites développer les photos et faxez-les-nous au plus vite. Vous êtes en danger, je vous en conjure, pensez avec vos cerveaux d’adultes et n’agissez pas de façon inconsidérée. En attendant, je vous suggère d’habiter ensemble dans le logement du centre de Paris. Il y a suffisamment de place et je m’assurerai de votre sécurité. De notre côté, nous allons organiser votre exfiltration. Votre agent de liaison sera Alejandro.

Matthieu ne peut réprimer un « Wahou, génial, comme dans Loft Story saison 1, sans Loana et la piscine malheureusement, » qui laisse Sundial totalement perplexe.

— Ok, j’arrête les blagues.

Ils raccrochent simultanément.

— Bon, on prend les consoles ?

Cette fois, c’est sûr, Julien a retrouvé son fantasque ami.

— Ok mais ensuite, on va chercher Romy et Maya, je sens de moins en moins cette histoire.

Malgré toutes ses réticences, Julien avait désormais toutes les preuves nécessaires pour s’impliquer totalement. La peur allait changer de camp.

Chapitre 38 – Phenomenon (LL Cool J)

double vingt - Chapitre 38

« La vie est un défi à relever, un bonheur à mériter, une aventure à tenter. » – Mère Teresa

Personne ne comprend pourquoi Matthieu insiste autant pour allumer la télévision à 21h00 précise. Il trépigne comme un enfant.

Les publicités de TF1 se terminent (un bain de jouvence) et le tirage du loto va démarrer. Il serre fébrilement le ticket dans sa poche et le sort au dernier moment. Julien n’en revient pas :

— T’as joué au loto ?

Matthieu se veut énigmatique

— On ne sait jamais, peut-être que nous aurons un peu de chance ce soir… dit-il, les yeux brillants.

Maya le regarde intriguée, Romy, qui a hâte de sortir, trouve ce moment aussi long que gênant.

Une à une, les boules tombent. Il a placé le bulletin en évidence sur la table basse. Le so chic salon de l’appartement du Marais n’a jamais vécu une scène pareille. Les gains s’affichent à l’écran : 5 millions de francs (760 000 euros). Matthieu a envie de pleurer, la concierge s’est trompée d’un numéro. Il a presque envie de la planter à coups de couteau comme son fils. Julien saute dans tous les sens avec Maya et Romy. La dernière fois qu’il s’est autant lâché était en 98 lors de la victoire de la France en coupe du monde. Mais avec des vêtements beaucoup plus confortables. Matthieu l’a entièrement relooké pour la soirée. Ils ont sensiblement la même silhouette en 1997. Il en a profité pour lui prêter une chemise de créateur, un pantalon à pinces et une paire de bottines qui lui vont très bien. Romy est conquise, Maya aussi. De son côté, Matthieu a revêtu son deuxième costume, ce qui pousse les filles à l’appeler Mylord et à lui faire des révérences appuyées tout en rigolant comme des baleines.

Les deux naïades, qui ont bien préparé leur soirée, après quelques tricks, ont revêtu leurs plus belles tenues. Julien glisse en aparté à Matthieu :

— Elle est canon en parlant de Maya, ce à quoi Matthieu répond :

— Merci, Romy aussi. L’air entendu, mais également contrarié.

— Je suis désolé, à un chiffre près c’était le jackpot ! Est-ce que 1 million chacun ça vous irait ? dit-il très calmement, sans une once d’ironie.

— T’es sérieux ? » demande Maya.

— Absolument ! Romy je ne te connais pas encore, même si j’ai beaucoup entendu parler de toi. Je ne sais pas ce que Julien t’a raconté sur ce que nous faisons ici, ni sur notre situation, mais il me semble indispensable que chacun puisse agir en âme et conscience.

C’est pareil pour toi Maya, je t’ai embarquée dans cette aventure, mais tu es libre. Avec cette somme, vous pourrez prendre vos décisions et être, si c’est possible, maîtres de votre destin.

Après un court silence, ils hurlent tous comme des damnés. Les filles le couvrent de bisous et Julien aurait fait de même, mais ce n’est pas dans ses habitudes.

— Bon, je crois qu’on va être obligés de fêter ça !

Les filles hurlent de nouveau de joie. Matthieu essaie de masquer sa déception, un putain de chiffre ! Julien lui demande à voix basse

— Ça n’a rien à voir avec le continuum… c’est juste de la chance ?

— Si j’avais eu de la chance, on serait en train de se partager le jackpot. Là on va dire que c’est un léger coup de pouce. Arrête de te mettre la pression, regarde Romy et Maya.

Elles sautent sur les canapés et font des danses improvisées dans toutes les pièces. Julien met une tape sur l’épaule de Matthieu

— Merci mec

— Ce n’est que le début, on va faire beaucoup mieux que ça, si tu es d’accord

Julien qui craint d’être entrainé dans une spirale infernale, modère son enthousiasme

— Je vais y réfléchir, mais là, je crois que ce soir, je vais juste profiter et m’amuser

La principale préoccupation de Matthieu concerne le ticket et la manière de récupérer les gains sans attirer l’attention des chrono libérateurs. Ils décident de mettre le ticket en sécurité dans le coffre situé dans le dressing de l’entrée et de se rendre ensemble à la Française des Jeux. Chacun choisit un des quatre chiffres du code secret. Ainsi rassuré, Matthieu laisse retomber la pression et cède à la joie communicative de ses acolytes. Il se permet une dernière recommandation : attendre d’être en possession du pactole pour en parler à leurs proches. De son côté, la question est réglée. Il a tout de même prévu de donner 50 000 francs à Madame Gonçalves, une somme qui lui ferait du bien, sans pour autant la mettre en danger de mort.

Maya guide la troupe, ayant ses entrées partout dans Paris grâce à sa capacité d’adaptation et à ses multiples casquettes. Ce qui plaît énormément à Romy, qui est sur un petit nuage. Maya fait son possible pour dérider Matthieu, qui toutes les dix minutes réalise qu’il est passé à un petit numéro du gros lot. Le dîner est exclusivement consacré à la façon dont ils vont utiliser ou dépenser leur argent.

Maya est partagée entre dire à son cousin Apu d’aller se faire voir avec son magasin et en même temps investir dedans, tout en étant rassurée sur la poursuite de ses études.

Romy veut aider ses parents, s’acheter un pied-à-terre à Paris, et aller faire une séance shopping Avenue Montaigne.

Matthieu donne des réponses évasives. Julien l’observe, persuadé qu’il sait exactement comment il va placer ses deniers. Il sent son souffle inquisiteur, détourne l’attention :

— Et toi Julien, tu comptes faire quoi ?

Avec pragmatisme, il répond :

— Investir intelligemment, voyager, principalement.

Après quelques bars à la mode qui émerveillent Romy, beaucoup moins Julien, Maya propose de finir la soirée dans une boîte de nuit où Matthieu, comme dans les autres établissements de nuit, est connu comme le loup blanc. Ils prennent une table bien située près de la piste de danse. La musique House, Garage des Masters at Work agresse les oreilles de Julien, qui en plus a mal aux pieds, mais apprécie de voir Romy s’épanouir totalement. Soudain, Matthieu se lève comme possédé. Sur la piste, Victoria danse en compagnie d’un bellâtre. Il est raisonnablement éméché. Le voile blanc est tombé.

Chapitre 39 – Highway to hell (AC/DC)

double vingt - Chapitre 39

« La fortune sourit aux esprits audacieux. » – Virgile

Julien avait intuitivement compris ce qui allait se passer. Il se rappelle sa mission, sa philosophie de vie, sa placidité naturelle, mais son ami est en rage, et il y a de quoi, d’après ce qu’il lui avait confié. Il se positionne en renfort, au cas où ça dégénère.

Matthieu arrive à la hauteur d’un grand blond, habillé d’un costume Saint-Laurent ou Dior, qui gesticule plutôt que de danser, l’air hautain et méprisant. Deux crochets express dans le foie et le plexus, suivis d’une gauche monumentale dans le nez, le font tomber de son piédestal. Matthieu termine avec un coup de pied dans les côtes tout aussi efficace. Tout se passe si rapidement qu’il faut plusieurs minutes aux videurs pour sortir l’inconscient de la piste.

Victoria court après Matthieu, qui part en trombe de la boîte de nuit, fou de rage, de haine, de lassitude. Julien veut prévenir sa petite amie et la future ex-femme de Matthieu qu’il y a du grabuge, mais elles sont trop occupées à s’amuser. Il n’a pas le cœur à les déranger, d’autant plus qu’il n’a pas besoin d’elles et calcule qu’il est préférable d’arriver après le début des hostilités entre Matthieu et Victoria.

Une fois dehors, Matthieu n’est plus qu’une boule de nerfs à vif. Victoria se rapproche de lui, pleurant à chaudes larmes.

— Est-ce que tu sais ce que je vis depuis que tes petits copains me poursuivent ? lance Matthieu, la voix chargée d’amertume.

Victoria ne comprend pas de quoi il parle.

— Depuis la dernière fois, on m’a juste dit de ne plus prendre contact avec toi, que tout était réglé. Omer était avec eux, tu n’as qu’à lui demander.

Matthieu applaudit, le regard noir.

— Lui, je vais me le faire encore plus sérieusement. D’accord, mais tu ne t’es même pas posé la moindre question, ça t’a paru normal ?

Matthieu est toujours en colère. Julien, suivi de Romy et Maya, accourt.

— Tu te rends compte qu’ils ont fait exploser un avion !

Victoria fait une moue dubitative.

— Ils m’ont prévenue que tu dirais quelque chose d’approchant si je te croisais, c’est parce que tu es perturbé.

Matthieu se calme d’un coup.

— Ah bon, ils ont dit ça ?

— Oui, et c’est pour ça que j’étais avec mon garde du corps, parce que tu es une menace !

Matthieu roule des yeux.

— Ils n’ont pas choisi le plus fiable, vu comment je l’ai massacré.

Victoria est sur le point de répliquer, mais Julien tente de désamorcer la bombe.

— Désolé de te l’apprendre, mais il semble que ces personnes ne soient pas dignes de confiance.

Victoria, qui ne sait pas qui vient de parler, regarde de biais la petite bande retranchée derrière Matthieu. Elle les dévisage de haut en bas, avant de reprendre instantanément son assurance.

— Pardon, mais qui sont ces gens ? C’est ça, tes amis ?

La colère de Matthieu retombe. Il la regarde avec une grande tristesse.

— Tu sais, je suis prêt à mourir pour eux. J’aurais sans doute été prêt à le faire pour toi aussi, si la cause était juste et que les circonstances l’exigeaient. Mais certaines personnes sont fausses ou trop naïves, malheureusement. Toi, t’es les deux. On va en rester là. Tu raconteras ce que tu veux à qui tu veux, mais quand tu réaliseras qu’ils se sont bien foutus de ta gueule, ce sera trop tard. Tu as perdu ma confiance, et c’est irrévocable. On y va.

Plus ils s’éloignent, plus ils entendent Victoria éructer et vociférer. Contre toute attente, ils se mettent à rire, assemblés comme les pièces d’un puzzle. Ils sont bien ensemble. Chacun prend sa place dans le groupe : puncheur stratège, fausse ingénue, débrouillarde. Ce ne sont que des caractéristiques ; ils n’ont pas de rôle défini, ils se complètent naturellement.

Le taxi s’arrête devant l’appartement du Marais. Julien les regarde tour à tour, heureux d’avoir trouvé une équipe. Romy n’arrête pas de lui donner des petits coups de coude.

— Oui, je suis content, et oui, je suis heureux que tu sois là.

Maya attrape Matthieu par la main.

— On va se coucher, demain on a une longue journée.

À six rues de là, dans un état semi-comateux, Omer se félicite d’avoir réussi à rattraper in extremis le coup avec Natacha. Ce fut au prix de longues négociations, d’abord verbales, puis sur l’oreiller. Son visage toujours tuméfié n’inspire plus confiance, de même que le poids de la culpabilité qu’il supporte difficilement, et qui s’exprime malgré lui à travers ses yeux rougis par la honte. Cependant, une part de lui assume la trahison. Une mère seule, un frère de quinze ans et une sœur de neuf ans. L’argent facilement gagné avait contribué à améliorer un peu le quotidien. Il aurait sans doute obtenu beaucoup plus en réalisant le coup avec Matthieu, mais c’était trop tard ; il avait choisi d’y renoncer.

Omer a aussi réalisé, à travers les mots aussi durs que les coups qu’il avait encaissés, que Matthieu n’était plus du genre à se laisser duper par une pirouette ou des excuses médiocres. Le mec avait changé. Bon courage pour les autres.

Au départ, pourtant, il avait vainement tenté de refuser l’argent, mais s’était finalement laissé convaincre. Après tout, cette histoire était tellement rocambolesque. Tout le monde voulait savoir ce que Matthieu faisait, racontait, s’il s’était lancé dans des affaires et lesquelles, les gens qu’il voyait, les lieux. Une vraie filature. Omer avait trouvé que cela allait trop loin, et il s’était décidé à ne rien révéler du projet loto. Ça sentait les embrouilles à mille kilomètres. Il fallait arrêter de tergiverser et choisir son camp, comme Matthieu le lui avait dit. Demain matin, enfin dans quelques heures, il appellerait Matthieu pour s’excuser et aurait une explication franche avec son (meilleur) ami, il lui raconterait tout dans les moindres détails. Et après, ils iraient faire la fête. Natacha était cool et drôlement mignonne en plus.

Il n’a pas le temps d’achever sa réflexion. Deux mains le projettent avec force sur la chaussée. Émilie Fuentes, vingt-cinq ans, est pressée. Elle embauche à huit heures trente. Son patron est aussi à cheval sur la ponctualité que son œil est lubrique, ce qui en fait un vrai connard, mais le salaire est plus que correct. Elle sera chez elle d’ici une petite demi-heure. Aucun flic à l’horizon, la route est dégagée, et sa petite BMW Z3 semble avoir envie de lâcher ses chevaux. Elle appuie sur l’accélérateur, au son de Highway to Hell d’ACDC. Elle adore cette chanson. Au même moment, Omer, qui ne comprend pas ce qu’il fout au milieu de la route, bascule comme un pantin désarticulé par-dessus le capot de la voiture d’Émilie. La sensation de voler est la dernière qu’il ressent. Les pompiers le retrouveront à dix mètres du lieu de l’accident. Mort sur le coup. Émilie, sous le choc, répète qu’il a surgi de nulle part et que ce n’est pas possible. Son taux d’alcoolémie est légèrement inférieur à la limite autorisée. Elle n’a pas d’antécédents. Tout porte à croire qu’il s’agit d’un suicide.

Marchant d’un pas lent, à bonne distance du crime, l’homme de main des Chrono Libérateurs sort son téléphone. Une voix de femme retentit :

— Oui ?

— Madame, c’est fait, répond-il avant de raccrocher aussitôt.

À l’autre bout du fil, Ariane Morin sourit. Selon ses préceptes, la fin justifie toujours les moyens, et pour continuer à se regarder dans une glace, elle avait la capacité de se convaincre que, sans les voyageurs du temps, rien de tout cela ne se produirait. Elle a désormais la conviction qu’il faut les mettre hors d’état de nuire. Mais au préalable, ils doivent cracher tous les secrets du futur. Le jeu prend une autre saveur avec un fils d’Horloger dans l’équation.

Julien ferme la porte de sa chambre, l’air grave. À vingt ans, il jouait au foot en club, avait entre douze et treize de moyenne en deuxième année de droit, sortait avec ses copains dans un bar qu’il fréquentait depuis sa majorité, et était en couple depuis deux ans déjà avec Romy. Dans un an, ils seraient séparés, ce serait sa pire déception amoureuse, mais en même temps la meilleure, puisqu’elle conditionnerait sa façon d’aborder la vie. Il le savait parce que ça s’était produit.

Il est revenu dans le passé, et toutes ses certitudes volent en éclats. Il redoute ce moment, mais il l’a repoussé à de trop nombreuses reprises. Alors que Romy est prête à s’endormir, il parle. À cœur ouvert, d’une voix calme et résolue. Il se livre totalement : son vrai passé, son nouveau passé, le voyage, ce qu’il ressent maintenant, ses doutes, ses craintes. En adulte responsable, en homme accompli qui a plié la vie à ses propres envies et convictions, à son rythme. Le drap serré sous ses poings fermés, dans le noir, il se confesse. L’obscurité lui offre l’écrin nécessaire à ses paroles parfois justes, parfois blessantes, parfois empreintes de nostalgie ou de regrets.

Romy l’écoute attentivement, sans dire un mot, le dos tourné, prête à entendre le pire. Il s’arrête. Le silence s’impose quelques instants, puis Romy se redresse, le prend dans ses bras.

— Je sais tout ça. Tu as juste posé des mots sur ce que j’avais compris. Merci de m’avoir tout raconté. Tu n’as rien à te reprocher. En tout cas, moi, je ne t’en veux pas. Aujourd’hui, tout est différent. Et si demain tu redeviens celui que tu as été, alors on verra, mais pour l’instant, ce Julien me plaît, l’autre aussi. Mais celui-là est encore meilleur, je trouve, dit-elle en le serrant un peu plus fort.

Elle l’entraîne dans un corps à corps nuptial, lui murmurant à l’oreille dans un souffle :

— À tous points de vue.

Interlude – Temps à nouveau (Jean-Louis Aubert)
« La mesure du temps, bien plus qu’une simple horlogerie, est une symphonie complexe où chaque note doit être jouée à la perfection. » – Anonyme

Le vieil homme reprend son souffle. Il sert avec délicatesse une tasse de thé à Vera, qui attend désormais en transe la suite de l’histoire. Elle se lève d’un bond, le poing en l’air :

— Ces Chrono Libérateurs sont des monstres !

Il la regarde, mi-amusé, mi-satisfait. La fatigue s’empare de lui, mais il doit aller au bout de son récit.

— Pas tous, mademoiselle, et c’est bien là le problème. Omer n’était qu’un petit maillon de la chaîne, il a cédé à la facilité et en a malheureusement subi les conséquences.

— Sans vouloir vous détourner de votre discours, pourquoi ai-je autant de souvenirs de l’accident d’avion ?

— Je ne peux répondre que partiellement à cette question pour l’instant, vous en saurez plus par la suite. D’autres voyageurs ont aussi été localisés ce jour-là.

Vera, qui buvait une gorgée de thé, faillit s’étouffer. Tout s’éclaircit, à condition d’accepter ce qu’elle entend et de ne plus douter de sa véracité.

— Je vous aurais bien proposé de faire une pause, mais à mon âge, il est préférable d’aller au bout du récit.

Vera acquiesce, d’autant plus qu’elle désire ardemment connaître la suite.

— Pour l’instant, nous devons nous replonger en 1997, à Paris, dans un bel appartement du Marais.

— Monsieur, une dernière question avant que vous ne repreniez votre récit : pouvez-vous me parler des voyages temporels ?

Il sourit, la question est aussi légitime que nécessaire :

— La Théorie de la Résonance Quantique Temporelle (RQT) avance que l’univers est interconnecté à travers un réseau complexe d’ondes, de vibrations et de fréquences énergétiques. Selon la RQT, chaque période historique produit une “signature vibratoire” unique qui peut être manipulée pour influencer la trame de l’espace-temps. Nous utilisons la “fréquence de Heaviside-Tesla” pour créer des résonances avec des périodes spécifiques, ouvrant des canaux temporels pour le transfert de données ou de conscience. Cette capacité est utilisée non seulement pour la recherche, mais aussi pour maintenir l’intégrité historique et prévenir les manipulations malveillantes du continuum temporel.

Il marque une pause, laissant à Vera le temps d’absorber ces informations. Puis il reprend :

— Malgré ses avantages potentiels, la RQT et le rôle des Horlogers dans la surveillance du temps ont suscité des critiques. Les sceptiques questionnent l’éthique de manipuler la trame temporelle, tandis que d’autres craignent que le pouvoir des Horlogers ne soit trop grand, posant des questions sur qui surveille les surveillants eux-mêmes. Et, comme vous l’avez constaté, parfois la fréquence est activée accidentellement.

Il lui sourit doucement avant de conclure :

— Puis-je poursuivre ?

— Oui, reprenez, je vous prie.

Chapitre 40 – Justified & Ancient (KLF)

double vingt - Interlude

« Il y a un adage qui dit qu’on fait du mal à ceux qu’on aime, mais il oublie de dire qu’on aime ceux qui nous font du mal. » Chuck Palahniuk

Au petit matin, la pluie parisienne nettoie les pavés, tandis que, dans l’appartement du Marais, résonne en fond sonore Everybody Wants to Rule the World de Tears for Fears, diffusé par MTV sur le grand téléviseur du salon. Une lumière diffuse se fraye un chemin à travers les rideaux entrebâillés, enveloppant nos quatre amis, Matthieu, Julien, Maya et Romy, d’une quiétude presque palpable. Réunis autour de la table basse, ils examinent à nouveau le ticket de loto, entouré de journaux que Julien a achetés à l’aube, ouverts aux pages cruciales. Leurs visages sont marqués par une concentration intense.

Après un moment de silence, Julien confirme solennellement leur gain :

— Mesdemoiselles, monsieur, j’ai l’honneur de vous annoncer que ce petit morceau de papier vaut la modique somme de cinq millions six cent cinquante mille francs. Matthieu, peux-tu rappeler la répartition ? Après tout, c’est toi qui as joué et, bien que ce soit très généreux de ta part, tu as le droit de changer d’avis.

Maya et Romy acquiescent tout en croisant les doigts.

Matthieu, les yeux rivés sur les gouttes de pluie capturant la lumière à la fenêtre, acquiesce :

— Merci, Julien. Non seulement je confirme la répartition, mais je propose aussi de mettre les six cent cinquante mille francs restants dans une caisse commune. Je pressens que cela peut nous être utile.

Avant qu’il n’ait pu expliquer pourquoi, la sonnerie de la porte d’entrée retentit, plongeant le groupe dans un silence angoissé. Julien brandit le ticket, tandis que Matthieu s’en saisit pour le fourrer dans sa poche. Lorsque la porte s’ouvre, leurs cœurs battent à tout rompre. Deux adultes à l’air bienveillant mais déterminé franchissent le seuil. L’un d’eux esquisse un léger sourire.

— Ça va, Julien, Romy ?

Alejandro les salue d’un signe de la main, tandis que Timothée Sundial, imposant par sa stature et son charisme, déboutonne sa veste et s’assied en propriétaire sur le canapé, emplissant la pièce d’une présence rassurante.

— Chers amis, j’espère que l’appartement vous plaît ? — lance le grand patron, sentant l’inquiétude croissante de Matthieu et s’efforçant de le rassurer. — Nous sommes ici pour discuter, en amis, et nous avons également des informations importantes à vous communiquer.

Maya, par réflexe, se positionne devant Matthieu. Romy fait de même avec Julien, un geste protecteur apprécié par Sundial.

— Je vous en prie, asseyez-vous. Ce sera plus agréable pour tout le monde.

Il ajoute, amusé :

— La revue de presse est, il me semble, un incontournable des voyageurs du temps — en désignant du regard les journaux que Julien se précipite de refermer et de ranger. — C’est important de s’intégrer à votre nouvelle temporalité, croyez-moi.

Matthieu et Julien écoutent attentivement, enveloppés dans un silence pesant.

— Excusez-moi, je n’ai pas l’habitude de m’adresser à un auditoire aussi captif et… « jeune ». Très bien, je vais commencer par une nouvelle aussi triste qu’inquiétante. Matthieu, votre ami Omer a été victime d’un accident ; il a été renversé hier soir par une voiture Rue de Rivoli, et malheureusement, il n’a pas survécu à ses blessures.

Matthieu, stoïque, demande sans détour :

— Si vous nous en parlez, c’est que ce n’était pas un accident, n’est-ce pas ?

Sundial ne se dérobe pas.

— En effet, tout porte à croire que c’est l’œuvre des Chrono Libérateurs. Soyez assurés que nous sommes sur le coup.

Julien intervient :

— Sommes-nous en danger immédiat ?

— Je le crains — répond Sundial dans un souffle en se levant pour faire les cent pas. — Tout ce que je vais vous raconter vous semblera sorti d’une fable, mais d’un autre côté, messieurs, vous venez du futur, si je ne m’abuse, donc cela devrait vous permettre d’accepter plus facilement mon discours. L’ordre des Horlogers a fait vœu de protéger l’intégrité du continuum temporel. Je vais tenter de simplifier. En gros, chaque période historique produit une signature vibratoire unique qui peut être manipulée par les ondes, vibrations et fréquences énergétiques. Pouvez-vous me rappeler votre année de provenance, s’il vous plaît ?

Les voyageurs se concertent brièvement avant de répondre, synchronisés :

— 2024.

Sundial acquiesce :

— Merci pour cette information cruciale. Si nous parvenons à vous convaincre de notre bonne foi, j’espère que vous pourrez apporter votre concours à l’ordre. Comprenez que, le plus souvent, les voyages sont éphémères, à peine perceptibles, sans souvenirs pour les personnes concernées.

Maya éclate :

— Mais que leur voulez-vous au juste ?

Sundial ne se départit pas de son demi-sourire rusé.

— Les protéger, dans un premier temps. Les Chrono Libérateurs sont une menace majeure, ils ont franchi la ligne rouge. Messieurs, je ne vais pas vous mentir, vous avez une connexion inédite. Il est aussi probable que vous développiez des aptitudes inédites. Cependant, Matthieu, vos récents exploits ont aiguisé l’appétit des Chrono Libérateurs. De plus, nous avons été débordés par des individus en qui nous avions confiance et qui nous ont trahis.

Matthieu se mord la lèvre :

— Ça arrive à tout le monde.

Sundial toussote :

— Pas chez nous, normalement. Notre ordre est aujourd’hui un département d’État, une sorte de police, si vous voulez. Mais vous avez suscité des convoitises. Nous avions le contrôle et tout a dérapé. Soyez également assuré, Matthieu, que nous avons réussi à mettre la main sur l’agent que vous avez rencontré récemment, dans un état… comment dire… un peu abîmé, mais nous espérons, grâce à lui, en savoir plus sur les intentions à court terme de nos ennemis.

— Et maintenant, quelle est la suite ? — demande Julien.

— Pour nous, il est indispensable que vous veniez à Bordeaux. Comme je l’ai dit, nous pourrons vous protéger et démêler les fils de cette histoire.

— Quand ?

— Le plus tôt sera le mieux, mais nous comprendrons que vous ayez besoin d’en discuter ensemble et, j’imagine, de régler certaines questions financières. À ce propos, c’était très intelligent de sauver la vie d’une personne tout en améliorant votre quotidien et celui de vos amis, Matthieu. Cela reste acceptable sur le plan du continuum, dirons-nous — conclut Sundial avec un sourire.

Le grand patron reboutonne sa veste :

— Si vous nous rejoignez de votre plein gré, nous vous mettrons à disposition une demeure de prestige au cœur de Bordeaux, l’accès illimité à cet appartement ainsi qu’à d’autres, dans diverses régions ou pays en cas de nécessité. Vos émoluments seront aussi adaptés à votre contribution et à la durée de votre séjour. Aujourd’hui, nous ne pouvons prédire à quel moment vous retrouverez votre espace-temps, ou même si ce sera le cas. Votre homme de liaison sera Alejandro, et nous vous dépêcherons également un agent de terrain pour assurer votre sécurité. Est-ce que tout est clair ?

Personne ne prend la parole. Sundial adresse un signe de tête à Alejandro, qui va embrasser son fils et Romy, serrer la main de Maya et Matthieu.

— Nous attendons de vos nouvelles au plus vite. Au plaisir de vous retrouver bientôt à Bordeaux.

Ils s’en vont aussi prestement qu’ils sont arrivés, laissant le salon dans un silence de cathédrale.

Chapitre 41 – Oceans (Pearl Jam)

double vingt - Chapitre 40

“O flots abracadabrantesques Prenez mon cœur, qu’il soit sauvé.” Arthur Rimbaud

À la tombée du soir, Romy et Maya descendent la pente douce vers la vaste étendue de sable de Lacanau, où l’océan Atlantique se déploie en un tableau vivant de vagues tumultueuses. L’air est empreint d’une douceur saline, portant en lui les murmures de l’océan et les cris lointains des mouettes. Romy, ses cheveux sombres tirés en arrière, dégage son visage marqué par des yeux bruns profonds, et porte sa planche avec une aisance naturelle. Maya, avec sa peau lumineuse et ses longs cheveux bouclés qui dansent au vent, suit avec une planche aux couleurs vives sous le bras.

Leur radio portable, posée sur une dune, diffuse « Oceans » de Pearl Jam, une harmonie parfaite avec le cadre. La musique flotte autour d’elles, se mélangeant au son des vagues, créant une ambiance presque céleste. Louis-Martin, dit Lou, leur nouvel ange gardien, est installé sur sa serviette, un livre de Stephen King à la main et un pique-nique à côté, désormais chargé par les Horlogers de veiller sur le groupe.

— Regarde-moi ces putains de vagues, dit Romy en désignant les reflets dorés sur l’eau, son visage illuminé par les dernières lueurs du jour.

— Je suis fan, répond Maya, ses yeux pétillants, rivalisant avec l’éclat des vagues.

Elles se lancent dans l’eau froide, leurs combinaisons épousant chaque contour de leurs corps athlétiques. Romy prend les devants, pagayant avec une assurance naturelle. Maya, absorbant chaque conseil de Romy, se lève sur sa planche avec une souplesse de danseuse, ses boucles éclaboussées d’eau salée.

— Allez, pagaie ! Lève-toi ! Laisse la mer te porter, guide Romy, sa voix se fondant dans le bruit des vagues, comme si elle dictait le rythme de leur danse aquatique.

Chaque vague devient une strophe de leur poème mouvant, chaque ride une ligne de vers racontant des histoires de liberté. Sur leurs planches, elles glissent à travers les chapitres de l’océan, écrivant ensemble un récit que seule la mer peut comprendre.

À mesure que le ciel passe du rose au pourpre, elles retournent à la rive, leurs silhouettes se découpant contre le crépuscule, leurs rires se mêlant au bruit des vagues. Assises sur le sable frais, elles regardent les étoiles percer le voile du soir, la musique toujours présente, mais plus douce, un léger écho à leur conversation.

— Chaque fois que je sors de l’eau, je me sens… vivante, confie Maya, le regard perdu dans l’immensité du ciel.

— Et demain, la mer nous offrira encore de nouvelles vagues, de nouvelles sensations, répond Romy avec un sourire tranquille. Chaque session est différente.

Finalement, elles se lèvent, éteignent la radio, et quittent la plage sous un ciel maintenant étoilé, emportant avec elles le souvenir de cette soirée. Une symphonie de vagues, de musique et de mots partagés continue de résonner dans leurs cœurs, bien après la fin de la mélodie. Lou les attend dans la voiture, pendant que Matthieu et Julien risquent littéralement leur vie.

Chapitre 42 – We Don’t Need Another Hero (Tina Turner)

double vingt - Chapitre 42

“Exposez-vous à vos peurs les plus profondes ; après cela, la peur ne pourra plus vous atteindre.” Jim Morrison

Matthieu s’étire lentement, conscient de chaque fibre musculaire qui se tend et se relâche. Depuis leur arrivée à Bordeaux, les Horlogers s’efforcent de tirer le meilleur parti de ses nouvelles aptitudes physiques, le soumettant à un régime d’entraînement rigoureux, épuisant même pour un jeune de vingt ans.

Chaque matin, avant l’aube, l’odeur de la terre humide envahit ses narines alors que Marc, son coach, un ancien militaire reconverti, le pousse à dépasser ses limites. La routine commence toujours par un jogging de dix kilomètres autour du parc bordelais, le rythme soutenu, juste à la limite de l’essoufflement. Matthieu apprécie ces moments où l’air frais remplit ses poumons, mais il sait que la partie facile de son entraînement s’arrête là.

Marc, qui semble n’avoir regardé que Full Metal Jacket, Apocalypse Now, et tous les films de Van Damme, commence toujours cette partie de l’entraînement par :
— J’aime l’odeur du napalm le matin.

Matthieu avait éclaté de rire la première fois, mais le coach lui avait ajouté une série supplémentaire d’exercices pour lui couper l’envie de sourire.

En général, Marc lui fait enchaîner une série de circuits conçus pour maximiser sa force et son endurance : levée de poids, tractions, et exercices au kettlebell, combinés avec des intervalles de haute intensité sur le rameur et le vélo stationnaire. Matthieu sent chaque muscle de son corps répondre, parfois avec réticence, à cette sollicitation intense.

Après une courte pause, ils passent aux arts martiaux. Matthieu a pratiqué la boxe dans son futur, mais Marc l’initie à des techniques plus variées, incluant le krav-maga et le muay-thaï. Ces sessions sont les plus éprouvantes, mais aussi les plus gratifiantes. Elles ne sont pas seulement physiques ; elles demandent une acuité mentale que Matthieu trouve stimulante. Chaque mouvement, chaque coup, est une leçon de tactique et de contrôle.

L’après-midi est souvent réservé à des activités plus spécialisées. Certains jours, ils travaillent sur l’agilité et la coordination avec des parcours d’obstacles, où Matthieu doit grimper, sauter et esquiver avec précision. D’autres jours, Marc ajoute des éléments de survie en milieu hostile, allant de l’orientation en forêt sans boussole à la construction d’abris de fortune. La dichotomie entre son expérience mentale et sa jeunesse physique est parfois source de frustration, mais elle devient aussi un moteur d’introspection profonde.

Marc, observant la progression rapide de Matthieu, sait comment le pousser avec précision : — Tu es un phénomène, Matthieu. Mais n’oublie jamais que c’est ton esprit qui contrôle ton corps, pas l’inverse.

Cette maxime résonne profondément en Matthieu alors qu’il se plonge dans un bain de glace pour récupérer de la journée, se préparant mentalement pour la suivante.

Cet entraînement n’est pas seulement une préparation physique, c’est une métamorphose complète. Les tests réalisés par des médecins confirment ce que Matthieu sent en lui : la maladie qui s’était déclarée en 1998 et l’avait affaibli pour le reste de sa vie… a purement et simplement disparu. Une partie de lui est heureuse, mais une autre est en proie au doute. Malgré ses efforts pour s’intégrer à cette nouvelle vie, il ressent une alerte intérieure, une sorte de malaise dystopique. Il craint qu’un matin, tout cela disparaisse et qu’il se réveille en 2024, comme si rien ne s’était passé.

Maya vient le rejoindre sur le balcon de leur chambre, ses cheveux encore parfumés des embruns de l’océan. Elle n’a pas besoin de lui demander ce qui le tourmente. Depuis qu’ils ont découvert l’étendue du chaos qu’Ariane Morin prépare, Matthieu est parfois distant et préoccupé. Maya elle-même est en proie à des doutes : la « menace » que représentent les Chrono Libérateurs est animée par des intentions louables en surface, mais les moyens qu’ils emploient semblent moralement discutables.

Elle se rappelle avec nostalgie les débuts de leur aventure, l’insouciance qu’ils avaient alors. De son côté, Julien profite de son temps avec sa famille ou ses amis quand il le peut. Romy aussi. Ses parents ont accueilli la manne des gains du loto avec gratitude, et Romy se retrouve désormais dans un nouveau rôle : celui de l’adulte responsable, à qui l’on demande des conseils plutôt que des comptes. Une responsabilisation qu’elle a parfois du mal à accepter.

Quant à Maya, elle ressent un certain déracinement. La vie parisienne, pleine de nuances et d’expériences, lui manque. Elle repense aux Halles, le centre névralgique de son quotidien à Paris. La structure moderne du forum des Halles, juxtaposée à l’ancien marché, symbolise pour elle le mélange unique de l’ancien et du nouveau. La fac, où les discussions animées et les débats intellectuels l’ont toujours stimulée, lui semble bien loin.

Le bruit des roues de skate sur le pavé, les échos des rires et des cris des autres skateurs à Bercy ou au Trocadéro lui manquent profondément. Même la mode parisienne, omniprésente dans les rues, lui manque. Tout cela faisait partie de son identité urbaine. Le surf, aujourd’hui, est devenu son exutoire, son moyen de sculpter son corps et de se déconnecter.

Tout devrait être parfait dans ce nouvel équilibre, mais l’ombre de la mort ou de l’amnésie plane en permanence au-dessus de Matthieu, une menace silencieuse qui trouble leur quotidien.

Chapitre 43 – Cold Rock A Part (MC Lyte ft. Missy Elliott)

double vingt - Chapitre 43

« Ce n’est pas le vent qui décide de ta destination, c’est l’orientation que tu donnes à ta voile. »

00:40. Hangar abandonné près des quais. Le silence de la nuit enveloppe tout, seulement perturbé par le bruissement du vent contre les structures métalliques. Julien et Matthieu se tiennent à l’ombre des conteneurs rouillés, leurs sens en alerte. Jusqu’à présent, leurs missions ont toujours été encadrées. Mais ce soir, l’obscurité leur appartient. Chaque ombre peut cacher un danger, chaque son peut être un avertissement. Ils avancent en silence, respirant à peine, conscients que chaque pas les plonge plus profondément dans l’inconnu.

Au début de la nuit, comme à leur habitude, ils ont refait le monde, parlant de cette époque lointaine dont les moins de quarante ans ne sauraient se souvenir. À présent, ils sont à la poursuite de l’homme à la moustache, leur objectif étant de recueillir des informations vitales. Selon une source infiltrée, des agents dissidents auraient identifié un nouveau voyageur. D’où vient-il ? Qui est-il ? Quels secrets cache-t-il ? Matthieu, impatient et brûlant d’action, souhaite utiliser les techniques apprises lors de son entraînement, mais Julien, plus réfléchi, préfère s’en tenir au plan méticuleusement élaboré.

À bord d’une voiture bleu marine, trois agents s’engouffrent discrètement dans une petite allée adjacente. Depuis cet endroit, ils peuvent observer sans être repérés. L’agence leur a fourni des pistolets tranquillisants à n’utiliser qu’en cas d’urgence absolue, loin des gadgets spectaculaires de James Bond. Julien, désormais expert en lecture labiale, et Matthieu, armé de jumelles, captent chaque détail. La conversation est brève :
— Voyageuse, grande confusion mentale, potentiel limité, risque infime, équipe réduite, transfert résidence D.

Mission accomplie. Ils s’apprêtent à regagner leur véhicule quand, soudain, Matthieu se fige, désorienté. Il se prend la tête entre les mains et hurle de douleur.
— Mais t’es qui, toi ? Qu’est-ce que je fais là ? Au secours !

Paniqué, Julien n’a d’autre choix que de lui administrer un sédatif. Matthieu s’effondre, inconscient. Ramener son ami à la voiture devient un véritable calvaire pour Julien, surtout à ce moment critique. Est-ce une crise temporaire ? Un choc nerveux ? Ou pire encore, quelque chose de plus grave ? Alors qu’il conduit à travers la nuit, une angoisse croissante le hante : va-t-il lui aussi être frappé par ce même trouble ?

Il arrive enfin chez eux à 2h30 du matin. Maya et Romy sont endormies. Julien les réveille en hâte, frappant aux portes, paniqué :
— Réveillez-vous ! On a un problème !

Les deux jeunes femmes émergent lentement, encore engourdies par le sommeil. Romy, en nuisette, et Maya, en short et t-shirt, chaussent leurs baskets à la hâte. Ensemble, ils transportent Matthieu jusque dans sa chambre, veillant à ne pas cogner sa tête contre les murs ou la rambarde de l’escalier en colimaçon. Maya s’affaire à le mettre en sécurité, tandis que Julien et Romy s’installent sur le canapé du salon. Julien, la tête entre les mains, leur raconte tout, les événements de la nuit, ses doutes, ses craintes.

— D’un coup, c’était comme si je voyais un gamin paniqué. Ce n’était plus Matthieu. Je pense qu’il est en train de réintégrer son esprit de 1997. Mais est-ce temporaire ou définitif ?

Romy écoute, les yeux écarquillés, tandis que Maya tente de digérer l’information.
— Et Sundial ? On devrait peut-être l’appeler… suggère Romy.
— Non. Sundial n’est pas la meilleure option, tranche Julien. On ne peut pas prendre le risque de perdre Matthieu. Maya, tu es la seule qu’il connaît vraiment ici. Je vais avoir besoin que tu restes avec lui en permanence, si tu n’y vois pas d’inconvénients.

Maya acquiesce, l’air grave.
— Je veux que tu m’écrives un rapport détaillé. Dis-moi tout : ce dont il se souvient, comment il réagit, ce qui pourrait nous être utile. Pour justifier votre présence ici, prétexte un voyage à Bordeaux et un black-out à cause d’une soirée trop arrosée.

Il se tourne vers Romy.
— Si jamais il m’arrive la même chose, tu procéderas de la même manière. On ne peut se permettre aucun risque. En attendant, allez vous recoucher… je dois réfléchir.

Un silence lourd s’installe. Romy et Maya échangent un regard, incertaines de ce qui se passe réellement. Julien, quant à lui, est hanté par une question : Et si c’était le début de la fin ?

Chapitre 44 – I’m Like A Bird (Nelly Furtado)

double vingt - Chapitre 44

« Ce n’est pas en regardant vers le passé qu’on construit l’avenir, mais en apprenant à se libérer de ses chaînes. »

Matthieu flotte dans un espace indistinct, un néant éthéré où les contours de la réalité se dissolvent dans une brume mystique. Le temps n’a plus d’emprise ici. Chaque fragment de souvenir se mêle aux fils de ses désirs et de ses craintes, tissant une tapisserie onirique à la fois fascinante et terrifiante. Des éclats d’images et de sons issus de 1997 et de 2024 dansent autour de lui, tourbillonnant en un maelström de sensations. Des couleurs vives – bleu profond, vert émeraude, pourpre royal – s’entrelacent avec les ombres de gris, de noir et de rouge sang. Les sensations s’intensifient : il peut sentir la chaleur d’un soleil lointain, l’odeur fraîche des fleurs de printemps, la caresse d’une brise marine sur son visage.

Les échos de sa vie passée et présente résonnent dans ce rêve éveillé, se superposant en une symphonie chimérique. Des murmures lointains, des rires étouffés, des pleurs… Puis, plus distinctement, les mots doux de Maya. Sa présence silencieuse et rassurante s’insinue dans cette réalité déformée, le ramenant brièvement à l’apaisement. Revivant des moments d’idylle avec elle, leur amour renaît dans cette version réécrite de 1997, et Matthieu se sent envahi par un mélange de nostalgie et de bonheur. Chaque sourire partagé, chaque regard échangé semble porteur de promesses nouvelles, de possibilités infinies. Il est à nouveau jeune, vibrant d’une énergie retrouvée, prêt à corriger les erreurs qui ont jalonné son existence.

Mais sous cette façade idyllique, une angoisse sourde persiste. Que se passerait-il s’il revenait en 2024 ? Ce futur n’est-il qu’un désert de regrets et de désillusions ? Les souvenirs de leur déchéance, de leur séparation douloureuse, le hantent comme des spectres. Le poids de ses échecs pèse lourdement, obscurcissant ses rêves les plus lumineux.

Dans ce flou entre deux temps, une voix douce et familière résonne, comme un murmure venu des profondeurs de son âme :
— Matthieu, es-tu prêt à rentrer ?

Il ne peut discerner d’où provient la voix, figure de son passé ou de son futur. Le son oscille entre tendresse et autorité, comme un écho à travers les âges.

Son double lui sourit avec assurance, l’air confiant, prêt à conquérir le monde.
— Tu vois, tout est encore possible ici. Chaque choix compte. Chaque moment peut être réécrit.

Matthieu observe cette version idéalisée de lui-même avec un mélange d’envie et de scepticisme. Peut-on vraiment tout corriger ? Ne plus être victime des circonstances et de ses propres faiblesses ? Peut-il véritablement être l’artisan de son destin ?

Le décor change soudainement. Il se retrouve dans une immense caverne, éclairée par les lueurs vacillantes de torches. Les parois sont couvertes de fresques anciennes, représentant des scènes de batailles, de passions, et de trahisons. Des ombres menaçantes rôdent dans les coins sombres, comme des fantômes de son passé. Des murmures sinistres s’élèvent, chuchotant :
— Ici, rien ne t’attend. Juste le poids de tes erreurs.

Une lourdeur oppressante l’envahit, chaque pas devient un effort colossal. Les murs semblent se resserrer, chaque souvenir se transforme en une chaîne invisible le retenant prisonnier d’un destin inévitable.

Dans un sursaut de volonté, il repousse ces visions sombres. Non, pense-t-il. Je peux être plus que ça. Je peux réécrire mon histoire, peu importe l’époque.

De nouveau, il se met à flotter entre les âges. 1997 lui offre la promesse d’un renouveau, d’une seconde chance. Mais 2024, malgré ses ombres, représente la réalité, avec ses vérités brutales et ses défis contemporains.

Il ferme les yeux, laissant ses pensées osciller. Qu’est-ce que je veux vraiment ? Être utile, être fiable, ne plus être victime, ni bourreau de soi-même. Ce besoin reste le même, quel que soit le temps ou l’espace. Il doit trouver une manière de réunir ces aspirations à la réalité de chaque instant.

Soudain, il sent une main bienveillante sur son épaule. Une voix murmure, pleine de sagesse :
— On a toujours le choix, Matthieu. Le passé est un terrain de jeu, mais le futur… le futur est ce que tu en fais.

À cet instant, dans cet espace hors du temps, Matthieu comprend. Peu importe où il se trouve, peu importe l’époque, il doit être l’acteur de sa propre vie. Réécrire le passé ne suffit pas. Il doit aussi affronter l’avenir avec courage et détermination. La clé n’est pas de choisir entre deux temps, mais d’accepter la force de grandir, de changer, de s’affirmer.

Avec cette révélation, les visions commencent à s’estomper. Matthieu sent une paix nouvelle l’envahir, une certitude tranquille. Il est prêt à affronter ce qui vient, qu’il soit en 1997 ou en 2024. Car désormais, il sait qui il est et ce qu’il veut devenir. Et cette connaissance, plus que tout, est son véritable pouvoir.

Les fresques sur les murs s’animent une dernière fois, montrant des scènes d’amour, de réussite, de force intérieure. Les ténèbres reculent, laissant place à une lumière douce et apaisante. Matthieu se tient à l’aube d’une nouvelle ère, prêt à embrasser son destin, peu importe où celui-ci le mènera.

Chapitre 45 – Starfuckers Inc. (Nine Inch Nails)

double vingt- Chapitre 45

« Les gens sont comme des vitraux. Ils brillent et étincellent tant qu’il fait soleil, mais quand l’obscurité s’installe, leur vraie beauté se révèle seulement s’ils ont une lumière intérieure. » – Elisabeth Kübler-Ross

Les événements de la soirée ont laissé Julien exténué. Une douleur insupportable lui martèle le crâne, comme si un forcené s’acharnait avec un marteau-piqueur. Malgré ces conditions extrêmes, il tente de rester lucide. Depuis leur incursion dans le temps, il sent un lien indéfectible se tisser entre son esprit et celui de Matthieu. Mais cette sensation se distingue des crises précédentes. C’est plus un vertige, comme sur des montagnes russes après une centaine de shots de Get27-Vodka.

Pourquoi n’a-t-il pas alerté son père, Sundial ou même Lou dès leur retour ? Romy a soulevé cette question. Mais avant même que Julien ne puisse répondre, Maya l’a devancé : le risque est trop grand. Ils demeurent des anomalies, des parias justifiant malgré eux l’existence de Sundial et des Horlogers, des bombes à retardement capables de libérer un fléau sur le monde, de faire ou de défaire des gouvernements. Aussi dorée que soit leur cage, elle reste une prison, à la durée indéterminée. La mission de la soirée n’était qu’un leurre, une manière de les occuper et de les maintenir sous contrôle. Matthieu doit se rétablir rapidement. Avec le recul, Julien réalise que se contenter d’une existence confortable ne suffira pas : seule une fortune colossale pourrait briser leurs chaînes et leur offrir une forme d’immunité, certes relative, mais suffisante pour rééquilibrer la balance.

Le Doliprane commence à faire effet. Inutile de lutter, il a besoin de repos. Julien se glisse doucement dans le lit, où Romy se love instinctivement contre lui. Peu après, un bruit suspect le tire de sa torpeur. Il se lève d’un bond. Il y a encore de la lumière dans la chambre de Maya et Matthieu. Il ouvre doucement la porte, et Maya le questionne du regard. D’un geste, il lui intime le silence. Les bruits à l’extérieur s’intensifient : des voix étouffées, des pas précipités, l’écho d’un ordre donné avec autorité. Ses sens en alerte, Julien chuchote :

— Reste là. Je vais voir ce qui se passe.

Avec une prudence devenue instinctive, il descend les escaliers sans un bruit, chaque fibre de son être tendue, à l’affût du moindre son suspect. Il écarte légèrement un pan de rideau et aperçoit trois silhouettes encapuchonnées qui avancent avec détermination vers leur domicile. Son cœur s’emballe. Il récupère l’arme laissée dans le salon et remonte à pas rapides.

— Maya, prépare-toi, nous allons avoir de la visite.

Elle connait la procédure par cœur, maintes fois répétée. Elle éteint la lumière de la chambre, maudissant au passage l’inutilité de Matthieu au pire moment, et file réveiller Romy.

Julien, posté en haut de l’escalier, ne voulant prendre aucun risque supplémentaire, les dirige vers une chambre inoccupée au fond du couloir, les convainquant d’y rester cachées, quoi qu’il arrive. Les voix à l’extérieur deviennent plus pressantes. Soudain, un bruit sourd retentit : la porte est enfoncée.

Courant vers l’escalier, arme en main, il est prêt à faire feu. À ce moment précis, Matthieu se redresse dans son lit, ses yeux roulant dans leurs orbites. Sa respiration est saccadée, comme celle d’un apnéiste ayant mal géré sa décompression. En à peine quelques secondes, il reprend le contrôle de son corps et de son esprit, alerté par l’imminence du danger. Ce n’est pas le moment de tergiverser. Façonné par son entraînement, il ouvre discrètement la fenêtre pour contourner les intrus et saute sans un bruit.

En bas, les trois intrus se sont dispersés : l’un fouille la cuisine, un autre explore le salon, tandis que le troisième monte l’escalier. Leurs lampes torches trahissent leurs positions. Matthieu, en embuscade à l’extérieur, attend que Julien agisse.

La détonation d’une balle hypodermique résonne dans toute la maison. Le premier assaillant s’effondre en dévalant l’escalier. Les deux autres, surpris et désorientés, tentent de se replier. Mais Matthieu les intercepte rapidement, assénant une série de coups précis au premier.

Julien, en position de tir, crie avec l’autorité d’un flic de série télévisée :

— Ne bougez plus ! Plus un geste !

Matthieu se bat avec acharnement, mais l’un des assaillants, profitant de leur supériorité numérique, lui assène un violent coup de coude à la tempe. Désorienté, Matthieu vacille, permettant à ses adversaires de s’échapper dans la nuit.

Cependant, le premier assaillant, toujours inconscient au pied de l’escalier, est à leur merci.

Chapitre 46 – In the Air Tonight (Phil Collins)

double vingt - Chapitre 46

« Dans les moments de crise, ce n’est pas la logique qui prévaut, mais l’instinct de survie. » Jean-Christophe Rufin

Après un réveil brutal, leur prisonnier se rend compte qu’il est attaché à une chaise dans une pièce sombre et humide, probablement une cave. La compagne de Julien, experte en nœuds grâce aux enseignements de son grand-oncle marin, trouve dans cet exercice un exutoire inattendu. Contrairement à ce qu’ils avaient imaginé, l’intrus vêtu de noir est en réalité une jeune fille d’une vingtaine d’années. Elle s’est d’abord débattue comme une lionne avant de se résigner, mais depuis, elle reste murée dans le silence. Romy, qui a pris les choses en main, décide de mener l’interrogatoire seule. Pendant ce temps, ses trois compagnons fouillent la maison à la recherche d’indices, mais ne trouvent rien de significatif au premier abord. Épuisé par le rythme effréné de cette nuit chaotique, Julien s’octroie un moment de repos sur le canapé. Il espère secrètement que Romy gardera son sang-froid, qu’elle ne se laissera pas dominer par la prisonnière, ou pire encore, qu’elle ne découvre pas un talent caché pour la découpe humaine à la manière de Dexter ou Hannibal Lecter.

Matthieu s’affale dans un fauteuil.
— Je crois que je me suis tapé un espèce de trip cosmologique… Désolé, je me souviens qu’on était sur les quais, et après, blackout.
— Tu peux remercier Maya, elle a super bien géré.
Matthieu éclate de rire.
— Ouais, et toi aussi. Je vous laisse cinq minutes et on se croirait dans Expendables !
Maya se demande s’il n’a pas perdu quelques neurones en route.
Expendables ? L’idée de génie de Stallone pour recycler les stars des films d’action…
Julien lui lance un regard noir.
— Ah, ce n’est pas encore sorti ? Désolé, Maya, mais bon, je ne spoile pas grand-chose en disant ça.
Maya, intriguée, demande :
— Spoile ?
— Quand tu révèles un moment clé d’une intrigue, genre la mort de Dumbledore dans Harry Potter… ou dans Star Wars IX quand…
— Merci, Matthieu, je pense que Maya a compris le principe ! coupe Julien.

Romy remonte de la cave, passe devant eux sans un mot, se lave les mains dans la cuisine, puis revient dans le salon.
— Ok, elle est prête à parler, mais on va faire ça calmement. Je vais la chercher.

Les trois amis n’ont pas le temps de réagir. Les yeux rougis par les larmes, à moitié poussée par Romy, une très jolie fille aux longs cheveux roux et aux yeux verts avance comme une pénitente. Sa voix est tremblante :
— Je m’appelle Agathe Ibarra, j’ai 27 ans et je suis une réformée. J’avais pour mission d’ouvrir la voie pour une deuxième équipe. On nous a dit que vous étiez des terroristes et que vous vous prépariez à commettre des attentats. Je ne connais pas les deux autres personnes qui étaient avec moi aujourd’hui, c’est ma première mission. Je vous en prie, protégez-moi, vous ne savez pas…
Elle n’a pas le temps de finir sa phrase : un point rouge apparaît soudainement sur son front, et elle s’effondre instantanément sur la table basse. Romy porte ses mains à sa bouche, les yeux écarquillés de terreur. Matthieu hurle :
— Sniper ! Tout le monde à terre !

Au même moment, des rafales de mitraillettes font exploser les vitres de la maison. Ils se précipitent tous vers la cuisine.
— Personne n’est blessé ? demande Julien.

Romy et Maya sont en état de choc. Julien cherche désespérément une idée géniale pour leur sauver la vie. Faire des plans en théorie, c’est simple, mais en plein assaut, c’est une autre histoire.

Soudain, d’autres tirs retentissent.
— La cavalerie ! s’exclame Matthieu, reconnaissant le son distinctif des armes utilisées par les Horlogers, un moyen d’éviter les « tirs amis » en opération.

Lou, déguisé en policier du RAID, les pousse sans ménagement dans un van qui démarre à toute allure. À l’intérieur, toujours élégant malgré les circonstances, Sundial affiche un air préoccupé.
— Vous deviez nous protéger ! hurle Maya, en proie à une crise de panique que ni Romy ni Matthieu ne parviennent à calmer.
— Je sais, murmure Sundial, la tête entre les mains, visiblement abattu et impuissant, au point que Maya se calme instantanément. — Ils ont fait sauter nos locaux. Julien, votre père est actuellement en soins intensifs, mais ses jours ne sont plus en danger.

Julien s’apprête à parler, mais Sundial l’interrompt froidement :
— Épargnez-moi vos jérémiades. Vous le verrez dès que ce sera possible. Nous avons également mis vos proches sous surveillance. Les Chrono-Libérateurs ont réalisé deux avancées technologiques majeures : un extracteur mémoriel surpuissant et un perturbateur d’ondes. Ce dernier ne permet pas encore de renvoyer un voyageur dans son époque, mais il le plonge dans une sorte de coma artificiel.

Matthieu le fixe intensément.
— Et enfin, pour couronner le tout, Ariane Morin est persuadée que l’un ou l’une d’entre vous va l’assassiner et prendre sa place. Je pourrais donner l’ordre de vous neutraliser dès maintenant pour empêcher cela, mais le futur est en perpétuel mouvement. Nous avons besoin de toutes les informations pour faire le meilleur choix.
— Pouvons-nous au moins savoir où nous allons ? demande Julien avec aigreur.
— Là où nous sommes le moins attendus : sur le terrain des Chrono-Libérateurs. J’aurai bientôt ce qui nous manque : un nouvel agent infiltré.

Interlude (Reboot) – Champagne Supernova (Oasis)

double vingt - Chapitre 46

Sundial marque un temps d’arrêt suffisamment long pour sortir Véra de la torpeur dans laquelle l’avait transportée le récit. Elle ne peut pas croire ce qui est en train de se passer. Elle pressent qu’il va dire quelque chose d’aberrant, de dingue, d’impossible, d’aussi inquiétant qu’excitant.

— Véra, à ce point de l’histoire, j’aimerais que nous fassions ensemble un récapitulatif des points essentiels. Je veux m’assurer que vous avez bien tout compris, assimilé… et incubé, dit Sundial calmement.

— La journaliste se redresse sur sa chaise, ajuste son carnet pour qu’il soit bien aligné sur le bureau, un geste qui la prépare mentalement pour la suite.

— Monsieur Sundial, si mes calculs sont corrects, Julien et Matthieu voyagent en 1997 depuis presque six mois, et d’après ce que vous avez dit, c’est une longévité record, n’est-ce pas ? Jusqu’à présent, il me semble qu’ils n’ont pas causé de changements majeurs dans le continuum. Mais comment pourrais-je en être certaine, puisque je n’ai pas conscience de ce qui aurait pu ou dû se passer ?

Elle fait une pause avant de continuer, les pensées s’accélérant dans sa tête.

— En résumé, ils ont d’abord tenté, si je puis dire, de reprendre leur jeunesse avec insouciance, profitant de leur avance temporelle pour améliorer leur condition sociale et renouer avec les personnes qui ont compté dans leur vie. Mais ils ont été rapidement confrontés à une menace inédite : les Chrono-Libérateurs. J’ai des hypothèses à formuler, mais éclairez-moi d’abord sur une chose : qui était à bord de l’avion qu’ils ont fait sauter ?

Sundial se racle la gorge, faut-il tout lui révéler maintenant ?

— La fille d’un leader politique d’extrême droite, plusieurs futurs dignitaires, et… une voyageuse du temps, dit-il avec gravité.

Véra prise dans le flot de son analyse, réplique, comme si elle s’échinait sur un théorème mathématique particulièrement épineux

  Ariane Morin savait déjà qu’elle allait être assassinée, mais elle n’avait pas encore réduit le champ des suspects à Julien et Matthieu, n’est-ce pas ? Pour elle, tout voyageur présent à cette époque pouvait être le coupable. Elle a donc préféré ne prendre aucun risque ?

— Exactement, répond Sundial, le visage empreint de tristesse. Mais la suite va être plus pénible à entendre. Que savez-vous de vos parents ?

Véra est prise de court par cette question inattendue.

