Antonin Artaud, de son vrai nom Antoine Marie Joseph Artaud, est un écrivain et poète français, né à Marseille le 4 septembre 1896 et mort à Ivry-sur-Seine le 4 mars 1948.

Il est l’auteur de poèmes (L’Ombilic des limbes, 1925) et de textes sur le cinéma et le théâtre (Le Théâtre et son double, 1938), où il fait l’éloge du « théâtre de la cruauté » et qui influenceront plus tard de nombreux metteurs en scène dans le monde entier. Il a également scénarisé La Coquille et le Clergyman et joué dans 25 films en douze ans, notamment dans le Napoléon d’Abel Gance ou La Passion de Jeanne d’Arc de Carl Theodor Dreyer. «  Qui suis-je ? D’où viens-je ? Je suis Antonin Artaud Vous verrez mon corps actuel Voler en éclats Et se ramasser Sous dix mille aspects Notoires Un corps neuf Où vous ne pourrez Plus jamais M’oublier. » « Peut-être était-il en plus grand conflit que nous tous avec la vie. Très beau, comme il était alors, en se déplaçant il entraînait avec lui un paysage de roman noir, tout transpercé d’éclairs. Il était possédé par une sorte de fureur qui n’épargnait pour ainsi dire aucune des institutions humaines, mais qui pouvait, à l’occasion, se résoudre en un rire où tout le défi de la jeunesse passait. N’empêche que cette fureur, par l’étonnante puissance de contagion dont elle disposait, a profondément influencé la démarche surréaliste. Elle nous a enjoints, autant que nous étions, de prendre véritablement tous nos risques, d’attaquer nous-mêmes sans retenue ce que nous ne pouvions souffrir. », André Breton

Un ventre fin. Un ventre de poudre ténue et comme en image.
Au pied du ventre, une grenade éclatée. La grenade déploie une circulation floconneuse qui monte comme des langues de feu, un feu froid.
La circulation prend le ventre et le retourne. Mais le ventre ne tourne pas.
Ce sont des veines de sang vineux, de sang mêlé de safran et de soufre,
mais d’un soufre édulcoré d’eau.
Au-dessus du ventre sont visibles des seins. Et plus haut, et en profondeur,
mais sur un autre plan de l’esprit, un soleil brûle, mais de telle sorte que l’on pense que ce soit le sein qui brûle.
Et au pied de la grenade, un oiseau.
Le soleil a comme un regard. Mais un regard qui regarderait le soleil.
Le regard est un cône qui se renverse sur le soleil.
Et tout l’air est comme une musique figée, mais une vaste, profonde musique, bien maçonnée et secrète, et pleine de ramifications congelées.
Et tout cela, maçonné de colonnes, et d’une espèce de lavis d’architecte
qui rejoint le ventre avec la réalité.
La toile est creuse et stratifiée. La peinture est bien enfermée dans la toile.
Elle est comme un cercle fermé, une sorte d’abîme qui tourne,
et se dédouble par le milieu.
Elle est comme un esprit qui se voit et se creuse, elle est remalaxée et travaillée sans cesse par les mains crispées de l’esprit. Or l’esprit sème son phosphore.
L’esprit est sûr. Il a bien un pied dans le monde. La grenade, le ventre, les seins,
sont comme des preuves attestatoires de la réalité.
Il y a un oiseau mort, il y a des frondaisons de colonnes.
L’air est plein de coups de crayon, des coups de crayon comme des coups de couteau, comme des stries d’ongle magique. L’air est suffisamment retourné.
Et voici qu’il se dispose en cellules où pousse une graine d’irréalité.
Les cellules se casent chacune à sa place, en éventail.
Autour du ventre, en avant du soleil, au delà de l’oiseau, et autour de cette circulation d’eau soufrée.
Mais l’architecture est indifférente aux cellules, elle sustente et ne parle pas.
Chaque cellule porte un œuf où reluit quel germe ? Dans chaque cellule un œuf est né tout à coup. Il y a dans chacune un fourmillement inhumain mais limpide,
les stratifications d’un univers arrêté.
Chaque cellule porte bien son œuf et nous le propose ; mais il importe peu à l’œuf d’être choisi ou repoussé.
Toutes les cellules ne portent pas d’œuf. Dans quelques-unes naît une spire.
Et dans l’air une spire plus grosse pend, mais comme soufrée déjà ou encore de phosphore et enveloppée d’irréalité. Et cette spire a toute l’importance de la plus puissante pensée.
Le ventre évoque la chirurgie et la Morgue, le chantier, la place publique
et la table d’opération.
Le corps du ventre semble fait de granit, ou de marbre, ou de plâtre,
mais d’un plâtre durcifié.
Il y a une case pour une montagne. L’écume du ciel fait à la montagne un cerne translucide et frais. L’air autour de la montagne est sonore, pieux, légendaire, interdit.
L’accès de la montagne est interdit. La montagne a bien sa place dans l’âme.
Elle est l’horizon d’un quelque chose qui recule sans cesse.
Elle donne la sensation de l’horizon éternel.

Pages 64-66 in NRF Poésie / Gallimard 1925