La lucidité complète, c’est le néant (Cioran)

Notre théâtrale existence nous donne l’occasion d’interpréter au quotidien un certain nombre de personnages: de premier rôle de notre microcosme, nous endossons, beaucoup plus fréquemment qu’il n’y parait, celui moins reluisant de figurant. Individu dans la file d’attente, au feu rouge, dans les transports en commun, à la table quatre du restau chinois à côté du boulot, dans la rue, au téléphone, en tribune, au fond de l’avion, un casque sur les oreilles, le regard dans le vide, en arrière plan de selfie. Nous sommes partout mais dans ces instants, nous ne sommes personne, hormis lors de ces moments fugaces où les regards, les voix, les corps se croisent, se frôlent, se touchent. Interactions sociales policées, séductrices, hostiles ou funestes…

Forts de notre égotisme exacerbé, il est délicat de nous penser ainsi, dénués de sens, sans utilité ni intérêt, si excentrés par rapport aux exigences instillées par la société. C’est pourquoi certain.es sont aussi actifs sur les réseaux dits sociaux, pour résonner, exister avec plus de vigueur, n’incarnant cependant rien d’autre qu’une manifestation comportementale instantanée et éphémère : regardez moi je suis ; je suis autre chose que des pas dans vos pas ; je suis important voir essentiel.le. Même si l’intention est louable ou compréhensible, le résultat est parfois désastreux, d’où cette notion de caprice. Comme des enfants gâtés, incapables d’accepter notre relative importance. Et pourtant, comme l’a célébrée Charles Baudelaire dans son poème, A une passante, notre présence sans identité peut être devenir une sublime source d’inspiration.

La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d’une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l’ourlet ;

Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son oeil, ciel livide où germe l’ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

Un éclair… puis la nuit ! – Fugitive beauté
Dont le regard m’a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ?

Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être !
Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais !

Illustration Bogeyman 3: Rick Griffin and Rory Hayes!