— J’ai été élevée par ma grand-mère. Mes parents sont morts alors que je n’avais que… Elle s’interrompt soudain, le choc la frappe comme une gifle. Tapant du poing sur le bureau, elle fait trembler sa tasse de porcelaine et renverse son micro, qu’elle replace instinctivement. Ce n’est pas possible… On m’a toujours dit que c’était un accident de voiture !

— Oui, et toute trace de cette catastrophe aérienne a été effacée des archives. Les Chrono-Libérateurs ne se contentent pas de changer l’histoire, ils la réécrivent à leur manière, explique Sundial.

— C’est donc pour ça qu’ils ont pu revendiquer l’attaque… Elle se met à sangloter, incapable de retenir ses émotions. Excusez-moi…

Sundial observe un silence compatissant. Il avait redouté ce moment, un de plus parmi tant d’autres dans sa vie, mais bouleverser ainsi le destin d’un être humain reste pour lui l’une des plus grandes épreuves.

— Cela ne les ramènera pas, murmure Véra en essuyant ses larmes. C’est juste que toute mon existence repose sur ce mensonge. Je ne peux rien y changer…

Sundial se racle la gorge, en quelle année sommes nous ?

— 2032, pourquoi cette question ?

  Qui est au pouvoir ?

  Mais enfin, tout le monde le sait, le PL !

  Qui est le président de la République ?

  Nous n’avons pas un président mais un fondateur et il répond au nom de JAG, je n’aime pas beaucoup parler de ce sujet, vous savez bien, ce n’est pas bien vu, même si ce n’est pas interdit, nous avons tout de même des libertés !

Sundial éclate de rire, si vous saviez, d’ailleurs vous allez le savoir :

— JAG est en réalité l’acronyme de Julien – Alejandro Garcia. La mort de son père, causée par les Chrono Libérateurs a changé la face du monde.

Véra totalement ébahie, les yeux rougis par les larmes, est prise de vertiges.

— Nous arrivons à un moment crucial, Véra. Votre mère était une voyageuse. Vous êtes, vous aussi, sensible aux ondes.

Elle essaye de répliquer mais Sundial élève le ton. Véra vous pouvez tout changer. Sauver vos parents, Alejandro, la France, et éviter toutes les désastreuses conséquences ou dommages collatéraux générés par Julien.

— Mais comment ? Je n’étais même pas née en 1997 ! proteste-t-elle, désespérée.

Sundial appuie sur l’interphone du bureau.

  Faites la entrer s’il vous plaît.

Le silence règne dans la pièce pendant quelques instants. Le vieil homme, mains jointes, réfléchit. Véra, les pensées en ébullition, essaie de calmer les sanglots qui montent malgré elle.

Puis, une femme d’une soixantaine d’années, aux cheveux blonds et à la silhouette élancée, entre dans la pièce. Ses grands yeux verts, intelligents et pénétrants, se posent immédiatement sur Véra, qui la reconnaît presque instantanément.

— Victoria ? souffle Véra, au comble de l’étonnement.

— Bonjour, Véra, dit Victoria calmement. Je vois que Timothée a bien raconté notre histoire. Je n’aurai pas besoin de me présenter. Mais nous n’avons pas beaucoup de temps. La situation est désespérée. Toutes nos tentatives pour empêcher Julien de devenir un tyran ont échoué. De leur équipe, seule Romy reste à ses côtés, et on ne sait pas si c’est par choix ou par contrainte. Matthieu est prisonnier d’une chambre temporelle, Maya a été éliminée… et la majorité des Horlogers, Chrono-Libérateurs et voyageurs ont subi le même sort. Il ne reste plus que vous.

Véra, encore sous le choc, réagit faiblement.

— Mais je ne suis pas une voyageuse… Je ne comprends pas ce que vous attendez de moi…

Sundial et Victoria échangent un regard entendu. Sundial reprend la parole.

— Pour dire simplement les choses, votre mère vous a transmis sa capacité à voyager, mais comme vous n’avez manifesté aucun signe vous avez été épargnée. Après les purges dont ont été victimes horlogers et libérateurs, nous avons unis nos forces et ressources pour concevoir un matériel capable de fusionner et projeter les consciences, en très gros, vous allez cohabiter en esprit avec Victoria.

Quoi ? Mais c’est complètement dément !

Victoria ne peut s’empêcher d’émettre un petit rire discret. Ne vous inquiétez pas, c’est sans danger et sans douleur, mais je ne peux revenir en 1997 qu’à l’aide d’un voyageur, vous êtes donc essentielle dans cette entreprise.

— Puis-je au moins y réfléchir ?

Sundial ne peut lui mentir plus longtemps

— Véra, les hommes de Julien sont en route. Si nous n’agissons pas maintenant, nous serons tous morts… ou pire encore.

Véra, déstabilisée, réplique avec sarcasme :

— Vous n’êtes désolé que dans les situations extrêmes, hein ? D’accord… allons partager le cerveau d’une gamine de vingt ans !

— Hé ! Une gamine de vingt ans remarquablement bien roulée ! s’amuse Victoria, détaillant d’un regard presque condescendant le corps de Véra, plus proche de celui d’une citadine stressée que d’une athlète.

Véra se tortille malgré elle sur son siège, tout ça n’a absolument aucun sens. Revenir à la raison. Arrêtez de se laisser bercer par des fables d’un vieux taré et d’une ex reine de beauté probablement camée jusqu’au trognon. Les laisser gentiment terminer leur truc et se retirer poliment, reprendre le cours normal de la vie. Se contenter des rubriques merdiques et attendre une vraie bonne opportunité. Peut-être enlever une cuillère d’huile d’olive quand elle fait la cuisine et s’inscrire à un cours d’aérobic. Pour le reste terminer de faire mumuse avec des cinglés. J’espère qu’ils vont me laisser partir. Putain dans quelle merde je me suis foutue !

Pendant ce temps, Sundial a enclenché le gramophone. Une musique étrange résonne dans la pièce, il pose une feuille de papier entre Véra et Victoria qui doivent se tenir la main et réciter ensemble la formule : es viln ikh, ya, es viln ikh par trois fois.

Les aiguilles de l’horloge semblent jouer leur propre symphonie du temps, Véra ferme les yeux, tout tourne trop vite, ou trop lentement, plus rien n’a de cohérence, ni même d’importance, il faudrait que cela s’arrête. Sa main est aimantée par celle de Victoria, elle essaie de tourner la tête mais rien n’y fait. Elle n’a pas le temps de voir les sbires de JAG envahir le bureau, ni même la balle traverser le crâne de Sundial, qui a l’instar d’un bonze se tient parfaitement droit et d’une héroïque dignité. Elle traverse des écrans de lumière, qui lui laisse à chaque fois une sensation désagréable de picotements. Au bout de ce qui ressemblait bien à l’éternité, le noir complet, plus absolu que celui de Pierre Soulages. Aveugle ? Est-elle aveugle ou morte ? Elle ne sent plus son corps, ni sa respiration, plus rien d’humain.

— Oh la la mais tu parles toujours aussi fort ?

Une voix inconnue résonnait dans ce lieu sinistre et ténébreux

— Je suis là ! Aidez-moi, s’il vous plaît ! hurle Véra, désorientée.

  Chut, on t’as dit moins fort, mais c’est pas possible ! Essaye de te détendre et de laisser porter par l’onde

  Me détendre, mais je n’ai rien à détendre, je n’ai plus de corps, je suis aveugle, mon Dieu, c’est ça l’enfer ?

  Ah ben merci, ça fait plaisir !

Agissant comme le lui avait indiqué la voix, elle se retrouve bientôt dans une zone plus éclairée mais sans aucune identification possible. Tout à coup, après quelques efforts, elle n’en croit pas ses yeux ou plutôt les yeux.

  Salut coloc ! Bienvenue dans ma chambre de jeune fille.

Victoria se met à rire, secouant la forme éthérée de Véra, qui ne se pas à quelle paroi se raccrocher. Ce n’est pas possible, ça a marché, elle est en 1997 dans le corps effectivement remarquable de Victoria

— Eh ! dis donc, t’es pas obligée de me reluquer de l’intérieur ! Qu’est-ce que dirait ton copain ? ricane Victoria.

— Je n’ai pas de copain, réplique Véra, piquée.

— Ah, je vois… une célibattante, hein ? Boulot, boulot, boulot… Depuis combien de temps, déjà ?

— Ce n’est pas ça…, bafouille Véra.

— Tu préfères les… Oh ! Je comprends mieux. Pas de souci, on verra ce qu’on peut faire pour toi, conclut Victoria avec un clin d’œil.

— Ça va pas ? proteste Véra, outrée. Vous pourriez être ma grand-mère !

— Vraiment ? Tu trouves ? minaude Victoria en s’admirant dans un miroir de la chambre.

— Bon, ok, ça va, j’ai compris… cède Véra.

Victoria rétorque :

— Hé, ne fais pas ta mijaurée. Quel plaisir de revenir dans ce corps et cette période d’insouciance ! Mais n’oublions pas notre mission. Même si Sundial a été particulièrement exhaustif, tout ce qu’il t’a raconté n’est basé que sur des recoupements et des souvenirs. Selon toi, quel est le meilleur plan d’action ?

Véra ne s’attend pas à être aussi rapidement mise à contribution, partager un corps et un esprit est suffisamment perturbant

— Je sais Véra, j’essaie de prendre ça avec détachement et malgré toutes les simulations de voyage virtuelle auxquelles j’ai participé, rien n’est comparable avec ce que nous sommes en train de vivre.

— De combien de temps disposons-nous ? dit Véra subitement inquiète 

— Aucune idée, Julien et Matthieu ne sont jamais revenus. Dans tous les cas, nous devons nous atteler à la tâche au plus vite. Le Sundial de 1997 est au faîte de son pouvoir et il est inflexible, même si nous l’alertons sur la situation, il ne nous aidera pas. Les chrono libérateurs sont totalement sous la coupe d’Ariane Morin. Mes parents ont toujours été persuadés que Chrono Watch était une société de renseignements particulièrement efficace qui ne nécessite aucun contrôle particulier tant que rentrent les dividendes. Nous avons deux objectifs, faire dévier Julien et Matthieu de leur trajectoire maudite et sauver ta mère.

Les pensées de Véra envahissent peu à peu le champs de Victoria, se révélant de plus en plus complexes, mêlant sa propre expérience, sentiments, peurs, certitudes, regrets. Victoria l’interrompt vertement

— Véra ce n’est pas le moment de digresser, nous devons rester focus, toutes tes pensées sont légitimes mais ce n’est pas le moment je t’en prie.

Véra respire profondément et se remémore des techniques de relaxation pour calmer son esprit envahi d’images et de pensées parasites. Elle comprend enfin que, comme voyageuse, elle est l’esprit dominant dans ce corps qui n’est pas le sien. Sans Victoria, elle serait rejetée instantanément.

Elle entonne mentalement sa chanson totem : Le Premier Jour d’Étienne Daho  « Quand les certitudes s’effondrent. En quelques secondes. Sache que du berceau à la tombe. C’est dur pour tout l’monde », pour trouver l’apaisement nécessaire. Une mélodie simple et sage qui calme le tumulte intérieur et extérieur, Victoria est obligée de se dépêcher d’atteindre les toilettes pour régurgiter tout ce qui est possible pour une gamine de vingt ans en surveillance abusive de son poids, à savoir deux petits filets de bile.

— Ah ça va mieux !

  On va devoir quand même trouver un compromis, j’ai besoin d’être alimentée pour réfléchir efficacement.

Alors que Victoria s’apprête à répliquer, elle remarque que sa sœur, Apolline, l’observe avec une curiosité croissante.

Véra, occupe-toi de trouver un plan, je gère le reste.

La journaliste ne peut s’empêcher de manifester sa stupéfaction, forçant Victoria à redoubler d’efforts pour ne pas perdre son calme.

Je suis désolée, je ne savais pas… Sundial ne m’a jamais parlé de ça. JAG a fait exécuter ta sœur et tes parents ? Ce n’est pas possible ! Mais dans quoi nous sommes-nous embarquées ?

Chapitre 47 – I Think I’m Paranoid – Garbage
double vingt - Chapitre 47

« C’est quoi la question fondamentale ? Est-ce qu’un batteur de Jazz est meilleur qu’un batteur de Métal ? »

— On va vraiment s’habiller comme ça ?

— Ce tailleur est très mignon, je ne vois pas le problème.

— C’est un peu strict, non ?

— Justement, on va à la fac. J’ai une réputation à tenir, même si je peux me montrer délurée parfois. Il y a deux règles : l’étiquette et l’image.

— Je te trouve très à l’aise, comme si ce voyage ne te chamboulait pas autant que Matthieu ou Julien.

— La différence, c’est que je m’y suis préparée. Du moins, sur le plan matériel. Nous marchons sur des œufs, et à la moindre erreur, nous pouvons nous retrouver entre les mains des Chrono-libérateurs ou des horlogers. Nous en savons bien plus que n’importe qui…

— À propos du plan, le mieux est d’entrer directement en contact avec Matthieu. D’après le profil psychologique que j’ai pu dresser de lui, l’honnêteté est la clé, d’autant plus qu’il est le seul à connaître Julien.

— Oui, tu as raison.

— Tu t’en veux ? De l’avoir manipulé ?

— Je pensais agir pour le mieux. Dans mon entourage, les gens savent être persuasifs, surtout quand il s’agit d’argent et de pouvoir.

— Tu n’as pas peur des conséquences ?

— Ma seule peur, c’est d’échouer. Tu as vu dans mes souvenirs de quoi ils sont capables.

— Oui, c’est bien ce qui m’inquiète.

— Rock ‘n’ Roll, ma petite Véra ! Regarde-nous, c’est un atout non négligeable, surtout à une époque où les hommes n’ont pas encore été châtrés par le wokisme.

— Je vais faire de mon mieux pour faire abstraction.

— Voilà, c’est l’esprit ! Let’s go.

Véra est totalement fascinée par la fac. Sundial lui avait si précisément décrit les lieux qu’elle ne se sent ni dépaysée ni déphasée. Seuls les regards portés sur Victoria la gênent encore un peu. Faire abstraction semble, comme souvent, être la meilleure solution. Là, en revanche, le récit divergeait quelque peu. Assis sur les marches devant l’amphithéâtre, un jeune garçon en sweat à capuche et lunettes de soleil noires est entouré d’une dizaine de jeunes qui rient à chacune de ses blagues et lui tapent dans la main. Il est beaucoup trop cool, à tel point que la journaliste se demande si elles ne sont pas arrivées trop tôt.

— Tais-toi, Véra !

Victoria se fraie un chemin à travers la foule.

— Salut Matthieu, comment ça va ?

Il baisse légèrement ses lunettes de soleil, à la manière de Tom Cruise dans Top Gun.

— Hello, beauté fatale. J’avoue, c’est une journée vraiment spéciale. Mais que tu viennes m’adresser la parole, en public en plus, putain, je dois être le mec le plus chanceux du monde ! Vous avez vu ? Miss Monde s’intéresse au petit peuple maintenant !

— Oui, je fais de l’humanitaire. C’est un truc qu’on doit faire de temps en temps quand on fait partie de l’élite. Viens, je dois te parler.

Un silence inquiétant s’installe. Matthieu se lève avec nonchalance, l’air de celui à qui l’on ne refuse rien. Il traîne des pieds, interpelle quelques étudiants, notamment un grand que Véra reconnaît d’après les descriptions, Omer.

— Va t’installer à la cafét’, j’ai un plan de malade, un truc de ouf frérot.

L’autre grommelle, mais s’exécute. Victoria emmène Matthieu dans une pièce inoccupée. Il retire son sweat.

— De mieux en mieux. Dit-il l’air lubrique. Bon, je te préviens, j’ai pas quatre heures.

Il s’approche de Victoria pour l’embrasser, laissant Véra complètement pantoise, si elle n’était pas un esprit éthéré.

— Je t’expliquerai.

— Ça va, Victoria, je crois que j’ai compris !

— Non Matthieu, on doit vraiment discuter sérieusement.

— OK, dit-il d’un ton boudeur. Qu’est-ce que tu veux ? J’ai plus rien en stock, à part deux, trois cachetons et quelques grammes de weed.

— Ce n’est pas pour ça.

— Pas de baise, pas de drogue… T’as une MST ? Tu m’as refilé la chtouille ? C’est pour ça que ça me gratte depuis ce matin ? Bordel ! Ou pire, t’es enceinte ? Sur ma vie, c’est pas moi le père. Au pire, je connais une clinique à Amsterdam.

— Ça suffit ! Maintenant, tu m’écoutes.

Matthieu s’arrête instantanément, retire ses lunettes. Son visage devient plus grave, mûr et réfléchi.

— Je sais que tu viens d’une autre époque. Hier encore, tu étais à Bordeaux, et avec ton ami Julien, vous avez récité une formule. Depuis ce matin, tu es ici, en 1997, dans ton corps de vingt ans.

Matthieu regarde Victoria avec une forme de crainte et de respect. Véra sent qu’il ne sait pas quoi répondre.

— Alors, c’est vraiment arrivé ? J’ai cru que c’était une sorte de rêve hyper réaliste, le plus grand trip de ma vie. Je n’ai pas voulu y croire. Je me suis mis en pilote automatique et, depuis, je fais ce que je sais faire de mieux : la comédie. Mais on ne peut pas inventer quelque chose d’aussi réaliste. Je n’ai aucune preuve tangible pour l’instant. J’ai cru devenir fou.

— En avril 2024, Emmanuel Macron est président, la France s’apprête à organiser les J.O., Taylor Swift est la plus grande star de la musique, la Russie est en guerre avec l’Ukraine, et toi, tu vis à Bordeaux, pas forcément comme tu l’aurais souhaité.

Matthieu s’assoit, sous le choc.

— Mais comment tu peux savoir tout ça ?

Il tremble de tout son corps, effrayé et perdu. Véra prend le relais.

— Matthieu, votre voyage a eu des conséquences, de graves conséquences. Nous allons te révéler ce qu’il s’est passé, progressivement, pour que tu aies le temps de l’accepter. Nous avons besoin de toi.

— Pourquoi ai-je l’impression que quelqu’un d’autre parle à ta place, Victoria ? C’est quoi, ce délire ?

— Pour l’instant, il faut qu’on quitte cet endroit. Le mieux serait d’acheter des vêtements moins reconnaissables, puis d’aller discuter dans un endroit discret. Il est « possible » que nous soyons surveillés. Je ne veux pas t’inquiéter davantage, mais sois prudent avec Omer.

Il se pince l’arête du nez, en proie à une migraine carabinée. D’un autre côté, s’il y a bien une personne qui ne lui a jamais inspiré confiance, c’est ce gros connard.

— D’accord, Victoria, on fait comme tu veux. Il est quelle heure ? Bon, les cours ont repris. Le mieux, c’est de prendre le bus jusqu’à la prochaine station de métro. Ensuite, on avisera.

Ils sortent de la pièce, accélèrent le pas, sur le point de quitter la fac, quand Omer apparaît (comme par hasard, se dit Matthieu), les sourcils froncés.

— Mec, ça fait des plombes que je t’attends, t’étais où ?

Victoria embrasse Matthieu sur la joue.

— Désolé, Matt, une urgence. Je dois récupérer ma sœur à l’école, on s’appelle ? Merci pour ton petit cadeau.

— Ouais, on fait ça.

— Tu m’excuses, poto, dit Matthieu à l’attention d’Omer, tandis que Victoria s’éloigne déjà à quelques mètres. Je dois aller chez qui tu sais. Ravitaillement. La petite vient de me délester de mes derniers cachets. Franchement, je sens qu’on va se goinfrer.

— Tu voulais me dire quelque chose ?

— Ouais, non, rien de spé. Juste ça. Essaie de nous trouver de nouveaux clients, t’as pas l’air trop débordé. Je me dépêche, quand je reviens, on se fera une petite dégustation.

Omer, rassuré par l’attitude de son ami, se demande ce qu’il doit faire. Mais après réflexion, il décide qu’il vaut mieux garder ça pour lui. Pas besoin de s’en faire un nœud au cerveau. Il retourne satisfait à la cafétéria.

Victoria attend Matthieu à la station de bus.

— Qu’est-ce que tu lui as dit ?

— Que je faisais un aller-retour chez mon dealer. Ce n’est pas un prix Nobel, loin de là, mais c’est suffisamment crédible pour qu’on ne soit pas emmerdés. On va où ?

— Aux halles. Il faut qu’on parle à quelqu’un.

— Oh non, pas elle ! Et dire que la journée avait si bien commencé, dit Matthieu, au comble du désespoir.

Chapitre 48 – No Sleep Till Brooklyn (Beastie Boys)

double vingt chapitre 48
“Le chef est celui qui prend tout en charge. Il dit : “J’ai été battu”. Il ne dit pas : “Mes soldats ont été battus”.” Antoine de Saint-Exupéry

L’air impassible, les yeux vides d’humanité, Julien — désormais connu sous le nom de JAG — soulève lentement la tête inerte et ensanglantée de son ancien mentor, Timothée Sundial. Son visage, autrefois sévère et empli de sagesse, n’est désormais plus qu’une masse informe, brisée par les coups.

— Alors, vieux brigand… murmure JAG à son oreille raidie par la mort, la voix douce et cruelle à la fois. Qu’est-ce que tu as encore inventé cette fois-ci ? Quoi ? Plus fort ! Je n’entends pas !

Il projette violemment le visage du vieil homme contre le bureau en bois massif, le choc résonne dans la pièce comme une sentence. Le corps de Sundial, déjà sans vie, s’affaisse comme un pantin désarticulé.

— Décidément, jusqu’au bout tu restes une déception… dit Julien, la voix emplie d’amertume. Je ne comprendrai jamais pourquoi mon père t’a fait autant confiance. La preuve, il en est mort… Tout comme toi maintenant. C’est assez ironique, en définitive, non ?

JAG savoure l’instant. Il prend un moment pour apprécier son ombre projetée sur le mur adjacent, une silhouette longiligne et menaçante, rappelant les traits de Nosferatu. Une idée de Romy… Toujours en quête du détail qui magnifie sa présence. Les talons de vingt centimètres intégrés à ses bottines immaculées, une autre de ses trouvailles, contribuent à cette image de figure omnipotente. Il passe également des heures à sculpter son corps afin de rendre chaque muscle aussi visible que saillant, chaque mouvement est calculé pour inspirer à la fois la peur et le désir. Tout a été pensé, millimétré, orchestré.

Il claque des doigts. Un officier de sa garde rapprochée accourt immédiatement, le visage neutre, lui tendant un mouchoir de soie. JAG essuie lentement ses doigts, tachés de sang, de fragments de cerveau et d’autres matières peu ragoûtantes. Le mouchoir, désormais souillé, est négligemment jeté au sol. Sans un mot, il pivote avec élégance sur lui-même, faisant claquer les semelles de ses bottines sur le parquet.

— Messieurs, je compte sur votre efficacité. Je veux savoir, dans les moindres détails, ce qu’il s’est passé ici. Soyez certains que vos efforts seront… récompensés à leur juste valeur.

L’atmosphère dans la pièce est lourde, presque suffocante, tandis que ses hommes se hâtent de chercher des indices. Sundial a toujours été un homme mystérieux, et même dans la mort, il conserve cette aura indéchiffrable.
— Ici, j’ai quelque chose ! Le gramophone… Il est brûlant !

Le soldat n’a pas le temps de finir sa phrase. JAG s’approche précipitamment, ses yeux s’écarquillent de stupéfaction. Une vague de compréhension lui frappe l’esprit.
— Non… Il n’a pas osé… Pas une deuxième fois… C’est impossible !
Ses mâchoires se crispent, son visage se contracte. Comme un fou, il hurle d’une voix rauque :

— Enlevez votre main ! Tout de suite !

Trop tard. Une série de détonations retentit. La grande horloge, située près du gramophone, explose dans un fracas assourdissant, soulevant JAG de terre et le projetant violemment contre le mur. Le choc est brutal, mais pas assez pour éteindre la lueur de folie qui brille encore au fond de ses yeux. Au seuil de la mort, un sourire carnassier déforme ses lèvres. Sundial avait tout prévu. Le vieux démon lui avait laissé un dernier cadeau, un flamboyant doigt d’honneur, l’ultime piège.

Un rictus sinistre s’échappe de sa gorge meurtrie. Tout aurait pu être si différent. À quoi tient la vie ? À une infime erreur de jugement ? La pièce continue de se remplir de fumée et d’éclats de verre tandis que ses hommes, paniqués, tentent de dégager leur chef, mortellement blessé.

— Qu’est-ce que Sundial m’avait dit déjà, à l’époque ?

Une pensée vieille de 35 ans se faufile dans son esprit brisé, mais la réponse semble s’échapper, se dissoudre dans les limbes de ses souvenirs.
— Non, Julien… Ce n’est pas possible ! Au-delà des mots, c’était le ton de Sundial, implacable et sans appel, qui avait le plus marqué Julien, au point de résonner encore maintenant dans son crâne.

Au prix de terribles efforts, les quelques rescapés l’emportent hors du carnage, le traînant à travers les flammes et les débris. Julien est très gravement blessé, mais son esprit, tordu par la folie et la haine, demeure toujours actif. Aux portes de la mort, il ne peut se permettre de sombrer. Pas encore. Le passé et le présent commencent à se mélanger, l’un prend le dessus sur l’autre, tout devient plus net, va de plus en plus vite, à pleine vitesse comme dans le camion blindé qui fonce dans la nuit. Ils viennent de partir de la maison de Bordeaux qui s’est faite canarder.

Julien se débat, frappe rageusement contre les parois métalliques. Il est hors de lui, consumé par l’inquiétude et la frustration.

— Vous allez me laisser voir mon père immédiatement ! Laissez-moi descendre de ce foutu camion, maintenant !

Les autres, silencieux, essaient de garder leur calme. Matthieu, assis non loin, prend une grande inspiration. Ils doivent garder leur sang-froid. C’est vital. Pas d’autre choix ni d’alternatives. Il se lance enfin :

— Mec, faut vraiment que tu te calmes. On met la main sur Ariane Morin, c’est la priorité. Sundial nous a dit que ton père n’est plus en danger immédiat. C’est une bonne nouvelle. On fait le job, et ensuite, on ira le voir.

Matthieu avait parlé doucement, essayant de calmer la tempête qui fait rage dans le cœur de Julien. Mais il n’aurait pas dû. Le regard de Julien se durcit instantanément, et une lueur dangereuse passe dans ses yeux.

— Mec ? répète Julien avec un venin à peine contenu. Pour qui tu te prends pour me parler comme ça ? Tout ça, c’est de ta faute avec tes conneries !
Maya, assise à côté de Matthieu, lui broie la main, un regard suppliant dans ses yeux. Elle l’implore de ne pas répliquer, de ne pas alimenter le feu.
Mais Matthieu ne peut pas tout encaisser.

— Je veux bien que tu sois en état de choc, Julien, mais faut pas exagérer non plus, dit-il calmement, bien que sa voix tremble légèrement sous la tension.
Julien le fusille du regard, ses mots sont des balles, chaque syllabe appuyant là où ça fait mal.

— T’es un tocard. Ta vie, c’est de la merde. On pourrait te donner mille chances que t’en ferais rien. Une loque, un pauvre type. Regarde ton ex-femme, évidemment qu’elle s’est barrée. Beaucoup trop bien pour toi. Même ton père t’a vendu aux Chrono-Libérateurs, c’est dire à quel point t’es insignifiant. Tu sais ce que tout le monde pense de toi ? Que t’es minable. Une cloche, un débile. Pauvre con.

Le silence devient assourdissant. Tous les yeux sont braqués sur Matthieu. Le souffle de chacun est retenu, la tension est à son comble.

Puis, soudain, Romy intervient, et sa main claque sèchement contre la joue de Julien. Le bruit résonne dans le camion comme une gifle infligée à tous.
Julien reste figé un instant, incapable de réaliser ce qui vient de se passer. Romy, furieuse, fixe ses yeux dans les siens, brûlant de colère.
Tous les regards se tournent à nouveau vers Matthieu, le silence pesant de conséquences.

— Quoi ? Vous attendez que je m’énerve, que je le cogne ? dit Matthieu avec un calme surprenant. Il y a pas mal de choses qui sont vraies dans ce qu’il vient de dire. J’ai toujours été honnête avec moi-même, que ce soit maintenant ou dans mes pires moments à venir. Et j’espère ne jamais les revivre. Mais quoi qu’il en soit, j’assume. En revanche, Monsieur Sundial, je pense qu’il est nécessaire d’écarter Julien de la mission. Le risque est trop important.
Sundial, qui n’avait jusque-là rien dit, hoche la tête, soulagé par l’intervention de Matthieu.

— Je suis d’accord avec vous, Matthieu, dit-il d’une voix posée mais ferme. Julien, lorsque nous arriverons à destination, nous aurons une conversation en tête à tête.
— T’es pas mon père, connard. J’ai ton âge, l’oublie pas, grogne Julien avec mépris.

Sundial le fixe longuement avant de rétorquer calmement :

— Croyez-moi sur parole, Monsieur Garcia, je n’oublie jamais rien.
Le camion emprunte un chemin caillouteux, les cahots accompagnant les tensions silencieuses. Il finit par s’arrêter devant une ravissante ferme provençale. Lou, casque retiré, déverrouille la porte arrière du camion. Il n’a pas le temps de demander si la route a été bonne que Julien et Romy sortent en trombe du véhicule, suivis de Sundial, un sourire poli sur les lèvres. Enfin, Maya et Matthieu descendent à leur tour. Matthieu pose une main sur l’épaule de Lou.

— Merci, mon pote, de nous avoir sauvé la vie. Mais je crois qu’on est vraiment dans la merde maintenant.

Lou le regarde, incrédule.

— Allez vous installer, répond Lou, tu m’expliqueras ça après.

— Je crois qu’on va marcher un peu, avec Maya, reprend Matthieu. L’air de la campagne nous fera du bien, non ?

Maya hoche la tête, silencieuse. Ils partent main dans la main, leurs silhouettes se fondant dans la campagne.

Lou les regarde s’éloigner, secouant la tête.

— Mais vous savez même pas où on est, bordel… murmure-t-il en se demandant si cette mission ne risque pas de devenir la plus périlleuse de toutes.

Chapitre 49 – A Thousand Miles (Vanessa Carlton)

doublevingt - chapitre 49

« Dans le combat entre toi et le monde, seconde le monde. Franz Kafka

À travers les yeux de Victoria, installée dans le bus, Véra scrute chaque détail du paysage qui défile devant elle, vestiges d’une époque dont elle ne sait quasiment rien.

Évidemment, la première chose qui lui saute aux yeux est l’omni-absence de technologie. Sans connaître la date, aurait-elle pu faire la différence entre les années 80 et 97 ? Rien n’est moins sûr. Victoria souffle entre ses dents, et Véra se retient instantanément de penser. C’est le signal : elle prend trop de place. Pourtant, ce n’est pas son genre de s’imposer autant. Peut-être qu’il y a trop d’espace dans ce cerveau.

— T’as qu’à dire que je suis trop conne aussi !

— Mais pas du tout, Victoria, répond Véra, piquée au vif. Au contraire, c’est bien d’avoir de la place comme ça.

— Me la fais pas à l’envers, j’entends tes vraies pensées, grognasse.

— Ça va, Victoria ? T’as une drôle de tête, dit Matthieu, intrigué.

— Non, non, c’est rien. Je t’expliquerai. On descend là ?

— Oui, ça me semble parfait. T’as remarqué quelque chose ? On est suivis ?

— Je n’ai rien vu de spécial, mais ça ne veut pas dire que ce n’est pas le cas. Restons vigilants.

— Yes, cheffe !

— Matthieu, je ne plaisante pas. Pour l’instant, tu n’as aucune idée de ce qui se trame.

— Victoria, ça commence à devenir pénible, dit Matthieu avec une pointe d’exaspération. Je ne sais toujours pas si tout ça est réel. Je n’arrive pas à comprendre ce que je fais là, ni pourquoi. Crois-moi, je fais de mon mieux, mais avec les infos au compte-gouttes que tu me distilles, je vais pas réussir à tout capter.

— Ok, je te promets de tout te dire dès qu’on arrive.

— Justement, il est peut-être temps de me dire où on va ?

— À Beaubourg. C’est le mieux pour ne pas être pris au dépourvu et pouvoir parler librement. D’abord, on se change.

Victoria, toujours aussi jolie en jeans et Converse, a également opté pour un t-shirt Metallica, bien loin de son style habituel. Matthieu, quant à lui, se prend pour un membre d’Oasis avec sa veste Adidas bleue marine et ses Stan Smith, ou plutôt Renton de Trainspotting.

— T’es sûr ? demande Victoria en le scrutant de haut en bas. Véra trouve que ça lui va bien.

— Mais oui, rien de mieux dans un musée, surtout avec les étudiants étrangers.

Ils s’installent au milieu d’une galerie, parlant sans se regarder, surveillant les portes opposées.

— Je suis désolée, Matthieu. J’aurais préféré que ton voyage dans le temps se passe autrement.

— Explique-moi, s’il te plaît.

— Tout d’abord, ça va encore plus te choquer, si c’est possible, mais je ne suis pas seule dans ma tête.

— Tu m’étonnes ! répond Matthieu, à moitié hilare.

— Non, vraiment. En fait, je partage mon esprit avec une autre personne. Pour simplifier, c’est une voyageuse comme toi. C’est elle qui m’a permis de revenir. Elle nous sera extrêmement utile. Sundial lui a tout raconté.

— Sundial ?

— Victoria, tu veux que je prenne la suite ? demande Véra avec douceur. Je suis moins impliquée émotionnellement que toi et, avec mon bagage de journaliste, je serai peut-être plus à même de synthétiser et de hiérarchiser les infos.

Victoria acquiesce mentalement. Après plus de deux heures d’échanges soutenus et de « réexplique-moi ça comme à un enfant de huit ans », Matthieu, pâle et décontenancé, se force à assimiler le récit, aussi surréaliste et effrayant que les toiles qui l’entourent.

— Est-ce que tu as tout compris ? demande Victoria, inquiète.

— Je crois, oui, répond Matthieu avec difficulté. J’ai juste une question : du coup, si on couche ensemble, ça veut dire que vous serez toutes les deux ?

Victoria le regarde, effarée. Elle s’attendait à tout sauf à ça.

— C’est une blague, Véra, dit Matthieu, discernant de mieux en mieux les changements de personnalité. Quoique, je m’interroge quand même !

— Ne t’inquiète pas pour ça. Si ça devait arriver, ce dont je doute, Véra ira faire un tour dans mon cerveau. D’après elle, c’est un véritable hall de gare.

La journaliste ne peut s’empêcher de rire malgré les circonstances.

— Ok, je comprends mieux maintenant pourquoi tu veux impliquer Maya. Mais rien ne nous dit qu’elle acceptera de l’entendre. Parmi les personnes que tu m’as décrites, Louis me semble le plus à même de nous aider côté Horlogers, et j’aimerais bien redonner une chance à Omer. Ça nous ferait une entrée dans chaque camp, ainsi qu’une personne inconnue de leurs services et sans « trace ». Quoi qu’il en soit, on doit commencer par sauver la mère de Véra. Le plus simple serait d’empêcher cet avion de décoller. Il n’y a pas encore eu le 11 septembre, donc les mesures de sécurité ne sont pas renforcées dans les aéroports. On doit pouvoir trouver une faille. Aucun rapport, mais j’ai entendu ce matin à la radio que Michael Jackson passe au Parc des Princes. Dire que j’ai loupé ça à l’époque… quitte à être là, autant en profiter un peu, non ?

Victoria applaudit des deux mains cette brillante idée. Véra, comme à son habitude, est consternée.

— Deux gamins. Voilà ce que vous êtes !

Victoria et Matthieu se regardent d’un air entendu.

— Exactement, Véra, et c’est probablement la meilleure chose possible. Qui d’autre pour sauver le monde ? Deux vieux jeunes, ou peut-être deux jeunes vieux ? Eh, attends-moi !

Victoria, qui connaît le penchant de Matthieu pour les monologues, s’est déjà levée. Rassurée par la tournure de la conversation, proche d’un plan fiable, et peut-être accessoirement d’une romance, elle n’a pas le temps d’anticiper le danger qui arrive droit devant elle, pas de course (Berluti) à l’appui. Lionel, le chrono-libérateur qui bosse pour son père (que Matthieu a déjà croisé dans un passé-futur récent *Chapitre 23), s’interpose devant elle comme un vigile du Métropolis et, pire encore, n’est pas loin de se saisir de son bras.

Matthieu, légèrement en retrait, sent que c’est le moment idéal pour déclencher sa tactique « God Save The Queen ». Il dézippe sa veste Adidas, révélant un maillot de Manchester United, et, s’adressant à la cantonade, tout en se rapprochant d’un groupe d’Anglais, gueule à qui veut l’entendre, pointant du doigt Lionel qui tient désormais fermement Victoria :

— You, fuckin’ bastard ! Don’t touch my girl or I’ll kick your fuckin’ ass !

La dizaine de jeunes Anglo-Saxons, d’abord amusés par l’accent et la grossièreté du langage, passent du maillot de Matthieu au bras de Victoria, et, en à peine quelques secondes, ils passent du rire aux armes. Le temps d’encercler Lionel et de le contraindre à relâcher sa proie.

Matthieu, sûr de son coup, continue de chauffer à blanc la petite troupe :

— What did you say ? English people fuck their mother and sister at the same time to have kids, especially in the North ?

Les deux hommes de main de Lionel, aidés de quelques gardiens du musée, tentent de disperser la foule, mais c’est trop tard. On ne saura jamais clairement qui a donné la première baffe, mais Matthieu s’attribue la palme de la perfidie. Difficile d’expliquer en détail ce qu’il a fait, mais le grand rouquin d’1m90 pour 110 kg, au bas mot, a réagi au quart de tour, les joues rouges comme un taureau dans l’arène, laissant juste assez de temps à Victoria et Matthieu pour s’échapper.

Ils courent sans se retourner.

— C’était qui, bordel ? demande Matthieu, au bord de l’apoplexie.

— T’occupe pas de ça pour l’instant. Ce qui m’inquiète bien plus, c’est pourquoi il s’en est pris à moi. Normalement, tu es la cible. À moins que…

Véra et Victoria poussent simultanément un cri mental.

Elle est là, devant le musée, fumant avec grâce une cigarette tenue dans un porte-cigarette, lunettes noires façon Audrey Hepburn, large chapeau, tailleur Chanel. Perchée sur des talons Dior. La reine Ariane Morin, dans toute sa terrifiante splendeur.

Victoria intensifie son effort, traverse la rue sans un regard pour les voitures qui entament un concours de klaxons. Matthieu, qui n’a pas encore été entraîné par Marc* (Chapitre 42), slalome avec beaucoup moins d’aisance, risquant sa nouvelle vie à chaque instant. Victoria, désormais à une distance de plus en plus difficile à rattraper, disparaît subitement de son champ de vision. Il est à deux doigts de la crise de panique.

— Ici, dépêche-toi !

Les sens en alerte, Matthieu se laisse guider par la voix de Victoria, qui a trouvé un abri de fortune derrière les poubelles d’une brasserie.

— Ne bouge pas, ne respire pas.

Matthieu, rouge comme une pivoine, échevelé, transpirant, et dont les poumons sont sur le point d’exploser, se demande si elle ne se fout pas de sa gueule, avant de voir passer devant eux, à quelques centimètres, deux fusées lancées à pleine vitesse en costards façon Men in Black, comme si Carl Lewis et Usain Bolt s’étaient donné pour objectif de courir le marathon en moins de 10 secondes.

— La vache, c’était moins une ! murmure Matthieu.

— Ok, je pense qu’on est tirés d’affaire pour le moment. Quelles sont nos options ? Mais surtout, comment ont-ils pu nous retrouver aussi facilement ? se demande Victoria.

— La trace est une chose, mais à mon avis, ce n’est pas ça, répond Matthieu. La preuve, les coureurs de l’enfer n’ont pas réussi à nous localiser avec précision. Victoria, tu as un téléphone portable sur toi ?

La jeune femme lui tend un Ericsson d’un autre âge.

— Bon, tu te doutes bien de ce qui va arriver ?

— J’adorais ce portable, en plus il y a tous mes contacts dedans.

— Si tu veux le garder…

— Non, tu as raison, dit-elle avec un air chagriné.

Matthieu essaie de se repérer.

— OK, on va faire simple. On ne prend pas le risque de se séparer, c’est le meilleur moyen pour se faire piéger. Je crois que j’ai trouvé la solution à l’un de nos problèmes…

Chapitre 50 – Pretend we´re dead (L7)

double vingt - chapitre 50

« Car la force est juste quand elle est nécessaire. » Nicolas Machiavel

Julien tourne comme un lion en cage dans la petite chambre qu’il partage avec Romy. Elle est assise sur le lit, les bras croisés, les yeux embués, au bord de l’épuisement.

— Julien, ton père travaille pour Sundial depuis suffisamment longtemps pour connaître les risques. Je ne pense pas qu’il souhaite que tu compromettes ta sécurité ni celle de l’équipe, et encore moins de la mission.

— Qu’est-ce que tu en sais ? répond Julien avec rage.

— Ça suffit maintenant. Tu n’es plus lucide. Il faut que tu te reposes. Pourquoi tu t’es déchaîné sur Matthieu ?

— C’est la meilleure. Tu as entendu de quelle façon il m’a parlé ? En plus, je n’ai rien dit de faux, la preuve, lui-même est d’accord.

Romy est à la fois effrayée et fascinée par la métamorphose de Julien. Elle se doute depuis toujours que son calme extérieur dissimule un volcan endormi, mais elle n’aurait jamais parié sur une éruption d’une telle puissance.
La peur, se dit-elle. Il n’a sans doute jamais été, confronté à de tels chocs émotionnels au cours de son existence. Son projet de vie tranquille et sans histoire est désormais compromis, son père en danger de mort, et eux-mêmes ont été pris pour cibles. Sans oublier, comme il aime à le rappeler, qu’il a en réalité 47 ans. D’ailleurs, ce sera bientôt son anniversaire, faut-il le lui souhaiter ?

Julien s’assied sur le petit fauteuil en rotin dans le coin de la pièce, dans le plus pur style provençal. Il s’attend à découvrir des petits ballotins de lavande sous les oreillers.
Si la situation ne le rongeait pas intérieurement, il pourrait trouver cela ravissant et apprécier la ferme à sa juste valeur, mais ce n’est pas possible. Il est seul contre tous. Personne ne comprend ce qu’il ressent.

Il n’a accepté de s’adapter à 1997 que parce que ça correspondait exactement à ses attentes, à ses repères. Tout y est conforme. Même les quelques bouleversements qu’il a provoqués avant de monter à Paris pour retrouver Matthieu ne l’ont pas dérangé outre mesure, il n’en n’avait pas été victime, ce n’était pas lui qui avait subi un préjudice. Oui, il est égoïste, et alors ? Le reproche-t-on aux athlètes de haut niveau ? Aux hommes d’affaires ? Aux stars ? Jamais ! Au contraire, c’est même quelque chose de salué, de mis en avant, d’exemplaire. Mais lui, parce qu’il ne fait pas partie de la caste des puissants, il doit partager, se soucier des autres, accepter d’être traité comme un moins que rien, une merde, un faible ? Hors de question.

Sundial n’aurait jamais osé s’opposer à sa décision, parfaitement légitime, de se rendre au chevet de son père, d’avoir en sa possession le compte-rendu médical détaillé, de faire la lumière sur les responsabilités et de faire payer s’il était quelqu’un d’important. En fait, rien à foutre des autres, ils peuvent tous crever, même Romy. Elle est sortie de son rôle d’accessoire en lui mettant cette gifle, devant tout le monde en plus. Il n’est pas prêt de lui pardonner. Au fond de lui, il sait exactement ce qu’il veut, mais est-il prêt à l’entendre ? À l’assumer ? Une fois qu’il l’aura formellement et clairement énoncé, il n’aura pas d’autre choix que d’aller au bout et de soumettre quiconque s’opposera à sa volonté. Prendre le pouvoir. Une fois en place, il ne fera que quelques modifications temporelles mineures, surtout pour s’assurer que ni les horlogers ni les chrono-libérateurs ne lui retirent son dû. Mettre en place une structure politique inédite, qui conviendra bien au peuple, en respectant les ordres établis. Son seul objectif est d’arriver au sommet et d’y rester. En fusionnant les ressources des organisations temporelles, ça peut se faire en un rien de temps. Exactement, comme dans la pub de France Télécom : « Le bonheur, c’est simple comme un coup de fil ! », sauf qu’il sera obligé de légèrement détourner le slogan : « La mort, c’est simple comme un coup de fil » en cas d’opposition et il ne doute pas qu’il y en aura.
À commencer par Matthieu qui devient un vrai problème. Outre son déraillement temporel, il est beaucoup trop engagé dans le camp des Horlogers, avec Maya ils se prennent pour un couple de justiciers, absurde et dangereux. Mais utile.

Sundial n’ayant aucune idée de ce qu’il fomente,
le champs est libre pour établir sa stratégie à sa guise. D’abord faire de Maya l’agent infiltrée. Stratégiquement cela se tient et ça lui permettra d’isoler Matthieu, ensuite négocier avec Ariane Morin, puis créer le chaos. Julien s’allonge contre Romy et lui caresse les cheveux

— Je suis désolé pour mon attitude, l’accumulation de fatigue et de stress. J’irai présenter mes excuses à Sundial et Matthieu, merci de m’avoir réconforté et supporté.

Romy lui prend la main. Elle sent qu’il n’est pas tout à fait honnête mais cela ne fait rien, son choix est fait. Elle sera toujours dans son camps, quoi qu’il arrive. Au delà de l’amour, elle sait qu’il peut accomplir de grandes choses. Il lui manquait juste de l’ambition et le déclic. Les conditions nécessaires pour transformer l’ordinaire en grandiose.

— Alors comme ça nous étions mari et femme ? Tu comptais m’en parler quand ? dit Maya agacée

Ils marchent main dans la main dans la campagne du Luberon. Le ciel étoilé les éclairent suffisamment pour assurer leurs pas mais offre à Matthieu une pénombre salvatrice, pour ne pas révéler les tourments qui animent son visage.

— Je crois que si cela avait été possible, je ne t’en aurais jamais parlé, répond Matthieu avec des trémolos dans la voix

— Mais pourquoi m’avoir privée d’une information aussi importante ? Enfin, c’est tout de même une sacrée nouvelle. Mais maintenant tu dois tout me raconter

Matthieu se mord les lèvres et serre un peu plus fort sa main

— Notre histoire a démarré sur les chapeaux de roue. Après la fac tu as obtenu ton diplôme, devenue une brillante avocate, magnifique, drôle, les pieds sur terre. On s’est retrouvés un peu par hasard et puis comme une évidence, on s’est mis en couple. Les années ont passées, on avait de bonnes situations, des moyens, des amis, et puis tu es tombée enceinte. La meilleure période de notre vie. On attendait cet enfant comme le messie. Le parachèvement de notre bonheur. Il s’appelait Arthur. Notre roi.

Matthieu marque un temps d’arrêt, ravale ses sanglots avant de poursuivre. Maya est comme pétrifiée.

— Les médecins ont dit que ça n’arrivait qu’une fois sur six millions, qu’il y avait plus de chances de gagner au loto que de contracter cette maladie. Il n’a pas survécu. Tu t’es réfugiée dans le travail, je me suis mis à boire. On a méthodiquement démoli tout ce qu’on avait construit. Un jour j’ai frappé un associé qui m’a fait une mauvaise blague alors que j’avais une monstrueuse gueule de bois. J’ai fait un gros chèque pour étouffer l’affaire. J’ai enchaîné les burn out. Tu n’as plus jamais souri devant moi, alors je suis parti. Pourquoi Bordeaux ? Aucune idée. J’ai essayé de me reconstruire, mais j’ai continué à sombrer, regardant tous les jours tes publications sur les réseaux avec un faux compte. Ton mariage avec un mec qui avait l’air super, tes deux beaux enfants bien vivants. Tes voyages. Je vivais en ermite, sans attache, sans but, attendant la délivrance. Et puis il y a eu ce truc de dingue. Ce retour en 1997. À peine arrivé, Victoria me tombe dans les bras, elle incarnait tout ce qui me faisait défaut, mais c’était une illusion, d’un autre côté elle m’a remis le pied à l’étrier. Ça m’a donné la force de venir te parler. Le loto, c’était aussi une manière de te rendre libre. Je ne voulais pas te parler de tout ça, parce que je ne voulais pas que tu souffres. Même si tu ne l’as pas vécu et que tu ne le vivras jamais. C’était juste trop dur

Maya pleure à chaudes larmes, prend Matthieu dans ses bras qui s’effondre sous le poids de ce terrible secret qui lui a été arraché de force et qu’il aurait préféré ne pas révéler.

— Tout va bien Matthieu, on est ensemble, je t’aime et je t’ai toujours aimée. Cette deuxième chance est un miracle que nous offre Arthur j’en suis sûre, je le sens dans mon cœur. On doit aller au bout de cette mission parce que je ne peux pas supporter l’idée de cette épée de Damoclès au dessus de ta tête. Tu mérites, on mérite de vivre comme on l’entend et de se forger un magnifique destin. Le pire est derrière toi et il n’est pas devant moi. Merci de m’avoir tout dit. Ce n’est pas le moment mais je vais m’occuper de Julien aussi, c’est le prochain sur ma liste. Viens on rentre. Tu as besoin de te reposer.

— Merci

Seule une pièce de la ferme est éclairée. Le bureau de Sundial. La nouvelle qu’il craignait le plus vient de lui parvenir, Alejandro est mort des suites de ses blessures. Il se sert un whisky, allume un cigarillos, ouvre la fenêtre, adresse un salut amical à Maya et Matthieu qui semblent eux aussi avoir vécu un moment difficile. Sa décision est prise, il ne dira rien à Julien avant la fin de la mission. L’impression d’être assis sur un baril de poudre n’a jamais été aussi prégnante. Qu’adviendra-t-il si Ariane Morin gagne cette guerre ? Il préfère occulter cette pensée, tout en ayant l’intime conviction que le pire reste à craindre.

Chapitre 51 – Jumpdafuckup (Soulfy)

double vingt chapitre 51

“La victoire revient à celui qui tient le dernier quart d’heure.” Clausewitz

— Une idée absolument brillante ! Véra et Victoria sont emballées. Matthieu n’a plus qu’à passer à l’étape suivante, mais…

— D’abord, on vide les comptes. Victoria, si on peut te localiser avec un portable, imagine à quel point c’est encore plus simple avec des transactions par carte bancaire. D’autant plus qu’en 1997, la sécurité informatique doit être une vraie passoire. On retire le maximum de cash dans différents distributeurs et guichets, puis on va au commissariat pour déclarer le vol de ton téléphone portable. Et pour la description du voleur, oublie 2024.

Ça veut dire quoi ? demande Véra, intriguée. Victoria éclate de rire intérieurement.

Ça veut dire qu’on peut insister sur le fait que la personne qui m’a volé le portable est de type nord-africain, barbu. Le policier complétera avec des détails encore plus stéréotypés, crois-moi.

— Si nos calculs sont justes, le téléphone arrive à bon port, ou plutôt à bon aéroport, pile au bon moment. Il ne reste plus qu’à prévenir la sécurité, le 36 quai des Orfèvres et le salon Air France. Imaginez la tête d’Ariane Morin quand ils découvriront son traceur, la bombe et la revendication. Enfin, si tout se passe exactement comme vous me l’avez raconté, bien entendu.

Victoria est sous le charme de Matthieu, qui raconte sa plus grande fable, à l’exception peut-être de son arnaque au loto (cf chap. 38), mais qui, en réalité, ne s’est pas encore déroulée.

— Voilà, tout est calé !

Ils se font un high five, prolongeant un peu trop le contact de leurs mains, au point que Véra toussote mentalement pour rappeler à Victoria qu’elle est toujours là. Pourtant, Matthieu mérite plus que de simples félicitations. Il a fait fort. Très fort !

Le voyageur, doté d’un aplomb que certains qualifieraient de diabolique, contacte, depuis une cabine téléphonique, le salon Air France de Roissy Charles de Gaulle et prévient l’hôtesse d’accueil qu’un client VIP va recevoir par courrier simple son téléphone portable, mystérieusement égaré dans une chambre d’un hôtel de luxe parisien. (Je ne peux rien vous dire, mais cet homme pourrait bien devenir le prochain président de la République, à condition qu’on fasse abstraction de ses galipettes à répétition, d’où l’embarrassant problème du téléphone portable.) Il entend la jeune femme glousser et échanger avec plusieurs collègues, qui, eux aussi, savourent l’info comme on déguste un macaron de chez Ladurée. En tout cas, il peut être rassuré, l’objet sera remis en main propre à l’intéressé. (En main propre, je vous laisse libre de vos propos. Au fait, je compte sur votre discrétion, si je vois un sketch des Guignols de l’info à ce sujet, je saurai d’où ça vient), ce qui provoque à nouveau l’hilarité au sein du personnel de la compagnie aérienne et met un point final à la conversation.

Véra hallucine : « Suis-je la seule à être choquée ? » Victoria, de son côté, se délecte : « Tu as raison, ça me révulse autant de libertés. Ma chérie, c’est ton premier jour dans les années 90, attends-toi à pire encore. »

— En ce qui concerne Maya ? demande Victoria.

— On a le choix, soit on y va maintenant, mais il y a le risque qu’elle soit sous surveillance, soit on attend de voir où mène l’histoire du téléphone.

— Tu n’as pas très envie de la revoir ?

— J’ai mes raisons, répond Matthieu évasivement. En attendant, nous pouvons profiter de notre nouvelle jeunesse et nous promener dans les rues de Paris, faire du tourisme temporel. Je suis sûr que ça fera plaisir à Véra. Si vous me permettez, je me demande tout de même pourquoi avoir employé une telle débauche de moyens pour te retrouver ?

— Je pense, enfin, nous pensons, que JAG a découvert que nous étions avec Sundial au moment de notre départ. Il n’ignore pas qu’Ariane Morin dispose de l’extracteur de pensées. Comme il ne peut pas t’exposer, ni lui-même, au risque de se compromettre, il a dû bricoler une idée chez un voyageur qu’il n’a pas encore éliminé, suggérer que j’ai des informations sur le complot qui vise à assassiner la cheffe des chrono libérateurs.

— Et si on disait la vérité à Ariane Morin ?

— Tu veux mourir jeune ? enfin façon de parler.

— Oui c’est pas faux, et ce ne serait pas mieux avec les Horlogers je suppose. La meilleure chance de Julien pour préserver son avenir en l’état est de te retirer de l’équation. Il n’a aucun moyen de savoir précisément ce que vous m’avez révélé, et même si c’était le cas, vu l’estime qu’il me porte, il s’imaginerait que je vais tout faire foirer. J’ai beau réfléchir, je ne vois pour l’instant que deux possibilités : voler l’extracteur de pensées. On filme un truc façon confessions intimes et on organise une réunion avec Morin et Sundial, ce sera à eux de décider de ce qu’ils veulent pour notre futur. Deuxième option, on récupère Maya dans la team et c’est elle qui trouve la deuxième option.

Matthieu laisse quelques secondes de silence avant de conclure, les yeux brillants, au comble de la fierté :

— Je suis un putain de génie !

« C’est pas une légende alors ? » « Malheureusement non Véra, mais en même temps, il est tellement chou et attachant. Il n’a pas tort sur le fond, juste une façon singulière de l’exprimer. »

— Il reste une dernière chose à régler, dit Matthieu en reprenant son sérieux, il nous faut un point de chute et trouver une excuse suffisamment crédible pour que nos proches (surtout les tiens) ne lancent pas une « Alerte Enlèvement ». Si j’ai bien compris, mon appartement est sous surveillance et je doute qu’une Ariane Morin qui se déplace en personne pour te retrouver te laisse aller et venir à ta guise. Qu’en penses-tu ?

Victoria s’arrête un instant pour réfléchir.

— Si je me souviens bien, il me semble que nous avons un appartement à la vente qui a mis un certain temps avant d’être vendu, dans les 100 mètres carrés, rue Lauriston dans le 16ème.

— Rue Lauriston, putain, mais ça me fait penser à quelque chose, dit Matthieu avec excitation.

— Non ! hurle presque Victoria, effrayée.

— Ça va pas ! Tu connais même pas mon idée, reprend Matthieu, contrarié.

— Oh si, je ne la connais que trop bien, crois-moi, et c’est tout sauf une bonne idée !

— Ah ouais, sauver la vie d’une pauvre vieille dame, c’est pas une bonne idée ? À y réfléchir d’ailleurs, on fait quoi pour Lady Di et toutes les personnes blessées ou mortes qu’on peut épargner ?

Véra se demande si Matthieu a bien tout compris, ou si c’est juste un réflexe humain, après tout, il n’est pas le même homme que celui décrit par Sundial, et pour l’heure, il n’a encore jamais été confronté aux dilemmes temporels. « Victoria, je pense qu’il faut y aller mollo avec Matthieu. N’oublie pas qu’il s’agit de son premier jour en 1997 et que nous ne lui avons révélé que partiellement le futur. Moi-même, je n’avais aucune conscience de la façon dont l’argent sera utilisé. Dans son esprit, il est persuadé de pouvoir réparer les injustices, donner une deuxième chance à celles et ceux qui en ont été privés. C’est cette motivation qui lui a permis de voyager. Qu’adviendrait-il si nous le privions de sa raison d’être ? » « Véra, tu es d’une étonnante sagesse, pense Victoria. Ok, je vais m’y prendre autrement. »

— Matthieu, pour l’instant, nous devons rester prudents, bouleverser le continuum nous confronterait aux Horlogers. Comme je te l’ai dit, le Sundial du passé est aussi intransigeant et radicalisé qu’Ariane Morin. Si nous avons l’occasion de faire quelques rectifications salutaires sans nous faire repérer, on ne se privera pas, d’accord ?

— Ok, répond Matthieu, toujours déçu. Pourtant, son idée est excellente et sans danger… il ne peut s’empêcher de penser que dès que cette embrouille avec les armées temporelles sera réglée, il s’occupera de lui. Sur l’échelle de la beauté, Victoria est un 14/10, mais avec l’autre woke dans sa tête, il n’est pas prêt d’en profiter. Il aime toujours Maya, mais avec ce qu’ils ont vécu ensemble, il vaudrait peut-être mieux envisager une autre trajectoire. Il n’est pas là pour les regrets, au contraire.

Chapitre 52 – Live Forever (Oasis)

double vingt chapitre 52

“Sois le plus souvent silencieux, ne dis que ce qui est nécessaire et en peu de mots.” Epictète

Julien s’installe face à Sundial, la mine contrite. Il exécute avec maestria la partition qu’il a composée : une symphonie d’excuses, de flatteries, de promesses, de mensonges et de demi-vérités. Le grand patron, qui cache le plus lourd des secrets, se laisse manipuler. Après tout, ils sont dans le même camp, non ?

— Monsieur, maintenant que nous avons une bonne vision d’ensemble, voici mes conclusions stratégiques pour mener à bien l’opération « Morin » et minimiser les pertes à moins de 1 %, dans le pire des cas, si, bien entendu, chaque rôle est parfaitement rempli. Après des centaines de simulations et triangulations, il apparaît que l’hypothèse la plus fiable est un cheval de Troie doublé d’un « Turn & Twist ».

