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« Il n’y a pas d’oeuvre d’art sans collaboration du démon. » André Gide

LES GRANDES TOURS DU QUARTIER D’AFFAIRES ENCADRAIENT LE RECTANGLE VERT. Un oasis au milieu de l’asphalte dans cette belle banlieue de Paris.

L’air était sec en cette matinée de dimanche. Les conditions étaient bonnes pour un match de foot. Jérôme Lejeune piqua un sprint. Sa gueule de gendre idéal au premier plan. Le corps en mouvement. Son crâne commençait à se dégarnir et ses cheveux clairsemés voletaient à mesure que sa course s’intensifiait. Il était doté d’une bonne technique et ne perdait pas facilement le ballon. Ses coéquipiers l’appréciaient même si ce n’était pas le garçon le plus fun du monde. La quarantaine pas bedonnante, pharmacien, père de deux enfants. Il avait laissé ses lunettes dans les vestiaires par coquetterie et par soucis d’économies. Il n’avait pas envie de les abimer, elles étaient presque neuves. Des Dior.

Sous ses airs affables, Lejeune débordait de confiance et d’égo. Il filait droit vers le but. A la suite d’un petit exploit et d’un corner mal négocié par les adversaires du jour, il avait réussi à s’échapper balle au pied, enfin prêt à vivre son instant de gloire. Jerôme n’était pas de nature imaginative, mais le petit stade sans prétention qui accueillait en semaine les scolaires se transformait peu à peu dans son esprit en un Parc des Princes bouillonnant, des grands soirs. Il faisait corps avec son maillot floqué Neymar, acheté le jour de la sortie. Deux heures de queue, comme pour le dernier Iphone, bien rangé dans la poche avant de son sac de sport Prada. Lejeune aimait se faire plaisir et afficher sa réussite. Il se rapprochait de la terre promise, le sourire en coin. Le score était de un partout. Le suspens était à son comble. On entrait dans le dernier quart d’heure de la partie. Il allait marquer et devenir l’homme du match. On viendrait à la pharmacie pour le complimenter et l’écouter raconter cet exploit. Il espérait secrètement que Francesca, sa préparatrice d’une vingtaine d’années, qu’il trouvait super sexy, serait impressionnée… Pour l’heure, il fallait garder la tête froide encore quelques petites secondes. Rester focalisé sur ses deux prochains gestes : allumer le gardien et exécuter sa fameuse célébration, maintes fois répétée devant le miroir de la chambre, au grand désespoir de sa femme, qui au fond s’en foutait mais ne voulait pas que ça se voit et lui donnait du « c’est super chéri » comme parfois lors de leurs moments intimes. A peine 15 mètres à parcourir. Il avait juste oublié un petit détail, une bagatelle, une vétille..

Raphaël Demaistre était surnommé « l’intello », parce qu’il avait une librairie. On le surnommait « le gros » aussi pour une raison plus évidente. Il cumulait les sobriquets depuis l’enfance. Sans méchanceté d’après ceux qui l’en affublaient. Juste une habitude. De même qu’il payait toujours la première tournée après le match. Personne de l’équipe ne s’intéressait vraiment à lui, mais tout le monde le trouvait sympa et surtout, il n’y avait pas de manière à faire avec lui. Il n’y avait pas d’enjeu. On pouvait se laisser aller. Demaistre venait le dimanche matin et jouait en défense parce qu’il n’avait pas de prédispositions particulières pour d’autres postes et parce qu’il fallait bien onze joueurs sur le terrain. Raphaël payait sa cotisation au club. Il était réglo. En off, les cadres de l’équipe, pestaient un peu parce qu’ils trouvaient que c’était un boulet. Les anciens le connaissaient depuis le lycée et s’en accommodaient. Il était gentil, serviable et uniformément de bonne humeur. D’apparence, il ne faisait pas vraiment ses quarante ans. Raphaël semblait pris dans une boucle temporelle. Habillé comme un jeune, toujours à l’affut de la dernière geekerie. Le libraire était incollable sur les sitcoms, les comics, la science fiction, les jeux vidéos, la culture underground en particulier US. Son « sanctuaire » ressemblait à s’y méprendre au Comic Book Store de la série Big Bang Theory.

Il collait parfaitement à l’étiquette. Raphaël avait tout de même réussi à se marier avec une femme à l’accent slave, rencontrée grâce à une application, mais elle s’accommodait mal des fluctuations financières de son mari, qui avait récemment investi une grande partie de ses ressources dans les oeuvres torturées d’un artiste inconnu et qui semblait destiné à le rester éternellement.

Irina trouvait parfois le réconfort nécessaire à sa survie auprès de clients aimables dans l’arrière boutique, lorsque Raphaël se rendait aux nombreuses conventions consacrées aux comics, mangas et autres sujets dont il était friand.

Les Demaistre avaient un chien prénommé Spock. Un petit bâtard abandonné. Mélange de Yorkshire et de fox terrier, qui attirait les regards réprobateurs des propriétaires de chiens de race, lorsqu’il le promenait dans les rues bourgeoises de Neuilly.

— Dehors !

L’arbitre n’avait pas hésité une seconde avant de sortir le carton rouge.

— Comment ça dehors ?

— Dehors !

L’homme en noir, affublé aujourd’hui d’un vieux polo quechua et d’un bas de jogging informe, flic de surcroit dans le civil, se trouvait à la limite de l’apoplexie.