— Expliquez-moi ça.

— Prosaïquement, Maya sera votre agent infiltré. L’équipe a connu des dissensions récemment et, malgré vos efforts pour purger les Horlogers, il reste un certain nombre d’agents inféodés à Ariane Morin dans nos rangs, qui se sont empressés de lui rapporter cette information. En tout état de cause, même si les Chrono-Libérateurs ne sont pas dupes, nous aurons suffisamment retourné la situation à notre avantage pour parvenir à nos fins de la manière la plus pacifique possible. Voyez-vous, monsieur Sundial, le cœur a ses raisons, mais l’estomac en a encore plus…

Je vais proposer un accord au « moustachu ». Il connaît bien mon père, qui était en lien avec lui, et j’estime à 95 % l’estime qu’ils se portaient mutuellement. L’idée est d’exploiter cette connexion en lui offrant les millions de francs que nous avons obtenus de manière peu orthodoxe grâce à l’intuition de Matthieu.

— Pourquoi ne pas utiliser les ressources financières de notre organisation ?

— Sans vous manquer de respect, si nous faisions cela, Ariane Morin en serait informée dans la minute qui suit. Nous ne pouvons pas nous permettre de prendre un tel risque. Sergei Kaminsky ne pourra pas refuser une telle opportunité. La vie de Maya étant en jeu, Matthieu acceptera également cette approche. Bien entendu, les fonds lui seront restitués à la fin de l’opération. Les Chrono-Libérateurs sont principalement motivés par la cause et la conviction plutôt que par l’argent sonnant et trébuchant, ce qui est une erreur majeure. Le taux de refus dans leurs rangs sera infime. À partir de là, nous aurons le champ libre pour remonter jusqu’à Ariane Morin et, au passage, neutraliser les quelques Chrono-Libérateurs réfractaires. La force du nombre jouera en notre faveur.

Thimothée Sundial adopte sa position favorite lorsqu’il est en pleine réflexion : les mains jointes devant ses lèvres, le regard fixe, reculé au fond de son fauteuil. Le plan semble solide, bien conçu, mais quelque chose le perturbe. Ses sens sont en alerte. Il connaît suffisamment les hommes pour douter des motivations de Julien, et il lui paraît plus qu’improbable que ses ambitions soient purement altruistes.

Julien observe sa proie en prédateur aguerri. Il patiente quelques secondes, guettant le moment idéal pour abattre sa dernière carte et sceller le sort.

— Monsieur, j’aimerais vous demander une faveur. Je voudrais être celui qui annoncera à Ariane Morin la fin des Chrono-Libérateurs.

— Il s’agit donc de vengeance ? dit Sundial, surpris.

— Ni plus ni moins, mais cela me semble légitime, compte tenu des circonstances, non ?

Le grand patron sait qu’il n’a pas le choix.

— Ce n’est pas ainsi que nous fonctionnons habituellement, mais la situation est exceptionnelle. Quand comptez-vous prévenir votre équipe ?

— Dès que j’aurai votre feu vert.

— De quelles ressources matérielles avez-vous besoin ?

— Nous aurons besoin d’armes létales. Nous ne pourrons nous contenter de simples tranquillisants. Quant au timing, cinq jours seront suffisants.

— Je vous en accorde quatre. Nous avons déjà trop tardé.

— C’est entendu. Je prépare l’équipe. Par ailleurs, puis-je vous demander comment se porte mon père ?

Sundial se raidit imperceptiblement, il se prépare à la question fatidique depuis le début de l’entretien.

— Alejandro est dans un état stationnaire. Votre mère est à ses côtés. Il ne tient qu’à vous de réussir la mission au plus vite pour être auprès d’eux.

Le visage du grand patron reste impassible. Il sent le regard inquisiteur de Julien le scanner en profondeur, comme un requin prêt à le déchiqueter à la moindre occasion. Sundial est désormais au pied du mur. À la fin de l’opération, les Horlogers utiliseront le dispositif de neutralisation des voyageurs sur Julien et Matthieu, en espérant qu’ils regagnent, sans dommage, leur époque d’origine.

Contrairement à ce que Sundial imagine, Julien est parfaitement conscient des intentions des Horlogers à son égard, tout comme il a compris que Sundial lui ment. Il en aura la certitude absolue après son échange avec Sergei Kaminsky, dit « Le Moustachu ». Pour l’instant, la priorité est de mobiliser l’équipe. Il se félicite intérieurement d’avoir élaboré une stratégie aussi complexe que parfaitement étanche. Cupidité, sécurité, intérêt supérieur… ses trois cibles n’ont aucune idée de ce qui va se produire ni surtout de qui en sera le bénéficiaire. Julien se sent légitime, prêt à fonder une nouvelle société, plus noble, plus juste, à son image et qui respectera son idéologie. Ce n’est plus qu’une question de temps.

— T’es un grand malade ! Je refuse que Maya participe à un truc pareil, c’est beaucoup trop dangereux.

Matthieu est hors de lui.

— Pour la dixième fois, il n’y a aucun risque. Et Maya est d’accord. N’est-ce pas, Maya ?

Julien marche sur des œufs ; il aborde la partie la plus délicate de son scénario. Les quatre vingtenaires, du moins en apparence, sont réunis dans le bureau de Sundial, parti dans un lieu tenu secret pour valider, avec les cadres de l’organisation, le dispositif « Morin » et préparer l’après-Chrono-Libérateurs, si tout se déroule comme prévu.

— Matthieu, dit Maya avec calme et résolution, je pense que Julien a raison. Infiltrer les Chrono-Libérateurs est la meilleure option possible.

Romy aimerait dire le contraire, mais ce serait s’opposer à Julien et elle ne peut plus le faire ; c’est trop tard. La machine est enclenchée. Pour le meilleur et, elle le craint, surtout pour le pire.

La partie est quasiment gagnée pour Julien, il reste juste un léger détail à régler.

— Matthieu, c’est ok pour sortir les fonds ?

Matthieu maugrée malgré lui. L’argent n’est pas le problème. En revanche, le comportement de Julien l’inquiète, et il n’arrive plus à le comprendre. Il cache quelque chose, mais quoi et dans quel but ? Envoyer Maya dans la gueule du loup est une idée à la con et dangereuse, mais si Sundial a donné son accord, comment s’y opposer ? Il n’y a pas d’alternative envisageable à court terme. Rester vigilant, voir où cela mène et, si cela va trop loin, il n’aura pas d’autre choix que de faire le nécessaire, mais sans avoir une idée précise. Le sentiment d’étau, de piège, est intense, mais il ne peut pas remettre en cause l’intégrité de Julien. Il doit arrêter de se faire des nœuds au cerveau et se plonger dans l’action.

— Oui, pas de problème, je m’en occupe !

Julien laisse exprimer sa joie.

— Parfait, je savais que je pouvais compter sur vous. Allez, on se met au boulot et on termine ça fissa. Croyez-moi, le jeu en vaut la chandelle.

Personne ne dit un mot. Maya et Matthieu s’encouragent du regard, Romy sourit à Julien, qui ne la regarde plus. Tout son être est concentré sur son objectif, et rien ni personne ne se mettra en travers de son chemin.

Chapitre 53 – Would I Lie to You (Charles & Eddie)

double vingt -chapitre 53

« En vérité, le chemin importe peu, la volonté d’arriver suffit à tout. » Albert Camus

Après un repas express dans un restaurant chinois du coin, que Matthieu ne cesse de qualifier de « putain de kiff à l’ancienne », nems, travers de porc et riz cantonnais pour lui, tandis que Victoria se contente d’une salade au poulet, ils se décident finalement pour la deuxième option, Maya.
Victoria semble être en grande conversation avec sa BFF de cerveau, Véra, et du coup, Matthieu commence à broyer du noir, un blues du futur qui s’installe.
Pas de téléphone pour passer le temps, donc pas de notifications à scroller fébrilement, pas de réseaux sociaux pas encore inventés — Insta, TikTok, Facebook, LinkedIn — et encore moins de Spotify ou Deezer. D’un autre côté, sans wifi ni connexion haut débit, ça résout une partie du problème… Mais bon, il aurait bien aimé lire un truc vite fait sur Apple Books ou Amazon Kindle. Avec ses 6 000 bouquins en bibliothèque, il en avait commencé trois et terminé aucun. Une partie de Clash of Clans, ou même une conversation à la con sur WhatsApp n’aurait pas été de trop. Comment il faisait à l’époque pour patienter ? Comment ne pas mourir d’ennui ? Et encore pire, s’il voulait consulter les résultats du foot à 4h du mat’ ? Sans parler de Netflix, Canal, Disney+, Amazon Prime, même un IPTV avec une qualité dégueulasse et des chaînes russes et arabes aurait fait l’affaire.
D’un coup, il réalise : plus de Wikipédia et pas de Doctissimo. Comment survivre sans avoir instantanément les réponses à toutes les questions qui se bousculent dans sa tête ? Un monde sans ChatGPT, quelle idée !
Dehors, un couple se balade main dans la main, lui, grand et mince, en parka, lunettes à la Lennon, Adidas Samba aux pieds, elle, en jupe à carreaux et perfecto. Autour de son cou, un appareil photo Canon qui doit peser un âne mort. Ils rient, parlent, pointent du doigt les monuments.

— J’aimerais bien les voir se prendre en selfie avec ça !

— Matthieu, moins fort ! dit Victoria, stressée.

— Ça va, ils savent même pas encore ce que ça veut dire, regarde-les ! fait-il en désignant les clients du resto. Comment ils pourraient imaginer que dans quelques années, ils passeront plus de temps à prendre en photo leurs plats qu’à les bouffer ? Pathétique ! Moi, par contre, je me suis régalé. J’ai l’impression que tout a plus de goût, plus de saveur, plus d’authenticité… C’est peut-être un effet du voyage. Mais bon, sans mon téléphone, j’avoue que c’est chaud… j’ai toute ma vie dans ce truc.

— Sérieux, t’en es à ce point-là ? interrompt Victoria en souriant.

— Clairement. J’suis même pas sûr de savoir encore écrire avec un stylo ! Enfin, je vais m’y faire, mais c’est un sacré challenge…

Victoria éclate de rire.

— Oui, pour moi aussi, c’est surréaliste. Mais la grande différence, c’est que je sais pourquoi je suis là. Toi, en revanche, c’est sûrement plus compliqué…

— Oui et non. J’aimerais qu’on profite de ce moment pour que je te donne plus d’infos sur Julien, poursuit Matthieu en baissant la voix. Après tout, je suis le seul à le connaître dans les deux époques. Et crois-moi, ce qu’il va devenir, ça vaut le coup de s’y attarder.

Victoria plisse les yeux, mal à l’aise :

— C’est toujours aussi risqué d’en parler en public.

— Relax, je parle du projet de film, tu sais. Tu veux autre chose ?

— Non, c’est bon, merci.

Matthieu hèle le serveur :

— S’il vous plaît, un café et un saké, avec le verre avec la nana à poil, s’il vous plaît !

— Non mais ça va pas ? Ce mec est malade, hurle Véra dans la tête de Victoria, sa voix perçant comme une sirène d’alarme.

Victoria se crispe, pose une main sur son front. Aïe, pense-t-elle, gueuler dans ma tête, ça va pas arranger les choses…

Matthieu s’extasie devant l’effet loupe du fond du verre et surtout ce qu’il y voit :

— Putain, ça, c’est le meilleur truc du XXe siècle !

Il accompagne chaque gorgée de grands clins d’œil et de mimiques comiques qui parviennent à détendre une des voyageuses, tandis que l’autre continue sa révolution féministe dans la partie gauche du cerveau.

— En fait… murmure-t-il, tout bas, rien de mieux qu’une bonne histoire de film ou de série pour éviter les oreilles indiscrètes. Il reprend à voix haute : donc, parlons de l’un de nos personnages principaux. C’est un mec qui a toujours été obsédé par l’ordre et la régularité. Tellement méticuleux qu’il est capable de prévoir quand le rouleau de papier toilette va se terminer, parce qu’il prend toujours la même quantité de papier.

Victoria lève les yeux au ciel.

— Quoi ? C’est un exemple comme un autre ! Bref, quand notre « autre » acteur principal, charmant, drôle, esprit vif, avec beaucoup de charisme et sexy en diable le rencontre, ils ne s’apprécient pas trop au début. Ils sont assureurs. Un job carré avec des horaires fixes, une évolution de carrière maîtrisée qui satisfait l’un, mais déprime l’autre. Et ça l’intrigue. Il veut comprendre pourquoi. Pour lui, ce qui est acquis doit le rester, jusqu’à épuisement. Après quelques années à bosser ensemble, ils apprennent à se connaître et deviennent potes. Même si lui reste à sa place, il expérimente par procuration. Leur dénominateur commun ? Une passion nostalgique pour leur jeunesse. Et c’est là que ça coince : l’un veut revivre son passé sans rien y changer, et l’autre veut tout modifier. Tu captes pourquoi ? C’est simple, en vrai : la peur. La peur inhibitrice, celle qui l’empêche de prendre des risques, de perdre le contrôle. Cette peur qui le maintient dans une vie ordinaire et répétitive. Vieillir le terrifie, parce qu’il sait que ça entraînera des changements inéluctables. Ça va foutre en l’air son monde réglé au millimètre. En recollant les morceaux avec ce que vous m’avez raconté, je vois une cocotte-minute prête à exploser. En plus, il déteste bosser en équipe et peut vite sombrer dans la paranoïa. Il faut le pousser dans ses retranchements, le fissurer, lui faire perdre ses repères. On va voir ce qu’en pense Maya, mais je pense qu’on devrait pas attendre. On infiltre son quotidien et on fout tout en l’air. Moi, j’ai toujours préféré le chaos à l’ordre. Ça m’a jamais trop réussi, mais qui sait, y a un début à tout, la preuve, je suis ici !

Matthieu termine son verre de saké cul sec, s’essuie la bouche avec sa serviette en tissu et remet de l’eau dans la tasse pour observer à nouveau le fond du verre, hilare.

— Je maintiens que Matthieu est assez « déroutant », mais son analyse est juste, dit Véra avec détermination. Victoria, si on fait dérailler le train avant l’arrivée en gare, on a peut-être une chance d’empêcher l’ascension de JAG. Est-ce que tu peux te concentrer deux minutes sur tes souvenirs de Julien, juste après ma conversation avec Sundial ? Il y a quelques éléments que j’aimerais vérifier. Tu vois ce que je vois ? Ouais, c’est ça !

D’un coup, les deux consciences effarées réalisent la même chose.

— Tu as dit tout à l’heure que si Julien n’avait pas tous les ingrédients, il changeait de recette ? On sait maintenant ce qui lui a permis de réussir son “plat signature”, dit-elle d’une voix tendue. C’est Romy. Elle est devenue son moteur, l’ingrédient secret qu’il lui manquait pour accomplir tout ça.

Matthieu s’immobilise, son verre suspendu en l’air. Le choc le frappe de plein fouet. Romy… Bien sûr. Comment n’y avait-il pas pensé plus tôt ? C’était d’une logique implacable. Elle avait toujours été la clé.

— Have you ever danced with the devil in the pale moonlight ?

Chapitre 54 – Song 2 (Blur)

double vingt - chapitre 54

“A vingt ans, la volonté est reine ; à trente, c’est l’esprit ; à quarante, le jugement.” Benjamin Franklin

Enfermé dans le bureau de Sundial, Julien jubile. Convaincre le « Moustachu » s’était révélé encore plus facile que prévu. Il va sans dire qu’une mallette remplie de billets de 500 francs, posée ostensiblement sous le nez de son interlocuteur, facilite grandement les échanges. En insistant sur l’idée que tout travail mérite une juste récompense — et que les Horlogers paient bien mieux —, il a semé une graine à prise rapide qui donne d’excellents fruits chez les Chrono-Libérateurs.

Pendant ce temps, Maya sème la discorde parmi les partisans d’Ariane Morin. Ses manœuvres sont si efficaces que les revendications fusent de toutes parts. Arc-boutée sur sa posture de démiurge, Ariane Morin est outrée, poussée dans ses derniers retranchements. Jamais elle n’aurait pu anticiper une telle révolution au sein de son propre ordre. La fin est proche.

À l’étage, Romy, vêtue d’une robe achetée à Paris, se brosse les cheveux devant le miroir de la chambre. Elle admire son reflet, ouvre la fenêtre et inspire à pleins poumons l’air frais de la nature, le sourire aux lèvres, satisfaite. Le monde sera bientôt sien.

Grande lectrice, esprit vif et femme de caractère, Romy a toujours su, même de manière intuitive, que les hommes ont besoin d’un « léger » coup de pouce pour accomplir leur destin. Julien n’échappe pas à la règle, et l’idée qu’il puisse croire être à l’origine de toutes ces stratégies et plans l’amuse profondément. Il n’y a pas de place pour l’ego quand on est aussi proche du but, mais Romy avait œuvré dans l’ombre, patiemment, à petits pas. À travers des discussions anodines sur l’oreiller, en écoutant les confidences et les doutes de Julien, elle s’était permise quelques suggestions subtiles, avait posé les bonnes questions et révélé les failles, sans jamais remettre en cause directement son jugement ou le heurter dans sa masculinité.

La devise de Romy a toujours été « Tout ou Rien », avec toutefois quelques ajustements en cas de nécessité. Si Julien s’était avéré trop faible pour mener à bien ses projets, elle aurait probablement trouvé un autre moyen d’atteindre ses objectifs — Maya, par exemple, aurait pu être une alternative. Mais tout va pour le mieux : elle a misé sur le bon cheval. Attention, elle aime beaucoup Julien, c’est un fait, mais elle comprend aujourd’hui pourquoi leur relation n’avait pas fonctionné dans leur futur initial. Ce qui leur avait manqué, c’était ce petit plus qui fait toute la différence : richesse, pouvoir, célébrité.

En revanche, elle éprouve une légère tristesse pour Matthieu, qui, dans un instant, passera du rôle de personnage principal à celui de simple figurant. C’est d’autant plus regrettable qu’il est gentil, généreux, cultivé… mais, contrairement aux apparences, bien moins malléable que Julien. Une menace trop importante. Quant à Maya, si jolie, si pétillante… elle avait trahi leur équipe et les Horlogers, passer à l’ennemi de cette manière, une bien mauvaise idée, scandaleuse même ! D’ailleurs, Julien avait établi une liste de factieux à gérer en priorité une fois le nouvel ordre établi : Matthieu et Maya, bien sûr, le Moustachu, le Board de Chronowatch, à savoir les parents de Victoria, les éminences grises des deux organisations, sans oublier les opposants classiques. Qui d’autre déjà ? Ah oui, pas mal de personnalités politiques, mais ça c’était pour préparer l’avenir, rien de personnel. Sundial bénéficierait d’un traitement spécial. Julien n’avait pas très bien pris la mort de son père, surtout que c’était le Moustachu qui lui avait annoncé la nouvelle (ce qui lui valait d’être sur la liste). Le plus cruel fut d’apprendre que le dispositif de mise à feu avait été actionné par Alejandro pour protéger les secrets de l’ordre. Il avait fait passer les Horlogers avant sa femme et son fils. Pauvre Julien. Romy reprend sa planche à dessin et s’attelle à la tâche. Elle travaille sur des looks, des silhouettes. Impossible de laisser le futur fondateur s’habiller comme Monsieur Tout-le-Monde. Il lui avait laissé carte blanche, ainsi que pour sa nouvelle appellation. Julien Garcia… très bien dans la vie de tous les jours, mais il faut créer quelque chose de plus percutant, facile à retenir et en même temps suffisamment puissant pour l’identifier… JAG… Julien Alejandro Garcia. JAG le fondateur. Romy lève les bras en l’air en signe de victoire. Parfait, absolument parfait.

Matthieu réalise qu’il est pour la première fois seul avec Sundial. Le grand patron ne voulait pas le laisser partir seul en mission, et toutes les autres ressources étaient déjà affectées. Ils sont dans une grosse Mercedes qui paraît bien antique aux yeux du voyageur habitué à son véhicule électrique.

— Toujours à comparer les époques, lui dit Sundial avec un sourire bienveillant.

— Désolé, Monsieur, une sorte de réflexe, je suppose. Mais impossible de nier qu’on a fait de gros progrès dans ce domaine.

— Ne m’en dites pas plus, vous connaissez ma politique sur ce sujet. À propos de politique, que pensez-vous de l’opération ?

— Je ne sais pas quoi vous répondre, Monsieur. Soit vous cherchez à être rassuré et je vais vous dire que tout est sur des rails, soit vous avez un doute et, dans ce cas, je n’aurai d’autre choix que de vous dire que j’en ai aussi et que je trouve le comportement de Julien de plus en plus étrange, pour ne pas dire inquiétant.

Sundial éclate de rire avant d’emprunter un chemin escarpé de bord de mer. Les fenêtres sont grandes ouvertes, et outre le vent chaud de cette matinée d’été, les parfums du Sud les emplissent d’une sorte de joie olfactive. Impossible d’être morose devant un tel spectacle. Les deux hommes, sensiblement du même âge, l’un dans un écrin de vingt ans et l’autre portant sur son visage le poids des ans, observent un instant de silence complice.

— Vous savez, Matthieu, j’apprécie particulièrement ce trait de caractère chez vous. J’appelle ça la franchise au deuxième degré. Seuls ceux qui vous connaissent intimement comprennent où vous souhaitez en venir. Les autres survolent et passent à côté du vrai sens de votre propos. J’imagine que vous l’avez utilisé ad nauseam au cours de votre désormais double existence.

— Vous m’avez percé à jour, Monsieur. Pour être honnête, je ne suis même pas sûr que mes parents aient jamais rien entendu à cela. Ce n’est pas grave, je m’en suis accommodé. Pour parler vrai, comme on dit ici, Julien est à mon avis en train de devenir complètement dingue. Le plan est bon, mais il y a des zones d’ombre, un truc que je ne sens pas. Ce n’est pas directement en lien avec Maya, même si je persiste à croire que l’avoir envoyée là-bas est une folie. Maintenant il m’envoie à l’autre bout du monde pour former soi-disant une équipe dissidente ralliée à nos forces. Si je n’étais pas avec vous, je me dirais que c’est un piège.

Matthieu tourne la tête et, en regardant Sundial, éclate de rire à son tour.

— Monsieur, vous avez une faculté étonnante de fermer ou d’ouvrir totalement votre visage. Ne dites rien, j’ai compris, on y va tout droit, c’est ça.

— Mon jeune ami, j’aurais peut-être dû m’appuyer un peu plus sur vous, plutôt que de ne m’appuyer que sur Monsieur Garcia.

— Il est le fils de votre ami. Il était le mien jusqu’à présent, à moins que je ne me sois trompé. On était peut-être plus des copains de circonstance. Si chacun avait eu une vie normale, on n’aurait sans doute pas passé autant de soirées à refaire le monde ou à ruminer sur un passé idéalisé. Ceci explique cela. Malgré tout, je pense que vous n’avez aucun reproche à vous faire. J’aurais fait pareil. Si on s’en sort, va falloir trouver un moyen de mettre un terme à ce conflit sans créer de dommages supplémentaires. En tout cas, cela aura au moins le mérite de nous permettre de vérifier l’efficacité des cours de Marc, en situation hyper hostile.

— J’ai plus de doutes sur sa santé mentale que sur ses compétences militaires. Que suggérez-vous ?

— On joue le jeu à fond, et si ça se complique… vous vous mettez à l’abri et je me mets en mode Call of Duty.

— Ne m’en dites pas plus. Le plus important, c’est que vous soyez prêt. On est bientôt arrivés.

Chapitre 55 – I Wanna Be The Only One (Eternal)

double vingt chapitre 55

“Chacun est prisonnier de sa famille, de son milieu, de son métier, de son temps.” Jean d’Ormesson

Maya n’est pas particulièrement ravie de voir débarquer Victoria et Matthieu dans son antre. Sango Games est son sanctuaire, et il vaut mieux ne pas le profaner sous peine d’en subir les conséquences. Matthieu se dissimule derrière Victoria ; son dernier échange avec Maya au XXIe siècle n’était pas spécialement poétique, bien que très coloré sur le plan verbal. Il fait de son mieux pour se rassurer : « Elle a sûrement oublié… ou plutôt, elle n’a jamais eu de raison d’y penser, détends-toi, tout va bien », se répète-t-il, en jetant un coup d’œil par-dessus l’épaule de Victoria, à qui il colle comme une ombre.

— Mazette, la comtesse et son laquais. La journée avait pourtant bien commencé. Qu’est-ce que vous me voulez cette fois ?

— Est-ce qu’on peut te parler ? C’est très sérieux, Maya, dit Matthieu avec un certain aplomb.

— Moi, je vais te parler sérieusement, tocard. Déjà, tu me files mes 500 balles pour la beuh que je t’ai donnée le mois dernier. Et arrête de te planquer derrière elle, c’est gênant à la fin !

— On pourrait peut-être s’épargner une conversation inutile, non ? Tu veux l’adopter, Victoria ? dit-elle en jetant un regard dédaigneux au voyageur, mal à l’aise. Mais grand bien te fasse, après tout, vous les nantis, vous aimez bien vos œuvres de charité.

Matthieu, la trouvant plutôt de bonne humeur, se lance :

— Ça va, Zendé, t’as gagné. Tiens, tes 500 balles. Matthieu fouille dans ses poches, regarde le plafond, derrière lui… Bredouille. Bon, je ne les ai pas sur moi, mais promis, je te les donne tout à l’heure. Mais crois-moi, tu vas adorer ce qu’on va te raconter.

— Comment tu m’as appelée ?

— Zendé, parce que tu ressembles à Zendaya, et c’est le nom d’un personnage dans Scream Queens avec Emma Roberts. T’as toujours kiffé ce surnom.

— Mais qu’est-ce que tu racontes ? Attends, bouge pas. “Monsieur, puis-je vous renseigner ?”, dit-elle d’une voix si enjouée et douce que Matthieu est sur le point de confier à Victoria qu’elle doit avoir plusieurs personnes dans sa tête pour changer de ton et d’attitude aussi rapidement. Mais comme Victoria vit réellement cette situation, ce n’est sans doute pas l’idée du siècle. Matthieu profite donc de cette interruption inopinée pour parcourir d’un regard émerveillé les vitrines remplies de trésors estampillés Nintendo, Sony, Sega… extatique, il pointe du doigt une rangée vitrée.
— Viens voir, Victoria, c’est une dinguerie, ils ont même des tamagotchis !

Maya tente de faire abstraction de Matthieu, mais sa curiosité commence à être piquée. Il doit vraiment y avoir quelque chose d’intéressant pour qu’il soit encore plus con que d’habitude. Évidemment qu’elle a des Tamagotchis en rayon. Il lui en avait même acheté un la semaine dernière et l’avait fait crever en moins de trois jours. D’ailleurs, elle l’avait envoyé se faire voir quand il avait demandé un remboursement. Et non, la créature ne peut pas mourir d’étouffement parce qu’il la garde dans sa poche trop près de ses parties intimes.

— Monsieur, c’est un magasin de jeux vidéo, je ne vends pas de cartes à jouer.

— Mais il y a bien marqué “jeux” sur votre façade, je suis formel. En conséquence, j’exige de pouvoir acheter un jeu de cartes, car j’ai une partie de bridge ce soir.

— Je suis désolée, mais les jeux que nous vendons se branchent sur le téléviseur ou fonctionnent avec des piles.

— Ah, ça, c’est fort de café, mademoiselle ! En 1997, il n’y a plus de jeux de cartes ? Que des trucs bidule qui pervertissent notre jeunesse ? J’imagine que vous n’avez pas de puzzles non plus.

Avant que Maya ne réponde, Matthieu s’interpose entre elle et le client :

— Bon, je vais être très clair, papy (il devait avoir cinq ans de moins que Matthieu en 2024), c’est pas ici que tu vas trouver ton bonheur, et encore moins passer tes nerfs. Sinon, ta partie de bridge, tu vas la jouer avec ton dentiste. Alors, tu vas faire un joli demi-tour, direction le Forum des Halles. Tu descends l’escalator, si mes souvenirs sont bons… et là, “truc de ouf”, une Fnac ! Profites-en bien maintenant parce que le concept n’est pas éternel. En tout cas, je suis sûr que tu trouveras tout ce que tu cherches : tes petites cartes de peine-à-jouir, tes puzzles de couilles molles, tes petits chevaux de tarlouze et même ton jeu de l’oie de sac à merde. Maintenant tu ripes, on est occupés, dit Matthieu, le rouge aux joues, en lui indiquant la sortie.

Le client éconduit tente d’attirer une dernière fois l’attention :

— Mais c’est un comble ! Comment osez-vous me parler ainsi ? Vous savez qui je suis ?

— Non, mais je t’assure qu’à l’autopsie, ils ne le sauront pas non plus, compris ?

Vaincu, l’autoproclamée personne importante quitte les lieux non sans proférer quelques insultes à bonne distance de Matthieu.

— Tu sais que c’est un magasin ? Le but, c’est d’encourager les clients à acheter, pas de les menacer de mort, dit Maya, mi-effarée, mi-amusée.

— Merci, je le saurai pour la prochaine fois. C’est bon, maintenant on peut enfin discuter ?

Victoria la regarde avec insistance. Matthieu reprend sa visite de l’échoppe comme si c’était la première fois qu’il venait ici. Maya n’a pas d’autre choix que d’invoquer une urgence pour se débarrasser des quelques clients qui lisent les comics plutôt que de les acheter. Elle ferme la porte et retourne le panneau “Ouvert” à la suite du dernier client.

— Bon, dépêchez-vous, et j’espère que ça vaut le coup.

Victoria, relayée par Véra, raconte à nouveau le récit de Sundial, complété par les informations de Matthieu et leurs dernières péripéties. Comme Matthieu, mais avec l’avantage de venir du XXIe siècle et d’être plus perméable à ce genre d’histoires, Maya passe par toutes les expressions possibles.

— Je peux m’asseoir ? C’est complètement dingue. D’un autre côté, je ne peux pas faire autrement que de vous croire. Personne ne pourrait inventer un truc pareil. J’imagine qu’on peut s’affranchir des étapes que vous m’avez racontées. La priorité, c’est effectivement de se mettre en sécurité, prévenir l’aéroport comme vous l’avez convenu, casser le lien entre Julien et Romy, ou en tout cas, faire en sorte que rien ne se passe comme la première fois.

Elle se retourne et observe Matthieu, en train de se démener sur International Superstar Soccer sur la N64. Il avait remporté tous les tournois organisés à Sango sur ce jeu depuis sa sortie… si elle avait eu des doutes, rien que ça aurait suffi à la convaincre de la réalité de son récit.

Chapitre 56 – Just because you feel Good (Skunk Anansie)

double vingt - chap 56

“Espérer, c’est démentir l’avenir.” – Emil Michel Cioran

Ils sont six. Trois horlogers et trois chrono-libérateurs, tous en tenue paramilitaire. Depuis le ralliement des hommes d’Ariane Morin, Julien insiste pour respecter la parité dans les équipes. La confiance n’excluant pas le contrôle, chacun garde un œil sur l’autre, ajoutant même une dose de zèle supplémentaire, car se faire bien voir par le nouveau patron est devenu leur priorité. Des hangars et des entrepôts s’étendent à perte de vue, comme lors de la première sortie de Matthieu. Ironiquement, ils sont là pour récupérer l’inhibiteur mémoriel qui avait été testé sur lui lors de cette même soirée.

Sundial est sur ses gardes. Il ne reconnaît aucun des agents présents, bien qu’il ait passé toute sa carrière à la tête des horlogers à connaître chaque membre de l’organisation. Ce silence pesant lui rappelle les prémices des batailles les plus sombres de la guerre entre horlogers et chrono-libérateurs. Rien de bon en perspective. Matthieu, quant à lui, est plongé dans un silence lourd de réflexion. Le cerveau d’un homme de 47 ans dans le corps d’un jeune de 20 ans. Il devrait se sentir en pleine forme, prêt à affronter tout ça, mais une étrange mélancolie l’envahit. Il repense à son passé récent et lointain, établit des comparaisons. Il aurait pu faire mieux, c’est certain, mais il revient de loin. Dans l’ensemble, il peut être fier de lui.

Le ciel est radieux, bleu azuréen, et quel que soit le combat à venir, il se battra sans retenue pour Maya, pour lui-même, pour le futur. Il pense aussi à Victoria, à celles et ceux qui ont croisé son chemin. Une sensation sourde de regret le saisit à la gorge. Comment ont-ils pu en arriver là ? Sur les six personnes présentes, seules deux semblent représenter une véritable menace, mais il sait qu’il ne faut pas se fier aux apparences.

— Messieurs, nous venons de localiser l’inhibiteur, hangar 18.

Matthieu jette un regard résigné à Sundial.

— C’est parti.

Chaque pas est lourd de sens pour Matthieu. Il n’arrive pas à détourner son esprit de ce qui est en train de se produire. Ils s’apprêtent à affronter une version déformée de Julien, un jeune homme qu’il a toujours considéré comme un ami, quelqu’un de fiable. Mais cette guerre l’a changé. La mort d’Alejandro a tout fait dérailler. Il tente d’utiliser sa vision périphérique pour analyser la provenance des risques potentiels : des snipers sur les containers, une équipe embusquée… La map est trop vaste. La réalité ici est bien plus cruelle qu’un simple jeu de tir à la première personne. Aucun “game over”, aucune possibilité de recommencer une partie. Il sourit amèrement en repensant aux nombreuses parties qu’il a perdues sur les jeux de tir, depuis Duke Nukem et Doom jusqu’à Black Ops ou Halo Infinite. Il a toujours préféré les jeux de sport et les RPG. Ici, il n’y a pas de respawn. C’est la vie réelle, avec toutes les conséquences qu’elle implique. Ils s’engouffrent dans le hangar, plongé dans une obscurité totale. Soudain, les néons s’allument, annonçant l’arrivée de la lumière artificielle par leur bruit lancinant et caractéristique. Après quelques flashs et une relative stabilisation, ils aperçoivent au centre de la pièce la fameuse machine, ni impressionnante ni anodine, juste un assemblage de pièces métalliques et de fils électriques. Matthieu, suivi de Sundial, s’avance. La porte se referme derrière eux, un cliquetis indiquant le caractère définitif de la situation. Ça y est, plus de sortie de secours. Inutile de se retourner. À quoi bon regarder derrière soi quand on est condamné à se prendre une balle dans la nuque ?

Une voix acerbe résonne dans la pièce. En face de lui, Julien et Romy. Un pauvre couple de gamins vêtus de fringues excessivement chères, se prenant pour des super-vilains de cinéma. Julien a changé. Le petit gars discret, dont le regard trahissait autrefois une certaine insécurité, semble avoir disparu. À sa place, un homme en colère, en quête de vengeance.

— Putain, mais t’as grandi, Julien. C’est des talonnettes ou tu te tiens sur une caisse en bois pour faire croire que t’as la taille requise pour faire le Space Mountain à Disney ? Si vous pensez m’impressionner, vous vous trompez. Même Sundial est mort de rire, et pourtant, c’est pas le genre à se marrer, même devant The Office ou Very Bad Trip.

Julien éclate de rire, un éclat sombre, dénué de toute joie. Ce n’est pas un homme en souffrance, mais un homme qui a déchiré tous ses liens avec le passé. Un rire libéré.

— Matthieu, Matthieu, Matthieu… commence-t-il, les mains croisées derrière le dos, comme s’il marchait dans un souvenir. Je sais, tout ça te dépasse. Mais nous sommes à l’aube d’une révolution. Horlogers, chrono-libérateurs… ces concepts sont déjà des ombres, des vestiges. Il est temps de donner au monde un nouvel horizon. Toi et moi, nous avons entrevu ce qui attend l’humanité, mais je vais t’épargner les détails. Tu les trouverais certainement « machiavéliques », mais ça n’a plus d’importance. Ce que je veux vraiment, ce sont tes souvenirs. Sundial, j’aurai besoin de vous pour configurer la machine. Malheureusement Ariane Morin ne pourra plus nous aider. Elle repose désormais dans un autre monde… comme mon père.

Julien marque un long silence que personne n’ose briser.

— Vous saviez, Sundial, vous saviez tout. Sacrifier Alejandro ? C’était votre erreur. Madame Morin, au moins, a eu droit à un verre de Haut Brion 1989. Poétique, non ? Je dois remercier Romy pour ça.

Romy se tient en retrait, silencieuse, ajustant une mèche de cheveux d’un geste presque absent. Ses lèvres rouges et luisantes, comme un fruit mûr dans un jardin d’hiver, contrastent violemment avec le sourire froid qui les étire.

Elle s’avance enfin, ses talons frappant le sol dans un rythme lent et mesuré, son regard glissant sur Sundial et Matthieu comme une caresse glacée.

— Ce n’est jamais la violence qui gagne, murmure-t-elle. C’est l’invisible. L’élégance des coups portés dans le noir… quand le jeu se termine sans que personne ne l’ait vu venir.

Le rouge de ses lèvres, comme une tache de vie au milieu de l’acier froid qui les entoure, est l’unique éclat dans cette pièce morte. Sundial baisse les yeux. Il sait. Ils savent tous les deux que cette partie est terminée depuis longtemps.

— Nous sommes perdus, souffle Sundial dans un murmure presque inaudible. Je ne sais plus quoi faire.

Matthieu tente, en vain, de trouver une faille dans cet espace clos, ses pensées tournant à toute vitesse, mais chaque regard qu’il pose sur Romy et Julien ne lui renvoie que l’évidence : ils ont déjà gagné.

Julien observe la scène, détendu, comme s’il assistait à une simple répétition d’un spectacle qu’il connaît par cœur.

— Mes chers amis, tout a été dit. Il est temps de partir. Je vous réserve encore quelques surprises.

Sans ménagement, Sundial et Matthieu sont projetés à l’intérieur d’un camion stationné devant le hangar. Le froid du métal leur mord la peau, les chaînes résonnent autour d’eux. Les yeux bandés et menottés, ils ne savent pas où ils vont. Mais au fond d’eux, ils n’ont plus besoin de le savoir.

Chapitre 57 – Last Resort (Papa Roach)

Ne demande point que les choses arrivent comme tu les désires, mais désire qu’elles arrivent comme elles arrivent, et tu prospéreras toujours. … Epictète

L’affaire du « portable de l’aéroport » défraye la chronique jusqu’à un point inattendu, Jacques Chirac, président de la France en 1997 s’est fendu d’une allocution télévisée parlant d’une « menace pour la sécurité intérieure qu’on ne saurait toléré et que … tous les services de l’état sont mobilisés pour faire la lumière sur cette affaire », de son côté le candidat socialiste incriminé dans l’histoire s’est refusé à tous commentaires.

Je ne sais pas si on doit se réjouir ou avoir peur, les horlogers doivent être en alerte maximale et je te rappelle que tu es porteur de la trace du temps.

Véra par l’intermédiaire de Victoria se fait sentencieuse.
Tout avait trop bien fonctionné. Point positif. les chrono-libérateurs se retrouvent sur la touche pour une durée indéterminée, en revanche Sundial et son équipe n’en resteront pas là, une violation du continuum d’au moins 10 sur l’échelle de la grande aiguille, si tant est que cela existe, c’est limite une déclaration de guerre. Matthieu hésite à exprimer tout haut sa plus grande interrogation. Maya qui manifestement se pose la même question a moins de scrupules.

Véra, comment se fait-il que tu sois encore dans l’esprit de Victoria ? L’avion n’a pas décollé, donc ta mère est toujours en vie, logiquement tu as suivi une trajectoire de vie différente…

Je suis d’accord avec toi Maya, mais on est pas dans un film où il est nécessaire d’apporter au spectateur une explication même bancale pour qu’il ait l’impression d’être un génie en physique quantique. Il faut accepter parfois de ne pas avoir de réponse satisfaisante et faire avec, on peut appeler ça destin, dessein, vocation, si j’étais croyante j’attribuerai cela à une force supérieure, scientifique à une dissociation de flux temporels et pessimiste à l’échec de notre mission. L’important est que je sois encore là et qu’on aille botter le cul de JAG, maintenant que j’ai un accès complet à la mémoire de Victoria, c’est encore pire que ce que je pensais. Même au contenu privé ? s’interroge Victoria inquiète. Oui et je comprends mieux tes sentiments à son égard. On l’aidera à faire le bon choix, j’ai ma petite idée. En revanche j’ai vu d’autres trucs, j’espère que Matthieu ne va jamais tomber la dessus, il en ferait une crise cardiaque. Tu fais de l’humour maintenant ? On déteint sur toi. J’en ai bien l’impression !

Chapitre 58 – People Get Ready (Jeff Beck et Rod Stewart)

double vingt - chapitre 58

« L’avenir n’est pas ce qui va arriver mais ce que nous allons faire » Henri Bergson

Maya tremble de tout son corps. Le QG des Chrono-Libérateurs ressemble à un coffre-fort blindé. Depuis plusieurs jours, elle essaie de s’échapper par tous les moyens, mais toutes les issues sont verrouillées et sous haute surveillance. Elle se sent piégée, comme un rat. Plus que les conditions de détention, c’est la vérité qui l’accable. Romy et Julien ont masqué leur jeu jusqu’au bout, aussi imprévisibles que diaboliques. Maya, habituellement si intuitive, n’a rien vu venir. Ariane Morin encore moins. Le couple maudit a renversé le palais sans armes ni violence, simplement à coups de billets de banque. À leur arrivée au QG des Chrono-Libérateurs, Maya s’est jetée dans les bras de Romy, croyant retrouver sa meilleure amie. Mais le regard froid de Romy l’a instantanément dissuadée de se montrer trop expansive. Elle a d’abord pensé que c’était la pression, la fatigue. Mais non, c’était un coup d’État.
Les mots de Romy sont gravés dans son esprit : « Emparez-vous d’elle et enfermez-la dans sa chambre. Un garde doit être posté 24/24 devant la porte. Elle sera jugée lors d’une audience spéciale pour traîtrise et complot. » Maya a cru défaillir. Incapable de se contrôler, elle a pleuré de rage, de colère, de haine et surtout de peur pour Matthieu. Que va-t-il devenir ? Il est une menace bien plus grande pour l’apprenti dictateur qu’est devenu Julien.Maya tremble de tout son corps. Le QG des Chrono-Libérateurs est comme un coffre-fort blindé, cela fait des jours qu’elle tente par tous moyens de s’échapper mais les issues sont verrouillées, hautement gardées, elle se sent piégée comme un rat. Hormis les conditions de détention, le plus dur a été d’accepter la vérité. Romy et Julien ont parfaitement masqué leur jeu jusqu’au bout, aussi imprévisibles que diaboliques, elle qui d’ordinaire est si intuitive n’a rien vu venir. Ariane Morin encore moins. Le couple maudit avait renversé le palais de la reine sans armes ni violences à coup de billets de banque, le nerf de la guerre comme on dit. À leur arrivée au QG des chrono-libérateurs, Maya s’était précipitée dans les bras de Romy pensant retrouver sa meilleure amie. Le regard dur comme la pierre de Romy l’avait dissuadée de se montrer trop expansive, elle avait naïvement pensé que c’était à cause de la pression et de la fatigue mais il s’agissait d’un « coup d’état ». S

Le soir même, Julien et Romy l’ont « conviée » à un dîner dans la grande salle à manger. Julien et Romy sont à la tête de table. Maya, menottée à la cheville, est assise en face d’Ariane Morin. Plusieurs gardes armés se tiennent prêts à intervenir. Julien délire sur sa vision d’un nouvel ordre mondial, une dictature d’une envergure jamais vue, où sa connaissance du futur, enrichie par les données des Chrono-Libérateurs et des Horlogers, lui donne carte blanche pour réviser et remodeler l’avenir à sa guise. Tout en servant un verre de vin à Ariane Morin, qui n’a toujours pas dit un mot, Julien ruine les derniers espoirs de Maya de voir Matthieu venir la sauver.
Juste avant de porter le verre à ses lèvres, Ariane fixe intensément Julien puis s’arrête sur Romy :
 »J’ai écouté vos projets avec intérêt… pour mon organisation, la France, le monde. Malgré votre fougue juvénile, je ne peux que reconnaître la logique de votre plan. Mais en vous érigeant en démiurge, vous devenez ce que vous combattez. Vous trouverez toujours des opposants, qu’ils viennent d’hier, d’aujourd’hui, ou de demain. J’en suis la preuve vivante… jusqu’à ce que ce verre soit vidé. Mon erreur a été de mépriser les faiblesses humaines. J’ai cru que la cause primait sur tout, mais elle ne vaut rien face à un billet de 100 francs. Pire encore, j’ai pensé que personne n’oserait s’attaquer à un colosse… Je peux aujourd’hui témoigner que les pieds d’argile ne sont pas qu’une légende. Pour finir, je porterai mon dernier toast à la mémoire de votre père, un homme admirable. Il a souvent hésité entre les Horlogers et nous, mais ses liens avec Sundial l’ont empêché de faire le bon choix. Avec lui à nos côtés, nous n’en serions pas là aujourd’hui, mais c’est ainsi. »
Maya bondit pour empêcher Ariane de boire le vin empoisonné, mais c’est trop tard. Ariane s’effondre sur la table avant même de finir son verre. C’est fini. Romy, fascinée, observe la scène tandis que Julien continue de manger. Il trouve le cadavre encombrant et inconvenant. Il ordonne aux gardes de faire le nécessaire. Ils obéissent en silence. Maya, en état de choc, est raccompagnée dans sa chambre, dont elle ne ressortira plus… jusqu’à maintenant.

La porte s’ouvre avec fracas, deux ex chrono libérateurs avec qui elle avait eu l’habitude de partager des rires et des clopes durant sa mission de déstabilisation, le visage grave et décorés de nouveaux insignes qu’elle voit pour la première fois, l’entraînent à l’extérieur de la résidence, pour se rendre dans le vaste chai attenant à la propriété, transformé en tribunal par celui qui a pris le nom de JAG.

– Accusés, levez vous !

Maya broie la main de Matthieu. À sa droite, il adresse un timide sourire à Victoria. Apolline, sa sœur, est accrochée à elle, les yeux rougis de larmes. Leur père et leur mère, dignes et droits, pensent qu’il s’agit d’une simple méprise. Trop riches et puissants pour être jugés surtout par pareille assemblée, ils ne croient pas que la justice puisse les atteindre. Sundial, assis au premier rang avec Maya et Matthieu, hoche la tête de droite à gauche, dépité. Dans les gradins, il reconnaît ses agents, ses administrateurs, ceux qui avaient juré loyauté et fidélité aux Horlogers. L’humanité dans ce qu’elle a de plus méprisable.

Sur les bancs arrières, les plus zélés des deux organisations, ceux qui préfèrent la mort à la trahison. Sundial s’interroge. A-t-il créé un monstre ou simplement ignoré la véritable nature du couple maudit ? Sa réflexion est interrompue par Louis, devenu procureur, qui annonce les chefs d’accusation : haute trahison, complot, rébellion, meurtre, crime contre l’humanité, détournement de fonds. Chaque regard dans les travées exprime mépris et colère. Tous les anciens Horlogers et Chrono-Libérateurs sont présents. Julien, ayant instauré la rémunération pour la présence, s’assure qu’aucun ne manque à l’appel.

JAG et Romy président l’audience, leurs visages impassibles, leurs yeux dénués de toute émotion. Les condamnations se succèdent sans débat. En moins d’une demi-heure, 60 personnes sont condamnées à mort. Les gardes les escortent hors du tribunal, certains en pleurs, d’autres insultant leurs anciens camarades.
Le tour de Victoria et sa famille arrive.

Ils n’ont même pas la possibilité de se défendre. Pour JAG, il est évident qu’ils se sont enrichis grâce à Chrono-Watch aux dépens des Chrono-Libérateurs. Même s’il le regrette, il doit éliminer toute la lignée pour éviter des représailles futures. « Comme le dit l’adage, la loi est dure mais c’est la loi. On ne va pas commencer à faire des exceptions, c’est une source de chaos et de désordre, n’est-ce pas ? »

Romy, les yeux brillants, sourit largement. « C’est à eux qu’il faut le demander ! » Elle se lève, bras écartés : « Êtes-vous avec nous ou contre nous ? » La foule acclame avec ferveur.

Romy attend que le silence revienne avant de reprendre. « Merci mes amis. C’est avec vous que nous construirons un nouveau monde. Aujourd’hui marque leur fin… » dit-elle en désignant les accusés. « … et votre début ! » Le vote, bien que légèrement plus partagé, mène au même résultat : mort par injection létale.

Couvrant les cris d’effroi de Victoria et de ses proches, Matthieu hurle à l’attention de Julien :
« Espèce de fils de pute ! Pauvre taré, je te jure que si tu touches un seul de leurs cheveux, je te poursuivrai jusqu’en enfer ! T’es mort, connard ! Et toi, la salope en chef, tu supplieras pour qu’on t’achève. Je vous maudis, corps et âme ! Et vous, là, des putains de lâches qui tuent une enfant… Qu’est-ce que vous direz pour vous regarder encore dans un miroir ? »

Julien frappe du maillet pour obtenir le silence :
« Un peu de calme, je vous prie. Monsieur Dumas, sauf erreur de ma part, ce n’est pas encore votre tour. Vous nous faites perdre du temps, et on est presque à l’heure du déjeuner. Les chefs nous ont préparé un banquet magnifique. »

Matthieu éclate de rire :
 »Mais t’es complètement cinglé, mon pauvre ! Toi et ta pute, vous allez morfler. »
Julien fait un signe à un garde, qui taser Matthieu. Il s’effondre sur son siège. Maya tente de le réveiller en le secouant.
 »Ahhh l’enculé… je m’y attendais pas… Ça va Maya, tu peux arrêter de me secouer… putain, ça fait moins le malin quand c’est du 1v1 ! »

Sundial avance vers la barre. Adulé de ses équipes et respecté par ses opposants, il écoute attentivement les élucubrations de son ancien aide de camp.
« Merci, Louis, tout est beaucoup plus clair maintenant. J’espère que personne ici ne se laissera abuser ? » Il scrute la salle, lançant un regard circulaire plein d’espoir vers les gradins. « Quelle est la légitimité de ce tribunal ? Oui, le président de cette assemblée a 27 ans d’avance sur nous, c’est un fait. Mais nos ordres ont toujours fonctionné avec une opposition nécessaire et féconde, entre le maintien du continuum temporel et son bouleversement parfois indispensable. Je comprends et j’entends votre mécontentement parfaitement légitime. Je reconnais que nous avons négligé vos besoins élémentaires, mais tout n’est pas perdu. » Il se tourne directement vers l’assemblée.
« Molina, comment vont tes enfants ? Et ta femme, a-t-elle reçu la corbeille de fleurs que je lui ai envoyée ? Bongrand, est-ce que ton nouveau poste, adapté à ton problème de dos, te convient ? »
– Je ne les ai jamais considérés comme des employés
– Encore pire ! Vous êtes coupable, la mort d’Alejandro Garcia vous incombe entièrement
– Et je vivrai toute ma vie avec cet atroce souvenir
– Rassurez vous ce ne sera pas long ! Nous allons procéder au vote à main levée. Le choix est simple, oui à l’avenir ou non au progrès, n’ayez aucune peur d’agir en âme et conscience sans crainte de représailles.

Les mains parfois timides ou plus franches se lèvent une à une, formant une large majorité.

« Monsieur Sundial, » dit Julien en se levant, la voix lourde de pouvoir, le torse bombé, les yeux mi-clos. « Le jury populaire a décidé à l’unanimité de vous condamner à mort. Croyez bien que cela ne me réjouit pas, mais c’est ainsi. Gardiens Fondateurs, accompagnez le condamné vers l’antichambre du dernier voyage, je vous prie. »

Julien se rassied et consulte sa montre.
 »Très bien. Il nous reste à fixer les peines pour ces deux charmantes personnes. Romy, quelle heure est-il ? » Romy tend son bras, exhibant une montre Cartier flambant neuve. « Ok, on va faire les deux en même temps. La priorité, c’est le banquet. Avez-vous quelque chose à dire pour votre défense ? »
« Ouais, t’es une pute, une salope, et je vais te casser les dents, pauvre taré. » Trois gardes tentent de calmer Matthieu.
Julien lève les yeux au ciel, tapotant sur le bureau :
 »Quelque chose d’utile ou un changement de registre, c’est possible ? »
Matthieu lui adresse un doigt d’honneur. Maya, quelque chose à ajouter ? Elle fait de même et embrasse Matthieu à pleine bouche.
 »Je t’aime. »
 »Je sais. »
Elle le regarde, stupéfaite.
 »Quoi, Star Wars, c’est une valeur sûre dans ce genre de situation ! »
« On vous dérange ? » Romy baille, amusée.
« Toi, je ne suis pas ravi de t’avoir connue. Fais la belle maintenant. La roue tourne, karma, tout ça. N’oublie pas qu’il a 20 ans à l’extérieur, mais 47 à l’intérieur… Ça va être chouette vos 50 ans. Je te laisse faire le calcul, poufiasse. »
Julien reprend, toujours amusé par la situation :
 »Bref, au nom de notre passé et avenir, je vais faire preuve de clémence. Tu seras soumis à l’inhibiteur temporel. Tu erreras dans les limbes du temps jusqu’à ton dernier souffle. Maya, ton châtiment sera de rester auprès de Matthieu pour le surveiller. Il semble qu’un dispositif soit relié au caisson. Sans activation régulière, au bout d’un certain temps… pouf. » Julien fait un geste équivoque.
Affolé, Matthieu prend Maya par les épaules et la secoue.
 »Tu n’écoutes pas ce taré. Tu laisses le truc imploser. On s’en fout, hors de question que tu passes ta vie à ça ! »
Le sourire de Maya est la plus belle chose que Matthieu ait vue au cours de ses vies.
 »Promets-moi de ne pas faire une connerie pareille, je t’en supplie. »

Julien conclut :
« Gardiens Fondateurs, vous pouvez les emmener, avec les autres. Bien, c’est ainsi que se termine notre audience. Avant de nous retrouver pour un moment de partage et de convivialité, où nous procéderons à la distribution de vos primes, j’aimerais que nous procédions à un dernier vote de confiance. Est-ce que vous voulez un avenir meilleur pour vos enfants ? Est-ce que vous voulez dire non à la précarité et oui au bonheur ? Voulez-vous que les voyages temporels soient encadrés et contrôlés ? Voulez-vous être maîtres de l’avenir ? »

Les vivas et hourras explosent des gradins, encourageant Julien à aranguer ses nouveaux fidèles avec toujours plus de ferveur. Il descend de l’estrade, plonge dans la foule avec son micro, faisant des promesses à tout-va, un mélange de tribun, de pasteur et de rock star. Les acclamations l’emplissent d’une immense confiance. Romy, extatique, hurle son nom comme une groupie. Les JAG, JAG, JAG scandés dans la salle sont si puissants qu’ils résonnent même dans la geôle voisine, où les prisonniers, accablés, ne peuvent qu’entendre cette emprise. Seuls quelques anciens Horlogers et Chrono-Libérateurs hochent discrètement la tête en signe de désapprobation.

Matthieu, ragaillardi par cette folie, refuse d’abdiquer. Il rassemble les condamnés pour échafauder un plan d’évasion. « Après tout, je suis entouré des plus grandes menaces contre ce nouveau régime. Ensemble, on peut s’en sortir. »
 »Matthieu a raison, » acquiesce un compagnon. « Je me refuse à croire qu’ils ont tous tourné casaque. »
 »Je vous en prie, sauvez mes filles ! » La mère d’Apolline et Victoria implore Sundial, qui tente de calmer sa crise d’hystérie.
Matthieu, suivi de Maya, se dirige vers Victoria et sa sœur, qui s’accroche à sa jambe. La petite fille, terrorisée, se jette dans les bras de Matthieu, qui la réconforte. Victoria, d’abord noire de colère, adoucit son regard.
 »Sympa, ton pote. Tu t’entoures toujours aussi bien. »
« Ton Lionel n’est pas mieux. Il avait l’air de bien se marrer dans les gradins, comme un poisson dans l’eau avec ses collègues, non ? »
« Oui, on a tous fait des erreurs, je crois, » répond Victoria, plus douce.
** »On verra ça quand on sera sortis de ce merdier. On doit organiser un plan d’évacuation. Être prêts à agir dès que la porte s’ouvrira. Julien peut bien s’improviser dictateur, mais il n’a aucune tactique militaire. Il n’a jamais géré une mutinerie. Et surtout, c’est un homme d’habitudes. Ce sont toujours les mêmes gardes qui nous surveillent ou nous escortent. »

Matthieu réclame le silence et commence à élaborer un plan avec ses compagnons d’infortune.

– Sil vous plait ! Merci ! Très bien, je ne peux pas vous contraindre, ni vous obliger, vous devez librement agir en âme et conscience. Bien que nous soyons peu ou prou tous soumis à une condamnation à mort, je comprendrai si vous ne souhaitez pas prendre part à notre projet. L’idée est simple, je vous la soumet et si vous adhérez, on se lance. Sinon on se reverra en enfer ou au paradis, je ne garantis pas que l’on va tous s’en sortir, mais ce sera toujours mieux qu’aucun de nous.
Matthieu prend un bâton et dessine sur le sol terreux.

« Nous allons adopter une tactique que j’ai vu dans la série Arrow, à moins que ce ne soit Bienvenue à Zombieland ou un match de football américain. Je ne m’en souviens plus très bien mais il d’après mes souvenirs ça a bien fonctionné » Matthieu prend un instant pour évaluer l’assemblée, s’assurant que tout le monde comprend la gravité de la situation. « La contrainte majeure, c’est d’être prêts à agir à n’importe quel moment. Dès que la porte s’ouvre, la première vague, constituée des plus costauds, fonce dans le tas. Leur rôle est de désarmer ou d’assommer les gardes aussi rapidement que possible. Pas de fioritures, juste de l’efficacité. »
Il fait une pause, son regard s’attardant sur les plus robustes du groupe, cherchant leur approbation silencieuse. Quelques hochements de tête lui confirment qu’ils sont prêts.
« Derrière eux, la deuxième vague se place immédiatement à gauche et à droite, pour bloquer les assauts latéraux. Leur rôle est crucial : ils doivent maintenir la ligne et ouvrir une brèche, à tout prix. » Son ton se fait plus grave. « Au centre, les plus fragiles. L’objectif, c’est de leur permettre de passer à travers la brèche que l’équipe latérale aura créée. Une fois qu’ils sont dehors, c’est notre priorité. »
« La vague arrière, » continue-t-il en regardant les volontaires pour cette position, « protégera le cortège des plus vulnérables et de ceux qui auront réussi à se débarrasser de leurs opposants. Ce sera la dernière ligne de défense. Si quelqu’un parvient à entrer dans notre formation, vous devrez le neutraliser, sans hésiter. »
Un silence pesant s’installe alors qu’il laisse le plan s’imprégner dans les esprits.
« J’ai vu les regards de certains de vos anciens collègues. Ils n’oseront jamais tirer sur vous, même pour de l’argent. Et Julien n’a pas encore assez de légitimité pour obtenir d’eux ce qu’il veut. » Un murmure d’assentiment parcourt l’assemblée. « Je suis sûr que nous recevrons de l’aide, que ce soit des Horlogers ou des Chrono-Libérateurs. Ils nous verront agir avec détermination, cohésion, et volonté. »
Matthieu s’approche du groupe central, renforçant l’importance de ce point. « Mais si nous partons à l’échafaud tête basse, il en sera fini de nous. »
Un des costauds lève la main, un sourire crispé sur le visage. « Et si ça tourne mal ? S’ils déclenchent une alarme ou appellent des renforts ? »
Matthieu s’y attendait. « Bonne question. Si un imprévu survient, la dernière vague, vous, serez prêts à intervenir comme renfort ou à couvrir la retraite. C’est vous qui devrez improviser si tout ne se passe pas comme prévu. » Il marque une pause, sondant le groupe avec intensité. « Mais ça ne tournera pas mal. Nous n’avons pas le luxe de l’échec. »
Une tension palpable traverse la pièce. Chacun comprend ce qui est en jeu. « On agit ensemble, ou on tombe ensemble. Restez concentrés. Aucune hésitation. »
Il jette un regard aux anciens Chrono-Libérateurs présents, cherchant à capter leur attention. « Je compte sur vous pour montrer que, même au cœur du chaos, on sait encore rester humains. Vos anciens collègues hésiteront. S’ils voient notre détermination, certains se rallieront à nous, j’en suis sûr. Ils ont encore une conscience. »
Matthieu termine avec une énergie résolue. « La force est de notre côté. Mais c’est la cohésion qui nous sauvera. Préparez-vous. Dès que cette porte s’ouvre, tout s’enchaîne. »

Le voyageur avait tout prévu en terme de stratégie dans un délai aussi court, sauf l’effet du banquet sur les hommes de JAG, les pulsions les plus vils des hommes amplifiées par l’alcool et le sentiment de toute puissance commencent à se faire sentir, des femmes prisonnières, des humains à tuer, Julien et Romy sont conscients qu’en leur laissant le champ libre, ils leurs resteraient éternellement inféodés.
La nuit tombe, Matthieu serre fort Maya dans ses bras, il sent que ça ne va pas tarder, l’emballage final, malgré ses vociférations, il a réussit à lui faire admettre de s’inclure avec Sundial, Victoria et sa famille ainsi que quelques anciens dignitaires des deux ordres dans le groupe du milieu, celui que Matthieu se refuse à qualifier de survivants, même si en son fort intérieur ça lui semble évident. Sundial vient s’asseoir à côté de lui. Même si en réalité leur âge n’est pas si éloigné, un lien quasi filial s’est installé entre eux.
– Ne vous inquiétez pas pour moi, dit Matthieu avec une confiance emprunte de fatigue. Julien a besoin d’extraire mes souvenirs du futur pour construire son sombre présent. Même si j’imagine qu’il confrontera les données avec celles qui ont été déjà recueillies. Jj’ai toujours été plus curieux que lui, surtout en matière de politique, actualité, culture, je n’aurai jamais cru que ça pourrait être préjudiciable un jour, mais que voulez-vous…
Il n’a pas le temps de finir sa phrase, la porte entame sa funeste ouverture
– Matthieu hurle : EN POSITION !!!
Les prisonniers se redressent comme un seul homme.
La guerre est déclarée.
L’œil concupiscent et l’haleine chargée des excès du banquet, le premier garde qui pénètre dans le hangar est persuadé de trouver les captifs recroquevillés sur eux-mêmes, tels des animaux prêts pour l’abattoir. Il n’a pas le temps, ni les réflexes pour esquiver la charge de Bernard Condat, ex pillier de rugby dans ses jeunes années et âme dévouée des horlogers qui n’a jamais été plus motivé à l’idée de fracasser quelqu’un. La sortie des condamnés est une débandade totale. Au lieu de rester unis et organisés tel que Matthieu l’avait prévu, ils s’échappent tous chacun de leur côté, facilitant le travail de l’armée de JAG qui n’a plus qu’à se saisir des égarés qui se jettent dans leurs griffes. Matthieu et Maya se lancent à corps perdus dans la bataille, hurlants, esquivants, attirants les gardes vers eux, gorgés de l’espoir qu’au moins quelques infortunés s’en sortent. Sundial et Victoria sans se concerter, foncent vers la même idée: une jeep garée à la hâte, il suffirait d’un peu de chance pour que les clés soient encore sur le contact. La chance en revanche s’est séparée de Matthieu, sur le point de se saisir de Julien et de mettre fin à cette folie, mais qui se prend un violent coup de coude dans la tempe, assommé, il s’effondre comme un château de cartes, face contre terre. Maya lève les mains en l’air. Se rendre est la seule solution.

Chapitre 59 – L’Instant X (Mylène Farmer)
“Quand on écrit, faut-il tout écrire ? Quand on peint, faut-il tout peindre ? De grâce, laissez quelque chose à suppléer par mon imagination !” Denis Diderot

Matthieu se lève d’un seul mouvement. Il ne se souvient pas d’avoir été un jour aussi en forme, du moins pas depuis 25 ans. Et ce n’est pas sa vigueur matinale qui viendra le contredire. Aucune trace d’une méchante gueule de bois, pourtant ses pensées sont confuses, embrumées, comme imprégnées de rêves trop réalistes et d’existences superposées. Ses yeux font rapidement le point, mais ce qu’il voit ne correspond pas à ce que son esprit s’attendait à trouver. Où est-il ? Que fait-il ici ? Pourquoi ? Et avec qui ? La réponse lui vient rapidement lorsque Maya et Victoria sortent ensemble de la chambre à coucher. Les deux jeunes femmes éclatent de rire en même temps. Victoria, la plus diplomate, l’apostrophe :

— Alors, nous aussi on est super contentes de te voir, Matthieu, mais la moindre des choses serait de passer un caleçon, tu ne crois pas ?

Affolé, le jeune homme constate qu’il est effectivement dans le plus simple appareil, tandis que les rires redoublent. Il attrape précipitamment ses affaires et s’habille en quatrième vitesse.

— C’est quoi ce délire ! Il se passe quoi là ?

Victoria fronce les sourcils, le scrutant avec plus d’intensité. Véra interroge intérieurement sa consœur d’esprit : « C’est quoi le problème ? » « À priori un dérèglement temporel. » « Grave ? » « Normalement non, sauf si ça a carrément lâché et que les esprits ont regagné leurs enveloppes d’origine. Là, on serait vraiment dans la merde. »

Maya cesse de rire. Victoria reprend avec douceur :

— Matthieu, tout va bien. Assieds-toi, s’il te plaît. Détends-toi, on va juste faire un exercice de respiration. Pas de stress, tu fais juste un petit bad trip. Voilà, ferme les yeux. Respire profondément et calmement. Ne réfléchis pas et dis spontanément tout ce qui te passe par la tête :

— Fac, restaurant chinois, musée, halles, Paris, Bordeaux, toi, Maya, Julien, JAG, mort, prisonnier, esprit, temps, jeune, vieux, burn-out, Véra, continuum, espace-temps, Sundial, Romy, guerre, pouvoir, liberté, fin, siècle, euro, TikTok, iPhone, radiocassette, magnétoscope, covid, Blu-ray, internet, futur, Wi-Fi, 11 septembre, Mbappé, Marvel, Zidane, Poutine, Trump, Obama, Macron, cigarette électronique, horlogers, chrono-libérateurs, climat, YouTube, IA…

Matthieu s’arrête brusquement, figé. Maya est au bord de la panique, Victoria aussi.

— Putain, il a buggé !

Ne voyant pas d’autre solution, elle lui met une gifle. Comme certains ordinateurs, cela a le mérite de le remettre en marche.

— Ouah la vache, qu’est-ce qu’il s’est passé ?

Victoria, toujours pas rassurée, le secoue :

— On est en quelle année, répond-moi !

— Eh, mais ça va pas ! En 97 et avant-hier, en 2024. Il se frotte la joue. Aïe, putain, j’ai super mal, et j’ai grave la dalle aussi !

Maya et Victoria poussent un soupir de soulagement en même temps.

— Et voilà, c’est reparti à la one again !

— Y’a bien que dans les années 90 qu’on entend un truc pareil ! Bon, vous m’expliquez ce qu’il vient de m’arriver ? Ohhh mais c’est du Nutella avec OGM et huile de palme et 90 % de sucre ? J’adore…

Maya regarde avec suspicion son pot de pâte à tartiner qui lui semble pourtant parfaitement normal. Véra, par l’intermédiaire de Victoria, tente d’expliquer à Matthieu son échappée temporelle.

— OK, dit-il en dévorant à pleines dents une tartine de pain grillé dégoulinante de Nutella, je comprends mieux pourquoi j’avais l’impression de me taper le plus grand best-of ou zapping de l’humanité. J’ai même vu l’Auteur !

— L’Auteur ? demande Maya, circonspecte.

— Je ne sais pas vraiment comment qualifier cette présence, mais c’est l’impression que ça m’a donné. Tout défilait si vite. Je te dis, le trip ultime, à côté, c’est de la vapote à 0 %…

— Quoi ? Je comprends rien à ce que tu racontes !

— OK, laisse tomber, en gros, c’est du Canada Dry pour fumeurs.

— Si tu le dis ! Bon, on s’active ? dit-elle en implorant du regard Victoria.

— Yes, Maya, et rapidement. L’épisode que vient de vivre Matthieu s’est déjà produit lors de son premier séjour, et d’après nos conclusions, cela renforce la connexion synaptique avec Julien. Il faut qu’on se dépêche d’agir, sinon nous allons perdre l’effet de surprise, et qui sait de quoi il est capable. Les yeux rougis par les souvenirs de Victoria prouvent qu’elle ne s’est pas encore totalement remise de ses douloureuses réminiscences.

— Bon, les filles, de façon prosaïque, il nous faut une caisse. Le train ne va pas encore directement à Bordeaux en deux heures, et l’avion est exclu. Idéalement, quelque chose de plutôt fiable. Je ne vous propose pas ma 205 ou la Kia, aucune idée de ce que j’ai comme bagnole en 97, mais je crois que c’est l’une des deux. Pas eu le temps de passer au parking, mais niveau entretien et propreté, ça doit être folklo…

— Pas de souci, répond Victoria, mon père ne se sert jamais du Range Rover. On passera récupérer les clés.

Maya éclate de rire.

— Ça doit être tellement dur comme vie !

Victoria, sur un ton de princesse :

— Ma chère, tu n’imagines pas. Et encore, je t’épargne le caviar au petit-déjeuner et les flashs des paparazzis.

— Ouais, ben marrez-vous maintenant les filles, parce que je vous signale qu’on part en province. Je ne suis même pas sûr que l’eau soit potable là-bas ! Cinéma, télé, voiture, tout ça faut oublier. Alors la mode, n’en parlons pas ! Point positif : pour 50 euros, tu rachètes la ville.

— Mais ça va pas ! En plus, c’est pas là-bas où tu habites ? T’es pas en train de croire qu’ils ont découvert la civilisation le jour où tu es arrivé ?

— Les faits ne se discutent pas ! Et par ailleurs, je recommande l’usage de bombes lacrymogènes si les autochtones s’approchent trop près de nous. Autant éviter de chopper des maladies tropicales.

— T’es un grand malade ! Maya est pliée en deux. Victoria fait son possible pour se retenir, et Véra, qui s’exprime à travers son alter ego, est au bord de l’apoplexie cérébrale.

— OK pour la voiture, mais au passage, on pourra prendre quelques affaires, ou c’est trop risqué ?

Maya est absorbée par le clip de Mes rêves, une chanson hypnotique d’Ysa Ferrer que Matthieu n’avait jamais réécoutée avant aujourd’hui.

— Comme vous voulez, mais le mieux, c’est que j’y aille à votre place. Je ne porte pas la marque, et je suis plus discrète que Victoria… sauf si je m’habille comme Ysa, dit-elle en regardant l’écran, amusée par le look de l’actrice de Seconde B.

— Ah ouais, j’aime bien ! Personne ne s’offusque du ton égrillard de Matthieu. OK, on fera au plus vite, mais au moins on aura de quoi se changer. Juste le nécessaire pour… combien de temps et où ? J’imagine qu’on va pas se trouver un Airbnb à l’arrache vu que… ça n’a pas encore été inventé !

— On décidera sur place. Il faut vraiment qu’on accélère. Véra et moi partageons un mauvais pressentiment, comme si JAG était là et qu’il devine nos intentions. Dans tous les cas, il y a quelque chose qui est en train de se passer, et cela ne me dit rien qui vaille. Merci encore Maya de t’être proposée pour nous aider, t’es géniale, je t’adore.

Victoria la serre dans ses bras. Matthieu ne résiste pas et vient s’incruster. À l’écran, You Learn d’Alanis Morissette, et Véra ne s’en étonne même plus. Au royaume de l’étrange, les coïncidences sont reines.

— Mais quel relou ! peste Victoria, qui essaie de se dépêtrer de son étreinte un peu trop collante. Et va te laver les dents. T’as de la chance de ne plus être au XXIe siècle, on t’aurait foutu en taule pour ça ! Allez, on se dépêche, on a toujours un monde à sauver.

Maya termine de préparer son sac et aligne des trésors aux yeux de Matthieu. Il a un pincement au cœur en la voyant poser contre la porte d’entrée son bien le plus précieux, avec sa Game Boy bien entendu, une planche de skate Powell-Peralta, qu’elle avait toujours conservée, même après, bien plus tard dans leur futur à deux. Le voyageur examine, tel un commissaire en salle des ventes, son Discman laser qui contient le mythique Jar of Flies – Sap de Alice In Chains et s’extasie devant un Walkman stéréo importé du Japon garni de 4 piles et d’une énigmatique cassette floquée d’un grand 8. Probablement une compil maison. Grâce à une sorte d’habile partie de Tetris, elle parvient, après un certain nombre de tentatives infructueuses et de pleurs hystériques : « J’ai rien à me mettre », « Je peux pas porter un truc pareil », à fermer son sac de voyage, qui menace tout de même d’exploser. Victoria, en véritable voix de la raison, l’a limitée aux trois quarts de la penderie et à six paires de baskets. Même le chauffeur de taxi a failli tomber à la renverse, au sens propre du terme, en chargeant son coffre pour se rendre au domicile de Victoria. L’opération Range se déroule sans accrocs. Maya gare comme convenu le 4×4 quelques mètres plus bas dans la rue, planqués avec Matthieu sous un porche. Il observe les environs pendant que Victoria détourne instinctivement la tête lorsqu’elle voit sortir de l’immeuble sa petite sœur Apolline. Véra la réconforte intérieurement et lui rappelle pourquoi elles sont revenues en 1997. Elle lui martèle qu’elles seront bientôt à nouveau réunies, en sécurité, et qu’elle est prête à faire payer JAG elle aussi. Victoria est déterminée. Il n’est pas question de se contenter de détourner JAG de son futur et de le laisser vivre sa petite existence misérable. Elle veut purement et simplement l’éradiquer. Lui et Romy, une balle chacun, et plus si affinité. Pas de prisonniers. Comme il l’avait si bien dit avant de lancer ses sbires à leurs trousses. Sundial lui avait demandé de ne pas regarder, mais elle n’avait pas pu s’en empêcher. Elle avait vu sa sœur et ses parents s’effondrer comme des poupées de chiffon, braconnés comme des animaux, tirés à bout portant. Chaque nuit, elle revoit la scène, chaque nuit, les larmes creusent des sillons dans ses joues rouges de colère et de haine, chaque nuit, elle prépare méticuleusement et répète sa vengeance. Il est encore trop tôt pour tout dévoiler à Matthieu, mais Maya a tout compris et elle non plus ne la dissuade pas. Au contraire. Le couple maudit va payer. Ils s’en vont pour un voyage sans retour.

Chapitre 60 – Between Angels and insects (Papa Roach)

À première vue, ça ressemble à une machine IRM, même si personne à part Julien ne peut le savoir. Matthieu y est solidement attaché, pas comme dans les films et sa tête lui fait terriblement mal, il ne sait pas qui est l’enfoiré qui lui a mis un coup de crosse dans la tronche mais il ne l’a clairement pas loupé. Dans les vapes, il n’a pas pu voir la fin de la bérézina, tentative d’évasion méchamment foirée, mais peu importe, il a décidé de ne pas s’en vouloir pour ça, à quoi bon se morfondre ou se flageller et pour quel motif : avoir essayé ? s’être battu jusqu’au bout ? il ferme les yeux et prie, espère que quelques prisonniers ont réussi à s’échapper, Victoria et sa petite soeur Apolline, Sundial, Maya, putain d’enfer.

Il s’efforce de ne pas penser à son retour en 97. Quel fiasco ! lui qui avait ambitionné une vie de nabab à se la couler douce avec un crédit illimité : soleil, plage de sable fin, kiff non stop, se retrouve au bout du compte dans un mauvais scenar de James Bond façon Bollywood sans les chants et les choré, ce qui rend l’ensemble bien triste.
Il ne comprend pas comment il a pu se laisser abuser à ce point, comment autant de mensonges, de trahisons, de saloperies ont réussi à passer sous ses radars pourtant dignes d’un porte-avion nucléaire. En 1 mot comme en 100, il s’est bien fait plumé. Quel con ! À sa décharge, le couple maudit est particulièrement doué, à dire vrai, il préférerait troquer sa deuxième chance dans le passé contre leur exécution façon Soprano. Les bien-pensants du XXIeme (siècle pas arrondissement) s’offusqueraient sans doute d’une telle façon de penser. Cam experte makup sur Tiktok serait formelle : « L’ignorance est la meilleure réponse », « le karma fera son œuvre » « la roue tourne hi,hi,hi … » De la merde en barre, il avait envie d’hurler, de supplier dieux et diables pour que cette pute de Romy se choppe un cancer généralisé de l’intérieur et l’autre fumier de Julien une ablation des couilles sans anesthésie. Il ne ressent que de la haine pour eux. Il y a des personnes comme ça qui ne peuvent pas être pardonnés. Monstres, ordures, sans face, criminels, la liste est longue mais en général on ne retient que les pires, les plus spectaculaires, et du coup on ne se soucie pas de la belle raclure ordinaire, celle qui sape « gentiment », l’air de rien ou plutôt avec une bonne mine et un sourire, souvent dans l’ombre et qui réclament l’absolution immédiate lorsqu’ils sont pris la main dans le sac, rien n’est jamais si grave pour les salauds du quotidien, et voilà ce que ça donne au bout du compte dés qu’ils ont un peu de pouvoir, des tyrans, des dictateurs. Il ne s’est jamais inquiété de ce genre de signes avec Julien, partant du principe qu’il ne serait jamais rien d’autre que ce qu’il était, un employé, un mec ordinaire, alors quand il racontait ses histoires même les plus trash, il faisait comme tout le monde, il rigolait et passait à autre chose, sinon il aurait fait quoi, des dîners comme dans l’ultime souper pour éradiquer les mauvaises graines avant qu’elles ne poussent et ravagent tout ? Impossible. En attendant il est là, ici et maintenant, dans un temps et une époque qui n’est plus la sienne, à la merci de fanatiques, si au moins il pouvait lutter, bloquer son esprit, empêcher JAG d’accéder à son cerveau, ou mieux encore lui donner des faux souvenirs, qu’il se plante lamentablement, mais il en est incapable, Matthieu a froid, allongé sans possibilité de bouger, il n’a rien à regarder à part la lumière blanche qui émane du plafonnier. Il entend les mouvements dans le couloir, il guette le moment où la porte va s’ouvrir, les minutes s’égrènent toujours plus lentement, à mesure que la peur monte en lui. Il ne veut pas finir comme ça. C’est trop injuste.

Black Tuesday

7h59

Encore une minute. La foule est compacte. Massive. Dense. Je sens la pression, de plus en plus intense, de chaque côté de mon corps. Faire abstraction. Focaliser mon attention sur l’objectif. Respiration contrôlée. Poings serrés. Une goutte de sueur perle sur mon front. L’attente est quasiment terminée, mais rien n’est encore joué. Au contraire, c’est maintenant que tout commence. Face à moi le rideau de fer entame enfin son ascension, comme au ralenti. J’essaie de résister, de faire barrage. Au moins gagner la bataille des premiers mètres. Il faudra 45 secondes pour que la grille soit totalement relevée, puis 15 secondes pour franchir la double porte vitrée avant qu’elle ne se referme. Ensuite ? Il n’est pas nécessaire d’y songer. Je suis prêt. Mon plan est parfaitement clair. Précis. Moins de 15 secondes. Je ferme les yeux. J’ai juste le temps de repenser à la genèse de cette histoire. Et comme bien souvent, tout démarre au bar…

7h59 et 50 secondes

4ème tournée. Max, Léo, Lucas, les deux Mélanie : Mel B. et Mel C. en hommage au Spice Girls, Zaza, Kamel, Mia, Franck, nous étions tous d’accord sur le fait qu’il fallait changer les choses, comme nous étions parfaitement convaincus que rien n’émergerait jamais de ce conciliabule. Notre réflexion collective était consumée aussi promptement que les Mojitos, Spritz, bières, Devilish Don que nous venions d’enchainer, mais cela faisait partie des incontournables sujets de conversation qui permettaient à chacun d’exprimer son point de vue. Il nous restait encore du temps avant la fermeture du bar et hormis quelques apartés sur les événements sportifs, nous ne nous étions pas encore assez épanchés sur la politique, les réseaux sociaux, le climat, l’alimentation, les dangers de toutes sortes, les séries télé, la famille, les amis, les médias. Comme nous avions peu ou prou les mêmes sources d’informations, nous n’apprenions rien de vraiment nouveau, mais quelle importance ? C’était à mon tour de payer et j’espérais secrètement que mes collègues auraient la délicate attention de se contenter d’eau du robinet. Cela me semblait tout de même bien mal engagé.

– Qui veut quoi ?
– La même chose
– Pareil
– Un verre de vin blanc sec
– Gin Tonic
– hummmm, je sais pas
– Irish Coffee
– Irish Coffee ? Non mais quoi d’autre encore ?
– Champagne !

Mel B. me toisait du regard, sûre d’elle, anticipant une remarque cinglante de ma part, la répartie sans doute préparée depuis un bon moment. Je n’étais pas spécialement réputé pour mon calme, mais il fallait l’admettre, le jeu n’en valait pas la chandelle. Il y avait plus de risque de se mettre tout le monde à dos et de passer pour un radin. Si seulement c’était un homme hétéro j’aurai pu m’en donner à coeur joie, mais elle était pansexuelle, féministe et vegan… absolument intouchable, une sorte de vache sacrée des temps présents et pas une vache maigre, plutôt de la bonne limousine.

– Ok champagne…
– Ruinart
– Quoi Ruinart ?
– Du Ruinart, je veux du Ruinart.
Oh putain, elle me cherche. Je reste impassible. Une mer d’huile. Zen. Petit Bambou.
– Alors, une coupe de Ruinart pour Mel B.

Silence. Après quelques secondes d’atermoiement, chacun opte finalement pour un simple renouvellement de sa consommation. Fred, le barman, était installé comme à l’accoutumé derrière son comptoir. J’allais à sa rencontre, slalomant de mon mieux entre les tables très peu espacées. Fred était un mec vraiment adorable qui ressemblait comme deux gouttes d’eau à Christopher Lee, l’acteur qui avait notamment incarné Dracula, Saroumane dans le Seigneur des Anneaux et le Comte Dooku dans Star Wars. Pour compléter son flippant faciès, il disposait d’une voix gutturale aux accents slaves qu’il modulait à la perfection.

– Bonsoir cher ami Voltaire, que puis-je faire pour toi ?
Non, Voltaire n’était pas un surnom. Oui c’était mon vrai prénom. Voltaire Legland. Mon père, professeur de lettres avait tout de même hésité avec Fiodor pour Dostoïevski. Finalement je ne m’en étais pas si mal tiré… pour quelqu’un dont le nom de famille est Legland.
– Alors, 7 la même chose, 1 Irish Coffee et 1 coupe de Ruinart…
Fred leva une paupière faussement intrigué.
– Mélanie ?
– Oui
Il esquissa un léger sourire, se retourna et prit une bouteille de crémant d’Alsace.
– Un jour je lui ai dit que c’était du Ruinart. Depuis elle en est persuadée.
– T’inquiète pas, je ne risque pas de révéler ce petit secret !

Je retournais à la table de bien meilleure humeur. Et pourtant, une angoisse existentielle me taraudait tandis que je jetais un coup d’œil circulaire sur la faune présente dans le bar. A droite, une table de cinq jeunes d’une vingtaine d’années. J’aurai voulu dire insouciants et libres, mais cela semblait ne pas être le cas. Au contraire, ils étaient ensemble, mais seuls. Leurs yeux totalement rivés sur leurs portables. Une des filles, très concentrée, agençait au mieux les verres et les mitraillait avec son téléphone sans doute pour Instagramer. Son visage grave et sérieux se mua instantanément en une expression souriante, connotée et quelque peu grivoise. Elle demanda à ses deux voisins de se rapprocher d’elle, pour un selfie qui serait probablement légendé afin de faire rager sa communauté. Sitôt la photo terminée, sa figure redevint impassible, neutre, sans affect, vide et ses amis reprirent instantanément leurs positions, sans un mot. Fixés sur leurs smartphones. Un peu perturbé et attristé par ce spectacle qui me laissait un goût amer, je ressentais une vague de nostalgie pour une époque révolue mais pas si lointaine, que nous avions pourtant largement dénigrée, naïvement persuadés que le futur nous comblerait plus que nous ne le méritions. Au lieu de cela, nous étions devenus des zombies 2.1 phagocytés par les réseaux et autres fils à la patte virtuels… Avant, la picole au bar, c’était du sérieux ! on refaisait le monde aussi mais de façon beaucoup plus amusante, enfin, si j’en croyais les quelques bribes de souvenirs encore vivaces qui me restaient.

7h59 et 51 secondes

– Alors Voltaire, tu t’es perdu ?
– Non, je bloquais sur les petits jeunes là, tous sur leurs portables. Ca sert à quoi d’être avec des gens si c’est pour ne pas les regarder et être ailleurs ?
– Vu ta gueule, je préférerais ne pas te regarder et être ailleurs…
C’était Zaza de la compta, une vraie boute en train. Dire que j’avais filé 10 euros pour son cadeau de rémission de cancer. Continue toi aussi à te foutre de ma gueule et je ne participerai pas à la couronne mortuaire le jour venu ! Évidemment, toute la tablée s’en donnait à cœur joie.
– Ahah très drôle Zaza. Mel, ça va le champagne est à ton goût ?
– Un délice, mais bon encore faut-il être connaisseur pour apprécier …
Je me demandais vraiment ce que je faisais ici, parmi ces personnes semi étrangères avec lesquelles je passais l’essentiel de mes journées mais qui au final ne savaient rien de moi. Arc-boutés et dépendants des préjugés qu’ils s’étaient forgés. Léo, lui aussi absorbé par son smartphone, se mit à bouger frénétiquement. Instantanément, toute notre attention se porta sur lui. C’était un garçon taciturne et pas particulièrement énergique de l’informatique, le voir ainsi, nous intriguait au plus au point.
– Il fait une crise d’épilepsie ?
– Ca va Léo ?
– Non mais c’est ouf, il se passe un truc absolument incroyable ! C’est une dinguerie !!
– Mais qu’est-ce qu’il raconte ?
Léo était extatique, comme possédé par la nouvelle qu’il venait d’apprendre. Nous étions suspendu à ses lèvres, curieux et avides de comprendre ce qui valait la peine de se mettre dans un tel état. Kamel, qui faisait partie du même service que lui, essaya avec un peu plus de délicatesse d’en savoir plus.
– Bon, Rain Man, c’est quoi le deal ? T’as eu un an d’abonnement à Pornhub offert par tes parents ?
Le jeune Geek ne cherchait même pas à se défendre. S’il y avait bien quelque chose que nous avions tous en commun, c’était cette incapacité à attendre et là, il nous mettait au supplice.
– Ca vient de tomber sur le Dark Web et c’est remonté sur Reddit, dans même pas 10 minutes vous aurez tous l’info sur vos fils d’actu.
Il prit une longue inspiration avant de poursuivre son explication.
– Neo Famicom, le plus grand fabricant de consoles de jeux vidéo au monde a décidé de mettre en vente 5 exemplaires de la plus exceptionnelle des machines. C’est quasiment la bête ultime, un condensé de technologie qui synthétise tout ce qu’il y a de mieux à l’heure actuelle et bien plus encore. Ils ont signé un accord d’exclusivité avec la chaîne de magasins Highstore et vous savez quoi ? Le shop choisi pour l’occasion c’est celui de Bordeaux Lac !
– 5 dans le monde ? elle va être à 1 milliard d’euros ta console !
– En fait non, au prix de la XT5 actuelle. L’objectif n’est pas là, ils veulent créer une sorte de happening géant, transcender l’expérience videoludique mais dans la réalité, ils sont talonnés par GameCorp qui propose de meilleurs produits à prix plus attractifs, alors quoi de mieux que d’organiser un événement sans précédent pour rallier les masses ? C’est pareil pour l’enseigne et les médias qui vont orchestrer ce Battle Royale hors normes.
– Je comprends rien …
– Séries limitées. Précommandes. Ruptures de stocks programmées. Impensable dans un monde de surproduction et pourtant ? Il faut bien susciter le désir par tout moyen. Ce que propose Neo Famicom est absolument génial, une révolution de l’acte d’achat, un retour aux basiques, aux fondamentaux. Aujourd’hui tout est fait pour endiguer les frustrations, il n’est quasiment plus nécessaire d’attendre pour avoir : Livraisons express, séries, films, tout est mis à notre disposition en un clic. L’instinct primitif s’étiole, sauf dans des cas particuliers comme le Black Friday, regardez ce que nous sommes prêts à faire pour nous emparer d’un bien que nous convoitons. Léo brandit son téléphone pour nous montrer une vidéo montage diffusée sur Youtube d’émeutes en magasins :

Combien d’entre nous autour de cette table seraient prêts à faire la même chose ? Même avec quelques verres dans le nez ? nous sommes suffisamment éduqués pour dire que jamais nous ne nous comporterions ainsi, de même que, j’en suis sûr, nous ne commettons jamais d’incivilités… Nous prétendons être des citoyens modèles, réfléchis, socialement stables… mais qui sommes nous vraiment lorsque nous ne sommes guidés que par notre instinct, l’animal en nous aux commandes ? Neo Famicom va créer une nouvelle génération de joueurs et bouleverser nos habitudes.

– Mais comment il parle le Geek ?

ENTRACTE

Interludes musicaux

Love Is My Destination est une chanson d’Edwin Starr parue en 1968, il s’agit de la face B de Twenty-Five Miles. Edwin Starr est un des plus grands chanteurs et compositeurs de soul d’abord au sein du label Ric-Tic puis de la Motown, son hit le plus populaire est le très engagé War, contre la guerre du Viêt Nam.

We’re Not Gonna Take It est une chanson du groupe américain Twisted Sister tirée de leur album Stay Hungry sorti en 1984. Ce titre emblématique du glam rock a été écrit par le charismatique chanteur du groupe Dee Snider. Le clip pour sa part a été réalisé par Marty Callner. Fait marquant Mark Metcalf reprend son personnage de Douglas C. Niedermeyer du film Animal House de 1978. Symbolisant le conformisme petit bourgeois contre lequel le rock s’érige, il se rend au début de la vidéo dans la chambre de son fils pour lui faire une leçon, finissant par le sempiternel « Que veux-tu faire de ta vie ? », ce à quoi le fils répond « Je veux faire du rock ! « We’re Not Gonna Take It » en gros, on va pas se laisser emmerder !

FIN DE L’ENTRACTE

.7h59 et 52 secondes

Le discours du gamin était très intéressant, même si je n’étais pas particulièrement préoccupé par l’avenir du jeu vidéo, en revanche j’avais bien accroché à son histoire de chasse au trésor. Après tout qu’avais-je à perdre ?
– Ca va se passer comment ? Pour trouver la console ?
– Neo Famicom va faire une conférence de presse spéciale le 15, pour expliquer les modalités de participation.
– En tout cas moi, je suis chaud pour m’inscrire !
– N’importe quoi, encore un truc masculinisé, genré, complètement binaire, pour abrutir les gosses.
– Contrairement à ce que tu dis, c’est très inclusif !
– Ah oui les jeux de guerre, sports, ça s’adresse à qui ?
– C’est toujours le même débat, vous focalisez toujours sur les points de crispation sans prendre en compte tous les éléments.
– Non mais tu vas pas me donner de leçon, t’as quel âge ?
– Donc d’un côté tu prônes l’inclusion et de l’autre tu rejettes mon raisonnement sur la base de mon âge ? C’est pas un peu contradictoire ?
– Moi je suis pour la paix inclusive, exclusive et universelle ! donc la personne qui prend la console, elle passe en caisse comme si c’était une console classique ?
– Je pense que ça va être un peu plus dur que ça…
– Bon, en tout cas ce qui est sûr ce que je vais participer et ramener la console à la maison ! Juste pour avoir une idée, elle se revendrait combien ?
– Beaucoup plus que tu ne peux l’imaginer !
– Compte sur moi pour l’imagination

7h59 et 53 secondes

Quelque part dans Tokyo au siège de Neo Famicom Corp. 59ème étage

He-Man the Masters of the Universe series for @complexcon in @kaikaikikigallery

Le bureau était immense, décoré de tableaux authentiques ou de sculptures de JM Basquiat, Banksy, Obey, JR, Takashi Murakami, Madsaki, Kaws, Maurizio Cattelan, de flippers et de bornes d’arcades de toutes sortes et de toutes génération, 4 écrans 8k formaient une mosaïque High Tech affichant là les cours de la bourse, ici une chaîne d’info continue, l’autre une agrégation de l’ensemble des réseaux sociaux et enfin des lives de jeux vidéos avec le classement en temps réel des meilleurs joueurs. Derrière l’homme aux lunettes fines en argent, de larges fenêtres qui offraient le plus beau des spectacles sur la ville et sur le ciel. Son fauteuil en cuir s’inclina légèrement, il aimait cette position qui selon lui, favorisait sa réflexion. Il jeta un œil sur son ordinateur 32 pouces et constata semi amusé qu’il ne lui restait que 500 mails à traiter. Il esquissa un demi sourire et daigna accorder un peu d’attention à son interlocuteur. Être face à Monsieur Myiagi était pour Kendo une sorte de consécration. Il espérait ne pas se montrer trop nerveux et respira doucement par le nez.

– Kendo, vous êtes, si je ne m’abuse notre directeur communication, en charge des consoles de jeu ?
– Oui Monsieur Myagi !
– Vous êtes dans notre compagnie depuis 15 ans et avez franchi tous les échelons, vous êtes en quelque sorte, vous aussi un produit maison.
– Oui Monsieur Myagi!
– Vous venez aujourd’hui me parler du projet LBOUND ?
– Oui Monsieur Myagi !
– Bien, je vous écoute
– Merci Monsieur Myagi ! Nous travaillons sur le projet LBOUND depuis 1 an maintenant. Nous avons organisé plus de 20000 enquêtes partout dans le monde, pour nous assurer qu’il était non seulement viable, mais espéré par notre public cible. Le projet a pour finalité de créer un nouveau mode de consommation. Nos joueurs se lassent de la facilité avec laquelle ils obtiennent leur matériel, équipements, jeux. Ils trouvent cela trop évident, même les précommandes ne génèrent plus d’excitation. Les plus malins ont créés des algorithmes qui leurs assurent la primeur sans aucune difficulté. Les joueurs veulent se challenger, se confronter pour obtenir ce qu’ils désirent. C’est pourquoi nous avons imaginé une sorte de grande bataille retransmise en direct sur tous nos réseaux ainsi que sur une chaîne télévisée partenaire. Pour participer, les concurrents devront s’inscrire en ligne. Nous en sélectionnerons 100 dans un premier temps, 50 après une première étape, puis 20 seront finalistes. 5 remporteront la victoire finale, à savoir notre modèle le plus iconique et le plus prisé, jamais mis en vente jusqu’à présent, la version Alpha + de La XT5. Nous serons associés à une chaîne de magasins, qui transformera l’une de ses boutiques pour l’occasion. Nous sommes en cours de finalisation des épreuves, mais la dernière sera la plus grandiose. Nous avons déjà concocté une base de profils nécessaires pour faire adhérer tous les publics. Il sera également possible de parier sur son champion.
– Un projet somme toute ambitieux, qui débouchera sur ?
– Dès le lendemain nous commercialiserons la XT5 Alpha+ chez notre partenaire, qui aménagera des stands dans l’esprit du LBOUND et bien sûr nous sortirons dans le même temps, le jeu vidéo LBOUND ONLINE, avec les personnages modélisés. D’après les premières simulations nos recettes dépasseront le milliard de dollars en moins d’une semaine.
Le siège de Yoshi Myagi s’inclina un peu plus.
– Excellent Kendo… ne serait-il pas judicieux, d’après vous, de nous porter acquéreurs de cette chaine de magasins ?
– Monsieur Myagi, l’idée me parait formidable, ainsi nous aurons le contrôle total et bien plus encore.
L’homme d’affaires acquiesça, satisfait.
– Prévenez votre femme et vos maitresses Kendo, vous aurez bientôt de quoi largement de quoi les combler !
– Merci Monsieur Myagi
– Vous pouvez disposer
Kendo Nakata traversa le bureau ni trop vite, ni trop lentement et referma délicatement, sans un regard derrière lui, la lourde porte en bois, reproduction à l’identique du château d’Himeji.

Arrivé au 17ème étage, l’ambiance était bien différente, rap américain en fond sonore, éclats de rire, le service communication, fort de son armée d’une vingtaine de digital natives détonnait dans la respectable maison. Kendo aurait pu manager la comptabilité, ou encore la logistique, il s’en moquait, seul lui importait le résultat. Il se plaça au milieu de l’open space. Ses ouailles coupèrent le son et observèrent le silence.
– Comme vous le savez, j’étais en entretien avec Monsieur Myagi afin de lui présenter LBOUND. Monsieur Myagi est l’un des plus grands patrons au monde et il n’est pas facile à convaincre, il a donc fallu que je lui apporte beaucoup de preuves et que je m’engage personnellement au nom de notre service sur la réussite du projet. Malgré ses réticences, craintes et objections, il a fini par accepter.
Un tonnerre de hourras et d’applaudissements retentit dans le service.
– Le travail commence maintenant ! Si nous voulons que LBOUND obtienne le succès qu’il mérite, il va falloir redoubler d’efforts et s’investir à 400%. Si vous ne vous en sentez pas capable, partez maintenant, il n’y aura ni honte ni déshonneur, cela prouvera simplement que vous n’êtes pas fait pour des projets de cette envergure ou pour travailler au sein d’une compagnie comme Neo Famicom. Alors quelqu’un souhaite renoncer ?
Pas un membre de l’équipe ne bougea, ils étaient tous prêts à relever le défi lancé par Kendo.
– Très bien, il est temps de déclencher le niveau 1 de notre plan. Les community managers, vous m’implantez une charge virale dans le dark web, je veux que l’on croit que c’est une fuite de chez nous, donnez les infos principales sur le projet mais pas trop non plus, juste ce qu’il faut pour alimenter l’imaginaire, emmenez les vers Reddit et alimentez le fil de conversation, là aussi soyez vigilants, faites ce qu’il faut avec les adresses IP etc. le reste suivra… Dès que ce sera lancé on aura 2 ou 3 heures devant nous pour lancer la deuxième phase. Tout le monde est prêt ?
La détermination de l’équipe ne faisait aucun doute, qu’ils arborent une crête d’iroquois, des tatouages sur le visage, des piercings ou autre signe distinctif, ils affichaient tous la même expression : Celle d’un lion en cage affamé, à qui on venait d’ouvrir la grille, avec au menu du jour les visiteurs du zoo.

7H59 et 54 secondes

Réveil gueule de bois, les tournées s’étaient enchaînées jusqu’à la fermeture du bar et j’étais rentré chez moi parfaitement éméché. Personne ne m’attendait. J’étais seul. Le cœur serré. L’alcool était devenu un allié aussi traître que réconfortant. Je me foutais bien de cette histoire de console, mais si je pouvais me rendre fier en accomplissant quelque chose… je chassais cette idée à coup d’anxiolytiques, gobés avec une tasse de café lyophilisé. En à peine trente minutes, j’étais prêt pour me rendre au travail, mon lieu principal de vie sociale. Je pris quelques instants pour me regarder dans le miroir de l’entrée. Je ne voyais rien. J’étais transparent. Il était grand temps de redonner de la consistance à cette enveloppe charnelle et de faire le nécessaire pour que l’âme égarée regagne enfin ses pénates. J’étais galvanisé, même si le comité d’accueil qui m’attendait au bureau avait pourtant de quoi me refroidir… Mes acolytes de soirée excellaient dans l’art de créer des histoires et bien évidemment tout le monde savait que j’étais prêt à m’inscrire au concours organisé par Neo Famicom et Highstore. Comme l’avait prédit Léo, les médias ne parlaient que de ça.

Article tiré de Konbini : Neo Famicom et Highstore s’unissent pour révolutionner l’histoire du jeu vidéo
De mémoire de Gamers, on avait jamais vu ça ! Un hack de haute volée sur le Dark Web dévoilant un document interne de Neo Famicom, partagé sur le réseau Reddit. Loin de démentir, le leader du jeu vidéo a bien confirmé l’opération via un communiqué de presse, mais à promis des poursuites à l’encontre des hackers. Il s’agit d’un projet inédit, digne d’un Charlie et la chocolaterie 2.1 : Le mix ultime entre Battle Royale et la chasse au trésor. 5 exemplaires de la plus convoitée des consoles seraient à acheter dans le nouveau magasin de la chaine Highstore situé à Bordeaux (oui vous avez bien lu) selon un procédé qui reste un mystère. D’après le constructeur qui a boosté ses serveurs pour tenir la charge, ce ne sont pas moins de 800 000 afficionados qui tentent de s’inscrire sur le site toutes 5 minutes. Si malgré tout vous voulez tenter votre chance jusqu’à ce soir 23h59, remplissez le formulaire en ligne disponible sur Neo Famicom et Highstore.

– Alors ça y est, tu t’es inscris, ou tu vas renoncer ?
L’inénarrable Zaza venait telle une hyène repérer sa proie.
– Attends, je suis sur le site de Neo Famicom.
Contrairement à l’idée que je m’étais faite du formulaire, tests QI, psychomoteurs, ou encore un calcul d’imc, il suffisait de connecter les réseaux auxquels on était abonné, donner son gamertag si on était possesseur d’une XT5, ce qui était mon cas et accepter un disclaimer de 10 pages pour satisfaire aux exigences du RGPD. Il y avait probablement des petites lignes intéressantes mais je n’avais pas le temps, il fallait que cette connasse de la compta constate par elle même que j’étais dûment enregistré.
– Voilà c’est fait ! Qui d’autre s’est lancé dans l’aventure ?
– Tous les jeunes, tu es le seul quadra de la boîte à avoir osé … génie ou imbécile, seul l’avenir nous le dira.
– J’ai une chance sur combien ? Quelques millions d’être choisi, ça va j’arriverais à survivre si je ne suis pas sélectionné.
D’ailleurs en toute logique je n’avais aucune chance. Ma vie en ligne était aussi désertique qu’en réalité. Quelques matchs avec des bots sur les sites de rencontre. A peine une centaine de contacts sur les réseaux sociaux … je n’étais pas du tout dans la cible.

Au siège de Neo Famicom Corp. 17ème étage

Kendo exultait, la première étape était un succès absolu avec plus de 300 millions d’inscrits. Les serveurs étaient à bloc et lui aussi. Son dealer lui avait fourni de nouvelles pilules qui lui donnait la sensation d’être totalement irrésistible. Les algorithmes tournaient à plein régime, le tri se faisait à la vitesse de la lumière.

– Alors, hurla-t-il à la cantonade, on en est où ?
Un timide sous fifre se leva et malgré sa peur prit la parole :
– Monsieur Kendo, nous avons déjà éliminé 99% des profils, nos machines se concentrent sur le pourcentage restants, nous aurons une liste de 100 individus dans moins d’une heure !
– C’est trop long, démerdez-vous, je veux que l’annonce des résultats soit diffusée à 12h30, soit 19h30 en France. Bougez-vous le cul ou je vous dégage moi-même !
– Oui Monsieur Kendo, c’est entendu Monsieur Kendo, je m’en occupe !
– Tout le monde est prêt pour la phase 2 ? scanda le manager survolté.
– Oui chef ! répondirent d’une même voix ses employés pourtant exténués. Le directeur des ventes débarqua en trombe dans l’open space.
– Kendo, nos ventes ont augmenté de 1000% et l’action est au plus haut, c’est un record historique !
Le manager n’arrivait plus à contenir sa jubilation. Il était le Napoléon du jeu vidéo et bientôt gouvernerait un peu plus que cette équipe d’empafés.
– Bon, l’américaine, il est temps de nous expliquer en quoi consiste la phase 2 !
Ashley était une ravissante jeune femme de 24 ans, aussi blonde que possible, diplômée entre autre de Stanford, polyglotte : anglais, japonais, français, espagnol, qui était à la genèse du projet LBOUND.
– A partir de ce soir, nos 100 compétiteurs seront prévenus par voie de presse. La surprise sera totale. Nous les contacterons bien entendu dans la foulée, pour leurs fournir les ressources nécessaires en fonction de leur situation. Dans cette phase de binarisation, seront extraits les profils les plus prisés par nos consommateurs, autant ceux qu’ils apprécient, que ceux qu’ils haïssent. Pour cela, les participants seront soumis à une compétition en ligne de deux heures, sur notre simulateur de comportement. Ils seront confrontés à des situations stressantes, comme fuir ou se battre, tricher ou dire la vérité etc., nous n’avons pas pour objectif de choisir entre les passifs, agressifs ou assertifs, mais de laisser le public choisir ceux qu’ils considèrent comme ayant le plus grand potentiel de survie dans un environnement hostile. Bien entendu nous avons déjà identifié 10 persona qui, quoiqu’il arrive seront qualifiés arbitrairement.
– C’est très clair Ashley, je vous laisse poursuivre les opération.
Ashley opina du chef et regagna son poste. Elle essayait de maintenir au mieux les apparences, mais c’était elle qui devrait être aux commandes et non pas ce pitre de Kendo. Aucune allure, aucune envergure, encore un gagne-petit, bénéficiaire des promotions internes, qui s’était retrouvé à une place qui n’était pas la sienne. La jeune femme d’apparence policée soupira et méprisa intérieurement cette mascarade. Elle avait pensé les japonais plus intelligents que cela, ou même ses collègues qui passaient leur temps à récurer les fonds de web pour glaner des bribes d’info. Pourtant cela semblait évident et elle n’avait rien caché. Son nom de famille était Bailey – Hudson, le même que celui de son père William Bailey – Hudson, propriétaire des 2500 magasins Highstore, première chaîne au monde dans le secteur de la  High-tech, présente dans 40 pays. Pour la petite histoire, William Bailey – Hudson avait précocement hérité d’une fortune estimée à plus de 300 millions de dollars, lorsqu’il avait fondé sa propre compagnie. Son meilleur ami, Mike King lui avait dit alors : « Parfois, ce sont les personnes qu’on imagine capables de rien qui font des choses que personne n’aurait imaginé ». Mike King était aujourd’hui président de Gamecorp, le principal adversaire de Neo Famicom. Ashley étira ses bras et craqua ses doigts, il lui restait une énorme charge de travail, officiel et surtout non officiel à abattre. Elle s’autorisa tout de même une pensée vagabonde. Son père avait eu la plus brillante des idées, aidé par Mike, il avait totalement verrouillé sa vie privée. On le croyait ermite et reclus dans une résidence immense sur une île, les quelques photos qui circulaient de lui ne permettaient aucune identification formelle. Il passait la majorité de ses ordres à distance et vivait en définitive, dans l’anonymat le plus absolu. Ashley avait bien entendu elle aussi bénéficié de cette immunité, un véritable privilège qui lui offrait toutes les chances possibles, une en particulier, qu’elle comptait bien saisir. Sa phase 2 à elle, venait aussi de démarrer.

7H59 et 55 Secondes

Nous avions convenu avec la bande et quelques autres, de nous retrouver au bar pour suivre tous ensemble, en direct, l’annonce des résultats. Nous allions enfin connaître le nom des 100 chanceux, ou pas, qui allaient concourir dans cette singulière compétition. On aurait dit que le monde s’était mis entre parenthèses, plus de guerres, plus de faits d’hiver, les médias ne couvraient plus que ce seul sujet et les conjectures allaient bon train, du soir au matin. La principale chaine d’information en continu avait désormais son émission consacrée aux jeux vidéo, avec bien entendu son lot de consultants aussi éloignés du genre que possible. Fred le barman monta le son du téléviseur d’ordinaire utilisé pour les retransmissions sportives. Le générique de l’émission, « Here I Go Again » de Whitesnake emplit la salle. La foule massée devant l’écran, d’ordinaire exubérante et braillarde, respectait un solennel silence de cathédrale.

– Bonjour à toutes et à tous, ravis de vous retrouver pour ce numéro spécial de BFGame consacré aujourd’hui au phénomène Neo Famicom. A mes côtés j’ai le plaisir d’accueillir Jean-Claude Renard, ancien joueur professionnel de babyfoot qui nous accompagnera tout au long de l’émission et bien évidemment les chroniqueurs habituels, Pedro le Geek, Anastasia la princesse de la manette, Cousin Hub l’as du clash et Remy sans famille depuis qu’il a poncé GTA VI. Avant de vous révéler en exclu la liste des 100, telle qu’on l’appelle aujourd’hui, une page de pub.
Fred s’échinait à servir le plus de clients possibles durant cette relative accalmie commerciale. Il tendit, in extremis, une dernière bière à un habitué à moitié juché sur le comptoir au moment de la reprise du programme, qui le remercia du regard, comme s’il s’agissait d’un acte de charité biblique.
– Bonjour à toutes et à tous, si vous nous rejoignez maintenant ! C’est le moment. L’instant de vérité. Nous allons vous révéler le nom des sélectionnés, peut-être pas tous mais au moins les plus intéressants. On commence avec la géniale Akane Hiro, pour le Japon, Championne de e-sport catégorie Moba. Anatoli Droubetskoï, l’infaillible Russe, invaincu à Fifa depuis 2018. Brad Jones le Sniper américain, redoutable aux jeux de combat. Melissa Granger, la spécialiste irlandaise des casses-têtes et des jeux de réflexion. On ne peut pas tous les citer, mais ce sont des pointures parmi les autres ténors des jeux en ligne. Un avis Jean-Claude ?
– La caractéristique commune, c’est le mental, je crois que bon, ils sont très forts et ce seront de sérieux prétendants au titre.
– Euh Jean-Claude, en fait il n’y a pas de titre, c’est une compétition pour s’offrir le graal des joueurs de salon.
– Oui effectivement, l’important c’est la motivation, la concentration et puis être capable de s’adapter.
– Merci Jean-Claude ! Anastasia, est-ce que tu veux annoncer le nom des célébrités qui vont faire partie de l’aventure ?
– Avec plaisir Boss, j’étais en train de suivre les réactions sur les réseaux. La toile est carrément en train de s’embraser : Pour la France, les rappeurs Bul, Douda, Lariss, l’animateur Cyril Taboula, la comédienne de charme Lise Capri, le couple star de la télé-réalité Ben & Jen. Dans les célébrités extravagantes, nous avons le performer transformiste néerlandais Big Fat Joe ainsi que Colin Treatwood 88 ans qui a notamment joué dans les Doyens de la Galaxie… Parmi les sportifs nous avons un champion de Sumo, de MMA, une Skateboardeuse pro, une Street artiste coréenne… C’est très varié ! et les communautés des stars sont déjà à fond derrière leurs championnes et champions !
– OK Anastasia. Quelques stats Rémy ?
– Pour résumer, nous avons en gros 20% de gamers, 20% de sportifs, 20% d’artistes, 20% de personnalités publiques, 20% de chanceux et 18 nationalités différentes, mais un seul, un seul, euh et ce n’est pas une blague, ni un troll je crois. Vous pouvez me confirmer Cousin Hub que c’est bien une vraie personne et pas un prank de Neo Famicom ?
– Aucun doute mec, la preuve en image …
Alors que je pensais reprendre le cours normal de mon existence, arriva ce que je croyais être le pire…
– Il est déguisé en quoi ? demanda Anastasia
– Je crois que c’est un costume de pom pom girl, mais avec la barbe et un casque de viking.. je ne suis pas bien sûr !
– En tout cas un grand bravo à mais non, c’est pas possible … Voltaire Legland, de Bordeaux, qui avait une chance sur plus de 300 millions d’être sélectionné !!!
– J’ai fait les calculs Boss, pour être précis, il avait 5 fois plus de possibilités de gagner le jackpot à l’euromillion que d’être choisi !
– Top Rémy, on va l’inviter dans la prochaine émission et en savoir un peu plus sur lui.
– Il aura son déguisement tu crois ?
Eclats de rire sur le plateau et dans le bar.
– En tout cas ça y est, les épreuves vont enfin pouvoir commencer.
– Jean-Claude, le mot de la fin ?
– Oui, je crois, que bon, c’est super et j’espère que ça va être un bon moment pour tout le monde.
– Merci Jean-Claude, vous revenez quand vous voulez ! quant à nous, on se retrouve demain pour une nouvelle émission, dans laquelle nous allons tout debriefer et vous saurez tout sur les épreuves qui attendent ces gladiateurs des temps modernes !
– J’aurai plutôt dit pom pom vikings
– A demain et bonne soirée !
La photo ne quittait pas l’écran malgré le générique de fin. J’étais tétanisé. Je sentais sur moi les regards lourds de me collègues, même Fred me fixait avec insistance. Des centaines de photos postées sur les réseaux et ils avaient trouvé celle-ci, prise lors d’un nouvel an et ce n’était même pas moi qui l’avait mise en ligne. J’étais juste tagué dessus. Je restais un instant concentré sur mon verre, mon téléphone ne cessait de vibrer. Je n’avais pas la force de regarder. Ma tête commençait à tourner. Léo me tapota doucement sur l’épaule.
– Quoi ?
Il me regardait comme si j’étais une authentique divinité.
– Je crois qu’il va te falloir un coach !
– Et une équipe. Tu vas jamais y arriver tout seul.
C’était Zaza, les autres semblaient tous d’accord.
– Ouais et on va s’appeler la pompom vikteam !
Après avoir découvert les autres participants et surtout cette photo, qui faisait probablement le tour de la planète, je trouvais le terme de victime parfaitement approprié…

Dans le même temps, au sein de Neo Famicom, l’équipe de Kendo redoublait d’efforts, à tel point que Monsieur Myagi en personne, descendit les saluer. Ils se levèrent tous respectueusement, à son passage. Kendo qui n’avait pas été prévenu, les présenta succinctement, faisant de son mieux pour ne pas bafouiller. Le maître des lieux eut un regard et un mot pour chacun. Ses yeux perçants fixèrent un peu plus intensément la jeune fille à l’origine du projet. Il s’en alla d’un pas rapide, Kendo affable, dans son sillon. Ashley sentit une vibration caractéristique dans sa poche, son téléphone portable personnel afficha le nom de l’interlocuteur, elle partit promptement s’enfermer dans une petite salle de visioconférence attenante à son bureau.

– Bonjour Ashley
– Bonjour papa
– Comment se déroulent les opérations ?
– Le plan est parfaitement respecté, aucune ombre au tableau
– Très bien, reste sur tes gardes et garde la tête froide
– Oui papa, je ne me laisse pas distraire
– A très bientôt
– Oui, très bientôt

Elle regagna tranquillement sa place et se remit au travail. Tout était prêt, même le chaos était sous contrôle.