— J’ai joué le ballon ! Raphaël mimait avec ses mains la forme sphérique, comme il l’avait vu faire à la télé, pour essayer d’atténuer la sanction. Il essayait maladroitement de se justifier, mais le juge demeurait inflexible. Au delà de la contrition, la sensation qu’il ressentait, était étrange, comme si des années de haine, de frustration, de compromis avaient pris le contrôle de sa jambe et s’étaient encastrés dans le tibia de ce pauvre Lejeune. Comme si cet acte brutal brisait la spirale infernale qu’était sa vie. A mesure que la souffrance du pharmacien augmentait, celle de Raphaël diminuait.

Une partie des joueurs adverses se pressèrent au chevet du blessé. Fabien Azoulay, le médecin qui jouait milieu dans l’équipe de Raphaël, essayait tant bien que mal de prodiguer à la victime les premiers secours, tandis que les autres fonçaient le poing serré sur Demaistre. Pris de vertiges et le coeur battant la chamade, le geek, d’ordinaire si placide, saisissait à la cantonade les mots qu’on lui adressait : attentat, malade, gros porc, enculé, baleine… Ses coéquipiers tentaient de le protéger par solidarité sportive, mais il n’était pas à la fête. Matthieu Valois, le charismatique marchand de biens, vint à sa rescousse et calmait les plus virulents prêts à l’exécuter sans autre forme de procès.

Raphael, la voix pleine de trémolos plaidait l’accident, le tacle mal maitrisé. Tous restaient sourds à ses explications. La haine brillait dans leurs yeux. Il réalisait qu’aucun autre de ses coéquipiers n’aurait eu à subir le même châtiment dans les mêmes circonstances. Le gros avait commis le crime ultime. Il était sorti de son rang, de sa caste. Raphael, chantre de la sociabilité et de l’acceptation, d’ordinaire résigné et contrit, se découvrait une nouvelle force. La rage l’emplissait, le nourrissait. L’injustice ne l’accablait plus. Il brisait ses chaines…

Pendant ce temps, Lejeune toujours au sol, se tordait de douleur et hurlait comme un damné. Le pharmacien ne jouait pas la comédie. « Je sais qu’il ne fait pas semblant, j’ai senti l’os craquer sous mon crampon » se disait intérieurement Demaistre. « Je n’avais encore jamais vu de fracture ouverte, en fait c’est fascinant ». Sans un mot à sa victime, qui finalement s’avérait bien être l’homme du match, mais pour une autre raison, Raphaël pris la direction des vestiaires, dans un cortège d’insultes et de mépris.

Sous la douche, il se sentait toujours partagé entre colère et euphorie. A aucun moment Lejeune ne l’avait envisagé comme un obstacle. Tellement sûr de lui, persuadé que Raphael allait s’écarter, lui laissant le chemin libre et avec le sourire en prime s’il vous plait.

Il se rejouait encore et encore la scène dans sa tête : le corner à l’opposé, toute l’équipe était montée sauf Nico dans les buts et lui. Le ballon arrive dans les pieds du pharmacien, il dribble sans problème Zerbib et Azoulay et le voilà qui s’offre une voie royale vers le but, sauf que, pris d’une inspiration inédite, son corps s’était soulevé, comme en apesanteur, sa jambe droite dressée dans l’élan et elle avait fini par s’écraser dans le tibia de Lejeune. Le poids, la vitesse, l’angle de la jambe, toutes les conditions étaient réunies pour un coup critique. La seule différence par rapport à ses jeux vidéos qu’il appréciait tant, c’est qu’au lieu de finir en acclamations et respect, ils avaient tous voulu sa peau, sa peau de gros. La porte du vestiaire claqua, les autres rentraient, il n’était pas d’humeur pour une nouvelle salve de critiques…

Tout d’abord le silence, et puis la voix acide de Jeremy Azoulay qui provenait de la cabine à sa droite :

— Dis, donc Raphaël, tu l’as pas manqué Lejeune !
— Qui ça ?
— Le pharmacien du Boulevard Lanes
— Il est jamais venu à la librairie
— C’était pas une raison pour lui péter le tibia
— Y a pas de raison ! J’ai mal maitrisé mon tacle. Je lui enverrai des macarons de Ladurée pour m’excuser
— Tu crois qu’il en a quelques choses à foutre de tes macarons, y a que toi qui pense à bouffer après un truc pareil… putain mais tu sais quoi tu me dégoutes, avec toute ta graisse, ta connerie, ta vie de merde. A cause de toi on passe pour des cons, je sais pas ce qui me retient de…

Raphaël frappa un grand coup dans la cloison qui séparait les douches et sorti en trombe. La serviette autour de ses larges hanches.

— C’est quoi le problème ? J’ai mal maitrisé mon tacle. Il fallait le laisser marquer, c’est ça ? Y en a d’autres qu’on des conneries à raconter ? De toute façon, c’est le moment de prendre ma retraite. J’en ai marre. On se connait depuis combien ? Quinze ans, vingt ans ? mais le seul truc qui vous intéresse, c’est de venir me faire chier ? Vous savez quoi ? J’en ai ma claque. De toute façon la cotisation je pourrais plus la payer et les tournées non plus. Ben ouais, sur ce point là aussi les mecs on joue pas dans la même équipe…

Le malaise s’installait, rompant le silence Matthieu Valois esquissa un sourire et asséna un fatal :

— Moi aussi j’arrête !

Raphaël lui jeta un regard noir : « de ça aussi vous allez me rendre responsable ? » il n’avait jamais ressenti une telle rage…

A suivre