7h59 et 56 secondes

La sortie du bar était mouvementée, passer en un instant de celui qu’on ne regarde pas à celui qu’on dévisage n’est pas aussi évident qu’on se l’imagine, heureusement la team faisait bloc pour m’exfiltrer au mieux. A peine étions nous dehors, qu’un SUV noir pila face à nous.
– Manquerait plus qu’une prise d’otages !
– Tais-toi Max, Léo, filme au cas où.
Zaza assumait pleinement son rôle de leader. Léo dégaina prestement son xiaomi pour capturer la scène. Les deux Mel m’encadraient, Franck et Max plus en retrait se tenaient tout de même prêts à bondir.
Un modèle réduit de femme ouvrit la portière arrière et descendit du véhicule pour s’approcher de nous, son visage était pétillant. Elle se retenait visiblement de rire.
– Voltaire, vous êtes drôlement bien protégé ! Rassurez-vous nous faisons partie des relations presses de Neo Famicom et nous souhaiterions nous entretenir dès maintenant avec vous, le temps presse avant la première épreuve et nous devons valider ensemble plusieurs aspects juridiques, le droit à l’image, diverses formalités administratives mais ça ne devrait pas prendre plus d’une heure ou deux. Si vous voulez bien me suivre ?
Je consultais du regard mes partenaires.
– On pourrait se retrouver chez toi ? Donne-nous tes clés.
Je devais faire une drôle de tête parce que Mel C cru bon d’ajouter avec un air mutin,
– j’ai l’habitude des apparts de célibataires, on fermera les yeux si on tombe sur des trucs chelou.
Je ne sautais pas de joie à l’idée de laisser la bande envahir mon espace vital mais je n’avais clairement pas le choix.
Neo Famicom n’ayant pas d’antenne à Bordeaux, ils avaient loué un château reconverti pour l’occasion en une sorte de airbnb coworking. La jeune femme à la frimousse espiègle, profita du trajet pour se présenter.
– Je suis désolée Voltaire de cette entrée rocambolesque, mais nous ne pouvions pas vous laisser répondre aux sollicitations des médias ou autres avant d’avoir pu échanger avec vous. Je me prénomme Alice, je travaille pour Neo Famicom depuis 2 ans et je dois vous avouer que c’est la première fois que je suis impliquée dans un projet de cette envergure. Je serai en quelque sorte votre nounou pendant toute l’aventure.
Ah merde, Zaza allait faire la gueule.
– Ben, merci beaucoup, je ne sais pas trop ce qu’il m’arrive, j’ai même pas regardé mon portable pour l’instant, j’avoue que je me suis un peu inscrit sans y réfléchir et je ne suis pas non plus un fou furieux des jeux vidéo, bref, maintenant que le train est lancé…
– Ne t’inquiète pas Voltaire, tu permets que je te tutoies ? ce sera plus simple. Mon rôle, c’est de te simplifier la vie. Si tu veux, on regardera ensemble ton téléphone, il y a quelques pièges à éviter. Tu veux une coupe de champagne ?
Le SUV était équipé d’un mini frigo et Alice avait déjà rempli le verre, pourquoi s’opposer ? Après tout c’était mon but, sortir de la routine, de cette vie monotone et austère.
– Avec grand plaisir !
Elle m’offrît un sourire radieux, tout en me tendant le calice. Je commençais presque à oublier cette histoire de photo, de concours et à me laisser bercer par ces inédites attentions à mon égard. Mon intuition essayait de me prévenir que c’était certainement le calme avant la tempête, mais ce n’était pas le moment de se ronger les sangs. La voiture ralentissait, nous étions presque arrivés au QG bordelais de Neo Famicom et le moins que l’on puisse dire c’est qu’ils n’avaient pas lésiné sur les moyens ! Un véritable petit palais se dressait devant nous. Magnifique écrin pour dominants. Malgré moi, j’étais émerveillé. Il eut été plus judicieux de garder le contrôle, mais après une vie d’asservissement et de seconds rôles, le plaisir d’être au centre de l’attention avait pris le pas. Je n’avais jamais rien gagné dans mon existence, tout ce que j’avais obtenu, même les maigres récompenses, s’étaient obtenues d’elles mêmes. Je voulais savourer chaque instant de ce quart d’heure de gloire, même si je n’étais pas dupe, tout ça n’était que de la poudre aux yeux. Le chauffeur nous déposa devant le perron. Alice me précéda pour ouvrir la grande porte ornementée. A l’intérieur, le faste rivalisait avec l’élégance. Alice, généreuse, me laissa quelques instants de contemplation. Mais bon, soyons lucides, à quoi bon brusquer la bête, si on veut en tirer le meilleur lait… Comprenant ma fascination pour l’édifice, la chargée des relations presses joua le rôle d’agent immo et m’entraîna de pièces en pièces, m’expliquant l’histoire et la symbolique des lieux, avant de finir en beauté par l’immense salon totalement anachronisé par les équipes de la puissante firme. Les fils électriques jonchaient le sol de part en part, donnant vie à des ordinateurs dotés d’écrans incurvés et surdimensionnés. La concentration de leurs dix hôtes humanoïdes semblait extrême et j’étais partagé entre admiration et consternation. Alice brisa le relatif silence, sa voix parvenant difficilement à couvrir l’intense bourdonnement provoqué par les équipements digitaux.
– Je ne vous présente pas Voltaire, vous savez déjà pratiquement tout de lui, mais lui en revanche à bien besoin d’en savoir plus sur sa bande de minions ! En gros, Romane, Lena, Théo s’occupent du community management, e-réputation, communication. Steph, Julien, Loïc de stratégie et des statistiques. Mickey, Stella, Chloé, Mounia, image et presse. Pour ma part, je coordonne et je gère l’intendance. Avant toute chose, voici les documents que tu dois signer et parapher.
Alice avait peut-être minoré le temps que prendrait cette opération. Il devait y avoir des centaines de pages !
– Voltaire, pendant que tu t’occupes de la paperasse, est-ce que tu pourrais me confier ton téléphone ? Stella va s’occuper de traiter les demandes et répondre à tes messages.
– C’est pas un peu privé quand même ?
– A partir de maintenant, plus rien n’est privé et je ne vais pas jeter un pavé dans la mare, mais ce n’était déjà pas le cas avant. Avec cette nouvelle notoriété, tu viens de franchir la frontière ultime, celle qui sépare l’ordinaire de l’exceptionnel. Tes amis, proches, même ceux qui t’avaient totalement oublié, vont dorénavant t’envisager comme une personnalité.  Quelqu’un de différent, de privilégié et ce seront les plus critiques à ton égard. Soit humble et ils diront que tu es condescendant, soit fier de toi et ils diront que tu as pris la grosse tête. Tes paroles et tes actes vont être jugés, scannés, passés au crible de leur jalousie. Tu en feras rapidement l’expérience, si tu préfères rentrer chez toi ce soir, avec ta petite bande. Analyse leur attitude, leur manière de s’adresser à toi … Nous t’avons préparé une chambre ici. Tu seras cocooné et cela t’évitera des mauvaises rencontres, celles qui hier te trouvaient quelconque et te rejetaient, qui aujourd’hui rêvent que tu les embrasses en public… Cela va durer un mois au plus si tu te qualifies jusqu’à la finale, mais dans tous les cas il te faudra choisir ensuite entre rester dans cet univers car tu seras sollicité peu importe ton classement, ou repartir dans les limbes. En attendant notre mission c’est de faire de toi un gagnant potentiel.
– Je comprends et j’accepte, cela ne sert à rien de prétendre que ce n’est pas vrai. Alors, autant vivre l’expérience le plus intensément possible. Guy Debord a dit : « Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images ».
– Tu arrives à citer Guy Debord ? Surprenant !
– Il y a quand même quelques facettes de ma personnalité qui m’appartiennent encore un peu et qui ne sont pas en ligne …
Alice était légèrement déstabilisée. Sa peur panique était de gérer une bombe à retardement, malgré toutes les précautions qui avaient été prises. Voltaire ne possédait pas les codes selon elle. C’était juste un être bassement normal extrait de sa caste à la faveur d’un algorithme. Ses pensées contredisaient parfaitement son discours, mais elle préférait se fier à cette rassurante apparence plutôt que de le percevoir autrement. Il fallait en faire un gentil toutou qui retournerait bien sagement à sa vie de merde après la première épreuve. Elle était convaincue qu’il ne s’en sortirait pas.
Voltaire se doutait bien de ce qui se passait dans la tête de l’employée de Neo Famicom malgré les sourires. Elle le prenait clairement pour un con et un faible. Son esprit était configuré ainsi, les riches et puissants d’un côté, la plèbe de l’autre. Elle était persuadée d’avoir raison, de savoir et quoi qu’il fasse ou dise, rien n’aurait pu la convaincre de changer de point de vue. Perdu pour perdu, le mieux était d’essayer de donner le change au maximum.
– Alice, est-ce que tu peux prévenir mes amis que je ne rentrerais pas et aussi m’amener des affaires ?
– Euh oui, pas de soucis, c’est une bonne idée.
– Alors ce téléphone, ça donne quoi ?
– Stella ?
– Pour commencer, j’ai répondu gentiment à une cinquantaine de sms de personnes qui se sont rappelé subitement qu’ils avaient des liens d’amitié avec toi. Il y en a un en revanche, que je trouve vraiment intéressant et qui pourrait nous donner un coup de pouce. Un certain Léo, il a court-circuité Mickey en contactant des associations de pom pom girls offusquées par les moqueries dont elles ont été victimes après la diffusion de ta photo. Résultat, plus aucune occurence. La photo a été supprimée des réseaux et ne sera plus mentionnée nulle part. Sinon, comme prévu la prod de BFGame est au taquet pour l’émission de demain. Skyrock, RMC, NRJ, W9, Brain, Konbini, Jeuxvideo.com, bref la totale. On travaille sur les fiches. Pour les réseaux, tu m’arrêtes si je me trompe Romane, mais on a gagné plus de 250 000 followers en moyenne. On est en train de mettre à jour tous tes profils. Quelques nudes intéressants, certains vrais d’ailleurs. Je te les laisse au cas où. Des menaces de mort, des haters, des soutiens aussi, on va les diffuser massivement.
– Nickel Stella ! Julien on parle stratégie ?
– Alice, nous sommes Day One. Il est 2h00 du matin. La première épreuve est prévue dans cinq jours. Il s’agira d’un affrontement sur un simulateur de comportements. Chaque décision aura son incidence, mais ce sera le public qui sera le seul juge. La bienveillance ne sera pas forcément la meilleure option. Pour l’instant Voltaire est identifié comme un gentil garçon, l’invité surprise. C’est notre plus grande force. L’imprévisibilité.
– C’est clair. Merci. Je propose qu’on aille se coucher. On rattaque demain à 8h00. Prenez des forces.
– Stella, est-ce que je peux récupérer mon téléphone ?
– Oui bien sûr ! Tiens…
– Merci Stella, merci à tous, nous n’avons pas encore eu l’occasion de parler ensemble, j’espère qu’on pourra mieux se connaître. En tout cas je ne pouvais pas être mieux entouré !
Alice et son équipe me jetèrent à peine un regard, je n’étais pas plus qu’un vulgaire produit dont l’obsolescence était programmée. Inutile d’insister. Chacun se retira dans ses appartements. On m’avait donné la meilleure chambre, au deuxième étage. Comme par magie, mes vêtements étaient déjà soigneusement rangés dans l’armoire. Les affaires de toilette dans la salle de bain attenante. Le lit King Size m’appelait comme une promise et je ne résistais pas à ses faveurs. Je m’endormis d’un sommeil profond et réparateur.

7h59 et 57 secondes

Kendo toisait Ashley. Il commençait à s’impatienter et éprouvait de plus en plus de difficultés à masquer son mépris envers l’américaine. Le manager avait, de surcroit, désespérément besoin d’elle. Il était temps qu’elle lui détaille les épreuves. Myagi pouvait à tout moment l’interroger et il ne connaissait que la globalité du projet. L’homme d’affaires comprendrait alors qu’il n’était qu’un passe plat, un lien superflu entre la réflexion et l’action. Cette position le rendait nerveux. Il piocha dans ses dernières réserves pour lui soutirer les informations qu’il jugeait importantes avec tout le tact et la diplomatie dont il pouvait faire preuve. Consciente du rapport de force en sa faveur, elle attendait patiemment que Kendo prenne la parole.
– Alors Ashley, tout à l’air de se passer comme prévu ? Où en sommes-nous précisément ? dit-il d’une voix aux intonations qui se voulaient légères et enjouées.
– Le simulateur de comportements est fin prêt. Les derniers bugs corrigés. Les règles de la première épreuve sont très simples. Il s’agit de matchs en un contre un. Le premier concurrent qui remplit pendant trois minutes consécutives la jauge des suffrages remporte la partie. Tout repose sur l’intuition, l’instinct de survie des joueurs mais surtout sur le choix du public. Nous allons annoncer les oppositions d’ici une heure, les médias du monde entier vont se régaler. L’épreuve est online, donc les participants peuvent choisir librement leur lieu de joute : Depuis chez eux, un espace public, un magasin Highstore… tout est possible et bien sûr, l’algorithme en tiendra compte. Après cet écrémage, la deuxième manche sera beaucoup plus intense, elle va soulever les foules, un affrontement par équipe, en réalité virtuelle. Pour aller en finale, les participants devront se constituer en teams de 10, ils pourront, durant la partie, changer d’équipe. Le terrain sera délimité par 4 zones à atteindre, dès que 5 coéquipiers seront dans l’enclos, celle-ci deviendra inaccessible pour quiconque, sauf si un membre, ou toute l’équipe décide d’éjecter l’un des leurs… à ce moment là, la zone sera de nouveau ouverte… on prévoit de multiples rebondissements jusqu’au coup de siffler final ! Et enfin la dernière épreuve. Les 20 finalistes seront réunis devant le shop partenaire transformé en parcours du combattant pour l’occasion. Nous n’encourageons bien entendu aucune violence mais à la fin, ils ne seront que 5 à repartir avec la console…
Kendo était extatique, ce qu’il venait d’entendre le comblait au plus haut point, le public, les médias, les actionnaires, ils allaient tous lui bouffer dans la main, le reconnaitre enfin à sa juste valeur. Myagi lui même se prosternerait à ses pieds. Perdu dans ses rêves de grandeur, il n’accordait plus aucune importance à Ashley. C’était ce qu’elle voulait. Sa phase 2 était terminée. Le vers parfaitement implanté dans le fruit. Elle comptait maintenant sur la folie des hommes pour parvenir à son but. Mike et son père l’avaient chargée de mettre fin à la suprématie de Neo Famicom. Elle savait que ce concours finirait dans le sang. Les pertes seraient lourdes de conséquences et l’entreprise n’aurait aucune chance de s’en remettre. Tout n’était qu’une question de timing. Les négociations entre Neo Famicom et Highstore étaient quasiment finalisées. L’entreprise japonaise allait acquérir pour quasiment 3 fois sa valeur réelle, la chaîne de magasins. Ils n’avaient absolument pas conscience de ce qui allait se passer. Mike était un fin stratège, son positionnement était clair, faire des jeux pour la famille, entre amis, un peu de frisson, un peu d’action, mais toujours dans la limite du raisonnable. A contrario, les japonais en voulaient toujours plus. Leur mainmise sur le secteur les avaient rendus arrogants et méprisants. L’excès de pouvoir en avait fait des démiurges qui ne se souciaient plus de rien, si ce n’est d’être toujours plus gros, plus imposants. Ils étaient victime du syndrome du dictateur. L’Amérique n’était plus ce qu’elle était aux yeux du monde. Un colosse aux pieds d’argile qui avait perdu son statut de sauveur, de maître à penser des nations. La partie qui se jouait allait bien au delà d’une simple guerre économique, quand tout serait fini, Gamecorp se révèlerait à la planète tel un bon pasteur venu ramener les brebis égarées dans l’enclos et son père pourrait se présenter aux élections présidentielles, dans les meilleures dispositions.

Loin de ces considérations à Bordeaux, Voltaire se réveillait paisiblement. Il prenait son temps, se refusait à quitter aussi facilement ce gigantesque lit en tous points parfait qui lui avait permis de passer une nuit judicieusement réparatrice. Il avait rêvé de C., mais le songe ne lui revenait pas en mémoire. Voltaire profita de ce moment de relative solitude pour examiner son téléphone. Stella avait fait un sacré boulot ! Il n’aurait pas pu mieux répondre aux différentes sollicitations, messages, encouragements etc. reçus en un laps de temps record, d’ailleurs elle en aurait d’autres à traiter aujourd’hui, ça recommençait à s’agiter, manifestement les réseaux ne dormaient jamais. Par acquis de conscience et uniquement dans ce but, il jeta un œil sur les fameuses photos mentionnées par sa conseillère en image. Effectivement, certaines personnes n’avaient ni froid aux yeux ni ailleurs … Voltaire n’était pour l’instant que sélectionné pour la compétition et il n’osait pas imaginer ce qu’ils et elles seraient capables de faire en cas de qualification. Il tenta de décoder les mots de Julien : simulateur de comportement et la bienveillance qui ne serait pas toujours la meilleure option … Il en déduisait qu’il devrait se montrer intuitif et ne choisir que l’option qui lui permettrait de s’en sortir sans trop de dégâts. Après tout, n’était-ce pas déjà ce qu’il était en train de faire ? Il prit sa douche, s’habilla et descendit dans le grand salon. L’équipe était connectée et visiblement très excitée, personne ne remarqua sa présence. Il y avait un buffet derrière eux avec des viennoiseries, du café, du thé, du jus d’orange, Voltaire alla se servir sans se manifester. Un des écrans diffusait la chaine partenaire de Neo Famicom. Le tirage au sort venait de commencer et il n’y eu ni suspens, ni angoisse. Steph tapa dans ses mains.
– Putain, c’est Melissa, on n’est pas dans la merde…
Alice se racla la gorge et fit un signe de la tête pour signifier aux autres, pas de conneries il est là.
– Bonjour Voltaire !
La team daigna enfin se retourner et encore pas tous. Voltaire tenait la moitié d’un croissant dans sa main. Il essayait de garder son self control.
– Salut Alice, salut à tous, alors Steph pourquoi autant d’enthousiasme ?
Steph attendait qu’Alice lui donne un go. Voltaire explosa.
– Bon, je crois qu’on a un léger soucis ici. J’en ai rien à foutre de vous, pour moi vous n’êtes que des petits cons de geeks bobos qui n’arrivent pas à comprendre que si vous êtes ici, c’est parce que je suis là. Alors oui peut-être que je suis nul, ou pas vous n’en n’avez aucune idée pour l’instant. En revanche, votre job c’est de m’accompagner au mieux. C’est ça ? Alors faites-le et arrêtez de me regarder de biais, sinon c’est simple dès que je rencontre les mecs de chez Neo Famicom je leur explique que vous êtes des connards inutiles. Donc maintenant je veux savoir qui est cette Melissa et vous allez aussi faire venir Léo. Stella, prends mon téléphone.
Un silence gênant s’installait. Alice se racla la gorge.
– OK Voltaire, merci, je pense qu’on a compris. Steph, les infos sur Melissa.
– Melissa Granger, e-sportive professionnelle, sa spécialité c’est les jeux de réflexion, puzzles, casse-tête. Elle a mis 20 minutes pour terminer Notpron, le jeu le plus dur au monde. Cependant il y a un autre aspect en notre faveur qu’il ne faut pas sous estimer. Loïc ?
– Elle a plus d’un million de followers, mais une côte de popularité très faible, le public l’assimile à une tête à claque, parfaite, première de la classe… Ils ne voteront pas spontanément pour elle, même si les sites de pari en ligne la donne largement favorite.
Lena leva timidement la main
– Voltaire, tu as rendez-vous dans les locaux de BFGame à 18h00, de cette première interview découlera toutes les autres. On attaque le training à 10h00 si tu es ok et la styliste viendra t’apporter une sélection de vêtements.
– Super, merci !
Léo arriva à ce moment là. Voltaire avait rarement été aussi content de le voir. Une présence amicale n’était pas de trop dans cette maison. Le timide garçon scannait de son regard perçant les lieux et surtout les personnes. Il n’accordait pas beaucoup de crédits aux employés de Neo Famicom et se méfiait d’autant plus d’Alice, trop souriante, trop affable et qui sentait la fourberie à plein nez.
– Bonjour Léo, nous sommes ravis de t’intégrer dans la team, je ne te les présente pas, j’imagine que tu as fait ton travail de recherches et que tu as déjà quelques idées pour préparer au mieux ce premier round ?
Léo ne voulait surtout pas abattre toutes ses cartes, mais il devait quand même apporter la preuve de son utilité.
– Oui effectivement. Ca tombe bien en plus, j’avais quelques jours de congés à solder, je vais pouvoir être présent durant toute la compétition. En ce qui concerne Melissa, elle sera une redoutable adversaire parce qu’elle calcule vite et a l’avantage de faire du e-sport sur tous types de consoles ou d’ordinateurs. Du coup, elle maitrisera le simulateur en un rien de temps. D’un autre côté, sa plus grande faille sera justement son esprit logique et formaté. Elle va raisonner comme si c’était un jeu et choisir systématiquement la solution la plus pragmatique, mais qui ne sera pas forcément la plus humaine. Ca pourrait se retourner contre elle. Au fait Voltaire, avant que j’oublie, C. te souhaite bonne chance !
L’analyse de Léo était très pertinente et l’équipe commençait à le prendre au sérieux. Voltaire pour sa part était passablement troublé, C. était en quelque sorte l’élu de son coeur, il l’avait baptisée C. pour celle dont on ne doit prononcer le nom, parce que dans ses nombreux moments éthyliques il le répétait en boucle comme un mantra. Il devait rester focus sur son objectif, après tout, il était là pour une bonne raison. Il pouvait gagner, sa nouvelle philosophie était « winner takes all » et il comptait bien la mettre en pratique.
Le training de Lena se passait en conditions de plateau télé. Elle lui posait et reposait les mêmes questions et il devait y répondre le plus naturellement possible, sans fioritures, même si au final c’était du par coeur. Les questions allaient de : ton jeu préféré, à quelle sera ta stratégie, est-ce que tu te rends compte de la chance que tu as, qu’est ce que tu ferais si tu faisais partie des vainqueurs… bref, pas de quoi être trop déstabilisé à priori. La styliste pour sa part préconisait un style streetwear sobre. Baskets Veja, pantalon chino Uniqlo, pull gris off white avec inscriptions, no pain – no gain, barbe taillée 2 jours. Là aussi Voltaire pourrais sans problème s’adapter. La journée passa en un clin d’oeil, entre training, coaching, revue de presse…
– Bonsoir à toutes et à tous, ravis de vous retrouver pour BFGame, l’émission entièrement consacrée au gaming. Avec moi, Pedro le Geek, Anastasia, Cousin Hub et Remy. Nous avons le plaisir d’accueillir sur le plateau Voltaire Legland pour sa première apparition à la télé.
– Ca va Voltaire, pas trop stressé ?
– Non, non ça va
– Ok, à part ta passion pour les uniformes de majorettes, tu peux te présenter en quelques mots ?
– Voltaire, 44 ans, je travaille dans le secteur du btp au service support, j’en profite pour saluer mes collègues et maintenant que je fais partie de cette aventure, je compte bien défendre toutes mes chances avec le soutien du public !
– Voltaire, c’est pas banal comme prénom
– Hub c’est pas fréquent non plus, mais ça va t’as l’air de gérer quand même
Voltaire ne comptait se laisser faire, la clé pour augmenter sa côte de popularité était justement de rendre coup pour coup avec un peu de rabe si nécessaire.
– T’as quand même 3% de chances de battre Melissa, ça te fait flipper ?
– Rémy, les statistiques ne sont pas toujours fiables et d’après ce que j’ai pu voir sur les réseaux, Melissa, qui bien sûr est la favorite, déclare partout qu’elle a gagné avant même de m’avoir affronté. Perso, je trouve qu’elle manque un peu d’humilité et puis on est français, l’épreuve finale se passe en France, j’espère qu’on va tous être un peu chauvin et montrer qui on est !
– Ah oui oui, c’est vrai ça, d’ailleurs puisque tu en parles, le président a adressé un message de soutien aux concurrents français sur Linkedin.
– Anastasia, c’est cool de sa part. Je ne fais pas de politique. Les autres sont des stars, super connues, qui vivent pour la plupart à Dubaï ou à Miami, moi je suis juste un gars de la street et je vais me battre pour moi mais aussi pour tous les joueurs, au sud, à l’est, à l’ouest, au nord du pays. On est la grande famille des anonymes.
Léo lui avait soufflé en aparté de se positionner en prolo, en Poulidor, cette fois prêt à faire une échappée victorieuse.
– J’avoue, c’est un beau message pour tous nos spectateurs ! On te souhaite bonne chance Voltaire et crois moi toute l’équipe sera derrière toi Jeudi soir à 21h00 pour la retransmission en direct de la première épreuve !
– Merci à toutes et à tous, merci également à Alice et sa team, Léo pour ses précieux conseils, Zaza et la bande, Fred au bar, et C. que j’embrasse très fort.
– Super Voltaire, c’était top !
Générique de fin.
Sur le plateau, Voltaire sentait que l’ambiance était différente à son égard. Plus respectueuse. Il avait réussit à la fois à s’imposer auprès des médias et à faire passer un message de ralliement. Il commençait enfin à croire en ses chances. De retour au QG, Alice et les autres ne tarissaient pas d’éloges sur sa prestation. Seul Léo faisait le job, lui rappelant constamment que le public était versatile et surtout que rien n’était jamais acquis…

Enfin le grand jour.

Tout était prêt. Il était prêt. Voltaire n’aurait pas de regrets. Il avait choisi de se rendre dans le Highstore du centre-ville. Les caméras de BFGame le suivaient depuis le début de la matinée, de même que Unigame, diffuseur officiel de la compétition et propriété de Neo Famicom. Il en était d’ailleurs de même pour l’enseigne, qui appartenait désormais à la puissante multinationale. Voltaire précédé de Leo et Alice, pénétra les lieux. Une estrade trônait au centre du magasin, surplombée par un écran télé de 80 pouces. Des caméras tout autour.

Faire le vide. Se concentrer et tout donner.

Voltaire s’installa. L’interface BESI pour (Behavior simulator) se chargea en moins de 5 secondes sur la XT5 Alpha +, la manette était vraiment agréable en main. L’environnement ressemblait à GTA, l’écran n’était pas partagé ce qui signifiait qu’il croiserait probablement Melissa au cours du jeu. Son avatar était parfaitement reproduit à la différence qu’il courrait beaucoup plus vite que lui ! Le temps s’écoulait en haut à droite de l’écran. Sa jauge de popularité était pour l’instant à 15%. Il avançait dans une reproduction de la ville de Bordeaux, mais il n’avait aucune idée de ce qu’il devait faire. Voltaire étudiait les lieux, mais continuait d’avancer. Il ouvrit son inventaire pour checker les éventuelles ressources mises à sa disposition. Il y avait notamment une carte créditée de 100 euros, une canette de redbull, un sandwich Subway, une matraque, un pistolet + 50 cartouches, un téléphone portable… Il se saisit du smartphone qui pouvait, selon lui, contenir des informations. La jauge passa à 20%.
3 SMS :
 » Voltaire, j’ai besoin d’aide ! je me suis réfugiée dans le HighStore, une horde de zombies est à l’extérieur et j’ai vidé mon chargeur ! Help.  » Melissa
Tips 1 : Bonjour Voltaire, n’oubliez pas, si vous mourrez, votre jauge de popularité repartira à 0% Bonne chance ! 🙂
Tips 2 : Besoin d’aide ? RDV Place des Quinconces
Les options étaient claires : Soit il laissait Melissa crever, le public ne serait pas forcément hostile mais il passerait pour un lâche. Soit il allait aux Quinconces chercher de l’aide mais dans ce cas, il passerait pour un faible, incapable de se débrouiller seul.
– OK Melissa j’arrive !
Côte de popularité 35%
Voltaire réfléchissait à la meilleure tactique possible. Le magasin était situé dans une rue piétonne et il ne savait pas si enfreindre des règles comme utiliser une voiture dans cette zone n’occasionnerait pas de pénalités. Le mieux était de faire au plus simple. Il posa la carte de crédits sur une borne pour prendre une trottinette électrique. Il voulait d’abord repérer les abords avant de jouer les héros.
Cote de popularité 43%
Melissa avait parlé d’une horde… c’était bien pire que ça ! ils étaient au moins 2500 morts-vivants agglutinés contre la façade du store. Un énorme grognement retentit derrière Voltaire. On aurait dit le chien de Stephen King, Cujo, monstrueux et particulièrement agressif. Voltaire hésitait. Le molosse ne bougeait pas. Sortir son flingue était le meilleur moyen de se mettre à dos les défenseurs des animaux. Le simulateur vocal s’activa, il avait choisit de s’adresser directement à la bête. Elle continuait de grogner et de montrer ses larges crocs. Prête à bondir. Il savait qu’il était risqué de courir ou d’utiliser la trottinette. Il ne fallait surtout pas lui tourner le dos. Il avançait doucement vers elle, essayant d’être le plus calme possible, la main tendue, paume en l’air et il se souvint du sandwich dans l’inventaire. Voltaire le fit apparaître et le tendis délicatement à l’animal qui s’en saisit et se transforma instantanément en un charmant toutou, imposant mais docile. Il avait le sentiment d’avoir réussi une première mission et se sentait un peu plus confiant, mais rien n’était gagné pour l’instant.
Côte de popularité 75%
Voltaire souffla, il réalisait que dans ce jeu, il n’y aurait pas de deuxième chance. Le public n’avait plus de patience ou d’empathie. Il fallait s’adapter. Ne pas agir ni penser comme il le ferait naturellement, mais choisir l’option qui plaira le plus à la majorité, combien même cette majorité serait ignorante et bornée. Il se rappela que dans les films de zombies les animaux étaient épargnés, une question de cerveau. Il connaissait pour sa part bon nombre de chats et de chiens plus intelligents que des humains, mais telle n’était pas la question.
Il arracha une page du carnet de notes présent dans son inventaire et rédigea un message à l’attention de ceux qui étaient censés apporter de l’aide et qui se situaient sur la grande place de la capitale girondine.
– Allez mon chien, vas-y !
Comme espéré, l’animal s’exécuta sans manifester le moindre doute sur ce qu’il devait accomplir.
Côte de popularité 80%
Il ne savait pas où en était Melissa. Peut-être que tout ceci n’était qu’un piège, mais il vivait l’aventure à fond et ne regrettait pas ses décisions, pour l’instant. Son idée était assez simple mais réalisable, escalader les toits pour parvenir jusqu’au magasin. Il avait juste surestimé les capacités physiques de son avatar, supérieures aux siennes mais pas non plus exceptionnelles. Il glissa et manqua de tomber. L’immeuble faisait 3 étages. Il arriva tout de même jusqu’au premier balcon, mais le personnage avait perdu beaucoup de santé. Il n’avait plus à manger. Que pouvait-il faire ? La boisson énergétique ! Il bu jusqu’à la dernière goutte de la canette, qu’il jeta dans la poubelle située en bas de l’immeuble et sur son écran s’afficha en énormes caractères clignotants : Bonus Stamina 50 secondes. Toutes ses forces étaient revenues et bien plus encore ! Il pouvait faire des sauts gigantesques, son personnage était beaucoup plus puissant et rapide. Il fallait tout de même rester prudent. La chute au lieu d’être douloureuse pouvait s’avérer mortelle. Sans réfléchir, le Voltaire digital et boosté reprit son ascension. Il bondissait à travers les immeubles à la vitesse de l’éclair. Plus que quelques mètres encore et 10 secondes de power up. Il y était presque.
Côte de popularité 87%
Il arriva enfin sur le toit du Highstore. Melissa l’attendait, calme, placide, le pistolet dans la main, prête à lui tirer dessus.
– Tu en as mis du temps ! J’en ai profité pour faire quelques quêtes annexes plutôt amusantes.
– Tout va bien ?
– Pour moi oui, mais malheureusement je crois que ton aventure s’achève maintenant.
Elle tira. Il restait une seconde de bonus d’énergie, Voltaire effectua une glissade pour éviter le tir et se cacha derrière une conduite d’évacuation.
– Il me reste 5 balles et tu ne vas pas pouvoir rester caché bien longtemps, allez dépêche-toi, je dois préparer mes interviews et réfléchir à la prochaine épreuve !
Soudain un énorme vacarme se fit entendre. L’aide promise arriva et massacrait les zombies. Ils étaient tous là, les personnages les plus emblématiques du jeu vidéo : le plombier, le hérisson, le karatéka, le smiley jaune et toutes les nouvelles idoles des geeks, surarmées et bien décidés à ne faire aucun prisonniers.
Côte de popularité 100%
Il était à découvert, Melissa tira une nouvelle balle.
5, 4, 3, 2, 1
Son avatar s’effondra. Elle avait tiré dans le ventre, il trouva dans son inventaire une trousse de soin.
Melissa s’approcha du Voltaire pixelisé pour l’achever, à bout portant.
Sa côte de popularité affichait toujours 100%
Il ferma les yeux. Elle pressa la détente. Clic. Clic. Clic. Elle vidait son chargeur mais aucune balle ne s’en échappait, c’était trop tard. La partie était finie. Voltaire avait gagné.
A l’écran on pouvait lire, WINNER : VOLTAIRE LEGLAND
Il lâcha la manette. Ses mains tremblaient encore. Le silence emplit la pièce et très rapidement des salves d’applaudissements et de cris de joie. Il était tellement concentré qu’il n’avait pas vu le magasin se remplir. Il n’avait jamais ressenti une telle sensation. Il l’avait fait. Gagner. Il se laissa submerger par l’émotion.

A la frénésie de l’instant, succédait désormais l’attente de la prochaine épreuve. Tous les favoris, à l’exception de Mélissa s’étaient qualifiés. Voltaire s’efforçait de ne pas succomber aux charmes de la gloriole. L’équipe d’Alice lui accordait dorénavant une attention constante et des regards énamourés. A leurs côtés, Léo faisait figure d’empêcheur de kiffer en rond. Il avait raison. Grâce à ses contacts dans les milieux interlopes de la grande toile, il avait appris que la deuxième épreuve serait, selon toutes vraisemblances, une baston en réalité virtuelle. Il n’y aurait, a priori, pas de votes du public, ce qui l’inquiétait beaucoup plus maintenant qu’il était considéré comme un outsider sérieux. Alice, dans un excès de zèle, s’était procuré le nec plus ultra du matériel de VR. Léo s’était cependant montré intransigeant sur ce sujet, Voltaire devait s’entraîner avec un équipement tout public et une connexion internet médiocre. C’était le meilleur moyen de ne pas être pris au dépourvu en cas de défaillance technique, ce qui d’après ses calculs avait, a minima, 48% de chances d’arriver. Critère d’autant plus critique que Voltaire souffrait du mal des transports équipé du casque VR et qu’il détestait être confiné dans cet ersatz de réalité. Selon les projections des statisticiens maison, Voltaire pourrait tenir 2:00 max avant de faire une syncope, ou moindre mal, d’avoir un voile blanc devant les yeux. Il n’était clairement pas en position favorable…

7h59 et 58 secondes

Pour la plupart de nos protagonistes, le ciel était bleu azur. Kendo auréolé de ses derniers succès ne touchait plus le sol, le comité exécutif de Neo Famicom le conviait lors des réunions stratégiques, il déjeunait avec eux dans le restaurant réservé aux grands dirigeants de l’entreprise. Ashley se satisfaisait de la vente de Highstore, et même si sa mission n’était pas encore achevée, elle contrôlait la situation. Les médias se régalaient et faisaient monter la pression. Le public était aux anges, comme lors d’une coupe du monde de football. Seul Voltaire se désespérait de ne pas maitriser correctement la technologie VR, malgré les encouragements de sa team et même de C. qui se rapprochait de plus en plus. Comme l’avait prédit Alice, il changeait de statut, sa vision de la vie évoluait, des opportunités insoupçonnées jusqu’alors insoupçonnées s’ouvraient à lui, aussi bien professionnelles que personnelles. Il nourrissait de nouvelles ambitions. Léo le tira violemment de sa rêverie. BFGame allait révéler en exclusivité les informations sur la deuxième manche. Voltaire ferma les yeux et récita une prière improvisée dans sa tête. Générique.

France Culture – George Orwell

France Culture – George Orwell

« Ce mort continue à nous parler avec plus de force et de clarté que la plupart des commentateurs et politiciens dont nous pouvons lire la prose dans le journal de ce matin. » C’est ainsi que Simon Leys parlait de George Orwell dans son essai Orwell ou l’horreur de la politique, paru en… 1984. Il y a presque quatre ans, juste après l’élection de Donald Trump, 1984 le célèbre roman dystopique d’Orwell caracolait en tête des ventes aux États-Unis. Alors que l’adjectif « orwellien » semble plus que jamais propre à qualifier notre monde, on ne compte plus les comparaisons entre « Big Brother » et l’Amérique d’aujourd’hui ou entre la novlangue et les « faits alternatifs »…

George Orwell prophète, George Orwell boussole, George Orwell visionnaire insurgé ? Quel que soit le vôtre, profitons des honneurs que lui accorde la Pléiade pour se plonger dans son oeuvre !

https://www.franceculture.fr

Mères, filles, sœurs – Tom Wood

Mères, filles, sœurs – Tom Wood

Avant de devenir à Liverpool le « photieman » qui photographie les gens dans les rues, les pubs, les clubs, les marchés, les docks, les parcs et les stades de foot, Tom Wood collectionnait des cartes postales anciennes représentant notamment des mères avec leurs filles ou des sœurs entre elles. Mères, filles, sœurs rapproche les photographies que Tom Wood a prises dans les rues de la ville entre la fin des années 1970 et celle des années 1990 ainsi qu’une partie de sa collection personnelle d’images anonymes.

Tantôt posés et tantôt saisis dans le mouvement spontané de la rue, en noir et blanc ou auréolés de sa palette de couleurs si particulières, les portraits de Tom Wood dégagent une force et une présence d’une formidable intensité. Ils magnifient ces femmes, et rendent hommage à leurs vies de mères, de sœurs, de filles, à cette complicité intime et cette humanité palpable qui les relient.

Photographe né en 1951 en Irlande, Tom Wood vit et travaille au Pays de Galles. Entre 1978 et 2001, il sillonne les rues de Liverpool muni de son Leica, enregistrant le quotidien des habitants de sa ville. En 2003, il déménage au Pays de Galles et se consacre aux paysages. Une rétrospective lui a été consacrée au National Museum de Bradford en 2013. Il a notamment publié chez Steidl Photie Man (2005) et Men/Women (2013) ; et plus récemment Termini (Gwinzegal, 2018) et Women’s market(Stanley Barker, 2018).

Tom Wood, Mères, filles, sœurs, Éditions Textuel.
120 pages, 49€, en librairie le 3 juillet 2019.

TOM WOOD SERA PRÉSENT AUX RENCONTRES D’ARLES

Catalogue de l’exposition Mères, filles, sœurs aux Rencontres d’Arles qui fêtent cette année leur 50e anniversaire | Exposition prévue à la Galerie Sit Down à Paris en novembre 2019.

Photo : Burroughs Garden Girls [Les Filles de Burroughs Gardens], 1984-86 © Tom Wood. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la galerie Sit Down.

Bereshit (Commencer)

JE ME SOUVIENS D’UN JOUR SANS SOLEIL. Le ciel était bas et lourd. Le brouillard mélangé à la fumée tenace et épaisse qui émanait des ruines fumantes ne se dissipait pas, malgré le vent, malgré la pluie, malgré les prières.

L’équipe du capitaine Lemaître, la première qui fut chargée d’intervenir sur les lieux de la catastrophe, venait d’être relevée. Les gars étaient épuisés, à bout de force. Leurs mines étaient sombres. L’humeur au delà du drame était sinistre. Insupportable sentiment d’inutilité, de n’être là que pour constater, sans aucune possibilité d’obtenir la maigre récompense des immenses efforts déployés. Toutes ces heures passées sous la pluie à chercher dans les décombres, des traces, des survivants, des corps. Pour rien. Toutes ces existences réduites en fumée, annihilées de la surface de la terre. La chapelle ardente, dressée à la hâte s’étendait désormais sur une surface effrayante, apocalyptique. L’indispensable périmètre de sécurité avait rapidement été établi afin de filtrer le plus sévèrement possible les allées et venues. La meute des gratte-papiers confinée à quelques mètres de l’épicentre commençait à piaffer d’impatience. L’odeur du sang et de la chair calcinée l’excitait au plus haut point.

Pour ma part, je n’étais même pas encore au courant du drame. Je dormais profondément, rêvant d’une grande histoire qui serait mon sésame pour la postérité… J’avais lu avec délectation la plupart des attentats littéraires des X-Men (Hommes de la génération X) Bret Easton Ellis, Douglas Coupland, et leurs avatars français : Beigbeder, Liberati, Dantec, Houellebecq… Dignes représentants d’un style d’écriture efficace, name droppée et qui me fascinait totalement. Ma solution pour sortir de l’anonymat ? Une œuvre hallucinatoire et post-genre composée de bribes de rêves et de notices de produits chimiques. Une sorte de Twin Peaks revisité par Procter et Gamble et William Burroughs. Évidemment, tout cela n’avait aucun sens.

La sonnerie old school et stridente de mon téléphone brisa le silence de la nuit et mon embryon de réflexion disparu en fumée. Je regardais incrédule et comateux l’horloge digitale LCD retro éclairée de chez Urban Outfitters : 04:36. Qui était assez fou pour m’appeler à une heure pareille ? Inquiet, curieux, groggy, je finis tout de même par décrocher.

— Allo ?
— Hummm ?
— Kadmon ? Enfin ! J’ai commencé à flipper… Écoute moi bien: Je t’offre une chance inouïe de refaire surface. J’ai un très gros sujet, un truc vraiment énorme et je t’ai choisi pour le couvrir !
— Hein ? … Vous vous foutez de ma gueule ?
— Kadmon ! Christophe Tomassin à l’appareil. « Nouvelles du monde ».
— Tomassin ?
— Le château Bereshit est en flammes. Des morts. Je n’en sais pas plus pour l’instant. J’ai déjà une équipe sur place, mais je veux que tu ailles là bas. Tu connais le contexte mieux que personne. Rassure-moi, tu n’as pas eu d’autres propositions ?
J’émis un bâillement et me frottais les tempes de ma main libre : « Oui, non… en flammes, le château Bereshit ? »
— Je veux un papier avant midi au plus tard, on boucle à 14h00.
— Pour les frais ?
— T’occupes pas de ça. Le journal prend tout à sa charge.

Le rédacteur en chef raccrocha. Je restai complètement interdit. Putain, c’était quoi ce délire ?

J’allumais mécaniquement la télévision sur une chaine d’informations en continu. A l’écran, une rediffusion d’un débat stérile entre deux éditorialistes trop appliqués pour être honnêtes. En bas, le traditionnel bandeau des horreurs défilait. En caractères blancs sur fond rouge : Drame en Gironde, la communauté Bereshit durement touchée. Plusieurs centaines de morts après l’explosion du château de Lott.

Tomassin ne m’avait pas tiré du lit pour rien. Un mélange contradictoire d’émotions me submergeaient. Compassion pour les victimes. Haine féroce à l’égard de leur maitre à penser. Un gourou de la pire espèce. Une ordure manipulatrice et vicieuse. J’avais failli le coincer. Je m’étais retrouvé sur la touche. Il n’avait pas apprécié mon enquête sur son business aussi opaque qu’une nuit sans lune en pleine campagne.

La présentatrice de l’édition spéciale fit son apparition, entourée d’une flopée de spécialistes de l’enfumage. Personne pour s’interroger sur la véritable nature du drame. Mes réflexes paranoïaques reprenaient vite le dessus. Si Eloïm n’était pas mort avec ses fidèles, alors il y était forcément pour quelque chose… J’en avais la certitude. En l’espace d’un instant mes munitions étaient prêtes : Valise remplie à la hâte. Carte de presse. 4 canettes de Red Bull. 2 paquets de cigarettes (pour la route). Clés de la voiture. Le domaine de Lott était à quatre bonnes heures. J’avais le temps de réfléchir. Une vision fugace me ralentit un instant, mon reflet dans le miroir. Un loup émacié, yeux rouges et babines retroussées. Je compris alors qu’il n’y aurait pas d’échappatoire. Lui ou moi. Mort ou vif. Je n’avais plus rien à perdre. J’avais déjà tout perdu.

Sur la route, j’écoutai la radio qui s’embrasait, littéralement. Toutes les stations d’informations s’étaient évidemment focalisées sur le sujet. Elles enchainaient avec une maestria robotisée les interviews sans valeur ajoutée : « Madame X vous habitez à 500 km du lieu de l’accident, avez-vous entendu la déflagration ? » « Pas moi, mais mon chat Bibendum était excité comme une puce, alors que ce n’est pas son habitude, ça montre qu’il à l’ouïe fine ! hein mon pépère. C’est horrible cette catastrophe quand même… ». Les clichés surannés sur les victimes. Les interventions sans âme des professionnels du macabre. Les bilans actualisés toutes les 50 secondes… Enfin le climax arrivait avec le pseudo rappel des circonstances de l’accident : « Léo Admonakis dit DJ Hod, (1.5 milliard de vues sur YouTube) se trouvait aux manettes d’une soirée caritative qui se déroulait au château. 1000 à 1300 « fidèles », étaient rassemblés sur les lieux au moment de l’explosion. À cinq heures et demi du matin, un premier bilan provisoire faisait état de quatre cent trente trois morts et des centaines de blessés graves… » et la rumeur qui enflait, Elohim, le gourou était sorti des décombres, tout de blanc vécu, immaculé et bien vivant. Accident ou attentat ? Personne n’avait encore émis de revendication. Pendant les cinq prochains jours, sauf en cas de guerre nucléaire, on ne parlerait que de ça. Pour moi cela ne faisait aucun doute, le seul commanditaire s’appelait Elohim. Je devais le prouver. Ce ne serait pas une mince affaire.

La petite route sinueuse qui menait au domaine était plus bondée qu’une rame de métro à heure de pointe. Camions de pompiers. Police. Cars régies. Badauds. Curieux. Voisins. Tous essayaient de voir quelque chose. Ils se régalaient du ballet incessant des hélicoptères qui manoeuvraient autour de l’épicentre. Je fis une savante marche arrière et décidai d’abandonner mon véhicule dans un champs transformé en parking de fortune. Marcher me permettrait de réfléchir, j’étais convaincu que mon raisonnement était le bon, mais la grande émotion populaire générée par ce drame risquait de figer une version totalement fausse des faits qui ne serait jamais remise en question. Je serai traité de complotiste, d’aigri, de revanchard, le monde s’acharnerait sur moi, dans l’éventualité où on me laisserai produire mes conclusions, ce qui n’était absolument pas certain.

Je tendis ma carte de presse à un premier barrage, composé de policiers et de membres du service d’ordre de la communauté. Un grand baraqué, chauve comme un bonze, tatoué sur la main du logo – symbole de la secte, s’en empara vivement. Il fit une moue de surprise en scrutant mon identité. Les fidèles me détestaient, à juste titre d’ailleurs. En d’autres circonstances et surtout sans la présence des flics, j’aurai sans doute subi une correction, mais ce n’était ni possible, ni dans son intérêt. Il me rendit la carte, opina à contre coeur du chef pour signifier que c’était bon et . Il osa tout de même m’apostropher avec une parole de la bible : » Un juste qui se laisse ébranler devant le méchant est comme une source aux eaux troubles ou une fontaine polluée. ». Je lui souris tout en lui adressant un discret doigt d’honneur.

A peine quelques mètres me séparaient encore du domaine. Plus j’avançais, plus je me sentais oppressé, je m’efforçais de respirer le moins possible, l’odeur de la mort emplissait mes narines et cela me révulsait. Enfin, l’immense portail se dressa devant moi. Il était comme dans mes brumeux souvenirs, encadré par deux colonnes de pierre surmontées de herses. A moitié ouvert, abandonné, je trouvais cela presque obscène. Je n’aimais pas ce sentiment, violer cette espace auquel je n’appartenais pas. Comme un impression de franchir la porte de l’enfer de Dante. Un point de non retour.

La propriété, en temps normal, était totalement close, bien protégée, hermétique, à l’abri des regards indiscrets et du « vrai » monde. La pluie redoubla d’intensité. A ce propos, un fidèle de la secte dirait dans la presse : « le grand tout » nous a témoigné son infinie tristesse par ses larmes …. J’ y voyais surtout la preuve de son fanatisme absurde.

Archétype du journaliste moderne et high-tech, j’utilisais l’application Notes de l’Iphone pour consigner les éléments observés: A droite du portail, une guérite. Fermée. Stores baissés. Un chenil. Vide. Une grande fontaine ornée de sculptures romaines ou grecques, rien à foutre, jamais trop apprécié ces trucs crypto gays. Un jardin anglais. Un practice de golf. Des bâtiments, modernes, lumineux, à droite à gauche. Des maisonnettes comme des chalets au loin. Je n’apercevais pas encore le château, mais avec un casino et une boite de nuit cet endroit n’aurait rien eu à envier à un palace 5 étoiles.

Eloïm était un génie. « Secte, quelle secte ? » Regardez mes installations: Un havre de paix pour nantis sur-stressés qui ont juste besoin de repos et de spiritualité.». Salaud ! Nous verrons bien à qui le crime profite. Combien de défuntes victimes auront versé jusqu’à leur dernier sou et sang pour Bereshit ?

Lors de mes précédentes investigations j’avais découvert et partiellement révélé une partie des procédés mafieux et illégaux qui avaient permis à « l’association » de prospérer en toute impunité. Le magazine coupable de la parution s’en était tiré avec 5000 euros d’amende et moi je m’étais fait viré de la publication. Je ruminais ce vieux contentieux tête baissée. Soudain, face à moi, un véritable champs de ruine. Le spectacle qui s’offrait à mes yeux hagards était absolument effroyable. Sans expérience des catastrophes, je devais humblement reconnaître mon manque de préparation psychologique. Pourtant le site était presque clean, hormis les gigantesques et funestes décombres. Les blessés et les morts évacués au long de la nuit et du petit jour, il ne restait que des pierres ensanglantées, témoins impassibles du drame. Seuls les médias enfin lâchés et leur encadrement policier arpentaient sans relâche les lieux, à la recherche d’indices ou d’images sensationnelles à partager. Malgré tout, le silence prévalait et les quelques voix qu’on entendait se faisaient murmures.

Comme foudroyé par le syndrome de la page blanche, il me semblait impossible d’écrire quelque chose de potable et je débutais laborieusement mon article ainsi: « Le château de Lott, fleuron du XVIIIème siècle et propriété de la secte (à effacer), du mouvement (c’est nul mais à défaut d’autre chose) «Bereshit: Au commencement» s’est mystérieusement volatilisé (putain soit factuel) »… Impossible de faire mieux. Cela faisait des mois que je ne rédigeais que des billets de blogs sportifs, le plus souvent à l’arrache. Sans sommeil et épuisé par le trajet, je me retrouvais en plein milieu d’une réplique miniature et française du World Trade Center, de surcroit liée à la secte à l’origine de ma déchéance… Je remis tristement le portable dans la poche avant droite de mon pantalon. Trempé et usé. Tout allait se terminer maintenant. Incapable d’aller plus loin. Incapable de changer. Incapable de saisir ma chance. Incapable de ressentir autre chose que de la haine et du désarroi. Tout ici respirait normalement le luxe, l’opulence, l’endoctrinement des nantis. Pas la chair humaine grillée. Énième cigarette. Concentration. Inhalation de la fumée proscrite. Le portable vibrait. Probablement un hurlement textoïque du redac’chef…

Je scrutais le smartphone jusqu’à l’icône sms. Il s’agissait d’un message laconique et sibyllin: « Bientôt… ». L’adrénaline me monta aussi rapidement qu’un shot de Tequila au crâne. Quel crédit donner à ce message ? Qui en était l’auteur ? Pas de nom, pas de numéro de téléphone… Tout cela devenait de plus en plus étrange et je ressentais une pointe de peur mélangée à l’excitation. Après des années de placard, il se passait enfin quelque chose de fort dans mon existence. L’affaire Bereshit me redonnait le souffle de vie perdue.

Lucas Bonvallet se figea devant moi.

— Louis Kadmon ? Qu’est-ce que tu fais là ? Mais j’y pense, dit-il l’air faussement inquiet, t’as pas un reportage à préparer sur Tourcoing – Bayonne en Volley-Ball junior ? Une sonorité grasse sortit de sa bouche épaisse.
— Lucas, toujours aussi… jovial et épanoui ! Je me doutais en venant ici que j’allais recroiser de vieilles connaissances, mais commencer par toi ça me touche beaucoup. Une petite voix mesquine dans ma tête chantonnait l’inverse: « Putain, faut quand même une sacré dose de maz’ra pour se retrouver nez à nez avec l’empereur des connards. Reste calme, ce n’est pas la peine de se braquer. Autant en apprendre le plus possible, surtout d’un moulin à paroles comme Bonvallet. En tout cas l’air du coin lui donne bonne mine… on dirait un pochard de bistrot. Et son costume élimé et sa bedaine. Triste de vieillir comme ça.

Lucas, pour sa part, se délectait de la situation. Torturer Kadmon était un véritable plaisir. Dans leurs jeunes années à l’école de journalisme, il l’avait pourtant jalousé. Plus brillant, plus efficace, plus beau, mais Louis avait sabordé sa carrière en s’acharnant sur une estimable institution. Une folie pure ; que pouvait-on reprocher à Eloïm et à ses fidèles ? Les attaques de Kadmon n’étaient ni fondées ni tangibles. D’ailleurs le drame du château n’était sans doute que la conséquence d’un regrettable et tragique concours de circonstances. Le monde entier était ému par cet effroyable accident. La tendance était à la sensiblerie. Son article irait d’ailleurs dans cette direction. Il allait faire chialer dans les chaumières. Grâce à son brillant papier, Eloïm le remarquerait enfin et lui proposerait sans doute de rejoindre les hautes instances de la communauté…

Lucas continuait son petit manège pour faire sortir Kadmon de ses gonds. Bonvallet bien que chef de rubrique d’un quotidien régional, n’était en réalité qu’un pauvre mec adipeux au visage rongé par l’alcool. Sans scrupules. Un rat qui avait écrasé, profité des pigistes et stagiaires passés par son service pour gravir les échelons. Mais le fait était assez rare pour être souligné, il était là en personne et n’avait pas comme à son habitude délégué un de ses sbires… Les rapaces se délectaient toujours de l’odeur du sang.

» Ton avis sur la situation ? » Lucas me jaugeait orgueilleusement du regard. « Tu as vraisemblablement accès aux mêmes informations que moi. Tu peux en tirer les conclusions que tu veux. » Le chef de rubrique, rouge cramoisi, fit mine de chercher un autre interlocuteur plus digne d’intérêt et prit congé sans autre forme de cérémonie. J’exhalais un soupir de soulagement. Derrière l’écran à rédiger des billets sportifs, je n’étais plus soumis aux pressions de ces êtres exécrables, se frotter de nouveaux à eux était finalement bien plus difficile qu’escompté. Lassé des incessantes intempéries, je m’abritais un moment sous l’auvent d’une maisonnette située à une vingtaine de mètres derrière le château. De discrètes petites caméras étaient disséminées un peu partout. « Pas de stress, je suis libre de circuler où je veux. La guérite qui sert certainement de poste de contrôle est fermée. Les flics ne s’intéressent pas à moi. Ils ont l’habitude d’avoir des fouineurs auprès d’eux et n’y font pas attention. C’est bon, vas-y fonce ! » Les « fouineurs » étaient des journalistes dûment accrédités, parfois utiles à l’enquête. Capables de remarquer des détails futiles mais qui pouvaient se révéler finalement importants voire essentiels. La seule contrainte était de donner prioritairement l’information aux forces de l’ordre avant publication, avec en corollaire le risque de censure. Je n’avais bien évidemment jamais respecté ce principe.

Le rédacteur en chef de « nouvelles du monde » n’avait pas fait les choses à moitié pour lui obtenir ce blanc seing, songea Kadmon.
Il reprit son monologue intérieur: « Au premier abord la thèse de l’accident s’impose d’elle même, mais je ne peux pas y souscrire. Pas après tout ce que j’ai vécu avec Bereshit… »
Louis aperçu au loin un énorme Hummer noir franchir le cordon de sécurité et s’approcher des décombres. La voiture freina. Majestueusement Eloïm sortit de l’arrière du véhicule, précédé de deux armoires à glace. Lunettes noires. Costume noir cintré et chemise blanche. Une vraie Rock Star.
Un court instant le journaliste eu la nette impression d’être observé. Il s’agaça: « Cet enfoiré de gourou est toujours en vie. Eloïm n’était sans doute même pas présent à la soirée. Comme par hasard…»
Louis tira d’une de ses poches, un paquet de cigarettes à moitié plein, enfonça nerveusement la tige dans sa bouche, se servit de son zippo, dernier vestige de son adolescence et massacra la première bouffée. Après un moment de réflexion tabacologique, il écrasa la cigarette sous sa bottine Weston vieille de 10 ans et parcouru son téléphone à la recherche de l’icône verte messages. Cinq sms en attente.
Au premier texto: « Bientôt vous allez tout savoir » succédait un chiffre: « 7 », puis « porte ouverte. caméra nord ». Ca se précisait de plus en plus… D’autre part, le listing avait bien été expédié. Louis le parcouru rapidement. Il reconnu certains noms, personnalités du show-biz, des dignitaires de l’ordre, mais quel était leur point commun ? Pourquoi étaient-ils morts ? Enfin comme prévu, at last, une missive de Tomassin pour savoir où en était la rédaction de son papier. D’abord, il lui fallait résoudre l’énigmatique jeu de piste, c’était prioritaire. Il compta sept pas, regarda les emplacements des caméras, s’impatienta, traversa le domaine en long en large, en travers, attendit un nouveau texto… Le temps passait, son article n’avançait pas…
Quel idiot se dit-il ! Un détail venait enfin de lui sauter aux yeux. En inspectant pour la énième fois une des maisonnettes. Au dessus de la porte d’entrée était gravé un chiffre romain doré… « Donc, si je continue logiquement jusqu’à la VIIeme demeure, la porte d’entrée doit être ouverte… mais avant je dois neutraliser la caméra située au nord. Mes réponses sont peut être à l’intérieur, à moins que ce ne soit un piège… Qu’est ce que je risque de toute façon ? » Tout content d’avoir résolu l’énigme après deux heures de tentatives infructueuses, Louis se félicita d’avoir bouffé des tonnes de thrillers américains. Il était du reste persuadé que fort de cette expérience empirique aucune énigme ne pouvait lui résister très longtemps.
Sans avoir un sens de l’orientation surdéveloppé, il ne manqua pas de voir au nord, effectivement pointée face à la bicoque, une caméra de sécurité dont la petite lumière rouge scintillait. Pourquoi celle-ci était toujours en activité alors que les autres ne fonctionnaient plus ? La secte devait probablement disposer de plusieurs groupes électrogènes.
Louis ne brillait malheureusement pas par ses qualités athlétiques. L’exact opposé d’un journaliste « tout terrain ». Il mesurait à peine un mètre quatre vingt, présentait un surpoids de cinq ou six kilos, fumait un paquet de cigarettes par jour et buvait le plus souvent jusqu’à plus soif dès que l’occasion se présentait. Tout ça ne lui disait rien qui vaille. Cela prenait même une tournure délirante. Il réfléchit: « Admettons… Comment contourner l’obstacle de la caméra ? Il y a bien dans le coin quelque chose qui peut m’être utile. Personne dans les parages ? Alors à quoi bon se prendre la tête à échafauder des plans compliqués. Je retourne sur mes pas à la recherche d’une barre de fer ou d’un objet équivalent et après tout pourquoi pas une branche ou même mon parapluie ? » Louis se résolu à conserver son pébroque, trouva un arbre pas trop grand à côté de la maison V. Le néo Sherlock Holmes s’y reprit à deux fois en se suspendant au rameau qui rompit mais ne se cassa pas immédiatement. Il s’épuisait: « Putain et l’heure qui tourne et j’ai envie de pisser et je commence à être saoulé au plus haut point. » La troisième tentative fut la bonne. Le coup de fouet qu’il lui fallait.
A pas de loup, il se glissa sous la caméra et tenta de la détruire à coups de branche d’arbre. La technique semblait foireuse mais s’avèra au bout du compte payante. Louis gloussa intérieurement: « Le redbull doit encore faire effet. Caméra neutralisée ! » Tout heureux de son forfait, Kadmon s’esclaffa sans retenue en voyant l’objet pendouiller le long du mur.
Il reprit rapidement sa contenance initiale, conscient des risques encourus, s’approcha prudemment de la poignée de la porte, la manipula… celle-ci s’ouvrit sans efforts. Louis pénétra dans un genre de chalet cosy et chaleureux. Il n’eut pas besoin d’allumer la lumière. Il faisait plein jour. Son coeur battait la chamade, il s’attendait à une embuscade, certain d’entrer tout droit dans la gueule du loup.
Que pouvait bien faire Eloïm s’interrogea Louis. « Il doit préparer son communiqué de presse.» Sa montre affichait, 12h05. « Je suis définitivement à la bourre et sans doute hors jeu pour l’article. » Un escalier. A contre coeur, la tête baissée et résigné, il monta les marches vers son destin…
Eloïm se faisait maquiller dans une petite pièce attenante au studio d’enregistrement, dans un bâtiment annexe au château. Ses assistants avaient décoré la pièce selon ses désirs, miroirs en bois sculptés du XVII ème siècle, un chandelier en or, des plantes exotiques, un écran video de 165 cm qui diffusait en boucle un condensé de ses meilleurs prestations scéniques. Une bouteille de Krug dans un seau à glace en cristal de Baccarat et des macarons de chez Ladurée, Eloïm raffolait de ces petites attentions.
— Où est Kadmon ?
— Il est enfin entré dans la VII. Cet abruti a défoncé la caméra avec une branche d’arbre !
— Bien, bien, bien. Toujours aussi rustre dans ses manières. J’espère qu’il trouvera le cadeau que nous lui avons laissé.
— Ne vous inquiétez pas monsieur, nous avons respecté votre plan.
— Je le veux !
— Et vous l’aurez. Si vous me permettez, il me semble que vous n’avez jamais eu à vous plaindre de mes services jusqu’à présent… Monsieur ?
— Jamais ! Tout à l’air parfait. Mon discours s’il vous plait ?
— Voilà monsieur.
Il jeta un rapide coup d’oeil au texte.
— Hum… oui, c’est pas mal. Intéressant. Allons livrer au monde notre profonde tristesses d’avoir perdu ces êtres si cher et surtout renforcer chez nos fidèles leur foi en notre belle cause.
Un sourire carnassier déformait son visage impassible…

Alix pose le manuscrit, passe sa main dans ses cheveux bouclés, signe de nervosité:
— Ne le prends pas mal, mais ce n’est pas de la grande littérature. Ca vaut à peine un épisode des experts Miami ton bouquin.
— Pourquoi tu cherches toujours à critiquer ce que je fais ?
— C’est pour toi que je dis ça. De toute façon qu’est-ce que ça t’apporte ce livre ? Tu crois quoi ? Que tu vas avoir le prix Goncourt ?
— Merci !
— Et voilà tu te fermes, ! Tu ne comprends pas ce que je veux te dire.
— Je comprends très bien. Comme d’habitude dès que je commence quelque chose, ça ne va pas.
— Le problème, c’est que tu commences plein de trucs, mais tu ne finis jamais rien !
— Mais laisse moi avancer au lieu de critiquer. Sincèrement j’accepte les critiques lorsqu’elles sont justifiées et là je trouve que tu es dure.
— Bon. Je te laisse, faut que j’aille bosser… tu sais ramener de l’argent pour manger. Je n’ai pas la chance de rester toute la journée à la maison…
— Excuse moi, mais ce n’est pas une chance d’être en arrêt maladie pour dépression.
— La dépression ! Ce joli mal du siècle. Pour ma part cela fait quinze ans que je travaille dans la même société. Aujourd’hui je suis la première assistante du directeur et tout le monde m’adore. Il n’y a pas de mystère, si je n’étais pas là cette boîte aurait certainement déjà mis la clé sous la porte. Ce soir j’ai Zumba. J’y vais avec Zaza et Lilou et tu videras le lave vaisselle. Pour le déjeuner c’est dans le frigo: Les restes d’hier soir si tu veux. Par contre tu ne me laisses pas des miettes sur la table comme toujours. Tu sais très bien que je déteste ça. Et ne le prends pas mal, mais tu devrais te raser et quand est-ce que tu vas aller chez le coiffeur ? Tu as bientôt 40 ans et j’ai toujours l’impression d’être avec un ado attardé. Zaza, tu sais ma copine dont le mari est ingénieur, il l’emmène à Punta Cana, en république dominicaine pour Noël… ben c’est pas prêt de m’arriver ! Pourquoi tu ne fais pas un fongecif, ou les concours administratifs ? C’est bien fonctionnaire, tu as la sécurité de l’emploi et une bonne retraite et on peut emprunter pour acheter une maison. Enfin. Fais ce que tu veux. Comme toujours. À ce soir !
La porte claque.
Enfin seul.
Mes mains forment des poings. La jointure blanchit tellement je serre fort. Je rêve d’écrire mon roman depuis des mois, des années ? Un beau projet, une manière d’exorciser la sordide existence qui est la mienne.
Je me lève, regarde par la fenêtre. Il pleut encore. Alix était cool au début, un peu ronde physiquement, un peu psychorigide mentalement, mais au moins elle me foutait la paix.
Je vais dans la cuisine et je me sers un verre de vin, du blanc pas cher, qui défonce le crâne autant que les entrailles. Tous les grands auteurs boivent, alors moi aussi.
Je m’installe, pas très confortablement, sur le canapé Fly de notre petit salon. Dans 45 mètres carrés tout est petit, enfin il parait que je ne dois pas m’en plaindre, parce qu’il y a moins chanceux.
J’allume la télé, la Playstation et je lance une partie de Call of Duty.
« Un super jeu de guerre, dans lequel tu tues tout le monde » comme me l’a dit le branleur du magasin de jeux-vidéos au bout de la rue qui me l’a vendu. « Vous allez voir c’est génial, votre fils va adorer ! » Un fils ? mais j’ai pas de fils, pauvre con de geek. Ma carte de fidélité tamponnée, un petit bonhomme ressemblant vaguement à Mario qui fait le V de Victoire en souriant. J’étais rentré à mon domicile, puis j’avais méticuleusement rangé le jeu dans une autre boite pour éviter qu’Alix ne crise et ne me sermonne sur le fait que je dilapide n’importe comment notre argent.
Je m’évade un instant. Le temps passe. Je ne franchis même pas le premier niveau, ça m’énerve. J’arrête. Je retourne à l’ordinateur. J’ai le cafard. Une vraie bonne crise d’angoisse. Je sais les détecter maintenant. Mon verre est vide. Je me resserre d’abord. Je vais sur un site porno le temps d’une petite branlette décevante face à ces actrices factices. Je regarde mes mails, rien à part des spams, des publicités non désirées, mais qui désire vraiment la pub ? Mon verre est vide. Je me resserre, la bouteille est presque vide. Il faudra que je sorte pour la jeter sinon je vais me faire engueuler. Je vais inscrire ça sur ma to do list. Je consulte mon agenda: Demain, rendez-vous avec le psy. Je vais encore chialer en repensant à mon chef, à ma femme, à mon passé, à mon avenir, à cette vie absurde. Mais si je ne veux pas reprendre le boulot, c’est la moindre des choses.
«Un sourire carnassier déforme son visage». Elle n’est pas mal cette phrase quand même. Je fais des efforts. Allez cette fois je m’y mets.
Le téléphone fixe sonne. Numéro inconnu. Je ne réponds pas.
Avant de lancer Word, je vais sur Facebook, espionner la vie des autres. Copains. Collègues. Famille. A les voir ainsi se vanter, ils me révulsent parce que je les envie. Machin qui publie ses photos de Tahiti, l’autre a un concert ou dans tel restaurant huppé. Je suis las de ce monde à deux visages. Mon esprit divague:
« Il est des matins où l’angoisse étreint: Une sensation physique qui démarre dans le creux du ventre pour finir dans la gorge. Il est des matins où la nuit semble avoir duré des jours. Une nuit sans lune, noire comme les ténèbres qui recouvrent et aspirent. Il est des matins de tristesse incommensurable. Des larmes de sang perlent sur les joues. Il est des matins où le sol s’effondre à chaque pas. Il est des matins où l’on se demande pourquoi ? Aujourd’hui n’est pas plus redoutable qu’hier et demain est encore à façonner. Il est des matins sans espoir, il est des matins sans soirs. Il est des matins d’absence, des matins de conscience, des matins sans lendemains .»
En un instant les mots s’affichent à l’écran. J’ai envie d’envoyer le texte à Grand Corps Malade, il pourrait peut être en faire un slam ?
J’efface tout ça. Je me frotte les tempes et j’essaie, bien que pas mal éméché, de poursuivre l’écriture de mon oeuvre littéraire.
Louis est à l’étage: Scénario 1 Une bombe anatomique l’attend dans la chambre, 2 Un tueur sanguinaire, 3 Un Ipad qui contient toutes les données utiles pour l’enquête, 4 Une grande trace de sang au mur… genre Kadmon m’a tuer… Ces différents scénarios sont tous séduisants mais il manque un détonateur, du peps, un truc qui fait décoller le lecteur…
Conscient qu’une petite stimulation externe peut s’avérer nécessaire en pareil cas (ce n’est pas le coup de fil à un ami, mais celui qui ouvre les portes de la perception), je vais piocher dans la petite boîte en bois sur la deuxième étagère de la bibliothèque (Billy de chez Ikea) une bonne petite pincée de beuh que fume usuellement Alix avant nos rapports sexuels. (Dire qu’elle a besoin de ça pour baiser !)
Je prépare mon bédo et m’installe à la fenêtre en espérant que le vent ne rentre pas dans la pièce ce qui m’occasionnerait une sérieuse engueulade. Le mélange vin et herbe commence à faire son effet. Je me réinstalle sur le fauteuil en cuir du bureau (qu’on a eu en promo grâce au fournisseur de la société d’Alix) et je tente un exercice d’écriture automatique:
«Nous dirigeons-nous inconsciemment vers un Sims humain version Orwell ? Aujourd’hui insidieusement et parfois même à notre insu, nous nous substituons totalement à l’autre. Ce n’est plus un simple avis : « A ta place j’aurais fait ça » mais plutôt « Donne-moi le commandement de ton être que je te pilote. » A force de télé – réalité, d’abandon de responsabilités, d’infantilisation globalisée, nous n’avons plus conscience de notre propre existence, seul l’autre est vrai, vivant, tangible. Fantômes en quête de corps à occuper, nous « switchons » de l’un à l’autre jusqu’à expulsion ou rejet. Nous savons exactement ce qui est bon pour l’autre, ce qu’il doit dire, ce qu’il doit faire, où et comment il doit agir, sa seule marge de manœuvre est le seuil de notre intolérance, avise-toi de reprendre les rênes et tu seras bon pour le bannissement pur et simple. Et moi dans tout ça qui suis-je, que fais-je, où vais-je ?»
Le résultat n’est pas probant. J’efface. Je vais faire une sieste.
Je m’allonge sur le dessus de lit en prenant soin de ne pas trop le froisser. Je m’assoupis. Mauvais rêves. Plongée dans le maelström du passé. Vision vitriolesque de l’inaptitude à ne pas avoir confiance en moi. Stress. Oppression. Sentiment de lourdeur et peur du regard, de ce que peut penser l’autre (le pire ?). Interprétation. Fantasme inassouvi. Mais comment me placer ? Comment agir ? Comment me libérer pour forcer l’étau qui me contient. Désir de tout ce que je ne serai jamais. Plaire. Être adulé. Chimères de l’égo et de l’image. Mon univers est construit sur un si fragile édifice de verre. A tout moment tout va exploser, correspondre à ma vision cauchemardesque, à cet enfer qui revient encore et toujours annihiler mes tentatives, mes efforts en direction de la lumière, du bonheur, de l’harmonie. C’est si facile à dire, à formuler, mais les alternatives, dérision, cynisme, humour n’ont pas réussies à me guérir. Incurable.
Alors quoi ? être choyé, aimé, adulé, bercé, rassuré ? Mais je suis comme le scorpion, prêt à piquer la main tendue qui m’aidera, me sortira du puits sans fond dans lequel je vis depuis si longtemps.
Réveil brutal. Je suis désorienté. Alix rentre dans une heure ? Non, elle a Zumba, je suis sauvé. A l’extérieur la pluie ne cesse pas de tomber. Flip démentiel pour rien, en fait il n’est qu’onze heures du matin… En réalité mon mal et moi sommes d’authentiques amis, nous nous suffisons l’un à l’autre.
J’aperçois mon reflet dans le miroir de la chambre. Poils blancs dans la barbe et sentiment de lassitude. Réveil gueule de bois. Le poids des ans dans le corps et dans l’âme. Mais quelle est donc cette affliction si difficile à conjurer ? Oh mais c’est le syndrome du vieux con ! Les leçons de la vie apprises dans la chair sont sacrifiées à l’autel de la vanité. Amertume des efforts engagés sous les auspices de la sincérité et le monde qui tourne mieux quand chacun est à sa place. Mais comment l’être dans une partie de jeu vidéo en split-screen perdue d’avance ? Je tue Il comme dirait l’Autre, cet autre méprisé à longueur de mauvaise prose. Tolérante intolérance, complice des vautours qui se repaissent des faibles. Fatuité et sûreté de soi. A quand le tout pour le tout de la Vie en harmonie ? Ok, j’ai compris, encore un cri dans le désert… Alors promis, demain j’arrête.
moi moi moi moi moi moi moi moi moi moi moi moi moi moi moi moi moi toi: Cherchez l’intrus.
Mon crâne est en ébullition: médicaments, drogue, alcool. J’ai faim. Je cherche une recette sur Internet, je refuse de manger les restes dégueulasses d’une pintade aux choux aqueuse et sans saveur. Celle-ci me plait:
Boeuf coco au curry Thai. Je note la liste des ingrédients sur une petite feuille de papier: 250 g de pulpe de noix de coco. Env. 600 ml de lait chaud. 400 g de boeuf maigre 1 oignon de taille moyenne en fines rondelles 1/2 c.c. de sel 1 c.s. de sambal oelek ? Qu’est ce que c’est que ce truc ??? (Le sambal oelek est une pâte de piment frais à laquelle il a été ajouté du sel et du vinaigre). On verra si j’arrive à trouver, sinon je le ferais maison. Le zeste râpé d’un citron non traité 1 c.s. de sauce de poisson (nuoc mam). 1 poivron rouge en lamelles 1 c.s. de feuilles de menthe poivrée hachées. 1 c.s. de coriandre. Mixer la pulpe de coco et le lait. Presser le mélange dans une passoire. Récupérer le liquide obtenu. Couper la viande en lanières de 5 cm de large. Porter a ébullition le lait de coco dans une casserole puis ajouter la viande, l’oignon, le sel, la pâte de sambal, le zeste de citron et la sauce de poisson. Couvrir a moitié et laisser mijoter a feu doux pendant 40 minutes tout en remuant régulièrement. Ajouter les lamelles de poivron et laisser cuire a découvert jusqu’à ce que la sauce soit évaporée. Parsemer le plat de feuilles de menthe et de coriandre. J’espère simplement ne pas salir la cuisine, sinon ça va barder pour mon matricule.
Je vais dans la salle de bain pour prendre une douche. Je me regarde dans le miroir, elle a raison. Ma barbe remonte, n’est pas égalisée, cela fait sale. On dirait un SDF. Avec mes pupilles dilatées et le blanc des yeux rouge en plus, il y a de quoi donner envie aux rombières de changer de trottoir.
«Un sourire carnassier déforme mon visage impassible ».
Bien sûr que je vais rester ainsi, une ombre au visage rongé par une mauvaise barbe et aux yeux fous.
Je suis ce que vous avez fait de moi.
Je m’habille sobrement: Un jean et un sweat shirt informe. Une paire de baskets fatiguée. Il fait froid, je mets mon cuir.
Dans le couloir sans lumière, j’attends l’ascenseur qui tarde à venir. Une voisine en sort. Elle est grasse. Laide. Ses yeux ne reflètent rien. Nous échangeons un bonjour de méfiance. Je sens qu’elle n’est pas rassurée en ma présence, que croit-elle ? Moi non plus je ne suis pas rassuré ! Respirer le même air qu’elle c’est m’exposer à la contamination de sa médiocrité. Enfin elle me laisse la place. L’ascenseur descend. Mes mains sont moites et mon cœur palpite. J’appréhende l’extérieur, le regard inquisiteur des uns, le dégoût des autres, l’indifférence de tous.
«Aujourd’hui est encore pour moi un jour de pré-fin du monde. Je crois que les hommes sont devenus fous (ne l’ont-ils pas toujours été ?). Ils passent leur temps à soutenir l’insoutenable, à se retrancher derrière le « c’est comme ça » pour justifier l’injustifiable, à refuser d’aimer pour dénigrer et s’enferrer toujours plus loin dans l’agressivité. À quoi bon s’entêter à croire que l’alternative est possible, que demain est un autre jour fait de rêve, de beau et de bon ? Que puis-je faire pour que le tout succède au rien, le jour à la nuit, la lumière aux ténèbres ? J’ai faim de vie et partout ça pue la charogne, les zombies du système haïssent toujours plus les libres penseurs. Ce que je ressens est de la pornographie pour ceux qui s’enorgueillissent du matérialisme et du consumérisme. Esclaves et bonimenteurs, moribonds et fuyards.»
Alix en bonne fidèle du prêt à penser ne s’est même pas demandée pourquoi j’avais appelé mon personnage principal Kadmon.
Je fais une rapide recherche sur le net avec mon téléphone portable, parce que même moi je ne sais plus pourquoi !
L’Adam kadmon est un terme cabalistique issu du symbolisme du Zohar, exprimant la conception anthropomorphique du royaume divin. Les sefirot, sont décrites symboliquement comme composant une immense forme d’apparence humaine: Les trois supérieures, Keter (Couronne), Hokhmah (Sagesse) et Binah (Intelligence) correspondent à la tête ; Hessed (Bonté) à la main droite, Din (Jugement) à la main gauche, Tiferet (Splendeur) est le corps ou le cœur, Netsah (Eternité) la jambe droite, Hod (Majesté) la gauche et Yessod (Fondement) l’organe mâle. L’élément féminin dans le royaume divin, Malkhout (Royauté) ou Chekhinah (Présence divine), est décrite comme un corps féminin parallèle.
Le concept d’Adam Kadmon correspond à l’interprétation mystique par la cabale de l’imago dei − la création de l’homme à la ressemblance de Dieu (Genèse, 1, 26). Ce symbolisme mystique est fondé sur l’interprétation anthropomorphique des versets du Cantique des cantiques 5, 10-16, où le « bien-aimé » est compris comme étant Dieu lui- même. Dictionnaire encyclopédique du judaïsme, le Cerf 1993
Le Cantique des cantiques ? J’ouvre une autre page, il s’agit de la traduction de la bible par André Chouraqui:
10. Mon amant transparent et rouge, éminent au-dessus des myriades,
11. Sa tête est d’or vermeil; ses boucles ondulent, noires comme le corbeau.
12. Ses yeux, telle des palombes sur des ruisseaux d’eaux,
baignent dans du lait, habitent en plénitude.
13. Ses joues, telles une terrasse d’aromates, sont des tours d’épices;
ses lèvres, des lotus, dégoulinent de myrrhe ruisselante.
14. Ses mains, des sphères d’or remplies d’émeraudes;
son ventre, un bloc d’ivoire évanoui dans des saphirs.
15. Ses jarrets, des colonnes d’albâtre fondées sur des socles de vermeil.
Sa vue comme le Lebanôn, il est élu comme les cèdres.
16. Son sein est douceurs, son tout désirable. Voilà mon amant,
voilà mon compagnon, filles de Ieroushalaîm.
J’arrive à Auchan heureux et déconfit, heureux parce que ce texte m’a empli de joie, même si je l’ai lu en diagonale, mais déconfit parce que je ne serai sans doute jamais capable d’en faire autant.
Je passe de rayon en rayon avec mon caddie. Le supermarché est comme le métro, un condensé d’humanité, toutes les couches et les strates de la population y sont rassemblées.
J’ai trouvé presque tous mes ingrédients, je vais pouvoir faire ma recette.
Je scanne les articles, les dépose dans mon petit sac en toile, remet le chariot à son emplacement et m’en retourne au nid, presque satisfait d’avoir survécu à cette terrible épreuve.
En marchant je repense à mon histoire personnelle. Tout a commencé un Lundi 26 Janvier à 17:05. C’est intéressant de le savoir parce que mes parents se sont toujours enorgueillis de ma naissance. (Que sont-ils devenus ? Je n’en sais rien, nous ne nous connaissons plus). Ni joie ni amour ni partage, juste le plaisir de se vanter de ce qu’ils représentaient alors, persuadés qu’on en a quelque chose à foutre. Ce n’est absolument pas le cas. Il n’y a pourtant aucune gloire à priver un enfant de sa légende personnelle. Attention, je ne prétends pas que ce soit la Vérité. Il s’agit d’un ressenti, d’un vécu. Éprouvé dans la chair et dans l’âme.
Comme dit le soufi: « La vérité est un miroir tombé de la main de Dieu et qui s’est brisé. Chacun en ramasse un fragment et dit que toute la vérité s’y trouve ».
Père absent et égocentrique. Mère castratrice, caractérielle. Les deux dotés d’un penchant prononcé pour l’alcoolisme dit mondain. Beaucoup de séparations, déménagements, cris, disputes, rancœur, pleurs, abandons, humiliations.
Maurice Dantec dans les racines du mal explique de façon romancée que la privation des racines génère des tueurs en série. Cela ne semble pas s’appliquer à moi. Pour l’instant.
Impression d’avoir été privé d’enfance. Sacrifiée à l’autel de l’hystérie et de la jalousie. Morts, drames, conflits. Si j’en suis là aujourd’hui, je le dois à moi même bien sûr, mais ils ont leur part de responsabilité. Je suis aujourd’hui seul.
Seul avec Alix, mon juge, jury et bourreau depuis notre rencontre.
Âgé de 20 ans je démarrai à peine dans la vie professionnelle et à cette époque j’étais un sacré aficionados des barathons (enchainement de plusieurs bars en une soirée) avec Olivier, Adrien, Benjamin et un autre mec dont je ne me rappelle plus le nom.
Notre QG d’alors, le Caméléon était une authentique taverne à poivrots. Les minets et surtout les minettes adoraient s’encanailler là bas.
Nous surnommions le barman Tom Cruise en hommage au film Cocktail, alors qu’il ressemblait plus au type du film la mouche après mutation. Complètement barré ! il kiffait au premier degré, persuadé de sa beauté et nous offrait un nombre incalculable de tournées.
A fond dans ma période métal, je me voyais roadie pour les plus grandes stars du genre et même si en semaine j’arborai le costume cravate de rigueur, (j’étais commercial en alternance dans une boite d’informatique), le week-end j’optais plutôt pour le futal en cuir moulax avec des santiags le perfecto et les poignets de force (la classe). Je portais le bouc et les cheveux longs ramenés en queue de cheval.
J’ai conservé quelques uns de mes superbes t-shirts à l’effigie de mes groupes favoris, Guns n’ Roses, Metallica, Nirvana etc. que je porte encore aujourd’hui… mais la plupart du temps pour dormir.
Ce soir là Benji nous lança un défi. « Celui qui reste bredouille ramène les autres en bagnole» avec tous les risques que cela comportait bien entendu.
Le défi me semblait pour une fois à ma portée. Soir de la saint Valentin, une bonne aubaine.
Mes potes plus en jambe que moi avaient rapidement jeté leur dévolu sur de la «pas trop farouche» sensible aux tatouages de Benji, tchatche d’Olive et compte en banque d’Adrien. Il ne restait plus que machin et moi à départager. Impossible de me souvenir de son prénom. Usuellement on l’affublait du qualificatif de «porte-manteau». Taiseux au possible, on a jamais trop compris pourquoi il traînait avec nous, mais tant qu’il raquait sa tournée, il était libre de nous accompagner.
Je ne me souviens pas de tout mais globalement mes potes galochaient ou se faisaient sucer dans les chiottes, tandis que je m’attaquai à un sacré morcif.
Ma proie participait à un enterrement de vie de jeune fille. Maquillée en Gene Simon de Kiss, la taille assez fine (à l’époque) l’air froide de «celle qui n’aime pas ça, mais du coup on voudrait bien lui faire goûter pour qu’elle comprenne que c’est bon», aux prises avec machin qui n’arrivait même pas à lui faire décrocher un sourire.
J’y suis allé aussi serein qu’on peut l’être après 15 bières et une bouteille de whisky. Sorti deux, trois conneries à l’oreille (des trucs humiliants sur mon pseudo pote) qui eurent le mérite de la dérider un peu. Puis je l’ai invitée sur la piste de danse. Le morceau idéal pour moi: Sweet Child O’ Mine des Guns. Exécutai ma célèbre imitation d’Axl Rose et embarquai la demoiselle pour un tour galant sur une banquette pas trop crade, un peu à l’écart au fond du bar, pas loin des toilettes, mais pas trop près non plus.
On a parlé de nos vies. De son désir de devenir secrétaire comptable et du nombre de lourds qu’elle avait rembarré ce soir là. Je l’écoutai la queue dure en me demandant à quel moment nous passerions enfin aux choses sérieuses.
Machin un peu vexé tenta de revenir vers nous. Affolée elle n’eut pas d’autre recours pour s’en débarrasser, que d’attraper mon visage et de le coller contre le sien pour un baiser fougueux. Fier comme un coq de basse court, je jetais un regard dédaigneux à l’autre baltringue de «Porte Manteau» du genre: « Tiens les clés de bagnole connard ! ». Battu, il rejoignit Guillaume sur la piste de danse et tous deux se mirent à rire, sans doute de moi. D’accord ce n’était pas la plus canon du bastringue, mais elle avait son charme quand même.
Royal au bar j’attaquais direct baby et bières. Coupe de champagne pour la demoiselle qui répondait au nom d’Alix.
La suite respecta un scénario on ne peut plus classique: Echanges de numéros de téléphones. Thune claquée à faire le beau. Perte naturelle de mes potes due au «maquage». Installation. Vie de couple. Emmerdements. Prises de tête et de poids, pour finir aujourd’hui avec une dépression. Logique ?
Le temps passe si vite. Un jour on se réveille dans un corps en décrépitude, tandis que l’esprit n’a pas évolué au même rythme. Syndrome de Peter «Michael Jackson» Pan, mais comment réussir à faire coïncider les deux horloges ? Aucune idée.
Je rentre et prépare mon gueuleton. De toute façon Alix est réfractaire à la nourriture étrangère. Elle ne veut pas essayer, ni même goûter. Je ne la prive donc de rien.
Ça sent bon. La pression descend. J’apprécie ce moment à sa juste mesure.
Louis Kadmon revient peupler mes pensées. Craint-il que je ne l’abandonne au profit d’un récit sur ma propre existence. Mais qu’aurai-je donc à dire sur moi d’intéressant ? «Bonjour je suis commercial, en arrêt maladie pour dépression, en couple avec un troll qui fait de la Zumba avec une tartine de Nutella dans la bouche !»
Autant c’est valable pour une émission de télévision de deuxième partie de soirée, mais à lire, il est probable que l’ennui prédomine.
J’attaque ma deuxième bouteille de vin. Surtout ne pas se laisser abattre ! mon repas à l’air exquis. J’ai vraiment l’impression qu’un poids s’exile de mon corps.
Mon téléphone sonne. Alix.
— Allo ?
— Ah non mais tu sais pas quoi ? ce gros con de Letendre, il a choisi Isabelle pour l’accompagner à Paris au salon de l’emballage ! Je vais te dire, je suis sûre qu’ils fricotent ensemble… fallait voir leurs regards complices et que je te complimente par ci et que je te serve la soupe par là. De toute façon elle m’a dit qu’avec son mari il y avait de l’eau dans le gaz et que leur voyage était un moyen de raviver la flamme dans leur couple. Pff, il a pris un crédit sur 36 mois pour le payer. Ils sont endettés jusqu’au cou. Non mais tu te rends comptes ? Qu’est-ce que tu manges ?
— Je me suis fait une recette.
— Ouais ben n’en fous pas partout.
— Tu vas pas à la Zumba alors ?
— Évidemment que j’y vais ! Je vais tirer cette affaire au clair et lui faire cracher le morceau.
Elle raccroche. Je n’ai plus faim. Mon plat est nickel, mais j’en jette les trois-quarts.. Ecoeuré. La charge est de nouveau revenue, au creux de mon ventre. Je me resserre un verre de vin.
Nous ne sommes pas un couple, mais l’association d’une frustration avec une plaie.
Je nettoie et range de mon mieux les ustensiles et je fais en sorte que la cuisine ne devienne pas un prétexte d’engueulade.
Pourquoi je ne réagis pas ? Pourquoi je ne quitte pas Alix, sorte d’extrapolation monstrueuse de ma mère ?
Je ne ressemble à rien. Je n’ai pas de situation, en tout cas plus vraiment depuis que j’ai décidé de profiter de ma dépression. Pas de vie sociale, mais elle non plus, c’est pour ça qu’elle est autant aigrie et rigide. Elle déteste le monde mais le monde la déteste et la rejette. A part les rebuts et les mecs bourrés personne ne pose un regard sur elle. Ce n’est pas une question binaire de beauté ou de laideur, c’est une question de charme, d’attitude, de dégager un «je ne sais quoi». Mal fagotée, elle n’a pas de goût et prétexte le manque de temps pour se laisser aller.
Bien sûr que nous pourrions être mieux acceptés par la société en faisant des sacrifices. Moi en renonçant au mal qui me ronge et en me conformant au système, Alix en travaillant son image. Elle est déjà hypocrite, il ne manque plus que le physique.
Je retourne à l’ordinateur, j’ai besoin de légèreté. J’opte pour le premier scénario.

Kadmon partiellement rassuré, fait le tour de l’étage, ne découvre rien de particulier, mais l’ensemble est trop immaculé pour être honnête. La seule pièce qui restait à vérifier était la chambre. Il fit ses prières ou quelque chose d’approchant, puis entra.
Louis croyait rêver. Sur le lit, une jeune femme nue l’attendait. Elle avait l’air douce, candide, mais déterminée. Le journaliste percevait dans ses yeux, l’origine du désir. Il se dit que s’il fallait mourir aujourd’hui autant que cela soit ainsi. Elle dépassait le cadre figé du physique ou de l’esprit. Absolument parfaite. Juste à son goût. L’incarnation sans fards de la beauté réelle hors des standards et des stéréotypes, telle qu’il l’avait imaginée, sans jamais l’avoir rencontrée. Faite pour lui, comme lui était fait pour elle, cela ne faisait aucun doute.
Elle s’approcha de Louis, le guida vers elle, ses cuisses s’ouvrirent délicatement. Il accepta sa demande. Kadmon ensorcelé, la dévora à pleine bouche. Sa main caressa ses cheveux puis il serra un peu plus fort, elle rejeta sa tête en arrière, lui offrit son cou qu’il baisa tendrement. Il glissa un doigt puis deux à l’intérieur de son puits d’amour. Elle gémit de plaisir. Louis s’allongea, se déshabilla, elle l’aida. Il embrassa toutes les parties de son corps, introduisit sa langue en elle, lui pinça délicatement les tétons. Totalement à l’écoute de cette si belle femme, il s’efforça d’être le plus tendre et ferme possible, de comprendre ses soupirs, ses gestes, ses regards. La mystérieuse inconnue l’attira dans sa bouche. Louis manqua de défaillir. A genoux, il la pénétra d’un coup et s’enfonça de plus en plus loin, de plus en plus profondément, lentement, puis rapidement, elle hurla de plaisir. Louis la repris par les hanches et accéléra son mouvement, l’issue était proche mais il s’arrêta. Il reprit le rythme, frénétiquement, varièrent les positions, les caresses. Ils jouirent intensément à l’unisson. Louis s’allongea sur le dos, ferma les yeux.
Je dois avouer que la scène de la chambre m’a beaucoup stimulé. Il ne faut pas que je sois timide dans mon écriture. Kadmon doit être capable de tout ce que je ne suis pas.
La bouteille de vin est vide. Je suis à la fenêtre avec une cigarette. Je ressens le manque, le vide, mais comment font les autres ?
À quel moment de ma vie tout à basculé ? Mon chef me harcelait mais sans doute autant qu’un autre. Je n’ai jamais été un foudre de guerre, mes résultats ont toujours oscillé entre le médiocre et le presque bon, trop limite dans une activité commerciale, même si j’ai, d’après les tests, des capacités hors du commun. Mais je m’emmerde tellement, ce n’est pas mon rêve ni ma vie, je suis totalement et définitivement à contre emploi et puis je déteste forcer la main, les gens doivent être libres de leurs choix bien qu’ils soient de plus en plus cons et vindicatifs.
En ce sens, Eloïm est un personnage fascinant. Son parcours est celui d’un Rastignac des temps modernes. Sans scrupules, précis, manipulateur, doté d’un formidable aplomb. Des personnalités réelles comme David Koresh de la secte des Davidiens, Christophe Rocancourt, Mesrine, Jim Jones du temple solaire m’inspirent. J’ai une réelle fascination pour ces êtres supra humains. Des ordures certes, mais au combien intéressants. Patrick Bateman l’anti héros psychopathe d’American Psycho m’influence aussi, il incarnerait un formidable gourou. J’aimerais parfois avoir leur force de caractère et de conviction.

Eloïm se présente face à la caméra. Ses yeux bleus embués transpercent l’objectif. Il ne déclame pas son texte, il l’incarne:
«Bonsoir. C’est avec une profonde peine que je dois vous faire part d’une terrible information.Vous le savez sans doute déjà, mais la communauté Bereshit: Au commencement, a vécue au cours de la nuit dernière une véritable tragédie.
Nous devons malheureusement déplorer la disparition de 1253 fidèles et prier pour les 65 blessés qui luttent avec force et courage pour préserver leur flamme de vie.
Nous sommes tous mobilisés, ici en France mais également dans le monde entier pour aider celles et ceux qui souffrent dans leur chair et dans leur âme.
Amis, famille, proches, les portes des centres de la communauté Bereshit vous sont grandes ouvertes 24/24 7/7 en France, au Japon, aux États-Unis, au Canada, en Thaïlande et en Colombie.
À tous les fidèles, j’adresse un message de paix et d’amour.
Sachez aussi que l’enquête se poursuit.
Nous espérons que toute la lumière sera faite le plus rapidement possible sur les causes de cette catastrophe sans précédents.
Merci à tous et à toutes pour vos témoignages d’amitié et de soutien.
Ne vivez pas dans l’affliction car la mort, c’est le commencement de quelque chose.»
— Coupez ! Equipe 2: C’est dans la boîte, prêt à diffuser ! Merci monsieur, une intervention fantastique qui va galvaniser les fidèles.
Eloïm approuve d’un signe de tête le technicien plateau et retourne sans un mot dans sa loge pour le démaquillage.
Il se regarde dans le miroir, s’admire, se félicite intérieurement de sa prestation, mais il ne laissait rien transparaître. Montrer ses émotions c’était s’exposer et il ne voulait prendre aucun risque.
Faire sauter le château n’était que la première étape. Avec les fonds hérités, il ambitionnait de faire franchir à Bereshit un nouveau cap. Il s’agissait maintenant de pérenniser l’oeuvre. Kadmon représentait la deuxième étape.
— Vespale ?
— Oui monsieur ?
— Alors ?
— Comme vous le verrez sur l’enregistrement, je me suis donnée avec dévotion et passion. Je lui ai également transmis le papier comme vous me l’avez demandé.
— Je n’en doute pas Vespale.
— Est-ce moi qui poursuivrai les opérations ?
— Tu le sauras en temps voulu. Pars m’attendre dans la IV, je t’ai prêtée ce jour, mais n’oublie jamais que tu m’appartiens, corps et âme !
— Oui monsieur.
Eloïm se connecte au réseau local via son Mac Book Air et télécharge le flux vidéo de la caméra VII. Il regarde leurs ébats, fasciné.

-— J’ai faim, la table est mise j’espère ? Je prends ma douche. Allez au boulot, mon roi des fourneaux !
Putain, j’ai perdu le fil. Ca me gonfle, je sentais bien cette séquence. Génétique, c’est gé-né-tique. Je ne vois pas d’autre explication pour réussir à systématiquement me casser les couilles au moment le plus important. Elle ne pourrait pas arriver, discrètement, aimablement, je sais pas, un truc du genre sitcom, « chéri, tu m’as tellement manqué » avec un bisou et un moins gros cul… De toute façon, il faut que j’aille à la cuisine… j’ai un truc à faire… Merde ça me revient, les bouteilles !
Alix fredonne un air basique, celui qu’on entend en boucle un million de fois par jour à la radio. Elle est persuadé de savoir aussi bien chanter que les stars de la téléréalité. Son rêve secret serait d’ailleurs d’y participer. Faut pas que je m’acharne mais on dirait plus le cri du baleineau en train d’appeler sa mère que Rihanna.
Je fonce dans la cuisine, dissimule les deux bouteilles sous mon sweat (de l’extérieur ça peut paraitre inutile mais sur l’instant c’est toujours la meilleure idée), je ne vois qu’une place, sous le bureau, derrière la boite de documents administratifs. Cachette de fortune soit, mais pour l’instant suffisante.
Je mets la table à l’arrache, comme un enfant en faute, j’attends l’éventuelle sanction, qui miraculeusement n’arrive pas.
— Y a quoi à manger ?
— Les restes de pintade, sinon du riz ?
— J’ai été hyper forte à la Zumba. Le prof m’a même complimentée ! Je vais prendre du riz mais tu vas me faire rissoler des lardons et tu ajouteras de la crème fraîche. J’ai besoin de reprendre des forces. Au fait, nous sommes invités mardi soir à diner chez Zaza et Jean-Paul.
— (Incrédulité totale, trémolos dans la voix) Mais je croyais que tu ne lui parlais plus ?
Elle me regarde comme si j’avais sorti la pire des insanité.
— Je me suis un peu emportée, mais finalement le salon devrait se dérouler au même moment que son voyage en République Dominicaine. Elle m’a dit qu’elle a vu avec Letendre, qui aurait dit que bien évidemment si elle n’est pas là ce serait moi qui l’accompagnerais.
— Tu es sûre qu’elle a dit ça ?
— Ne t’en mêle pas ! Zaza est plus que mon amie et ne mentirait pas là dessus. Je compte sur toi pour être présentable. Ne me fait pas honte.
NON, le putain de traquenard !
— C’est prêt ?
Je mélange la crème fraîche avec les lardons, je sers à la vachette la bombe calorique qui compensera les 30 grammes qu’elle a perdu au sport. Elle dévore son auge.
— J’ai encore réussi à tirer la boîte d’un mauvais pas aujourd’hui. Une petite stagiaire un peu trop dilettante. Je l’ai pistée et surprise en train de glander au lieu de faire les photocopies. Je peux te dire que j’ai immédiatement prévenue Véronique des RH qui l’a virée manu militari !
Pauvre gamine, ça devait être un sacré canon pour subir ce traitement digne de la pire période de l’humanité. Alix me débectait de plus en plus.
— Alors tu as fait quoi aujourd’hui ?
Calme, zen, go:
— J’ai fait comme tu m’as dit, j’ai regardé pour des formations, dans l’informatique c’est très porteur.
Elle relève la tête de son assiette, de la crème au coin de la bouche, m’observe attentivement pour être sûre que je ne me moque pas d’elle. Je fais tout pour rester sérieux.
— Et bien écoute, tu me fais très plaisir, je sens que tu vas très vite sortir de la spirale négative dans laquelle tu t’es plongée. Voilà une bonne nouvelle. Tiens, pour te récompenser de tes efforts, ce soir nous aurons notre petit moment tendre…
Mais non, mais l’enfer total ! Le dîner chez les connards et l’autre qui veut un coït. Pendant ce temps là mon roman, il va s’écrire tout seul ? Avec tout ce que j’ai bu et fumé, je vais jamais réussir à bander en plus.
Alix se lève de table tout guillerette.
-— Chéri, je n’ai presque plus d’herbe il faudra en redemander à ton pote.
Elle n’a même pas remarqué mon petit prélèvement ? Je crains le pire…
Alix s’enferme dans la salle de bain, tandis que je débarrasse la table, las de cette existence.
Je prends une cigarette, ouvre la fenêtre du salon. Il disait quoi déjà Epictete ?
«Donc, rappelle-toi que si tu tiens pour libre ce qui est naturellement esclave et pour un bien propre ce qui t’est étranger, tu vivras contrarié, chagriné, tourmenté ; tu en voudras aux hommes comme aux dieux ; mais si tu ne juges tien que ce qui l’est vraiment – et tout le reste étranger, jamais personne ne saura te contraindre ni te barrer la route ; tu ne t’en prendras à personne, n’accuseras personne, ne feras jamais rien contre ton gré, personne ne pourra te faire de mal et tu n’auras pas d’ennemi puisqu’on ne t’obligera jamais à rien qui pour toi soit mauvais.»
On ne peut pas dire que cela soit très utile en pareilles circonstances.

Assis sur le lit, les yeux mi clos et la bouche crispée, ses jambes tremblaient nerveusement et ses mains moites, caressaient ses tempes, l’arrête de son nez, frappaient ses cuisses, comme pour se maintenir éveillé. Kadmon doutait de plus en plus de sa santé mentale. N’était-il pas victime d’une hallucination ou d’un rêve éveillé ? Rien n’avait de sens… d’abord une jeune fille nue l’attendait sur un lit… ils avaient fait l’amour… Il ne s’expliquait évidemment pas ni comment ni où elle était partie. Une femme nue ça ne courrait pas les rues, même dans un domaine appartenant à une secte. Il aurait bien aimé recevoir un sms d’indice pour l’éclairer sur cette étrange affaire, malheureusement le smartphone restait désespérément muet. Finalement, après un laps de temps suffisamment long à son goût, il remit en cause son raisonnement sur l’élucidation des énigmes et constata dépité, son inaptitude à saisir l’irrationnel. Il essayait tant bien que mal de se remémorer la chronologie des derniers événements. Après s’être éclipsé à peine cinq minutes pour se rendre dans la salle de bain afin de prendre une douche bien méritée (comme à l’hôtel, savon shampooing et serviettes propres à disposition semblait l’attendre), il était revenu dans la chambre décidé à faire parler l’inconnue, elle avait donné son corps, maintenant il voulait sa voix, mais elle n’était plus là. Volatilisée, sans un mot, sans un bruit, n’avait laissé aucune trace de son passage. «Je fais un burn out», pensa-t-il, d’autant plus épuisé qu’il avait passé l’heure d’après à chercher dans les murs un mécanisme, un dispositif, quelque chose qui aurait pu permettre à la fille fantôme de s’échapper.
« Que faire ? », Louis sombrait dans le désarroi le plus total. Comme un prestidigitateur qui voudrait faire réapparaître le lapin, il secoua les draps froissés, un morceau de papier vola, puis s’échoua près de son pied droit, sur le parquet flottant. Il le ramassa. Le déplia. Lu le texte manuscrit inscrit dessus. Une date, une heure, un lieu. Son cerveau gorgé d’adrénaline et rassuré se remit en branle: « Sans doute ne pouvait-elle pas parler Trop risqué. Elle avait dû profiter de mon absence pour griffonner ce message. Peut être est-elle prête à m’en dire plus, mais dans un lieu neutre en dehors de la communauté ? Eloïm l’avait sans doute chargée d’une mission, me séduire, ou pire encore mais elle avait succombé à mon charme… pourvu qu’il ne lui arrive rien. » Louis ne cherchait pas les complications, se contentait pour l’heure de cette explication oiseuse et abracadabrantesque mais qui avait le mérite de regonfler son égo torturé. En réalité, il exultait littéralement de joie, non seulement il n’allait pas finir à Sainte-Anne mais en plus il avait trouvé la femme de sa vie. Il ne lui restait plus qu’à l’arracher des griffes de Bereshit… détail d’importance soit dit en passant !
Louis sort aussi discrètement que possible. Il venait d’entendre des échanges de voix à proximité de la maison et la dernière chose dont il avait envie était de devoir se justifier auprès de flics ou pire de collègues. La pluie avait enfin cessée, il inspecte les alentours. La voie est libre. Il reprend son chemin initial vers l’entrée du domaine, en essayant d’arborer une mine concentrée et concernée, qu’on ne le dérange pas.
Des centaines de personnes étaient morte et lui ne pensait trivialement qu’à remettre un coup de bite à la délicieuse inconnue de la maison VII, mais comme le disait si bien André Comte-Sponville « Nous n’avons besoin de morale que faute d’amour. »
Une vibration dans la poche, ce n’était pas son sexe, mais le téléphone. Thomassin le félicitait pour son article. Kadmon s’arrête net, ses pensées positives se figent également. « De quoi il me félicite, ce con ?»
Le texte défila alors sous ses yeux: «Je demande pardon à la communauté Bereshit, par Louis Kadmon.
Un journaliste, déontologiquement, s’engage à être objectif et impartial, à toujours faire jaillir la vérité et à ne jamais dissimuler d’informations.
Pendant plusieurs années je me suis totalement fourvoyé dans la pire des directions, peut être par jalousie ou par méconnaissance.
J’ai écrit des mots très durs à l’encontre de la communauté Bereshit et de son fondateur, la comparant notamment à une secte ou à une organisation mafieuse. J’ai été condamné de nombreuses fois pour cela, mais malgré tout je m’enferrais dans la haine et je continuais à répandre mon fiel par voie de presse interposée.
Peut être avais-je inconsciemment besoin de la communauté pour m’épanouir ? Ma vie sombrait alors dans le désarroi le plus complet. Mon divorce, mes soucis financiers (ma fraude fiscale) tout cela me minait terriblement et aurait pu se conclure par un suicide.
Lorsque je me suis rendu sur les lieux du drame à la demande de Christophe Tomassin, rédacteur en chef de Nouvelles du monde, j’ai pris conscience de mon erreur.
Face à cet océan de douleur causé par un malencontreux dysfonctionnement électrique je n’ai constaté de la part des fidèles qu’amour, compassion et dévouement. Ni endoctrinement, ni sectarisme.
Toutes mes pensées vont aux victimes de cet effroyable accident. Je demande pardon à Eloïm, ainsi qu’aux membres de sa communauté pour tout le mal que j’ai pu causer et aujourd’hui je demande pardon.»
Thomassin devait être complice de cette mascarade. « A quoi bon se battre contre des moulins ? » Kadmon était pris dans la nasse. Rien ne semblait tangible. L’étau se resserrait inéluctablement sur lui. Il tentait vainement de rationaliser: Admettons qu’Eloïm veuille se venger de lui, soit, mais pourquoi maintenant ? Personne ne lui accordait plus de crédit. Il ne représentait plus une menace à proprement parler, mais il avait tout de même la profonde conviction que l’explosion n’était pas accidentelle et que d’une manière ou d’une autre, cela ne lui aurait pas échappé. Tôt ou tard, il aurait forcément enquêté, serait retourné au front. Eloïm aurait donc orchestré son retour ? « Il joue avec moi comme le chat avec une souris depuis notre première confrontation, mais maintenant qu’il a franchi la ligne jaune, il veut m’avoir au plus prêt de lui, surveiller mes actes, me discréditer définitivement. »
Le domaine faisait penser à une ville fantôme, déserté, vide, abandonné, mais pour un temps seulement à n’en pas douter, car une fois les traces de morts évacuées des mémoires, l’endoctrinement et le business reprendrait ici à plein régime. Louis ne pouvait s’empêcher d’être malgré tout subjugué. Des années passées à diaboliser ce lieu, à faire des recoupements, des supputations, pour en définitive s’y sentir bien, serein, libre, à l’abri de la haine de l’extérieur… s’il n’était pas si seul et perdu, à la merci d’ennemis invisibles.
Quant à la mystérieuse inconnue, c’était folie que de lui faire confiance, mais pourtant au fond de lui, un doute subsistait… peut être n’était-elle que la victime instrumentalisée d’un sociopathe pervers ?
«Quoi qu’il en soit, le gourou a de la chance d’être tombé sur un con naïf comme moi pour némésis.»
Le journaliste se remémora la première conférence publique d’Eloïm, c’était en province. Kadmon alors stagiaire pour un quotidien aujourd’hui disparu, couvrait une banale affaire de fraude à la sécu, il avait trouvé par hasard un tract sous l’essuie glace de sa 205 GTI. Intrigué par le sujet, «Faire briller l’Homme solaire qui est en vous», le futur journaliste s’était rendu dans la petite salle mise à disposition par la municipalité au futur leader de l’association «Bereshit: Au commencement» et assisté au road show destiné à rameuter de nouveaux fidèles.
A l’époque, jeune esprit en fleur, ni connu ni influent, Eloïm s’était rodé dans son activité de leader spirituel avec un discours pour le moins ésotérique:
« Le jour où tout a changé s’est déroulé ainsi. Je me promenais sans but, désœuvrée et fâché avec la vie, le long d’une plage de sable blanc. Il faisait un temps extraordinaire, la mer était bleue turquoise et d’un calme absolu, je m’en souviens si clairement. Comme si c’était hier. J’étais nu. Seul. Le soleil irriguait ma peau et nourrissait d’une merveilleuse énergie cosmique mes membres alors faiblement développés.
Pourtant je n’étais pas heureux, il me manquait quelque chose, j’avais beau avoir beaucoup, il me fallait toujours plus. Et là, d’un coup, Il m’est apparu, comme surgit de nulle part. Beau. Fort. Souriant. Sûr de lui. Je sentais la présence rassurante que seule peut apporter, un être de lumière.
Il s’est approché de moi et m’a dit d’un ton clair et posé : « Fils, tu es là aujourd’hui pour une seule et unique raison. » Je restais interloqué. Attentif. Il reprit : « Tu vas recevoir mon enseignement et ce que tu vas découvrir tu devras à ton retour le transmettre et le partager. Mais uniquement avec des élus. Des être méritants choisis et reconnus comme tels. Ils devront passer les épreuves et se montrer dignes.»
Le gourou en herbe avait au fur et à mesure affiné sa stratégie. Les sectes millénaristes ou trop empreintes de bondieuseries affolaient les médias. Le créneau était bon, pas de doute là dessus, mais l’époque ne réclamait plus de religiosité, alors il s’attacha à «soigner» l’égo de ses ouailles plutôt que leurs âmes. Son idée pure et simple: Les beaux attirent les beaux, les riches attirent les riches. Il suffisait d’entretenir leur amour propre, leur propension à l’égotisme pour les contrôler. Mais en premier lieu il fallait travailler le discours, le rendre efficace, imparable.
Au cours de ses innombrables investigations, Kadmon avait réussi à dégoter dans une poubelle, à l’issue d’une réunion publique, une note manuscrite rédigée par Eloïm. Mehdi Trabelsi de son vrai nom. Des bribes de phrases tirées du prologue du roman l’Alchimiste de Paulo Coelho:
« L’Alchimiste connaissait la légende de Narcisse, ce beau jeune homme qui allait tous les jours contempler sa propre beauté dans l’eau du lac. Il était si fasciné par son image qu’un jour il tomba dans le lac et s’y noya. À l’endroit où il était tombé, naquit une fleur qui fut appelée narcisse. Pourquoi pleures-tu ? demandèrent les Oréades. Je pleure pour Narcisse, mais je ne m’étais jamais aperçu que Narcisse était beau. Je pleure pour Narcisse parce que, chaque fois qu’il se penchait sur mes rives, je pouvais voir, au fond de ses yeux, le reflet de ma propre beauté. «Voilà une bien belle histoire», dit l’Alchimiste. »
Le reflet de leur propre narcissisme, voilà ce que les adeptes de Bereshit recherchaient fondamentalement et Mehdi leur procurait de quoi satisfaire leur vice en toute impunité…
Une évidence sauta alors, comme un eurêka grec, à l’esprit de Kadmon: Aucun média n’avait jamais dévoilé la véritable identité d’Eloïm !
Il semblait encore aujourd’hui être le seul journaliste à s’être réellement intéressé au leader de la «communauté» des nantis. A avoir investigué son passé. Ses origines.
Lui seul l’avait suivi depuis le début. Lui seul avait vécu au plus près l’ascension du gourou et pourtant malgré tous les ennuis que la secte lui avaient causés, Kadmon n’avait jamais rien publié hors du cadre légal, pas même sur Internet.
Il s’était simplement résigné, persuadé que cela ne l’aurait mené à rien de bon, s’était contenté de stocker des tonnes d’informations pour lui ou pour un ouvrage futur, compilé le tout dans un carnet moleskine qu’il planquait derrière un tableau dans le salon de son appartement, une piètre précaution d’usage, juste au cas où la communauté aurait voulu mettre la main dessus.
Cela étant, sa vie n’avait jamais été menacée directement. Jusqu’à présent.

— Chéri, je suis prête !
Fait chier. Je n’ai rien écrit. J’espère que je me rappellerai de tout. Je ferme la fenêtre de la cuisine, traine les pieds comme un condamné à l’échafaud jusqu’à la chambre. « Une chute sans fin dans une nuit sans fond, Voilà l’enfer. » disait Victor Hugo.
Oh mon dieu ! Le spectacle est infernal… Alix porte un bustier rose pétard qui laisse apparaitre la moitié de ses seins. Ses grosses cuisses celluliteuses sont comprimées dans des bas résilles, qui menacent d’exploser, rattachés à un porte-jarretelles rouge sang. Son absence de culotte révèle une épilation totale de son intimité. Elle porte également des talons aiguilles ce qui ne semble pas illogique au regard du reste de l’accoutrement.
— Alors mon gros dégueulasse… Je t’excite hein… Regarde ! j’ai pris quelques accessoires. Tu peux faire ce que tu veux de moi. Je suis ta chose…
Sur la table de nuit: Un Sex Toy. De l’huile de massage. Un bandeau. Des menottes… Miracle… j’ai une idée. Je me concentre sur la scène de sexe décrite dans mon bouquin pour me donner du coeur à l’ouvrage. Je ferme les yeux. J’embrasse ma compagne à pleine bouche. Palpe son corps mou et gras. J’arrive à avoir une érection (réflexe ?), elle le sent et se trémousse un peu plus. J’exerce une légère pression de mes mains sur ses épaules afin qu’elle se baisse au niveau de ma braguette et qu’elle me prodigue une fellation. Alix comprend mon message et s’exécute. Je lui passe le bandeau sur les yeux. Elle ne voit plus rien. Je l’installe à quatre pattes sur le lit, enduis le godemichet d’huile de massage. Je m’assois à côté d’elle et lui enfourne mécaniquement le jouet dans son vagin. Je baille sans faire de bruit. Elle hurle de plaisir. J’accélère le rythme de mes va et vient pour la pousser au paroxysme. Je sens qu’elle va jouir, de mon autre main je me masturbe. Elle est presque au bout. J’enlève le gode et j’arrive pile au bon moment pour éjaculer en elle. Mission accomplie. Alix halète. Je lui retire le bandeau.
— Tu m’as jamais aussi bien baisée mon salaud. Elle te plait ma chatte comme ça ? j’en étais sûre. Tu sais quoi, j’ai une idée: Si tu es bien sage pendant le diner des Leroy et que tu es assez large d’esprit pour tolérer une situation un peu particulière… tu seras récompensé: Nous irons samedi soir dans un club libertin dont on m’a dit beaucoup de bien. Crois moi tu vas adorer…
Je suis interloqué.
— Tu parles de ce genre de chose avec des gens ?
— Evidemment, le sujet est très à la mode et je suis une fille hyper ouverte, beaucoup plus que tu ne le crois. D’ailleurs, à ce sujet, je te réserve une petite surprise. En tout cas on peut parler de tout avec moi. On dirait que tu le découvres !
— Non, non, ça ne m’étonne pas du tout…
J’espère que mon ton était convaincant. Pas de réaction. Ca semble bon.
Alix se couche rassasiée. S’endort. Ronfle. Je suis allongé de mon côté. Mes yeux ne se ferment pas. J’attends qu’elle soit profondément endormie pour retourner dans le salon, avancer l’écriture de mon roman.
Qui entend bien, comprend bien… Mais qui discerne le sens caché derrière les mots est en mesure de découvrir les pensées secrète de son auteur, parfois au dépend même de celui-ci.
Tant pis, je prends le risque de mettre mon esprit à nu, de toute façon l’important est le chemin pas l’arrivée. Je me suis engagé dans une voie, j’espère ainsi me (re)trouver, avoir la force de vivre librement en âme et conscience, sans stress ni pression. Apprécier chaque moment sans crainte ni retenue. Transcender le « Je suis comme je suis et c’est ainsi ».
Mais « qui » est le con à l’origine de cette phrase stupide, sclérosée et malheureusement communément acceptée ?
Tout instant de la vie doit me permettre d’être différent des déterminismes sociaux, familiaux, éducatifs. Il me suffit d’agir conformément à ce que je veux et non pas tel qu’on me l’a inculqué. Quel bonheur, j’imagine, d’arriver à transcender sa simple condition. Devenir non pas une autre personne mais réellement soi. Je suis comme je suis ? Je suis ce que je veux être. Je suis tout simplement.
« Alors laisse-toi aller, laisse couler tes larmes. Il n’y a pas de honte à avoir, cela restera entre nous. Tu n’as pas à faire semblant d’être fort, la vie n’impose pas ce combat. C’est l’homme qui veut qu’il en soit ainsi, mais toi qui est abattu, craque. Les sanglots et les cris font partie de l’existence depuis l’origine, alors va au bout de ta peine. Exprime ta détresse, ne refoule rien au contraire. Les autres sont des lâches, ceux qui te plaignent ou te méprisent. Tu seras libre quand ton cœur sera vidé de la tristesse comprimée, refoulée et eux resteront secs incapables de ressentir. »
Mais est-ce vraiment possible d’agir selon sa propre volonté ici-bas, alors que depuis l’origine de l’humanité tout a été mis en place pour que cela n’arrive pas ?
Nos grands penseurs, en particulier ceux que nous abreuvons de louanges, ont été le plus souvent conspués, haïs, massacrés pour avoir tenté de nous libérer de ce joug grégaire, animal.
Comment tendre honnêtement et consciemment vers cet objectif ?
Ce que nous considérons comme des sentiments nobles comme l’amour ou l’amitié ne sont le plus souvent que des chaines invisibles destinées à enfermer l’autre dans un rôle déterminé et que par réciprocité, ils nous assignent également, mais dont aucun ne doit se départir sous peine de manquer à cet hypocrite engagement.
Avoir la faculté de percevoir cela n’est qu’une étape infinitésimale sur une route pleine de drames, de morts, de frustrations, d’espoir, d’envie, de désirs, de joies, de peines…
De toute façon cela vaut la peine d’être vécu… sinon je dois retourner au plus vite à la poussière céleste d’où je suis issu.
« Tu sais ce que je veux, alors fais en sorte que… » Malgré mes pensées digressives j’arrive à reprendre le fil de mon récit…

Lundi 23h00. Louis entre dans le café. Celui qui fait l’angle. Juste à côté de l’hôpital. C’était là que l’inconnue de la chambre VII lui avait fixé cet étrange rendez-vous. Il angoissait depuis quelques jours, prêt à subir le pire, si c’était ainsi que cela devait finir. Glauque… Autant dehors que dedans… Le froid lui glaçait les os et ce n’était pas le minable petit brasero qu’il apercevait au fond du bastringue qui allait atténuer cette sensation. La torpeur parisienne lui collait, si c’était possible, un peu plus le bourdon. Il se sentait las et fatigué. La lumière tamisée du lieu éprouvait ses yeux rougis.
Il s’installe dans une sorte de box près du chauffage. Le café était presque vide. Deux tables occupées. L’une par un petit couple de jeunes qui se pelotonnaient sur la banquette à l’arrière, l’autre à l’opposé près de la fenêtre par un homme seul, barbe de trois jours, lunettes de vue, qui tripotait nerveusement son téléphone portable, buvait sa bière à grandes gorgées, tirait la gueule, l’air triste et désabusé. Avec le Barman moustachu à tête de facho et le serveur «titi parisien», ils étaient six à peupler le «Balto».
Trois jours s’étaient écoulés depuis son retour du château Bereshit. Dans sa boîte aux lettres, un chèque de «Nouvelles du Monde» l’attendait ainsi que plusieurs factures pour une fois honorées à temps. Son appartement ne semblait pas avoir été visité durant son absence.
Il éprouvait une sensation étrange à l’idée de retrouver la mystérieuse apparition de la chambre VII. Louis pensait si souvent à leur étreinte… une émotion l’étreint en la voyant pousser la porte du bar. Sans hésiter ni un regard pour les autres clients, elle vient s’asseoir en face de lui… Magnifique. Ses cheveux châtains clair, son manteau trois quart avec un col en fourrure qui lui va à ravir.
— Bonsoir Louis.
— Bonsoir …
— Natasha.
— Bonsoir, Natasha …
Elle est encore plus belle que dans mes souvenirs.
— Louis, je prends des risques en venant te parler mais il le faut. Natasha se saisit de sa main. Le serveur arrive aimable (sic).
— Vous voulez quoi ?
— Je ne sais pas, un thé ?
— Citron, darjeeling, vert, jasmin.
— Jasmin.
— Monsieur ?
— Un verre de vin blanc s’il vous plait.
— Sec, moelleux ?
— Sec !
— Chardonnay ? Bourgogne aligoté ?
— Chardonnay
— Ca marche. 11, 50. J’encaisse maintenant !
Kadmon tend au garçon un billet de 20 euros, empoche la monnaie, laisse une pièce de 1 euros en évidence sur la table qu’il comptait bien récupérer lors de leur départ du bar. « Le prix du sourire connard ».
— Louis… Ecoute-moi attentivement. Je te présente mes excuses… Je suis partie sans prévenir. Je n’avais pas le choix, mais je savais que je pouvais compter sur ta perspicacité pour me retrouver. Ce n’est pas facile à dire, mais sois très prudent. Jusqu’à présent tu as été préservé. Tu dois t’en douter, la communauté aurait pu t’anéantir, t’éliminer et certains en ont exprimé clairement l’envie, mais il se trouve qu’Eloïm éprouve une sorte d’affection pour toi…
— Je suis touché !
— Ce n’est pas une plaisanterie. Au départ tu n’étais qu’une mission.
— Ah…
— Mais tu es différent des autres ! Avec toi il s’est passé quelque chose d’indéfinissable, que je ressens profondément, une connexion intime peut être ?
Je devrais être sur mes gardes, me dire qu’elle sert ce baratin à tous les hommes perdus croisés sur son chemin et pourtant je me laisse embarquer.
Qu’ai-je à perdre ? Il est toujours plus facile de sacrifier sa solitude lorsqu’elle pèse, que sa compagnie lorsqu’elle est appréciée.
— Moi aussi Natasha j’éprouve ce sentiment… depuis notre rencontre je n’arrête pas de penser à toi… tu occupes mon quotidien, de jour comme de nuit, rien d’autre n’a d’importance… le monde est fade sans toi.
— C’est pour cela Louis que tu dois être vigilant… tu ne gagneras rien à t’attaquer à la communauté Bereshit. Au mieux tu survivras chichement au pire… je me refuse d’y penser.
Etait-ce une menace, un avertissement, l’expression de ses sentiments sincères. Ai-je le pouvoir de les détruire ? S’ils n’avaient pas peur de moi, ils ne prendraient pas le soin de m’avertir surtout par l’intermédiaire d’une si jolie médiatrice.
— Comment sais-tu ce qui peux m’arriver ?
— Nous savons tout de toi !
— Alors pourquoi ce rendez-vous ? Je ne suis pas une grenade prête à exploser… mais totalement désamorcée ! je ne sais même pas si j’ai été en mesure d’exploser à un moment d’ailleurs !
— Je te l’ai déjà dis Louis, cela peut te sembler incongru ou absurde, mais tu me plais et je veux te garder… J’ai envie d’être avec toi, partager un avenir peut être.
Après une seule rencontre ? J’ai peut être mésestimé mon charme durant toutes ces années qui ont succédées mon divorce…
— Crois-tu que cela soit compatible avec ta fonction au sein de la communauté ?
— J’y ai réfléchi, je vais demander à Eloïm de m’affranchir.
— Affranchir ? Tu es une esclave ?
Natasha recule instinctivement, tourne sa cuillère dans sa tasse, boit une gorgée.
— Les mots n’ont pas le même sens dans le monde profane.
Je n’ai pas envie de la provoquer à nouveau, je change de sujet.
— Pourquoi m’avoir donné rendez-vous ici ?
— Il y a un être qui a une place importante dans ma vie. Mon frère Yevgnie. Plongé dans un coma artificiel depuis 3 ans. Je viens le voir aussi souvent que mon emploi du temps me le permet. La visite d’aujourd’hui était planifiée. En revanche personne ne sait pour notre rencontre. J’en ai profité. Malgré les risques que cela comporte. Pour toi comme pour moi.
Je tolère son explication même si certains détails me semblent cousus de fil blanc et sont facilement démontables. Peu importe je saute à pieds joints dans le maelström. Comprendre, savoir, découvrir ? Tant pis, je ne vérifierais pas son histoire, mais je m’intéresse tout de même à sa vie.
— Qu’est-il arrivé à ton frère pour qu’il se retrouve dans le coma ?
Natasha me regarde droit dans les yeux.
— Il a organisé une sorte de raid pour me faire sortir de la communauté… Il a échoué.
«Si la curiosité t’a conduit ici, va t’en» et pourtant je reste.
— Peux-tu préciser s’il te plait ?
— Je n’aime pas raconter cette histoire mais je vais faire l’effort pour toi. En résumé: J’ai vécu mon enfance en Russie, ensuite j’ai voyagé en Italie, puis en France où j’ai rencontré Eloïm. La Communauté est devenue ma famille. Mon frère a fini, après des années de recherches, par me retrouver. J’étais heureuse. Je voulais qu’ils nous rejoignent, mais il n’avait qu’une idée en tête me faire retourner en Russie car selon lui j’appartenais à un chef de la Bratva. Avec plusieurs comparses ils ont essayé de me kidnapper, malheureusement pour lui, heureusement pour moi, son entreprise s’est soldée par un échec, sans rentrer dans les détails les acolytes de Yevgnie sont mort et lui a survécu, parfois je me dis qu’il aurait mieux fait d’y rester lui aussi. Je ne crois pas qu’il sorte un jour du coma. C’est ainsi. Mais il reste mon frère quoi qu’il ait fait.
Natasha est calme, sûre d’elle. Si je n’étais pas aussi épris de cette femme, je penserai froide et impitoyable, mais je ne peux m’y résoudre.
— Natasha, connais-tu la fable de l’arbre et de l’enfant ?
— Non.
— Il était une fois… ou plutôt un jour: Un enfant découvrit par hasard que lorsqu’il apposait les paumes de ses mains autour du tronc d’un grand chêne de la foret qui jouxtait sa maison, celui-ci absorbait son chagrin, son amertume, ses craintes, son ressentiment. Libéré de ses entraves émotionnelles, il était alors en mesure d’accomplir ce qui d’ordinaire l’effrayait ou lui posait le plus problème: Vivre. Ainsi à chaque fois qu’il était sujet à la mélancolie, au désespoir ou à l’isolement, il allait se ressourcer auprès de l’arbre qui lui apportait, sans réserve, le soutien nécessaire pour dépasser cette souffrance. L’enfant grandit et continua son rituel à chaque fois que nécessaire, il vieillit, continua son ascension sociale, devint de plus en plus important socialement car il réussissait toujours ce qu’il entreprenait, sûr d’avoir la force nécessaire pour cela grâce à son arbre. Riche, célèbre, beau et sans soucis d’aucune sorte, il se surprenait néanmoins à éprouver une angoisse que l’arbre ne parvenait pas à contenir, il était seul. Il se rendit auprès de l’arbre pour se libérer de cette douleur et fit ce qu’il n’avait jamais fait jusqu’à présent: Il regarda l’arbre avec les yeux du coeur. Il s’attendit à contempler un solide chêne majestueux, grand et fort comme lui, mais au contraire l’arbre était rachitique, quasiment sans branches, abandonné de toute vie. Alors quel fut le comportement de l’homme ? Il prit une hache et terrassa l’arbre ? Il s’agenouilla devant et pleura ? Il apposa ses mains sur l’arbre pour lui retransmettre l’amour et la joie qu’il avait reçu grâce à lui tout au long de sa vie ? Il hurla et partit en courant ? Il fit comme si de rien n’était et tenta de se délivrer de son angoisse tout seul ? Il se suicida pour nourrir l’arbre de son sang ? Il s’installa au pied de l’arbre et s’endormit du sommeil éternel ? Il chercha un autre arbre persuadé que cela ne pouvait être celui-là ? Il pleura sur son sort ? Il promit à l’arbre de le venger ? Il comprit finalement que la force qu’il avait reçu ne provenait que de lui-même et qu’il avait espéré qu’il en fut autrement par crainte de devenir ce qu’il est ?
— Je n’en sais rien !
— Moi non plus… mais il a le choix. La seule chose importante pour moi dans cette histoire c’est sa prise de conscience.
— Fais moi l’amour.

La fin du chapitre n’est pas béton mais je vais la retravailler demain.
En ce qui concerne la suite et selon mon plan, Louis retournera sur les ruines du château persuadé d’y trouver la preuve irréfutable que l’explosion n’est pas accidentelle. Il s’entretiendra avec une victime qui lui racontera ce qui s’est passé la nuit du drame…
J’ai rendez-vous à onze heures et quart avec ma psy. Faudra aussi que je jette les bouteilles de vin. Dans l’ensemble je suis satisfait, j’ai un vrai rythme d’écriture et l’histoire semble cohérente. Morphée m’appelle. Je ne lui résiste pas. Sommeil sans rêves. Mes yeux se dessillent naturellement.
L’horloge numérique affiche d’implacables chiffres rouges 10:05. Merde. Alix ne m’a pas réveillé ce matin comme à l’accoutumé, mais a laissé sur le frigo (à mon attention je présume) un joli coeur dessiné sur un post-it. Par texto elle me demande (m’implore oui) de faire un minimum pour mon apparence, elle flippe vraiment que j’arrive comme un pouilleux chez Zaza et Jean-Paul (où est la corde ?). Elle me rappelle aussi pour la énième fois que si je me tiens bien, samedi soir, nous irons nous encanailler dans le fameux club libertin dont elle m’a parlé la dernière fois… Sincèrement, je ne suis pas aussi demandeur qu’elle semble le croire.
Je me prépare et j’enchaine la visite chez la psy qui s’avère au delà de mes attentes. Son remplaçant, Tristan de la Villecombière m’expédie en moins de 5 minutes:
— Monsieur ? Il pose à peine les yeux sur moi. Venez !
Je me lève de mon siège de la salle d’attente pour me rendre jusqu’à son bureau tout en me demandant à qui j’ai à faire. Ma thérapeute est une grande blonde sèche, au regard professionnel et aux mains manucurées. Rien à voir avec ce gars parfaitement antipathique au premier abord.
— Bon, j’ai parcouru votre dossier. L’employé qui se fait harceler par un chef d’équipe tyrannique de 10 ans son cadet. Je vous comprend. Jamais pu saquer le genre kapo qui fait de l’excès de zèle sans comprendre que tôt ou tard il sera dans la même situation que vous. Je prolonge votre arrêt de travail. Six mois supplémentaires ne seront pas de trop ! Ainsi vous aurez le temps de réfléchir à un autre métier… ou peut être se sera t-il fait virer d’ici là. Croyez-en mon expérience, les excités du résultat ne durent jamais bien longtemps. En terme de prescription, je vous renouvelle le seroplex ainsi que le lexomil. Un minimum pour supporter la vache qui vous sert de femme. Veuillez m’excuser, mais c’est ainsi noté dans votre dossier. Je compatis. Autre chose ?
— Non.
— 60 euros. En liquide. Si vous ne les avez pas sur vous, il y a un distributeur au coin de la rue. Je vous ai noté dans mon agenda. Le mois prochain, même jour, même heure. Au cas où vous souhaiteriez discuter, sachez que subir votre complainte ne m’intéresse pas et que je ne vous serez d’aucune aide. Vous êtes le seul à pouvoir changer la situation. Rien d’inexorable croyez-moi. Au revoir monsieur.
— Merci… Au revoir…
Sur le pallier sans avoir eu le temps de dire ouf, ordonnance et arrêt maladie en main. Une tête de con ce psy mais diablement efficace au demeurant !
Les rues sont calmes. Ils sont tous réfugiés dans les magasins en train de faire leurs achats de Noël. Les décorations sont soignées. J’apprécie l’effort qui est fait par la société de consommation pour tenter de nous distraire de la merde dans laquelle elle nous a plongé.
Lever les yeux au ciel et contempler les nuages qui errent.
D’où viennent-ils, où vont-ils ?
Peu importe… je continue d’interroger le ciel sans attendre de réponses.
Les pieds sur terre, encrés dans le concret, l’utile et le nécessaire.
Hier j’avais envie de me fabriquer un château intérieur pour y ranger mes pensées profondes et cesser une bonne fois pour toute de parler à tort et à travers.
Force est de constater que je suis incapable de conceptualiser un tel édifice. En conséquence de quoi je compte faire une prison, ça me semble être un bon compromis, mais je ne sais pas si ce sera un lieu très efficace pour canaliser mon inaptitude à tenir ma langue.
Une bonne mise au silence est parfois tellement nécessaire…
Miroir mon beau miroir… entre le reflet de la société déliquescente, des individualités toujours plus exacerbés, des peur et des crimes qu’on nous relate avec toujours plus d’appétit.
Comment trouver la clé du positivisme ?
Une attitude volontaire et acceptante, capable de laisser de côté les drames inhérents de l’existence et de privilégier ces impalpables moments de plénitude solitaires ou collectifs.
Suivre un guide qui nous indique le bon chemin vers le beau, le bien, le vrai. Laisser de côté la facilité pour choisir le rire plutôt que les larmes, le partage au lieu du tout pour soi.
L’amour comme fil d’Ariane et les sens satisfaits de la simplicité du goût de la vie sans amertume ni regrets.
Sans inquiétude ni faiblesse.
Réunion avec la nature, communion avec les êtres.
Amour.
Rien à voir avec la dernière console à la con ou la profusion de bouffe du réveillon.
Cette année, Alix veut un bijou comme cadeau, pour crâner devant ses copines. J’aime bien employer le mot « crâner » volontairement regressiste.
Un point positif tout de même malgré ma délicate situation professionnelle, je touche l’intégralité de mon salaire (moins les primes bien entendu), mais j’ai la chance d’avoir une bonne convention collective. Même si je ne roule pas sur l’or, j’ai de quoi subsister et faire plaisir à mes proches. Simple expression, je n’ai pas de proches… à part Alix bien entendu. Un peu trop proche d’ailleurs… Loin, très loin, si loin de la vie d’Eloïm…

Costume noir. Chemise blanche immaculée impeccablement repassée. Noeud papillon en soie noir. Le gourou se tient droit. Debout. Serein, au centre de la pièce. 20 m2. Faiblement éclairée, simplement équipée d’une table industrielle en acier sur laquelle trônait un iMac de 27 pouces.
Il balaie d’un regard circulaire, méprisant, les membres du conseil d’administration de l’organisation réunis en session extraordinaire. Eloïm ne forçait pas son talent, il imposait naturellement sans laisser place à la contestation, même induite, son statut de chef.
La réunion se déroulait dans la salle secrète du Centre de Thunder Bay, Ontario, au Canada. Un bunker au troisième sous-sol.
Les accès étaient verrouillés par des codes digitaux, vocaux, chiffrés.
Si le leader du mouvement tuait quelqu’un ici, personne ne le saurait jamais. Pas même un autre membre du conseil.
Chaque participant prit place dans une petite pièce fermée insonorisée.
Seule une baie vitrée teintée leur permettait de voir la pièce centrale dans laquelle Eloïm présidait (un simulacre de «démocratie» nécessaire).
Les administrateurs votaient par le biais d’un boîtier pourvu de deux boutons: vert et rouge. Ils pouvaient rédiger des messages à l’aide d’un clavier relié en wifi à l’unité centrale du chef. Eloïm était le seul à pouvoir lire, modérer ou diffuser leurs interventions.
La hiérarchie séphirotique s’avérait absolument cloisonnée. Bien que de simples fantoches, chacun d’eux avait son utilité. Eloïm s’assurait de leur probité par des enquêtes, des écoutes, des filatures régulières, cela lui permettait de mesurer leur indéfectible attachement à l’ordre en général et à lui en particulier. Les noms des différents participants s’affichèrent sur leurs écrans de contrôle dès insertion du jeton de présence dans le monnayeur situé devant eux. Le gourou n’appréciait pas les surprises. Il avait mis au point un système complexe de leurres pour «protéger» l’identité des membres du conseil, mais il connaissait leur profond égotisme et savaient qu’ils se targuaient dès que l’occasion se présentait de cette fonction.
Neufs pseudonymes sur les dix membres du conseil apparurent en vert sur les différents écrans.
Kether, Ḥokhma, Bina, Ḥessed, Guebhoura, Tiph’ereth,
Neṣaḥ, Hod, Malkhouth
Yessod avait la meilleure des excuses pour ne pas être présent à la réunion, il faisait partie des victimes de «l’accident». Son pseudonyme s’inscrivit en rouge et son identité en noir.
Léo Admonakis: Yessod
Un même frisson de peur parcouru les membres du conseil.
Eloïm savourait son effet. Ils devaient tous comprendre que personne, absolument personne, n’était à l’abris ou protégé, quel que fut son rang ou sa notoriété. Ils devraient de plus vivre avec ce nouveau secret, car s’ils ne respectaient pas la loi du silence, ils mouraient. Logique simpliste mais efficace. Il n’y avait ni alternative ni échappatoire.
— Chers membres de notre remarquable institution nous allons procéder à l’ouverture de la séance. Guebhoura assurez-vous que nous sommes bien en sécurité.
Guebhoura (Oliver Wellington, héritier d’une noble famille anglaise, informaticien présumé coupable à plusieurs reprises pour des faits de hacking, jamais condamné), grimaça. Il craignait de plus en plus cet être dangereux et habité qui pouvait d’un claquement de doigts décider de leur sort, mais il lance toutes les routines informatiques pour se prémunir d’une éventuelle intrusion dans le système et active les 94 caméras réparties dans et autour du bâtiment.
— Tiph’ereth (Marie Villemont, française, richissime veuve, adepte de la première heure et secrétaire contrariée). Vous consignerez les écrits de ce jour dans notre registre secret. Abordons l’unique point de l’ordre du jour. L’avenir de la communauté. L’opération « Maison Brûlée » est une réussite absolue. Nous avons éliminé la majorité de ceux qui menaçaient l’ordre à court terme et par la même occasion réalisé une formidable opération financière. Une nouvelle ère s’ouvre dorénavant pour notre communauté. Nous aurons bientôt un autre membre pour remplacer Yessod et assurer la pérennité du conseil. Mais avant cela je vous ai convoqué pour vous faire part de mon souhait d’ouvrir une nouvelle antenne aux Etats-Unis. Nous bénéficions là-bas d’une excellente presse, surtout après l’événement tragique qui nous afflige, 78% des sympathisants locaux l’imputent aux islamistes. Nous ne démentons pas. Le processus de victimisation nous place dans une position idéale. Nos centres regorgent de demandes d’adhésion. Les dons affluent. Nous organisons la semaine prochaine dans chaque établissement une soirée en l’honneur de nos martyrs. Sont confirmés pour l’instant soixante quatre stars mondiales de la musique, qui vont d’ailleurs faire une chanson commune en l’honneur des victimes, une centaine de célébrités de première catégorie, des sportifs, et notre tête de proue, top-models et personnalités du Gotha. Tous les médias sont acquis à notre cause. Vos feuilles de route vont s’afficher sur vos écrans. Mémorisez les et faites en sorte de respecter scrupuleusement les consignes.
Eloïm parcouru distraitement la flopée de messages qui émanait des membres du conseil, il ne répondit qu’à une seul.
— Le journaliste ? Je m’en occupe personnellement. Vous pouvez disposer.
Ils sortirent des box les uns après les autres, les yeux bandés, neuf voitures étaient prêtes et les disséminent aléatoirement aux quatre coins de la ville. Ils ne sauraient jamais où ils étaient allés, ni avec qui.
Eloïm quitte à son tour les lieux. Il envoie un texto on ne peut plus clair à sa Mata Hari : «Vespale où en es-tu ?» La réponse est quasi instantanée: «Je suis chez lui, tout se passe comme prévu». Le gourou appréciait beaucoup les talents de cette jeune recrue, il devait s’en méfier.
La sonnerie de son téléphone professionnel retentit dans l’habitacle. Johan le chauffeur – garde du corps, décroche dès qu’Eloïm lui en donne l’ordre.
— Monsieur le Président ? Nous sommes en route…

Cette version me plait. Il faut absolument que je l’écrive. J’ai de plus en plus envie de développer l’histoire autour d’Eloïm. Le raisonnement est sans doute simpliste mais les méchants sont malheureusement toujours plus profonds que les gentils.
J’entre au hasard dans un salon de coiffure qui fait également barbier. Je me sens quand même mal à l’aise. Vite penser à autre chose pour ne pas angoisser; que des perles froides de sueur ne coulent pas dans ma nuque.
Je patiente une demi-heure sans café ni revues, j’observe le comportement inepte et dérangeant des clients. Vieilles qui jouent les dames du monde, minaudent sur un bigoudi, s’enflamment pour une conversation sur les têtes couronnées, raffolent de la petite coiffeuse tatouée qui, cependant, si elle était leur petite fille, serait chassée de la famille à grands coups de balai en raison de son apparence trop licencieuse et de ses tatouages qui font mauvais genre. Les tireurs de gueule. Les bavardes. Les «en famille» qui démontrent à l’ensemble du salon leur incapacité à gérer leur progéniture.
Une stagiaire s’empare de moi, m’aide à enfiler le peignoir, m’invite à passer au bac. L’eau est tiède. Elle me demande si ça va je dis que oui mais j’aurai aimé que l’eau soit un peu plus chaude. En revanche j’apprécie la manière dont elle me masse le cuir chevelu. Cela ne dure qu’un trop bref instant. La petite jeune me frotte vigoureusement le crâne et m’installe sur un siège pivotant face à un énorme miroir. Je ne me regarde pas dedans, je zieute tous ces petits culs et paires de seins qui s’agitent en tout sens pour ratiboiser, couper, élaguer, sécher, teinturer, laver, ranger, encaisser.
Magalie, déduction basée sur le badge qu’elle porte à la commissure de son opulent sein droit, me demande quelle coupe je souhaite. Je n’en sais évidemment rien. J’opte pour un pas trop court pas trop long «cache misère». Pour la barbe elle me suggère un effet trois jours auquel je souscris avec enthousiasme, par un léger hochement de tête.
Ciseaux en main, elle m’entreprend dans une conversation sur le thème de la météorologie. J’arrive à donner le change même si je trouve cela d’un ennui profond. En vingt minutes mon aspect a considérablement changé. Je n’ai pas rajeuni mais je suis plus conforme à ce qui est attendu d’un quadragénaire français au XXI°ème siècle.
J’apprécie mon reflet même si l’angoisse me titille l’estomac, un physique de clochard n’amène aucune responsabilité, on peut se montrer désagréable ou apathique, l’homme de la rue ne vous en tient pas rigueur, au pire il vous plaint au mieux ils vous ignore. Mais dès que vous semblez appartenir à son monde, alors il attend de vous ce qu’il ne donne pas lui-même.
Seul moyen d’échapper à ce déterminisme capillaire, être snob. Accéder au prétendu cran supérieur social. Costume – cravate de chez le bon faiseur et air dédaigneux de rigueur. Incarnation pour le commun de la haute société qu’elle vénère et qu’elle redoute. L’homme soigné bénéficie au plus de traitements de faveur (sourires hypocrites, regards craintifs, attentions particulières), sinon de la même ignorance que le pouilleux.
Singulier par nature et par conviction, incapable de répondre à l’attente du simple quidam, je suis donc dans l’obligation de faire ces efforts vestimentaires. Je n’ai pas le choix. Y aura-t-il un impact sur mon écriture ? Mon apparence extérieure, raisonnera-t-elle dans mon intérieur ? Unique regret, Alix va a-do-rer !
Le reste de la journée se déroule devant l’ordinateur. Alix rentre du boulot super tendue, persuadée que je suis en jogging et t-shirt, un mince espoir que je sois tout de même allé chez le coiffeur. Sa surprise est de taille et sa mâchoire pratiquement décrochée lorsqu’elle me découvre barbe taillée et coupe fraiche, en costume croisé six boutons avec un col en piques. Le tout dans une flanelle en laine et cachemire, noeud papillon en flanelle assorti et chaussures derby. Sans omettre la chemise à boutons de manchettes. Sur le cul la grosse !
— Bon on y va ? Dis-je comme si tout cela était parfaitement normal.
— Euh, dans un petit quart d’heure le temps de me préparer. Tu ne crois pas que tu es peut-être un peu trop habillé ?
— Je ne trouve pas, c’est le syndrome «dépressionnaire»: un coup je me néglige, un coup je prends soin de moi. Tu préfères que je me change ?
— Non, non, non, non, tu es parfait, tout est très bien ! La coupe super, la barbe aussi. Je suis vraiment très heureuse.
Alix s’enferme dans la salle de bain: « décidément ce mec va me rendre folle moi aussi ! » Pantalon noir, chemisier en soie blanc, veste noire, collier de perles et talons hauts noirs. Chic et sexy. Un peu de rouge à lèvres, un soupçon de fond de teint. «J’espère que Zaza va apprécier.»
Nous arrivons chez les Leroy légèrement irrités… les explications erratiques d’Isabelle nous ont couté une putain de demi-heure pour trouver leur lotissement. Un cauchemar.
Alix a insisté pour s’encombrer les mains d’un bouquet Sensation de chez Interflora (Bouquet rond de fleurs variées à dominante rouge. Parce que les fleurs savent aussi exprimer votre message avec force et conviction.) 41 euros et d’une bouteille de vin rouge, un Pessac Leognan La Gaffelière 2009 à 75 euros. Même si je pense incongru et exorbitant, je me tais, d’autant plus qu’Alix me gratifie d’une amabilité rare depuis notre départ de la maison. J’avais un doute mais je n’en ai plus, la « cahute à Zaza et Jean-Paul » est comme je le présumais un pavillon de banlieue standard et sans charme.
Isabelle nous accueille avec la chaleur hypocrite des cons.
— Alix, ma chérie !!!! Je suis tellement contente de te recevoir, allez-y entrez. Ne restez pas devant vous allez attraper froid. Oh les belles fleurs, elles sont magnifiques. Elle beugle: Jean-Paul… viens voir ! ils ont amené du vin et une belle bouteille en plus.
Alix trépigne de joie comme une collégienne. Je reste derrière elle stoïque et interdit. J’attend qu’Isabelle daigne se bouger de l’entrée et me débarrasse de mon trench coat. Jean-Paul arrive en trainant le pied. L’air boeuf. 1m85. 110 kilos au bas mot. moins de 10% de muscles. Le reste composé de graisse et d’os. Chemise violette brillante ouverte jusqu’au nombril. Chainette en or autour du cou. Gourmette au poignet. Chevalière en or. Arrêtez tout… J’ai en face de moi le grand gagnant de l’aventure MasterPlouc. Convoquons la presse et les caméras, formons la haie d’honneur… Il s’empare de la bouteille. Le sosie de Mister T se donne le genre érudit:
— Hummm… Je connais pas… mais c’est un bordeaux !
Finalement je sens que je vais me régaler. Du très haut niveau. Si tous les ingénieurs sont comme lui, je comprends mieux pourquoi nous sommes dans la merde…. Ma chère et tendre pousse des ah et des oh tandis que Zaza nous fait faire le tour du propriétaire. 120 mètres carrés de mauvais goût. La chambre parentale (ils ont deux enfants de huit et onze ans expédiés pour la nuit chez pépé et mémé) est paroxysmique: Miroir au plafond et lithographies inspirées du Kamasutra. Il ne me faut pas dix secondes pour deviner qui a pu donner à Alix l’envie d’aller en club libertin.
Je n’ai d’ailleurs pas immédiatement remarqué, mais Zaza est habillée d’une jupe fendue ultra courte et d’un haut hyper décolletée. Grande et maigre. Rousse. Elle contraste avec Alix nettement plus petite et replète. Laurel et Hardy version féminine. Je suis pas très fan de son physique mais son air de bourgeoise pute me trouble quand même un peu.
Nous passons enfin au salon. Jean-Paul nous attend, assis sur le canapé en cuir blanc. Jambes écartées (du style je ne peux pas croiser les jambes j’en ai une trop grosse).
Isabelle nous prépare des kirs en apéritif. Impossible de ne pas voir son soutien-gorge lorsqu’elle se penche ou sa culotte quand elle s’assied, ou plutôt se love sur son mari.
Je jette un coup d’oeil à Alix qui semble apprécier la vue. Putain… mamour aurait un côté lesbiche ? C’est la meilleure !
Nous restons silencieux un petit moment, «dégustons» les fameuses bouchées au saumon d’Isabelle. Grasses et lourdes. Il faudrait du débouche canalisation pour les faire passer, je prie pour ne pas mourir étouffer. Tu m’étonnes, avec un tel «talent» culinaire à la maison, moi aussi j’aurai un physique de Samoan. Jean-Paul m’interpelle.
— Alors ? Zaza m’a tellement parlé d’Alix qu’elle n’a presque plus aucun secret pour moi… il le dit avec un ton désagréablement concupiscent qui fait glousser Alix. Mais toi, qu’est-ce que tu fais dans la vie ?
Je répond du tac au tac:
— Je suis écrivain
Alix manque de s’étouffer, prend la parole presque en s’excusant,
— Il n’est pas écrivain. Il est commercial, mais il pense à se reconvertir dans l’administration ou l’informatique.
Jean-Paul ne relève pas… a l’air intrigué.
— Ecrivain ? Intéressant. Déjà publié, ou pas encore ?
— Je travaille sur mon premier livre.
— Ah et il parle de quoi ?
Il se sert un énorme verre de vin sans nous en proposer alors que nos verres sont vides.
— Pour résumer, c’est l’histoire d’un aviateur qui, à la suite d’une panne de moteur, a dû se poser en catastrophe dans le désert du Sahara et tente seul de réparer son avion. Le lendemain de son atterrissage forcé, il est réveillé par une petite voix qui lui demande : « S’il vous plaît… dessine-moi un mouton ! » …
Zaza semble déconcertée.
— Mais, ton histoire, on dirait le Petit Prince !
Je fais l’étonné.
— Comment ça, ne me dit pas que quelqu’un a déjà écrit mon roman ? Des mois que je travaille dessus. Ah non mais ça pue l’espionnage industriel ça !
Alix me jette un regard ak47. Je me reprends:
— En réalité, il s’agit d’un thriller horrifique sur des ingénieurs cannibales qui ont été contaminés par un gaz radioactif.
Pas question que je dévoile ma véritable histoire.
Jean-Paul s’esclaffe
— Je te prédis un carton ! Mais faut pas que t’oublies de mettre du cul dedans. Tout le monde aime le cul. N’est-ce pas ma chérie ? Isabelle lui rend un sourire gourmand.
Je rêve ? Il y a une caméra cachée ? C’est pour une émission sur les couples libertins ? Au début j’aimais bien le concept, mais progressivement je trouve leur attitude glauque et leurs manières déplacées. Alix pour sa part est extatique, dans l’espèce de petit couple qu’elle forme avec Zaza, c’est la grande maigre qui domine.
Les banalités d’usage s’enchainent, je somnole un peu, sollicite au max Jean-Paul qui finalement est ravi d’avoir trouvé un compagnon de beuverie et me resserre aussi souvent que possible, toujours après lui.
Isabelle s’enflamme sur son prochain voyage:
— Oui, parce que nous partons à la meilleure période de l’année… tu sais… il fait 24° en moyenne… mer des Caraïbes… 600 kilomètres de plages, de nombreux parcs nationaux, dont certains comme le parc national Armando Bermúdez permettent la randonnée ou d’autres comme le parc de Los Haïtises les excursions à travers la mangrove.
Ma parole, elle a appris par coeur wikipedia ! Je tente une offensive juste pour juger de la solidité des connaissances.
— La mangrove ?
Isabelle marque un temps d’arrêt et comme une enfant déclamant sa récitation.
— La mangrove est un écosystème de marais maritime incluant un groupement de végétaux principalement ligneux spécifique, ne se développant que dans la zone de balancement des marées appelée estran des côtes basses des régions tropicales. Elle sourit, satisfaite d’avoir réussi ce test.
Je ne suis pas sûr qu’elle sache vraiment de quoi elle parle, mais comme je n’en sais rien non plus et que je m’en contrefous, je n’essaie pas de la faire passer pour une conne, ce qu’elle est de toute façon. Mamour est admirative.
— Comme vous avez de la chance. Quinze jours au paradis. Tu m’enverras une carte postale ?
— Bien sûr ma chérie ! Même des mails. Jean-Paul prendra des photos de moi sur la plage. Là-bas on peut faire du naturisme quasiment partout.
Alix rougit. Bon, soit je suis complètement bourré, probable, soit il se passe un truc vraiment chelou entre elles.
Piqué au vif, je lance quand même une ogive.
— Finalement, vous ne partez plus au club à Punta Cana comme tous ces connards de touristes français ?
Silence gêné, Isabelle concède un léger:
— Nous partons avec un Tour Operator dans un club en «formule all inclusive» mais on fait ce qu’on veut quand même !
J’adore, je suis comme un gamin qui vient de commettre un bruit incongru pour se faire remarquer et qui attend qu’on le punisse. Manifestement tout le monde s’en branle. O tempora, o mores.
Après une interminable conversation professionnelle entre Zaza et Alix, florilège de commérages et de calomnies, Jean-Paul se lève.
— Je vais en cuisine, nous n’allons pas tarder à passer à table et il faut carafer votre piquette.
Je reste coi. Seul dans le salon pendant qu’Isabelle débarrasse la table et qu’Alix au garde à vous, s’empresse de l’aider. Ils peuvent prendre leur temps, j’ai encore une demi bouteille de blanc devant moi. Je me dis que ça fait quand même des mois que je n’ai pas pris de nouvelles de mes potes (ou assimilés comme tels), j’en profite pour passer un coup de fil à Olivier, histoire de bouger un peu… comme au bon vieux temps. Processus de re-socialisation amorcé.
— Olive, c’est moi, est-ce que tu es dispo la semaine prochaine pour un barathon ?
— Salut, écoute en ce moment je traverse une période difficile, Anne vient de perdre son emploi et le petit dernier a des problèmes respiratoires, le médecin m’a dit que je dois faire gaffe j’ai des problèmes de cholestérol et un risque de diabète. Et toi ça va ?
— Ouais… Olivier tu m’excuses mais je suis chez des amis, je peux pas trop parler, j’espère que tes ennuis vont vite s’arranger. Tu as mon numéro, tu n’hésites pas à me rappeler dès que tu veux sortir. À bientôt. Je raccroche.
Décidément j’ai la guigne, le sort s’acharne. J’hésite à contacter Abdel qui est un bon copain mais sera vraisemblablement réfractaire à un barathon, musulman pratiquant.
Je réalise que j’ai un cercle relationnel très limité, asséché. Les amis d’hier se sont mariés, ont des enfants, les autres ont pris le large et mon roman est devenu une entité à part entière qui m’accapare énormément. Un refuge ? Il n’est pas moi, ni un reflet. Il existe dans sa réalité inventée. Mais qui emportera l’autre ? Viendra-t-il avec moi dans mes ténèbres ou est-ce lui qui va m’élever, m’emmener vers la lumière ? L’écriture est une alchimie pâtissière. La justesse des ingrédients, le nappage. Chauffer l’alambic pour transformer le vil métal en or. Je ne connais rien de ces deux disciplines et pourtant la définition me semble juste. Mon esprit divague. Sortir à tout prix de cette prison existentielle. M’évader vers d’autres horizons. D’autres gens. D’autres saveurs… Je suis à bout.
Jean-Paul revient, rouge cramoisi. J’ai entendu, je ne sais plus où, une assertion particulièrement juste: l’homme est un produit grossier de la nature. La preuve par l’exemple.
— Où sont les filles ? Je demande, histoire de meubler la conversation.
— Parties faire des essayages. Il glousse libidineusement
— Ah ouais, excellente idée ! (Tu parles je m’en cogne total.)
— Bon, pour samedi soir on se retrouve à quelle heure ?
— J’en sais rien ? Pourquoi ?
— On va ensemble chez Irene, Alix te l’a pas dit ? Les essayages c’est pour la soirée, tu vois ce que je veux dire ? Il me fait des gros clins d’oeil grivois.
Je suis vraisemblablement en plein délire, les médicaments associés à l’alcool altèrent mes facultés cognitives. Pourtant tout à l’air réel: La table. La lampe. Le tableau. Le canapé. Le gros pervers rougeaud sur le canapé.
— Tu vas voir, l’ambiance est géniale. Les filles s’éclatent sur la piste de danse. Il y a des barres de lap dance. Des cages. Des glory holes. Croix de saint andré… Un coin sauna – hammam. Des espaces câlins. L’endroit est idéal pour des débutants comme vous. Mais rassures-toi, Zaza et moi on sera là pour vous encadrer !
— Y a un bar ?
— T’inquiètes, si tu veux te saouler tu peux. Les mecs n’approchent pas les nanas sans le consentement des maris. C’est la règle. Maintenant si les filles veulent s’amuser entre elles, elles peuvent ! On va rien dire alors qu’on se rince l’oeil gratos.
Mon corps est ici, dans le salon des Leroy mais mon esprit est définitivement ailleurs. Dans un lieu éthéré. Une alter réalité plus séduisante, moins crue et surtout exonérée de gens si tristes au fond qu’ils n’ont plus que les plaisirs charnels comme preuve de leur matérialité.

« Natasha est assise sur le canapé du salon. Elle semble très à l’aise, heureuse d’être là. Je ne sais plus trop à quoi m’en tenir. Je suis tombé amoureux d’elle, c’est un fait. Si c’est une manoeuvre d’Eloïm pour m’attirer dans ses griffes ? Peu importe ; Finalement, est-ce un drame ? Je joue les pères la morale, mais après tout, n’est-ce pas lui qui a raison ? Il utilise et endoctrine les riches, les nantis, les privilégiés du système; tandis que les médias et la machine économique asservissent et ponctionnent sans vergogne chaque jour qui passe les plus démunis, les simples, ceux que je crois défendre et informer. Sour dreams (rêves amers) pour un cœur saignant, une âme torturée, un corps usé.
Natasha m’attire contre elle. Je m’abandonne totalement. Nous faisons l’amour, non pas comme des bêtes sauvages privées de discernement, mais au contraire avec calme, volupté, passion, dévouement, chaleureusement. Notre part de divinité s’exprime dans cet acte essentiel, fécondateur.
L’amour a maintenant un sens pour moi. J’ai envie d’un enfant avec elle. Unis et Ré-unis. Mon destin est désormais entre ses mains… »

Chrysalide en attente de mutation s’ennuie ferme dans son cocon.
Le temps change, le temps passe, les déceptions d’hier reviennent en bourrasques éparses remplir les méandres de la mémoire.
Le corps répond par l’affirmative à cette déliquescence et rien ne compense le spleen, la mélancolie.
Misanthropie passagère ?
Quel baume pour panser les plaies de l’âme, pour dépasser le cadre convenu des habitudes et du mal être ?

— Eh oh, y a quelqu’un ? Houston ici la terre ! Tu commences déjà à fantasmer mon gars ? Attends d’être là bas ! Qu’est-ce qu’elle font… même si j’ai une petite idée ! Jean-Paul s’impatiente, Alors les filles, on a faim nous !
— On arrive, ah les garçons, c’est pas croyable, vous êtes tous les mêmes !
On dirait qu’Alix et Isabelle ont pris une douche. Normalement je devrais être comme Jean-Paul, manifester de l’intérêt pour leurs aventures scabreuses, mais je n’arrive pas à m’y intéresser. Seule mon histoire me préoccupe. La relation entre Natasha, Louis, Eloïm et tous les autres.
— Sinon, tu as vu le dernier match du PSG ? L’arbitrage en France est nul et puis le penalty… comment il a fait pour ne pas le voir ? N’importe quoi, enfin moi je suis l’entraineur je sors Zlatan. Dis donc ton pinard il a la classe internationale à propos.
— Alix est très calée en vin, elle prend toujours d’excellentes bouteilles.
Enfin, lorsqu’on est invités…
— J’ai l’impression qu’Alix est calée dans pas mal de domaines !
Jean-Paul me donne un grand coup de coude qui manque de me faire tomber. Mais quand est-ce que cette soirée se termine ?
Elle glousse, minaude, se goinfre de ces compliments lourds de sous entendus…
— Dis donc Zaza, surveille un peu ton mari… je le trouve bien entreprenant.
— Alors ma chérie, comment tu trouves le rôti de porc ?
Lequel celui qui est à ma droite ?
— Un délice, il faut absolument que tu me donnes la recette, mon homme cuisine très bien, mais il s’entête à faire des trucs asiatiques ou étrangers, je suis pas fan, je digère mal. Mais sinon rien à dire un cordon bleu, hein chéri ?
J’ai envie de lui dire qu’elle n’y connait rien, le rôti est bien trop cuit, même les pommes de terres sont ratées et que dire de la vinaigrette ? Infâme. Jean – Paul bâfre, se sert trois ou quatre fois, Zaza le regarde avec fierté, l’air de dire, il est pas beau mon petit pourceau ? Enfin le dessert, un gâteau au chocolat qui vient heureusement de la pâtisserie. Je suis épuisé et maintenant les éructations verbales qui reprennent avec plus de vigueur sur le thème de la politique. Lieux communs. Clichés. Evidences. Racisme et anti sémitisme larvé. Rien ne m’est épargné.
Je pense: Alcool. Souffrance. Mort. Rejet. Anxiété. Peur. Dégoût. Haine. Obsession. Victimisation. Extrémisme. Psychotropes. Pleurs. Oxygène. Foi. Crainte. Dieux. Plaisir. Désir. Goût. Elévation. Travail. Conscience. Bataille. Exaltation. Transcendance. Mysticisme. Egotisme. Egoïsme. Manque. Besoin. Amour. Touché. Présence. Travail. Engagement. Lumière. Vie. Sexe. Lassitude. Routine. Eloignement. Tragique. Espoir. Imaginaire. Dédale. Labyrinthe. Cicatrice. Douleur. Tristesse. Rire. Confiance. Style. Empathie. Courage. Amitié. Dévotion. Liberté. Dépensier. Jaloux. Envieux. Parapsychologie. Oecuménisme. Envie. Abattement. Renoncement. Centre. Maladresse. Tendresse. Ivresse. Colère. Suicide. Vie. Perception. Emotion. Inapte. Intelligent. Détresse. Trop. Lâcheté. Angoisse. Effondrement. Explosion. Vigilance. Persévérance. Chemin.
La soirée se termine sur des adieux langoureux entre Isabelle et Alix qui s’embrassent à pleine bouche, mais se retrouveront demain au boulot, je me demande comment elles gèrent un truc pareil. Jean-Paul me met sa patte sur l’épaule.
— A samedi et soyez sages, ou ne le soyez pas c’est encore mieux !
Alix s’installe côté conducteur et prend le volant. Elle sourit complètement libérée. Je réfléchis avant de parler: Scénario 1 «Alors comme ça on bouffe du cresson ma grosse loutre ?» Scénario 2 «Cette soirée était géniale, vivement qu’ils viennent à la maison», Scénario 3 «Samedi je suis probablement décédé ne compte pas sur moi.» Pas trop sûr de mes différentes phrases d’accroches, j’opte pour un simple:
— Vous avez l’air très complice avec Zaza
Alix soupire.
— Oui, effectivement, nous sommes très complices.
Je m’endors profondément mais je parviens tout de même à reprendre mes esprits juste avant d’aborder le dernier virage.
-— (…) Et Jean-Paul il est vraiment trop drôle et le rôti délicieux et leurs maisons j’adore la deco et Zaza ; enfin tu sais pour nous maintenant, tu ne peux pas savoir comme je suis soulagée.
Je constate sans surprise qu’elle ne s’est pas rendue compte de mon assoupissement. Le mélange des vins me tourne la tête, écrire me semble compromis pour ce soir et pourtant j’en ai une irrépressible envie. Je me rend compte de la vacuité de mon existence. Les désirs prosaïques de mes contemporains. Leurs problèmes ou leurs joies stéréotypées, stériles, qui ne mènent à rien. Il n’y a qu’au pied du mur que l’homme se révèle ou lorsqu’il souffre dans sa chair, dans son esprit. Quarante ans de passif terrestre à mon actif et qu’ai-je appris ? La plupart des humains vivent par procuration. Ils se créent eux-mêmes des difficultés, se victimisent ou au contraire se glorifient, ne s’intéressent qu’à leur misérable personne et pourtant il suffit parfois de faire le premier pas pour changer la donne, s’accepter pour exister. Des enfants dans des corps d’adultes consumés par le jeu social, prisonniers des conventions, des préjugés et des a priori. Toujours en veille, je capte les conversations des uns et des autres. Il y a longtemps que je n’y apprends plus rien d’intéressant ou de novateur. Je ne suis pas désespéré, j’ai juste abandonné tout espoir. Certains croient se réaliser dans leur sexualité, dans leur progéniture, les autres dans leur métier, se plongent à corps perdu dans ce qu’ils nomment le concret, le raisonnable. Mais au fond à quoi cherchent-ils à échapper ? Combien même le miroir aux alouettes leur ferait miroiter le contraire, nous mourrons tous. Pour ma part je suis déjà mort. J’accepte cet état de fait. Je suis bourré, je raconte sans doute n’importe quoi, mais le coeur y est. Inadapté ? Sans doute. Je subi leur réalité tandis qu’ils dénient la mienne, la réfute, en on peur. Le meilleur exemple de la misère humaine, on le trouve au service des Urgences, la nuit. J’en ai encore fait l’amère expérience le mois dernier quand Alix s’est plantée un morceau de verre dans le pied. Là-bas les laissés pour compte de la société viennent bon gré mal gré soulager leurs douleurs ou mourir. Ils ne reçoivent qu’avec parcimonie le minimum de réconfort moral qu’ils sont en droit d’attendre. Les accompagnants craignent pour ceux qui leurs sont chers, ils attendent parfois des heures inquiets sans nouvelles, dépourvus et abandonnés. De trop rares solidarités se nouent parfois entre les êtres. Dans l’ensemble tout ça m’écœure, me hante.
Alix se couche. Je reste assis à mon bureau, je ne lui ai pas dit bonne nuit, je crois qu’elle s’en fout. La musique se diffuse à travers mon casque relié à l’ordinateur. Cycle naturel. Alternance de jours et de nuits. Les mélopées de Jeff Buckley «Halleluia», «Creep» de Radiohead, «Madame Rêve» de Bashung s’enchaînent et même si je perçois leurs ondes magiques, je me sens sec et froid à l’intérieur.
J’ôte le casque. Je vais à la fenêtre fumer une énième cigarette. Je vois une étoile. Elle m’attire, tout peut s’arrêter maintenant. Il me suffit de prendre une grande inspiration et de me jeter dans le vide. Partir loin de toute cette chienlit, loin de ce monde peuplé d’enfants morts de faim, exploités, privés à jamais de l’innocence. Des adultes enlisés dans les faux semblants, la haine, la cupidité et les soi-disant responsabilités. Je n’ai jamais voulu infliger à un enfant un père tel que moi. J’ai raison. Mon cœur bat à tout rompre, une partie de moi me dis: «Vas y fais le qu’est-ce que tu attends», «qu’est ce qui te retiens», «vas y fais le» «libères-toi». « Allez un peu de courage, tu passes ta vie à te plaindre, à ruminer, à commencer sans jamais finir, tu as l’occasion de te rendre service et par là même de soulager la société d’un poids, dans l’éventualité où tu représentes quelque chose. Ton livre, roman ou histoire ? Une échappatoire d’un instant mais après ? sans but, sans envie, sans plaisir, sans désir, de quoi vivras-tu ? De déception ? de lâcheté ? de fuite ? d’attente de ce moment fatidique mais aléatoire ? » En accomplissant ce geste tu as le contrôle absolu de ton existence. Memento mori.
La vie est ainsi faite pour beaucoup: Barrières, frontières, blocages de toutes sortes et d’un coup tout se restreint à un enclos dont on ne s’échappe pas. Faire vivre l’impossible n’est pas une doctrine, une lubie de philosophe, une fuite du réel. Il s’agit selon moi d’une preuve ontologique de l’existence de l’homme. Sans l’envie d’aller au delà du possible, sans la hargne de dépasser les clivages, les cadres et les restrictions, rien de positif n’arriverait, le conformisme pour seule destination ? autant dire la banale mort. Faire vivre l’impossible mérite d’être entrepris à bras le corps et avec la détermination et l’énergie requise. Dont acte.
Et après tout, si la résolution de mourir coûte autant, que vaut celle de changer, bouleverser le cours des événements, de renaître, de prendre un nouveau départ, d’assumer une nouvelle vie sur de nouvelles bases ?
Une étincelle jaillit en moi. Je remets à plus tard mon projet morbide. J’éteins l’ordi. Je suis résolu. Je vais partir. Où ? Comment ? J’en saurais plus demain matin quand je serai à jeun, capable de réfléchir sereinement. Prêt à assumer un destin.
Un matin tu te réveilles, le cœur et l’âme gorgés de spleen, de mélancolie, tu repenses aux échecs, aux coups durs, à tes actes manqués, à ta lâcheté, à ta finitude, à ta douleur, à ce que tu penses être et à ce que tu penses ne jamais réussir à devenir, ta tristesse est si intense, tes remords et tes regrets si profonds. D’où tout cela vient t-il ? Pourquoi s’infliger ces supplices ? Les gens trouvent leur suprême plaisir dans ce qui leur est suprêmement étranger. Leur vanité y est intéressée; ils rient, applaudissent, remuent l’oreille comme les ânes, pour montrer qu’ils ont bien saisi : « C’est ça, c’est bien ça! » Eloge de la folie Nietzche

Sitôt leurs ébats achevés, Natasha se livre un peu plus sur son passé. Sordide. Ravissante jeune fille de la Volga. Famille confrontée à des difficultés financières. Cédée à la mafia locale à l’âge de 17 ans. Transférée en France après un passage en Italie. Rachetée avec un lot par Sergeï Tchernikesko, un souteneur réputé dans le tout-paris pour la qualité de ses pouliches. Elle était normalement destinée à rentrer au pays pour se marier avec un chef de gang. C’est pour cela que son frère était venu jusqu’en France, mais depuis l’arrestation de Sergeï, Eloïm « veillait » sur Natasha et sur d’autres filles comme elle, qu’il utilisait comme Vespales, sa garde rapprochée, destinées à des missions particulières: Séduire, soudoyer, corrompre et faire chanter les obstacles sensibles à la chair. Emprisonné pour diverses infractions aussi variées que braquage, trafic de drogue, proxénétisme aggravé, meurtre, récidive, il en avait théoriquement pour vingt ans incompressibles. L’avocat de la communauté, un proéminent ponte lui laissait un mince espoir, en apparence, mais verrouillait en coulisse toute possibilité de recours. Sergeï allait pourrir en taule, car telle était la volonté d’Eloïm. Quant à ceux qui voudraient la faire repartir en Russie de gré ou de force ils subiraient la loi du Gourou.
Natasha s’éclipsa comme la première fois sans un bruit, sans un mot. Sa relation avec Louis n’était pas finie, juste entre parenthèse. Ils savaient tous les deux, qu’avant de pouvoir espérer construire quelque chose ensemble Kadmon devait d’abord poursuivre son chemin, se confronter à Eloïm et peut être en finir une bonne fois pour toute avec son démon. Louis ne pouvait d’ailleurs s’empêcher de penser qu’il n’y avait encore pas si longtemps de cela, il n’était rien de plus qu’une coquille vide. Brisé et sans avenir. Le gourou l’avait en quelque sorte ressuscité après l’avoir tué. Démiurge, il lui avait donné un but, une fièvre, un amour. Louis n’étais plus seul désormais, il était en quête.
Le lendemain matin, sûr de lui, il se prépara rapidement et sauta dans sa voiture, gorgé d’adrénaline comme un parachutiste avant un saut. L’enquête devait être reprise à l’origine. Il n’y avait qu’une direction concordante: Le château de Lott.

Interlude
Medhi: «J’ai 3 ans et toi tu viens juste de naître. Je pourrais très bien t’étouffer avec un coussin ou te faire tomber du berceau face contre terre… J’ai 5 ans et je ne le formalise pas, mais je conceptualise ces idées. Je n’éprouve pas de sentiments à l’égard de ce minable petit être, ni des Géniteurs, ils sont là pour me nourrir et me servir. Ils sont fonctionnels. Je réalise que lorsque je souris ou quand je suis amical avec le morveux, ils manifestent leur contentement. Dès qu’ils me regardent, je caresse la joue du gniard et dès qu’ils se retournent je le pince. Il pleure. Je suis le plus fort. Je suis le meilleur. Il n’y a que moi qui compte et le monde tournera toujours ainsi…»
Le temps passe et Medhi grandit, il a 7 ans puis 9 ans. Son système de pensées n’a pas évolué mais s’est affiné. Les coupables de sa naissance ont plus de moyens financiers. Le père est un homme d’affaire cossu et la mère une femme au foyer on ne peut plus respectable. Medhi est prédestiné à vivre comme un Prince. Le petit frère lui fait de l’ombre. Medhi tue le petit frère. Il n’y a aucune preuve de sa culpabilité, mais il est rejeté, écarté du foyer meurtri. Il part vivre le reste de sa jeunesse en pension.
Medhi a 33 ans, il est adulte, il galère mais se renforce. Il change d’identité, devient Eloïm. Décidé à couper ses racines, il retrouve la trace des Géniteurs. Il envoie une équipe pour bruler la maison et exterminer ses occupants, lui pendant ce temps reste dans la voiture, contemple son oeuvre. Eloïm/Medhi se délecte du spectacle, un sourire carnassier déforme son visage impassible. Comme le disait si bien Léon Bloy « Quand on demande à Dieu la souffrance, on est toujours sûr d’être exaucé. ».
— Je suis Eloïm, Dieu, YHWH: Celui qui est l’objet de la crainte.

Le portail électrique s’ouvre automatiquement sans qu’il n’ait besoin de décliner son identité. Il faisait presque partie de la maison maintenant…
Cette fois il emprunte la route en voiture, se gare à l’emplacement réservé usuellement au Hummer ou tout autre véhicule d’Eloïm. Le maitre n’était pas en ses lieux. Louis imaginait la tête du gourou découvrant sa place de parking occupée par la voiture de son pire ennemi…
« Rien à foutre ! » Louis était galvanisé par sa romance avec Natasha « Je suis en mission, à la recherche d’indices et d’ici je vois parfaitement le domaine, ainsi que le bâtiment dans lequel il est entré la dernière fois. Les lumières sont éteintes. Fermé. Sans doute impossible de pénétrer à l’intérieur. Tous les accès doivent être verrouillés. Je ne m’y attarde pas. » Des ouvriers s’affairent sur les ruines du château. La reconstruction demanderait du temps et de l’argent, l’organisation ne manquait d’aucune ressources.
D’après le planning affiché sur le panneau central, les adeptes en nombre important, « comme quoi rien ne perturbe longtemps les hommes » ironisa intérieurement Louis, vaquaient à leurs différentes activités: Yoga – Macrobiotique – Perception de soi – Amour & Confiance – Aqua Gym – Libération de la parole. Le journaliste fit une moue sceptique pour ne pas dire plus: « De la foutaise en stocks, oui ! »
Kadmon regardait attristé les uns et les autres déambuler, sérieux comme des papes, habillés du kimono ou du sari réglementaire. Le personnel affable portait un uniforme composé d’un pantalon noir et d’une veste col Mao assortie, des gants blancs immaculés et souriaient béatement à quiconque croisait leur chemin. Il hésite à les aborder mais ne savait pas quoi leur dire, d’autant plus qu’il ne respectait pas vraiment l’harmonie vestimentaire, avec son jean fatigué, sa veste pied de poule hors d’âge et ses nike d’ado. L’idée de venir ici restait la bonne, il en avait l’intime conviction, mais où aller, quoi faire ? Ses pas le ramenèrent mécaniquement devant la maison VII. La porte n’était toujours pas verrouillé et la caméra qu’il avait détruite toujours pas remplacée. Son cœur frémit, Natasha, avait-elle anticipé son dessein ?
Personne au rez de chaussée, ni à l’étage. Il se frotte les tempes: «Allez, au boulot.» Il fallait qu’il trouve quelque chose. N’importe quoi. Un nom, une piste… La liste ! Mais quel con, depuis le début il avait accès aux victimes et il ne l’avait même pas analysée correctement. Louis fouille néanmoins la maison de fond en comble: Sous le canapé, sous le tapis, dans la cheminée, entre les lattes du lit… il se prenait pour un flic en train de perquisitionner. Soudain il remarque, coincée au fond d’un tiroir de la commode de l’entré, une carte de visite:
Alexandre Absalon. Free speech teacher.
Reboosté par cette incroyable découverte, il confronte le nom avec la liste des victimes. Absalon était noté dans les blessés graves. Louis s’inquiéta: «Merde ! pourvu qu’il ne soit pas mort. J’ai besoin de lui… Eloïm a un autre mobile que l’argent, je le sens.» Il dégaine son smartphone et appelle tous les hôpitaux de Paris et de Bordeaux. Le journaliste après une dizaine d’appels perd presque espoir, mais il s’accroche. Finalement on lui annonce qu’une personne répondant à ce nom était bien hospitalisée à l’hôpital Pellegrin de Bordeaux, dans le service des grands brulés. Louis s’y rend aussi vite que possible. Il se fait passer pour un proche de la famille. Ils ne bataillent pas trop à l’accueil. On lui accorde une demi heure. Ses jours n’étaient plus en danger mais il restait toujours en soins intensifs. Kadmon passe dans un sas avant d’entrer dans une chambre en Plexiglas. Il faut d’abord se laver les mains, revêtir une blouse, des chaussons et une charlotte. La personne qui est allongée dans le lit ressemble à une momie, recouverte de bandages, intubée, perfusée partout où c’est possible, entourée de plusieurs moniteurs. Absalon tourne péniblement sa tête. Sa voix ne semble plus humaine. Terriblement rauque. Presque inaudible.
— Le journaliste ? Je m’attendais à votre venue.
Kadmon ne s’étonna pas. L’important était d’emmagasiner le plus d’informations possibles.
-— J’ai besoin de comprendre. Racontez-moi ce qu’il s’est passé le soir du drame. S’il vous plaît ? Il s’assit sur une chaise, s’approcha d’Alexandre et l’écouta sans faire de bruit.
Au prix d’un énorme effort Alex se redresse, tente d’éclaircir sa voix mais c’était impossible. Son visage ou ce qu’il en restait se tordait de douleurs.
« Aïe, ma gorge me fait atrocement souffrir. Attendez un instant. Voilà. Je vais vous raconter ce que je peux. Après je vais dormir. J’ai si peu de forces… Vous le savez peut être, je suis membre de la communauté depuis cinq ans. J’ai contribué à l’essor du centre français. Je m’occupe d’un atelier: Libre Parole.
Je suis arrivé au château vers 21:00. A pieds. J’habite dans une maison derrière le château, mais vous le savez déjà sinon vous ne seriez pas là.
Un groupe d’hôtesses, ravissantes, nous attendaient à l’entrée. Membres comme personnel. Elles étaient là pour procéder au tri. Tout le monde n’est pas invité à ces soirées caritatives. Cela ne m’a pas choqué. J’ai l’habitude. Seules des identités compatibles sont acceptées dans nos événements. Une méthode éprouvée pour qu’il n’y ait jamais de mécontents. »
Il toussa avec peine. Le bruit était affreux. Alex reprit son discours.
« Sur le perron certains fidèles trainaient. Heureusement pour eux qu’Eloïm n’était pas là parce qu’il déteste ce genre d’attitude. Tous buvaient du champagne. Ils étaient si beaux, si bien habillés. Ils arboraient fièrement le badge de la communauté, mais les invités ne venaient pas tous de mon centre. J’en ai reconnu quelques-uns qui venaient d’ailleurs. J’étais surpris parce qu’ils n’avaient pas bonne réputation. Je me disais que c’était peut être une technique de notre guide pour les remettre dans le droit chemin. Je me souviens qu’à l’intérieur du château, l’alcool coulait à flots. La djette, un top model au placard pour des problèmes de dope, s’occupait des platines pendant que Léo, l’organisateur de la soirée, était parti faire le beau avec des cadres de la communauté. Elle a enchaîné des super morceaux. J’adore tellement la musique. Sans vraiment chercher à l’écouter, j’ai entendu Léo parler, c’était bizarre. Il était à l’hôtel après une soirée de la communauté, il avait fini comme toujours avec de la coke, de l’ecsta, tout ce qui pouvait lui permettre de croire un peu plus longtemps qu’il était un dieu, que le monde était à lui et qu’on l’aimait sans aucune mesure. Starfucker. Bref, il avoua avoir consommé de tout plus que de raison. Peu de temps après il s’est senti mal. Il a fait des tests sanguins, il avait contracté une forme particulière du virus que nous redoutons tous. Un truc hyper insidieux qui te règle irrémédiablement le compte en un rien de temps, mais sans avoir vraiment d’échéance précise. Pour les filles qui étaient avec lui, il ne savait pas si elles étaient également plombées. Il s’est confié à Eloïm qui lui avait offert cette dernière soirée en cadeau de départ. Un trip ultime avec une fin mystérieuse. L’idée c’était d’affoler une dernière fois les médias. Tout pour le Show. J’étais trop bourré pour comprendre de quoi il s’agissait, sinon j’aurais pris mes jambes à mon cou et je serais parti aussi loin que possible. »
Louis se retenait de le dire, mais il se doutait bien qu’Eloïm allait régler leur compte aux médecins, aux laborantins et aux filles malades ou non. Aucunes traces et surtout rien qui puisse ternir la réputation de l’ordre. Alex ne pouvait contenir une nouvelle quinte de toux. Il n’avait pas le droit de boire. Il souffrait le martyr.
« La piste de danse, comme dans une véritable salle de bal, s’embrasait littéralement, j’allais découvrir un peu plus tard l’horreur de ce mot. Marie, une Vespale était magnifique dans une robe de créateur, elle encadrait Cassandre une jeune paumée qui voulait quitter la communauté. Il devait être aux alentours de minuit en tout cas c’est ce qu’indiquait ma Rolex, un cadeau d’Eloïm. Nous nous amusions comme des collégiens. Stan un nouvel adepte exubérant, exécutait une espèce de danse du scalp. L’index en l’air, il gueulait des « wouh » « wouh » comme une hyène enragée. Ça non plus Eloïm ne l’aurait pas toléré. Cassandre qui malheureusement se trouvait juste à côté s’est faite vomir dessus. Je me suis barré très vite, histoire de ne pas être de près ou de loin associé à cet événement, on ne sait jamais, cela aurait pu me couter ma place. Marie rouge de colère est partie s’occuper de sa protégée traumatisée. Je suis allé fumer une cigarette sur les remparts. Léo faisait de même, il regardait le ciel étoilé. Quand je suis rentré, hasard ou démente coïncidence , Nicolas, mon frère, se tenait face à moi. Marc et Jérome mes proches amis à ses côtés.
Des larmes coulent sur ses pansements.
— Putain les gars qu’est-ce que vous faites là ?
— Nous avons tous reçu en début d’après-midi une convocation pour venir à cette soirée, ça semblait important. Répondit froidement Nicolas.
Marc et Jerome opinèrent du chef.
— On ne s’attendait pas à se retrouver ensemble, on est venu chacun de notre côté renchéri Marc.
Jerome ne cessait de regarder à droite et à gauche, visiblement à l’affut.
Lorsque je m’adressais à eux mon ton était involontairement acerbe ce qui donnait à Nico l’occasion de me provoquer.
— Ta tête a tellement enflée, regarde toi et ta chère Vespale, elle est où ?
Je suis devenu rouge de colère, Il y a des choses qui ne doivent pas être dites. Comme d’habitude on s’est frictionnés un petit moment, remplissant nos verres de champagne frappé. Stan ne revenait toujours pas. Nicolas ricanait de me voir de partir à sa recherche, mais ça fait partie de mon job, de la mission, s’assurer que tout le monde va bien. Mon frère en avait marre de tout et ne croyait plus en rien, ni en notre action, ni en Eloïm. Lorsque je suis revenu, il y a eu un flash de lumière, le temps s’est comme figé, mais accéléré en même temps, je ne sais pas je n’arrive pas à décrire, c’est si confus et puis un vacarme énorme, impressionnant. J’étais au bar installé au 2ème étage, pendant que mes «amis» regagnaient la table délaissée par Marie, Stan et Cassandre à côté de la piste de danse. Je n’ai pas réalisé tout de suite mais j’ai vu l’horreur, des flammes, des éboulements. De la panique, les gens qui se projetaient en masse contre l’entrée du bâtiment, comme les saumons à contre courant. Toutes les issues étaient bloquées. Impossibles à ouvrir. Je voyais Marie et Cassandre blotties l’une sur l’autre, assises sur les marches, à droite de la porte d’entrée, avec le mouvement de foule elles risquaient d’être piétinées mais elles ne pouvaient pas bouger. »
Alex perdait sa voix, en l’écoutant parler et en regardant son visage ravagé, Kadmon ressentait profondément ce qu’il lui décrivait. Il ne dormirait plus pendant des jours. Inévitable, prévisible, inéluctable, tous les qualificatifs étaient applicables à la situation mais aucun ne pouvait reproduire fidèlement ce qui s’était réellement produit lors de cette macabre nuit. Il soupire:
« Léo et Jerome se sont fait écraser en un instant sous mes yeux hagards au bas des marches, produisant un double bruit sourd, mat, disloquant, lourd. Juste à côté de Cassandre qui réalisa après coup et se mit à hurler comme une damnée, suivie instantanément de Marie et la peur s’empara un peu plus de nous. Je suis coincé en haut, je ne peux rien faire. La djette hurle, en flamme, c’est surréaliste. Les smartphones sont dégainés mais il n’y a pas de réseau. Il y en a qui filment. Prennent des photos. Notre «service de nettoyage» les confisquera tous jusqu’au dernier avant de prévenir les secours. J’essaie de descendre, je croise Stan qui git inconscient dans une mare sanguinolente, peut être est-il encore en vie, mince espoir ? Franchement j’en sais foutre rien. Jamais su prendre un pouls, la tension, ce genre de conneries. Yoshida, reine de beauté méconnaissable, parodie humaine, complètement défigurée. On était pas dans un putain de film, c’était la maudite réalité qui nous attrapait au collet et serrait son étreinte. La deuxième détonation me cloua au sol. Je perds connaissance. je suis comme happé, je sens mon corps se dissoudre, une douleur inouïe, je m’évanoui de nouveau. Totalement déphasés par l’ampleur du chaos, ce que je crois être les secours essaient de faire leur travail dans des conditions extrêmes, nous extraient des décombres. J’ai entendu des cris, des gens psalmodier, vu des moribonds, des pantins disloqués. Finalement les corps ont été chargés dans les ambulances. Au bout de combien de temps ? aucune idée, j’ai l’impression que tout s’est déroulé dans une microseconde d’éternité. Gyrophare et sirène, douleur et mort. Une pensée terriblement cynique me traversa l’esprit: pour une fois il n’y a pas eu tromperie sur la marchandise, une soirée de Léo on s’en souvient toute sa vie. Surtout quand c’est la dernière. »
Les yeux d’Alexandre se remplissent de larmes. « Mon Dieu ! Ayez pitié ». Il se saisit du bras de Louis, cherche à parler dans un dernier souffle.
— On a été exécutés. Pourquoi ? Je n’en suis pas sûr, mais ce n’était pas un accident.
— Alexandre qu’est-ce qu’Eloïm aurait pu vous reprocher ?
Il rassemblait ses dernières forces:
— Pour ma part, j’entretenais une liaison avec Marie. En dehors des missions, Eloïm interdit formellement aux Vespales tout rapport avec d’autres personnes que lui. Cela vaut condamnation à mort.
Natasha ? non ce n’est pas possible.
— Est-ce qu’elles peuvent être affranchies ? Alex, réponds moi, Alex ?
Il s’est endormi. Je me retire, une larme coule sur ma joue. Je reviendrai demain poursuivre mon interrogatoire.
A peine une heure plus tard, une autre visite, beaucoup moins cordiale. Une main se plaque sur sa bouche d’Absalon. Il se réveille affolé, perclus de douleurs, les yeux exorbités, son corps se secoue de soubresauts.
— Chut ! Doucement…. Tu as bien fait ton travail. Eloïm est fier de toi. Tes souffrances vont t’être abrégées. Tu es dorénavant digne de figurer parmi les martyrs de notre ordre. En costume d’infirmière, Natasha ne laissait apparaître aucune émotion. La seringue gorgée d’une dose létale de morphine se vide peu à peu dans le cathéter d’Alexandre. Ses yeux se ferment, son corps se relâche. Il retourne à la Jérusalem céleste.

Je n’ai pas du tout envie mais j’y suis. Face à nous, une discrète porte cochère qui ne laisse rien imaginer de ce qui peut se dérouler une fois entrés à l’intérieur. Jean-Paul sonne à l’interphone et se présente. Nous attendons une petite minute. Irène magnifique black longiligne aux seins proéminents et vêtue d’un rien, nous accueille chaleureusement.
— Entrez mes amis, ce soir chez moi Irène, toutes les audaces sont permises. Suivez moi ! Vous aller apprécier…
Je suis en costume noir, chemise blanche et cravate noir. Alix est habillée comme Zaza: Jupe; bas-résilles; haut rouge largement échancré. Affreux et vulgaire. Jean-Paul pour sa part, se croit chez Eddy Barclay, pour une soirée blanche. Nous laissons tout d’abord nos manteaux au vestiaire à une charmante hôtesse aux seins nus.
L’établissement, nous dit la propriétaire, est conçu sur plusieurs niveaux : Au sous sol: Glory Hole, Sauna, Jacuzzi, tables de massage, pièces pour fétichistes. Au rez-de-chaussée, le bar et la piste de danse. Au premier étage un autre bar, des chambres et des pièces « à découvrir ». Irène nous conduit au RDC à une table un peu surélevée dans un coin.
Jean-Paul passe son temps à me donner des coups de coude, à faire la bise à des couples moches et ordinaires. Zaza présente Alix à ses amis de parties fines. Je regarde ma montre. Je ne suis pas à ma place ici. Une bouteille de champagne que nous n’avons pas commandée nous est apportée par la taulière. Zaza l’embrasse sur la bouche en guise de remerciement, Jean-Paul fait de même. Alix les regarde comme des célébrités du petit écran. Les corps qui passent devant moi ne sortent malheureusement pas des pages de magazines de mode, excepté pour quelques unes. Certaines filles sont nues, d’autres en lingerie, les hommes sont en costumes, pantalons et chemises.
Odeurs de parfums et de sexe aseptisé. Les plus narcissiques ne cessent de s’admirer dans les nombreuses glaces stratégiquement situées sur le sol, au plafond et sur un large pan de mur. La musique est un pot-pourri de titres efficaces, house – funk – rock, matinée de tranches de slows destinés à « sensualiser » les échanges entre partenaires…
On aperçoit par ci et par là des mains dans des braguettes, sous des jupes, sur des seins, des danses tantriques ou exotiques. Jean-Paul m’emmène faire un tour.
Derrière un paravant une asiatique se fait doublement pénétrée avec apparemment beaucoup de délectation par un homme bien membré et une femme équipée d’un gode ceinture. Un peu plus loin sur un lit géant, une blondinette mignonne, lèche goulûment la chatte d’une nana quelconque. 5 ou 6 mecs sont autour d’elles, ont sortis leurs queues (pas bien grandes) et se masturbent en attendant leur tour, comme à la sécu.
En bas l’atmosphère est bien différente: Des trans, travelos et autres she males qui s’amusent à bonder des mecs en costards ou habillés en latex.
Franchement, je ne suis pas du tout emballé par ce genre de pratiques. Ce n’est pas ma tasse de thé, mais il faut reconnaitre qu’Irène a parfaitement conçu son Club, pour toutes les sexualités. Un gros notable se fait fouetter le cul, je baille. Je demande à «JP» où sont les chiottes.
— Au fond, à gauche.
J’aurai du m’en douter. Il n’y a pas de verrous aux toilettes qui sont mixtes. Je coince mon pied sous la porte pour éviter d’être ainsi exposé. Je me dépêche, tire la chasse, j’entends des bruits moites derrière moi, on tambourine. Je me dépêche de me rhabiller.
Vision effrayante, une dame bien portante d’une cinquantaine d’années est appuyée les deux mains sur l’embrasure de la porte, perd l’équilibre, me tombe dessus avec son mec derrière elle qui devait certainement la prendre en levrette. Au prix d’une acrobatie monumentale, j’arrive tant bien que mal à contenir le tout. Je suis coincé contre le mur, la femme collée contre moi et l’autre derrière le pantalon baissé qui recommence à la pistonner, comme à l’animalerie.
— Pardon…
— Ah mais tu ne vas pas partir comme ça mon joli !
— Non, enfin si, je ne suis pas trop dans le truc là.
— T’inquiètes tu vas y être dans le truc
Elle me passe sa langue sur mes lèvres, carrément dégueulasse et je sens les secousses de l’autre sur moi. J’hallucine.
— Ah ben ça va, tout se passe bien pour toi, tu t’éclates bien ?
Jamais été aussi soulagé de voir et d’entendre ma rombière. Le couple s’arrête, j’en profite pour m’échapper.
Alix est folle de rage. Hystérique.
— Merci beaucoup, tu viens de me sauver !
— Ouais c’est ça ! pervers ! malade ! tu crois quoi ? On est pas venu ici pour satisfaire tes bas instincts.
Il vaudrait mieux qu’elle se calme, parce qu’elle commence à me gonfler sévère.
— On est là pourquoi alors ?
Elle est rouge de colère, cherche ses mots:
— Tu comprends rien de toute façon. T’es un minable, un pauvre mec dans sa bulle, perdu dans le monde des bisounours, si je n’avais pas besoin de toi pour partager les charges de l’appart je me serais barrée depuis bien longtemps. Tu me débectes, capice ?
Un énorme soulagement me traverse. De toute façon à travers ce prisme du miroir qu’est l’autre, je solde inévitablement mes comptes avec une partie de moi que je rejette, alors autant l’accepter:
— Cette fois c’est bon, je comprends, ouais, Ok !
— Quoi, Ok ?
— Tu viens de me donner le signal dont j’avais besoin.
— De quoi ?
— Tu as raison. Plus rien ne rime entre nous. Je me sens oppressé, malheureux. Pour toi c’est pareil, tu viens de me le dire et puis tu as Isabelle et Jean-Paul avec qui tu vis un truc malsain de ménage à trois. Je n’ai pas de place dans ce schéma là.
— Quoi ? Tu me quittes, mais t’iras où ? Tu ne sais rien faire ! Un gosse ! T’es pas prêt d’en retrouver une comme moi, avec tout ce que j’ai supporté et subi.
— Tu as raison, tu as suffisamment souffert à cause de moi. J’y vais ! Bonne soirée.
Alix est en larmes mais je ne sais pas si c’est de nerfs ou de tristesse. Sincèrement je m’en fous. Je sors de chez Irène, libéré d’un poids, comme après un examen. Ni remords, ni regrets. Un nouveau départ, une nouvelle chance, une nouvelle vie. Je suis le fruit d’une partouze, né dans un club libertin, je démarre donc sous les meilleurs auspices !
Le taxi me dépose devant mon désormais ex chez moi. Je fais confiance à mon instinct pour me guider. Je charge mon sac de voyage du strict nécessaire, j’imprime les pages de mon roman en plus d’une sauvegarde sur clé usb, j’examine rapidement les lieux pour évaluer ce qui est à moi, ce qui partira au garde meuble en attendant que je me retrouve une piaule. Il est très tard. Je n’ai pas le choix, je vais dormir à l’hôtel et demain matin je prendrais le train en direction de Bordeaux. Pourquoi Bordeaux ? C’est une destination comme une autre et j’en parle dans «Au Commencement.» Je m’assois un instant sur le lit. Ce n’est pas elle le problème, ça ne l’a jamais été, je suis la source de tous mes maux et des siens dans notre couple, elle a raison sur beaucoup de points, mais ce qu’elle devenue, ce qu’elle veut faire de notre vie commune ne me convient pas. J’ai besoin de dangers, de confrontations, de challenges, de m’accomplir. Après avoir fait plusieurs fois le tour de la question, je me rend compte aujourd’hui que la seule chose sur laquelle j’ai la possibilité d’influer est ce qui émane de moi, mes actes, mes pensées, mes jugements. Je m’allonge les yeux ouverts mais humides, fixe le plafond. Finalement c’est encore un jour sans. Pas assez psychotropé, pas assez alcoolisé.
Seul, je rumine ma chienne de vie. Trop lâche pour en finir, trop fier pour en sortir, trop confortable dans l’existence, trop d’imagination dans l’esprit, trop de rêve dans le cœur, trop d’égo dans le sexe, trop de souffrance dans le corps, trop de moi partout, trop de je permanent, tellement pas assez de toi (qui ?), tellement pas assez d’amour, tellement de peur, tellement de reproches, tellement de cris, tellement de rage, pas assez d’encre (sur la peau), tellement de larmes, tellement de culpabilité, tellement d’échecs pour si peu de réussites, tellement d’essais pour si peu de transformation. Tellement de faux pour si peu d’authenticité, tellement de pression, tellement de manque, tellement de froid, tellement d’absence, tellement d’abandon. Chienne de vie pour bâtard de moi. Un autre à ma place s’aimerait peut être. C’est parce qu’il n’est et ne sera jamais moi. Souhaitons lui au moins ça ! Putain mais renonce à courber l’échine. Résiste au poids des souffrances, exerce toi sans relâche à garder en toutes circonstances la tête haute. Ce n’est pas une bravade ou l’expression de l’arrogance, mais bien au contraire le signe de l’Homme en route vers son affranchissement. Peu importe les difficultés garde la tête haute, peu importe les rejets garde la tête haute, peu importe les brimades garde la tête haute, peu importe les frustrations garde la tête haute, peu importe les regards garde la tête haute, peu importe les larmes garde la tête haute, peu importe le mal garde la tête haute, peu importe les succès garde la tête froide et haute. Tu seras patient, tu n’engageras que des combats que tu peux remporter, valablement et en luttant à armes égales tout en gardant la tête haute. La vie n’est vécue qu’avec la tête haute et la fierté d’être ce qu’on est et même si certains veulent te casser, te détruire et t’aliéner fait ce que doit, la tête haute, l’horizon en ligne de mire.
Je souffle un bon coup, me redresse, empoigne le sac. J’ai laissé la clef de l’appart à côté d’un mot laconique et sans affect. Je cherche un taxi, je n’en trouve pas. Je marche pendant plus d’une heure jusqu’à la Gare Montparnasse.
Hotel Ibis ? Je prends sans réfléchir. Le préposé de nuit me donne la chambre 33. Fonctionnelle, sans âme, avec douche. Mon réveil est programmé pour sonner à 6:00. Mon téléphone portable regorge de messages que je ne lis ou n’écoute pas. Le lit n’est pas désagréable. J’éteins la lumière. Silence.

Fébrile. Le journaliste passe la nuit à analyser la liste des victimes, à reprendre toutes ses notes sur la communauté, recouper l’histoire des Vespales et leur mode de fonctionnement. Il n’apprend rien de nouveau sur le sujet, en revanche il découvre le lien entre les victimes. La plupart étaient sur la sellette: Médias, affaires. Les autres avaient un contentieux en interne avec le patron de la secte.
8:00 du matin, Kadmon retourne à l’hôpital. L’infirmière de garde lui annonce, peinée, la mort d’Alexandre Absalon. Il s’en était intuitivement douté. Louis hésitait à exploiter une autre piste, le frère de Natasha, mais il n’avait pas assez d’indices pour le retrouver. Il était à court de munitions., faisait les cents pas devant l’hôpital, cigarette en bouche.
— Monsieur Kadmon ?
Armoire à glace, l’air féroce. À priori ne cherche pas son chemin. Le journaliste d’ordinaire plus impétueux osa une timide réponse.
— Oui
— Veuillez me suivre
— Je n’ai pas le choix ?
— Non
« Si Eloïm ne viens pas à toi, c’est toi qui ira à Eloïm »
Une BMW noire qui aurait mérité d’être immatriculée « mafieux 33 » les attendaient. Le molosse ouvre la portière arrière droite du véhicule. Personne dans la rue ne fait attention à eux. Il ne pouvait pas s’échapper. Il s’incline, vaincu. Le chauffeur roule vers une destination qui semblait évidente au journaliste. Le gourou voulait le voir. Le décor défilait à vitesse grand V mais dans le silence de la superbe berline. Arbres, forêts, travaux, maisons abandonnées ou habitées, Louis s’était toujours demandé ce que ça pouvait faire de vivre en bord de route. Probablement la même chose que dans une rue passante de centre ville mais en beaucoup moins drôle. Impossible de faire l’homme brave et courageux, il n’en menait pas large.
La voiture arrive au domaine, mais au lieu de rester en surface, ils s’engouffrent dans un tunnel sous le château. Le chauffeur se gare. Le Golgoth précéde Louis qui descend du véhicule, retient instantanément sa respiration, le parking dégageait une odeur fétide d’humidité. La lumière était faible. Subitement on lui mit un bandeau sur les yeux. Le garde du corps lui maintenait fermement les bras. Impossible de s’échapper, mais en réalité toutes ces précautions étaient inutiles, lui aussi voulait discuter avec Eloïm Ils prirent un ascenseur, franchirent des dédales de couloirs. Louis est projeté sans ménagements dans une pièce vide aux murs de béton nu, hormis deux fauteuils Chesterfield qui se faisaient face.
— Laissez nous !
— Bien monsieur.
Cliquetis d’une clé dans la serrure. Enfermés. Un homme se tenait à l’autre bout de la pièce, dos à lui, en costume noir, les mains croisées, il contemplait par l’unique fenêtre le domaine, son domaine.
— Kadmon
— Mehdi
L’homme tourne légèrement la tête, marque un temps d’arrêt
— Voilà un nom surgit des entrailles du passé
— Sans doute
Louis était sur ses gardes, à la fois excédé par cette mise en scène et curieux de savoir à quoi le gourou voulait en venir.
— Je suis heureux que tu sois là
— Je n’avais pas le choix
— Ne t’offusques pas, le jeu n’est pas pour toi mais pour eux, si je ne donne pas le change et ne théâtralise pas mes actes, je perds de la crédibilité et tu sais bien qu’une grande partie de mon édifice tient dans le culte de ma personne.
Eloïm ne s’échappait pas, analysait les faits avec lucidité, un vrai démon.
— Alors c’est comme ça que ça va se finir
— Louis, Louis, Louis. Il fait volte-face. Jusqu’à présent tes analyses étaient intéressantes quoique désagréables, mais là tu manque de discernement.
Le journaliste s’assied, le fauteuil était confortable. Le gourou prend place en face de lui, il croise élégamment ses jambes. Beau, digne et fier. Captivant. Comme Baudelaire avait raison: « La plus belle des ruses du diable est de vous persuader qu’il n’existe pas. ».
— L’occasion de te tuer s’est présentée tellement de fois et pourtant cela ne m’a jamais traversé l’esprit. J’avoue que si tu avais poussé le vice à accompagner Natasha voir son prétendu frère tu serais mort.
— Un piège ?
— Pas vraiment, il fallait que je sois sûr de tes sentiments pour elle.
— Je ne te suis pas.
Le gourou se lève, fait quelques pas. S’arrête:
— Pour faire simple, j’ai besoin d’une descendance, un héritier en ligne directe ne tiendrait pas longtemps, soit il développerait le complexe de brutus et je serais contraint de l’annihiler, soit un membre de ma chère communauté le supprimerait, ce qui serait d’autant plus fâcheux, que j’ai réglé le compte des éléments a priori les plus dangereux. J’ai bien réfléchi et j’avoue que le fruit de l’union entre la Vespale et toi est mon option la plus intéressante.
— Quoi ?
— Louis, malgré tout ce que je t’ai fait subir, tu as toujours su garder une certaine mesure dans tes offensives à mon encontre, une retenue qui me prouve ta valeur. Tu n’es pas un faible. Tu es intelligent quoique brouillon et quel symbole pour les opposants à mon ordre !
Le journaliste semblait perdu, il s’était attendu à tout sauf à ça.
— Si je suis ton raisonnement: Je deviens membre de ta communauté, tu organises mon mariage avec Natasha, nous avons un enfant et cette progéniture devient à terme le nouvel Eloïm ?
— Exactement, tu vois quand tu veux !
— Pourquoi je ferais une chose pareille ?
— Parce qu’au fond tu as toujours rêvé de nous rejoindre, parce que tu sais à quel point le monde extérieur est vil et sans intérêt. Parce que je t’offre la chance de devenir quelqu’un, d’important, de reconnu, d’utile.
— Mais tous ces morts ?
— Tu ne vas pas faire la fine bouche ! Oui ils sont morts. Ils ont servi l’ordre, mais ils risquaient de le détruire par leurs actes répréhensibles. Ils sont condamnés de toute façon aux yeux de Dieu. Ici ils viennent absoudre leurs péchés. Si tu savais tout ce que j’ai entendu… entre les veuves qui ont empoisonné leurs maris, les entrepreneurs qui font crever des gosses à la tache pour produire plus et moins cher, les responsables mais pas coupables, crois-moi Louis, il y a des hommes qui ne méritent pas mieux.
Kadmon ne savait pas, ne savait plus, une partie de lui refusait ce discours et une autre s’en délectait, des Thomassins ou des Bonvallet pouvaient bien crever, l’humanité ne s’en porterait que mieux.
— Quel serait mon rôle dans l’ordre ?
— Yessod, enfin Leo Admonakis est passé de vie à trépas, je t’offre son rôle au conseil d’administration et une place de choix à mes côtés, une sorte de bras droit si tu veux.
— Yessod ?
— Appellation donnée d’après les Séphiroth kabbalistiques, cela donne une connotation ésotérique très appréciée des administrés, mais je t’expliquerais tout cela en temps voulu.
— Natasha ?
— Natasha excelle dans son domaine !
— C’est une tueuse…
— Rien ne t’échappe, tu es vraiment formidable. Oui Natasha est une Vespale.
— Alors ?
— Alors, je dois la garder à mon service, je n’y dérogerais pas, elle restera Vespale, ne sera donc pas affranchie, mais elle t’appartiendra, je n’aurais plus de droits sur elle, tu en seras le maitre. Dommage pour moi, une remarquable professionnelle à tous points de vue.
— Si je refuse ?
— D’après toi ? Vous mourrez tous les deux et je trouverais une autre solution pour ma descendance.
— Je peux réfléchir ?
— Non, c’est exclu. Tu dois prendre ta décision, immédiatement et celle-ci est irrévocable.
Dans un souffle qui rejetait tous ses principes moraux, la crainte révérencielle de l’existence de Dieu et autres fondements, Louis regarda froidement Eloïm et dit:
— J’accepte
— C’est marrant, mais je n’attendais pas une autre réponse de ta part.
— Bienvenue Yessod, tu es dorénavant chez toi. Karl va t’accompagner à ta nouvelle résidence, la VII que tu connais déjà très bien, coquin ! ensuite tu te prépareras pour ton intronisation qui se déroulera ce soir, les fidèles n’attendent pas. N’aie crainte, Natasha t’aidera. Nous allons nous voir très souvent au moins dans les premiers temps, ensuite si tout se déroule comme prévu tu auras plus d’autonomie. Dernier point, ne m’appelle plus jamais Medhi, pour toi et pour les autres je ne réponds qu’au nom d’Eloïm et il est de loin préférable que tu m’appelles monsieur.
— Oui… monsieur
— Bien, très bien. Allons croquer la pomme mon ami !
Il appuya sur un interphone dissimulé prêt de la fenêtre.
— Karl, nous avons terminé.
— A très bientôt Louis. Ne me remercie pas, c’est tout naturel.
Eloïm quitte la pièce par une entrée coulissante dissimulée dans un pan de mur. Kadmon avait l’effroyable impression d’avoir conclu un pacte avec le diable.

Dans le TGV. «Espace famille» Monsieur lunettes noires sportives et chaussures de décathlonien au ventre rebondi, est parfaitement concentré dans son magazine oups. Evidemment, il ne s’occupe pas de sa regrettable (à mon sens) progéniture, qui en profite pour assassiner sans vergogne, les oreilles des pauvres passagers placés par la malédiction du destin dans le même wagon.
L’adulte parent responsable, au sens communément admis du terme, érige un système hiérarchique accepté et fondé. Délimite un cadre censé permettre à l’enfant un épanouissement destiné à lui permettre de bien vivre en société. Au passage, il serait flatté, si en récompense du temps passé à son éducation, celui-ci pouvait lui octroyer une gratification sociale dénommée réussite. Le parent est par nécessité sur un autre mode générationnel: Codes sociaux. Technologie. Economie. Système éducatif. Idéologie. Valeurs. De fait s’instaure un clivage encouragé par la société de consommation pour qui l’enfant est l’axe indispensable de son développement. S’en suit une course sans fin dans laquelle le parent ne pense qu’à faire de son héritier un bon élève social et lui octroie plus que nécessaire. L’enfant s’abreuve à la source d’une eau empoisonnée (fait déjà constaté par Aristote) et s’affranchit du cadre imaginé comme idéal par le parent, devenant ainsi l’irrémédiable fruit d’une éducation ratée. La société médiatique extrapolante et bien-disante dénonce comme de bien entendu tout comportement ou attitude non contrôlée, sauf si économiquement récupérable… Responsabilisation et culpabilisation de l’adulte grâce à des exemples marquants, permettent de les sensibiliser aux dangers créés par ce même système et par là même de les complaire dans leurs fallacieuses certitudes. Le meilleur des mondes de 1984 n’est jamais loin.
Madame, regard bovin, est assortie vestimentairement à sa vulgarité naturelle, démontre son absolue absence d’autorité, ainsi qu’un léger penchant pour la délégation de pensée.
A ce propos, n’oubliez jamais que ce sont eux: Les princes du dodo, susu, tutu et bibi, qui ont l’irrépressible besoin de se poser le cerveau après une dure journée de labeur… Radicalement je serai d’avis de balancer hors du train ces désastres de la surconsommation de masse et de la télévision. Qui pour nous sauver ? Qui pour espérer ?
Je travaille sur mon manuscrit papier. Le rendu n’est pas le même que sur écran. Je ne sais pas encore où je vais dormir ni ce que je vais faire. C’est à la fois excitant et angoissant. Les fêtes approchent. Noël tout seul dans une ville inconnue. J’hésite à consulter mon téléphone, mais je résiste. Je préfère aller chercher une bière au wagon bar. Une file interminable de voyageurs attendent comme moi d’être délestés de plusieurs dizaine d’euros pour des collations sans saveurs et pasteurisées. Je reviens à ma place. Le petit dernier de la tribu des ducons à semble-t-il le mal des transports et hurle avec force et conviction sa douleur. J’avale ma bière. Plus que deux heures. Je finis par prendre mon Iphone. Sept textos et autant de messages vocaux.
Alix regrette, s’est expliquée avec le couple des toilettes qui ont corroboré ma version des faits. Elle ne sait pas non plus où elle en est, croit s’être trompée de voie avec Isabelle, à voulu mettre du piquant dans notre vie mais s’y est mal prise, regrette, espère que je vais lui pardonner, est prête à faire des efforts, tout peux s’arranger. Il suffit d’y croire et de le vouloir. Elle a relu mon manuscrit sur l’ordinateur, trouve que j’ai du talent et est prête à m’aider pour que j’aille au bout de mon rêve…
Je n’y crois pas, ça me semble trop beau pour être vrai, cela fait si longtemps que j’attends cela, qu’on s’intéresse vraiment à moi, sans reproches, sans jugements, sans contraintes. M’aimer pour ce que je suis et tel que je suis. Alix a raison, bien sûr qu’on peut changer mais pas en forçant les choses, cela doit venir du plus profond de soi, volontairement et honnêtement. Je lui souhaite beaucoup de bonheur, mais ma vie doit prendre une nouvelle direction. Elle n’en fait pas partie. J’ai tranché. Ce n’est pas juste un nouveau départ, c’est un Commencement. Rien n’est éternellement figé. Tout est dans un état de commencement perpétuel.
Descente du train. Enfin. L’air est frais mais bon. Je prends le tram qui m’amène au centre de la capitale de l’Aquitaine. Tout dans cette ville donne une impression de calme, de tranquillité, de sérénité, je m’y sens bien. Je choisis au hasard un hôtel de quartier qui s’avère charmant. Je dépose mes maigres affaires. Je flâne. Libre, loin de la cohue et du vacarme parisien. Je découvre les belles vitrines du cours de l’Intendance. Marcher m’aide à réfléchir, à prendre conscience de l’espace et du temps.
J’ai cru que le cynisme était une arme, bien sûr tout est critiquable surtout quand on a l’oeil acéré. En un quart de seconde, je peux dezinguer n’importe quoi, n’importe qui, sortir sans états d’âme les pires atrocités, pourvu qu’elles provoquent l’hilarité. En revanche je suis beau joueur on a aussi le droit de me servir quelques vannes mais bien senties attention, je suis comme Hyde. Hyde est exigeant. Hyde se trouve puissant, son arrogance n’a pas de limites et sa soif d’alcool est intarissable. Hyde me séduit, mais Hyde me pourrit. N’ayant pas un portrait comme Dorian Gray pour me décharger de mes excès, je dois tout assumer… Alors préférant le fond à la forme et la vérité au mensonge, je vais tuer Hyde. Trouver la force en moi de m’aimer, de m’accepter, de vivre. Hyde est un phénix, il renaîtra de ses cendres, mais en attendant ce triste moment, le bon docteur Jekyll va profiter d’un peu de plénitude.
Je déjeune dans une brasserie du quartier Saint-Pierre, excellente surprise. L’architecture de la ville est superbe, décidément j’ai peut être trouvé l’endroit où m’épanouir. Mais c’est ici et partout le paradis, le soir quand les étoiles brillent dans le ciel, le matin quand le soleil entre en scène et chaque instant qui nous permet de transcender la souffrance et d’aller au delà des maux. Quand on est pris dans une averse soudaine, on peut, soit courir le plus vite possible, soit s’élancer pour s’abriter sous les avancées des toits des maisons qui bordent le chemin. De toute façon, on sera mouillé. Si on se préparait auparavant mentalement, à l’idée d’être trempé, on serait en fin de compte fort peu contrarié à l’arrivée de la pluie. « HAGAKURE » LE LIVRE SECRET DES SAMOURAIS par Jocho Yamamoto (1659-1719) Imaginer c’est créer, créer c’est rêver, exister c’est créer la vie au présent tout en s’appuyant sur des faits passés et à venir. Le lien entre le tout est l’être, façonné par le temps et l’expérience, l’intuition 6ème sens éthéré complète ce schéma pour le rapprocher de sa forme irréductible d’Homme. Donc je suis. Moralité, je ne suis pas limitable ou circonscrit à un simple rôle, une simple tâche, une enveloppe. Je suis 1, je suis le tout, je suis la vie, je est un soi à moi et à vous, si vous le voulez en âme, corps et esprit. Nous sommes ? Alors imaginons, créons, vivons, existons, sans limites et sans carcans. Pour qu’aujourd’hui soit tous les jours le 1er jour. Il n’y a évidemment pas de gros plans dans la réalité qui viennent souligner les instants T comme dans ces fictions que nous subissons à longueur de temps, mais avec de la rigueur intérieure, il est peut être possible d’arriver à anticiper les événements charnières ?
Caresse du soleil d’hiver sur le visage. Nappes de musique onirique. Plaisir de voir, de sentir, de ressentir. Se remémorer les moments primordiaux, les savourer, les goûter. Vigueur intense du premier jour. Les yeux décillés, grands ouverts sur le monde. Le parfum délicieux de l’herbe fraîchement coupée. La soif étanchée par l’eau la plus fraîche et la plus claire. La faim calmée par le pain chaud et croustillant. La chaleur de l’amour et des rires. Le temps est à soi. Communion naturelle. Délice d’être. Cela durera jusqu’au crépuscule. Le reste n’est que bonheur.
Un matin tu te réveilles le cœur et l’âme libérés, peu importe le passé peu importe les avanies du quotidien, tu ouvres les volets au sens propre comme au figuré et tu es frappé par la beauté de l’environnement, tu es plein de confiance, dans le présent, dans la vie, dans l’existence, tu n’as plus peur, tu ne théorises pas, tu n’interprètes pas, tu saisies tous les plaisirs qui sont à ta portée et ne pense qu’à ce qu’il est dans ton pouvoir d’accomplir. Tu ne renonces pas, tu souris, tu acceptes les autres et tu t’acceptes tel que tu es, pas tel que tu voudrais être ou tel que tu crois être. Comme le dit Nietzsche: « Deviens sans cesse celui que tu es, sois le maître et le sculpteur de toi-même ».

Karl ne semblait plus considérer le journaliste comme une menace, mais comme une personnalité à protéger.
Ils traversent le domaine, le garde du corps l’accompagne jusqu’à la fameuse maison numéro VII, là où vivait il y a encore peu de temps Alexandre Absalon. Mort pour la cause. Mort pour avoir dévié du chemin balisé par le Gourou, le guide tout puissant.
Louis n’avait pas le choix, il lui fallait accepter sans réserve le marché imposé par Eloïm. «Please allow me to introduce myself, I’m a man of wealth and taste.» Manque de pot, il n’avait aucune sympathie pour le diable.
Natasha l’attendait, elle le dévisage attentivement, tente de décrypter ses pensées intimes, ce qu’il ressent, il se focalise de son mieux sur l’amour qu’il lui porte et sur le plaisir qu’il éprouve de la revoir. Surtout ne rien laisser transparaître d’autre. L’exercice s’avère concluant, elle lui saute dessus, s’abandonne totalement, savoure leurs retrouvailles.
— Je suis si heureuse que tu sois là, prêt à relever notre défi, démontrer au monde que notre ordre est ce qu’il y a de mieux, de plus beau. Je sais que tu vas te montrer digne de la confiance qu’Eloïm a mis en toi. Viens je vais t’aider à te préparer pour ta réception. Mon amour, l’enfant, ton enfant que je porte est l’élu, l’héritier de notre ordre.
Louis restait neutre, les yeux dans le vide. Il ne réalisait pas ce que disait Natasha, elle était donc déjà enceinte ?
Ils montent dans la chambre, Toutes ses affaires sont là, rien ne manque, pas même son carnet secret et toutes ses notes, documents, coupures de presse. Il était donc réellement chez lui.
Sur le lit un pantalon de lin blanc, une toge blanche couverte de signes caballistiques. Aux pieds des sandales en corde. Natasha applaudit en le voyant ainsi paré. Il n’ose pas se regarder dans la glace de crainte de perdre définitivement le peu d’amour propre qui lui restait.
— La cérémonie est prévue à 19:30, il est 17:00, il ne faut pas trop tarder.
Louis essayait de se convaincre que tout était normal, qu’il n’y avait pas de raisons de s’en faire, tant qu’il respectait leurs règles, il était a priori en sécurité. Il espérait simplement avoir la force nécessaire pour donner le change. D’un autre côté il était séduit par la mise en scène, le décorum, l’attention qui lui était portée, la ferveur de Natasha était communicative et pourtant Louis n’oubliait pas que même enceinte elle restait une tueuse, capable de l’exterminer sans une once d’hésitation si Eloïm lui en donnait l’ordre.
Les intronisations se déroulaient dans un bâtiment spécial, le D. L’enceinte ressemblait à un grand amphithéâtre circulaire. Une grande piste centrale entourée de rangées de sièges, de quoi accueillir à première vue 20 à 25000 personnes. Le journaliste impressionné interrogea Natasha qui lui confia avoir assisté ici même à des cérémonies gigantesques avec plus de 30000 adeptes réunis.
— Mais rassures toi mon amour ce soir il y aura encore plus de fidèles tout le monde veut voir celui que l’on surnomme le redempté.
Louis avait une boule dans l’estomac, ce genre de manifestations ne s’improvisaient pas… tout était calculé, parfaitement huilé, il se sentait comme une marionnette. Agitée depuis combien de temps ? La panique l’étreignait insidieusement. Quelle serait dorénavant sa vie, ses choix, son libre arbitre ? Esclave d’un fou et d’une dévote.
Les fidèles affluaient dans les travées. Kadmon se tenait en coulisse à quelques mètres de la piste, il y en avait d’autres comme lui, une cinquantaine peut être plus qui attendaient eux aussi d’être intronisés, mais ils étaient habillés en jaunes et avaient comme décors des symboles solaires.
Eloïm trônait dans une sorte de plateforme surélevée. Il parlait dans un micro casque, le son était largement amplifié et résonnait partout, ses discours étaient entrecoupés de musiques classiques et new âge.
Le silence régnait dans les travées. Des assistants faisaient accomplir aux impétrants diverses épreuves. Ils passaient deux par deux sous les viva de la foule. Louis attendait fébrilement. L’anxiété à son paroxysme.
Ce fut enfin son tour, il paradait seul. Il adresse un maigre sourire à Natasha… mais tout amour, toute compassion avait quitté son beau visage. Ses yeux le fixaient durement, implacablement, ils lui glacent le sang.
Un assistant masqué s’empare de Kadmon et l’entraîne au milieu de la piste. Tous les regards se braquent sur lui. Une main ferme sur son épaule lui intime l’ordre de se mettre à genoux, il ne résiste pas.
Eloïm extatique abreuve la foule:
— Fidèles: Nouveaux et anciens. Garants de l’ordre et défenseurs de notre idéal, voyez le redempté. Des années durants il a cherché à nous nuire, à détruire l’édifice que nous avons eu tant de mal à construire et sans la formidable implication de chacun d’entre vous, nous aurions sans doute plié sous ses coups de butoir médiatiques. Il a fallut déployer des trésors d’ingéniosité pour limiter l’impact de ses mots assassins et diffamants. Voyez aujourd’hui le redempté à genoux. Nous l’accueillons dans notre grande et belle famille. À propos de famille, savez-vous pourquoi cet homme est parmi nous ce soir ? Notre Vespale Natasha est porteuse d’une semence bénie et tout naïf qu’il est, il croit être le père de l’élu, celui qui serait amené, s’il s’en montre digne, à me succéder. Idiot ! Pauvre hère, mais je suis le père de cet enfant ! Chaque Vespale a été ensemencée par mes soins et le jour venu, ils devront se battre pour conquérir la place ultime, devenir le prophète et le guide de notre magnifique communauté.
Des tonnerres d’applaudissements descendent des gradins.
Louis tente de se dégager mais la main ne relâche pas la pression sur son épaule.
— Voici le redempté qui demande à être admis parmi nous. Alors… Ne soyons pas bégueule, exauçons son souhait !
Un autre assistant s’approche de Kadmon et l’asperge de liquide. Tout d’abord il croit que c’est de l’eau et qu’on lui prodigue un simulacre de baptême, mais l’odeur est forte, entêtante. De l’essence.
Il ferme les yeux…

Je me réveille en sursaut. J’ai diné dans un restaurant asiatique qui m’a beaucoup plu, ensuite je suis rentré à l’hôtel. J’ai échangé quelques messages avec Alix, pour lui confirmer que tout est fini entre nous et je me suis endormi très rapidement. Le destin de Louis vient de m’apparaitre clairement, une terrible évidence. Que dois-je faire ? Ai-je les moyens de conjurer cette inéluctable fin ? pourtant c’est tellement logique. Je me sers un verre d’eau. Il se noue entre l’auteur et son «bestiaire» une relation si dense, si intense.
Louis hurle dans ma tête, implore ma clémence, mais je ne peux lui accorder cette faveur.
Je ferme les yeux.

Eloïm scandait une sorte de mantra reprit avec ferveur par la foule. Les adorateurs de Bereshit entraient en transe.
Louis à genoux, prostré, la tête baissée, les yeux fermés, savait que rien ni personne ne viendrait le sauver. La mort était son unique porte de sortie. Il avait peur, si peur et soudain la douleur le transperça de part en part. Kadmon brûlait comme un fétu de paille. Son corps s’embrasait, se consumait. Il n’avait jamais ressenti une telle souffrance. Il aurait dû se lever, hurler, leur montrer à tous qu’ils assassinaient un homme. Un être comme eux de chair et de sang, mais il en était incapable. Il voulait pleurer mais ses paupières s’étaient dissoutes. Il n’avait plus d’existence, plus de vie. Il redevenait poussière, comme au commencement…
Le silence régnait dans les travées, une masse informe gisait au milieu de la piste.
Eloïm éructa:
— Allez voir !
L’assistant s’approche de la créature immolée par le feu. Il pose dessus une couverture ignifugée. L’amas de chaires vives ne réagit pas. La bête était bien sacrifiée en holocauste. D’une voix puissante:
— Le redempté est mort Monsieur !
Des cris de haine, hystériques, s’abattent des gradins jusqu’à la dépouille de Louis Kadmon, ricochent sur ce qu’il fut. Natasha participe à ce délire collectif, une main sur le ventre, l’enfant du sacrifié en elle, nourri à la folie des hommes.
Eloïm se retire de l’arène satisfait. Il tuerait la fille et son embryon, mais pas aujourd’hui, chaque chose en son temps. Il passe dans un couloir, s’arrête un instant pour s’admirer dans un miroir. Il se félicite d’avoir faite sienne cette maxime du marquis de Sade: «La soumission du peuple n’est jamais due qu’à la violence et à l’étendue des supplices. »

Libéré et rasséréné ! J’ai réussi à mettre un point final à deux histoires, l’une personnelle et l’autre imaginaire… si j’étais cynique je me demanderais laquelle est la plus réelle des deux ?
Le temps est manifestement venu pour moi de m’affirmer: Raphaël Chevalier. Trente six ans. J’ai passé la majeure partie de mon existence à esquiver, lâchement retranché derrière un mal être pour ne pas affronter le quotidien, mais aujourd’hui je fais table rase du passé et des préjugés. J’ai enfin décidé d’exister.
Installé à la terrasse d’un café dans la rue de la vielle tour à Bordeaux, je savoure une tarte et un café. Deux copines s’asseyent juste à côté de moi. Elles sont pétillantes, fraiches, belles comme le jour naissant. Je ne peux échapper à leur conversation et je souris en les entendant partager leurs confidences. L’une d’elle me demande si j’ai du feu. Je lui réponds par l’affirmative. Sans forcer ni provoquer le destin, nous discutons de tout et de rien. La blonde se montre polie mais distante, en revanche entre la brune et moi, une connexion s’établie:
— Comment vous appelez-vous ? (Intrigué)
— Cassandra (Charmante)
— Raphaël (Charmeur)
— Enchantée, alors, que faites vous dans la vie Raphaël ? (Connectée)
— Ecrivain (Profond)
— Voyez-vous ça, monsieur est écrivain ! (Etonnée)
— C’est mon premier (Troublé)
— Il faut un début à tout (Optimiste) Vous êtes bordelais ? (Curieuse)
— Parisien en exil (Fragile)
— Ah… (Hyper intéressée)
Emilie regarde sa montre avec insistance:
— Cassandra il est temps d’y aller, nous sommes attendus. (Impatiente)
— Bonne journée à bientôt (Déçue)
— Oui bonne journée (Déçu)
Elles marchent quelques mètres. Cassandra à Émilie:
— Merde j’ai oublié un truc. (Menteuse)
La jolie brune bondit jusqu’à ma table, sort un stylo de son sac et griffonne sur une serviette en papier… « Mon numéro, appelez moi ! (Excitée) » Et elle repart en courant.
Je ressens une prodigieuse sensation de bien être. J’ai achevé mon premier roman, tourné la page d’une vie morne et apathique, rencontré une fille qui me plait énormément. Je ne crois pas encore au phénomènes paranormaux, mais c’est le jour où je dois saisir ma chance ! Je retourne à l’hôtel chercher ma clé USB et je me rends dans un magasin spécialisé dans les photocopies et les reliures. Je tire 7 exemplaires de mon roman « Bereshit, Au Commencement. » Le gérant du magasin m’indique l’adresse d’un cyber café dans la rue du Palais Gallien, car je dois trouver les adresses des éditeurs. Apres deux heures de recherches, je vais à la Poste. J’ai scellé mon destin. J’ai respecté tant bien que mal les différentes procédures exigées par chacune des maisons d’éditions, j’espère que ces imprécisions dans la forme ne me porteront pas préjudice…
Il est maintenant temps de se poser les bonnes questions. Je déambule dans les rues. Devant moi se dresse Mollat, la plus grande librairie de France. Et si c’est ça dont j’ai vraiment envie ? Ma propre boutique de livres. Un endroit que je pourrais modeler à mon image… Evidemment le marché sur Bordeaux semble compromis avec un tel acteur. Retourner à Paris ? Je développe de nouveaux rêves, de nouvelles envies. La rencontre avec Cassandra est un déclencheur d’ambition. A son contact même bref j’ai ressenti l’étrange sensation de pouvoir accomplir tout ce que je veux. Se dessine dans mon esprit les contours d’un projet: Une belle librairie ancienne avec des petites tables, fauteuils clubs et un canapé moelleux pour que mes clients s’installent confortablement près de la cheminée… dévorent les livres et surtout consomment des boissons surfacturées. Me trotte également à l’esprit l’idée de me spécialiser dans les livres anciens ou rares, ces livres dont les collectionneurs raffolent et qu’ils sont prêt à payer une fortune. Mes scrupules disparaissent au profit d’une volonté simple, claire et déterminée. Quels sont mes moyens d’action ?
Ne nous dispersons pas. D’abord, priorité à Cassandra. Je vais l’appeler dès ce soir, il faut battre le fer tant qu’il est chaud. Je me connecte sur mon compte bancaire afin de faire le point sur ma situation financière. Il est vrai que mon arrêt de travail ne m’a pas mis dans une situation ultra favorable. Mais comme me l’a si bien apprit Eloïm, je dois privilégier la forme sur le fond. Le magasin Boss m’offre ce dont j’ai besoin, une redéfinition complète de ma garde robe. Chaussures. Pantalon. Chemise. Pull. Veste. Le reflet dans le miroir est au delà du satisfaisant. J’emporte le tout. La note est salée mais j’assume. J’attends 19:00 pour composer son numéro de téléphone:
— Bonsoir Cassandra ! Raphaël Chevalier… nous nous sommes rencontrés ce midi et je voulais savoir si vous étiez libre pour le dîner ?
— Vous ne perdez pas de temps !
— J’avais simplement très envie de vous revoir.
— Et bien, vous me prenez de court… je vais voir ce que je peux faire.
Assis sur le lit de ma petite chambre d’hôtel, le téléphone en main, j’attends impatiemment. La mignonne jeune fille qui fait office de concierge à la réception de l’hôtel m’a parlé d’un excellent restaurant japonais. J’espère que Cassandra apprécie autant cette cuisine que moi… si elle daigne me rappeler. Une demi heure se passe toujours aucun signe de sa part. Je me suis trop vite emballé. Quel con. 20:05, raisonné et persuadé de m’être fait bêtement berné, je pars en direction du fameux restaurant sans réservation mais tant pis on ne sait jamais, ne pas se laisser abattre est mon nouveau crédo. Je sors mon téléphone de ma poche pour utiliser la fonction GPS. 3 appels en absence: deux d’Alix (rien à foutre), un d’un numéro non enregistré. Je rappelle fébrile.
— Ah quand même, j’ai cru que vous m’aviez oubliée
— Pas du tout j’ai attendu que vous me rappeliez !
— J’ai annulé ma soirée avec les fossiles. Où va-t-on ?
— Un restaurant japonais, mais je n’ai pas réservé.
— Don’t worry ! s’ils n’ont pas de table, nous pourrons toujours aller dans un bar à vin, ça ne manque pas dans cette ville !
Tout à l’air facile avec Cassandra.
— Je suis vers les allées de Tourny, vous me retrouvez devant le manège ?
— Ok… a priori je suis là dans moins de cinq minutes.
— A tout de suite !
— Juste le temps d’arriver.
Logiquement, il me suffit de revenir sur mes pas pour parvenir à sa rencontre. Malgré mes tentatives, je n’arrive pas à réprimer une bouffée d’angoisse. Et si je ne lui plaisait pas ? De multiples scénarios me sont passés à travers la tête mais l’issue en était toujours positive. Dès que nous allons aborder le sujet de nos vies, que vais-je raconter ? La vérité crue ? Passer sous silence certains aspects de mon existence ?
Je lève la tête, l’opéra de Bordeaux est une magnifique bâtisse, mais l’heure n’est pas au tourisme. Quelques mètres me séparent maintenant de Cassandra, le plus dur reste à faire: Oublier ces considérations égotistes pour Etre et Agir vraiment. Si une relation doit naitre de ce coup de foudre, alors rien ne pourra l’empêcher, pas même mon passé, ni le sien.
— Raphaël !
Je me retourne. Nos regards s’accouplent. Un coït vif. Instantané. Brutal. Sans un mot, l’un à côté de l’autre nous nous dirigeons d’un pas tranquille et harmonieux vers la place Fernand Lafargue, puis nous discutons. Fumons. Rions, comme si nous nous connaissions depuis toujours. J’attends d’être au restaurant pour vider mon sac sur ma vie, je la dégueule sans que Cassandra ne m’interrompe. Elle ne dit rien mais se saisit de ma main, l’enserre tendrement. Comme je le présumais son histoire est aussi chargée que la mienne. Nous nous retrouvons sur ces points et sur d’autres. Nos esprits fusionnent en attendant nos corps. J’explique à Cassandra mon projet professionnel. Elle y souscrit totalement, me donne le nom d’un «fixer» de sa connaissance qu’elle me présentera, un spécialiste de la chasse aux œuvres anciennes, rares, introuvables qui pourra m’assister dans cette activité hautement lucrative. La nourriture est exquise, le gout de l’amour et du partage ? Nous enchaînons les bouteilles de vin sans être saouls. Cassandra veut absolument lire mon livre. J’éprouve quelques réticences, mais je ne veux rien lui cacher. La vie est ainsi faite, même si cela semble improbable, il n’y a pas de hasard, juste des opportunités à saisir. A trop réfléchir, à s’infliger des barrières, des freins et des douleurs, on s’habitue à l’amertume, à la souffrance mais si comme l’exprime Marcel Proust « « On ne guérit d’une souffrance qu’à condition de l’éprouver pleinement. » alors je suis en totale rémission. J’accepte une vérité essentielle: Même si l’univers est l’oeuvre de quelque chose qui me dépasse, à mon niveau d’humain, je suis mon propre dieu et je suis mon propre diable. J’ai perdu mon temps à me lamenter sur mon existence, à fuir plutôt que de combattre. Je n’ai aucune certitude sur l’avenir avec Cassandra, mais j’ai l’intime conviction que nous sommes dans l’urgence de construire. Guillaume le Taciturne a tout compris: « Point n’est besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer ». Tirer un trait sur le passé ne m’a demandé aucun effort, vivre dans le présent m’en demande beaucoup plus, mais le jeu en vaut la chandelle. Réfléchir pour agir, tendre vers un idéal… Mourir en juste, sans remords ni regrets.
Il était une fois un homme désespéré, qui avait profité de sa dépression pour écrire un livre, mais l’histoire tragique se terminait avec la mort de son héros.
Au bout du compte je me suis trouvé moi.

PIPILOTTI RIST

Pipilotti Rist, en réalité Elisabeth Charlotte Rist, (21 juin 1962 à Grabs dans canton de St. Gall en Suisse) est une vidéaste suisse. Elle vit à Zurich, Bâle et Leipzig. Elle a obtenu sa maturité et a poursuivi ses études artistiques dans l’illustration et la photographie à la Haute Ecole d’arts appliqués de Vienne. Elle suivit la classe de création audiovisuelle à la « Schule für Gestaltung » de Bâle. De 1988 à 1994, elle fut membre du groupe de musique « Les reines prochaines». En quelques années elle maîtrise les images et elle les travaille longuement avec sa table de montage et son ordinateur. Elle incorpore dans ses vidéos des effets cinématographiques. Elle umet à profit les « défauts » de l’image et utilise le brouillage, le flou, les renversements ( l’image peut se retrouver inversée ou sur le côté comme dans l’une de ses vidéos où le spectateur est invité à se coucher pour la regarder ), le rythme, les plans rapides, les couleurs, les sons et la musique. De 1990 à 2001, elle travaille dans la vidéo et les installations vidéos à Zürich. Elle fut la première directrice artistique de l’Exposition nationale suisse de 2002 (Expo.02). 1982-1986 Etude artistique d’illustration et photographie à la haute école d’art appliqué à Vienne (Autriche) Graphiste pour ordinateur dans la pharmacie 1986-1988 Suit la classe de création audiovisuelle à « Schule für Gestaltung », Bâle Depuis 1984 travail avec des « Performances » et de la cofondatrice de l’orchestre féminin »Les Reines Prochaines«; Depuis 1988 art vidéo et installation vidéos En 1998, elle fait partie des finalistes du Prix Hugo Boss d’art contemporain 1997-1999 Directrice artistique de l’Exposition nationale suisse de 2002(Expo.02)

PARIS – In Crowded Subways… Quelques phrases qui vont plaire aux provinciaux !

« Hé ! Mec ! Mec, comment t’épelles Paris ? Paris ? P-A-R-I-S. Non, non, non, non, non, Paris, ça s’épelle M-E-R-D-E. Tu sais, tu devrais trouver quelqu’un Qui remplisse ton cœur d’amour, ou de calmant. Enfin de quelque chose Parce qu’on arrive par erreur, par hasard, Et trop tard. Et la poubelle est pleine depuis si longtemps, Qu’il n’y a plus de place pour nos déchets à nous. C’est Paris. Paris, ville de nos rêves. Et à Paris y’a rien à faire, Juste marcher dans les rues. P-A-R-I-S. » depuis que Daniel Darc chantait Paris avec Taxi girl en 1984, rien n’a changé au contraire.  Heureusement une poignée de groupes de la Capitale redorent le blason d’une ville qui fout le cafard. Paris, d’abord nommé Parade (pour le ballet de Cocteau avec une musique de Satie et des costumes de Picasso), puis Dior (Galliano trouvait l’idée géniale, mais l’appellation était déposée) est la formation fondée en 1999 par Nicolas Ker (Poni Hoax) et Axel Bonard. « Ca aurait été cool de s’appeler Dior alors qu’on était au RMI et plutôt habitués de Ed l’épicier et qu’on portait des pantalons YSL rapiécés ». Mais la rencontre des deux rmistes remonte à beaucoup plus loin. (…) La Suite :  www.myspace.com/unoceandetoiles