A les entendre tout est simple, évident, limpide. Surtout après coup, une fois que tout est fait. Peu importe l’issue, eux l’assurent, il y avait tout de même mieux à faire, mais bien sûr on ne leur a pas demandé et si on l’avait fait, alors tout aurait été différent, forcément mieux. Mais à chacun son métier, sa spécialité, sa compétence, on ne va pas s’en mêler.

Pourtant, ils n’hésitent pas à déclamer, partout et très fort, leurs avis mâtinés d’idées pré-mâchées et de philo de comptoir, susurrés à l’oreille d’un livre audio, d’une radio, d’une télé qu’on prétend ne pas posséder, par les « experts » qu’ils idolâtrent en secret ou en bonne société, se jurant bien d’êtres leurs propres maitres à penser.

Alors, petits barons ou esclaves dorés, gargarisés par un pouvoir socialement conféré, ils assènent leur pseudo-vérité et leur masque bienséant, passant à mille lieux de l’Etre et de la Vérité. Provoquant directement ou par ricochet mal-être, frustration, tristesse, ostracisation et rejet, au nom de la chimérique liberté, du développement personnel, du culte du corps, du temps pour soi acquis grâce à celles et ceux d’en dessous ou d’à côté, qui en font toujours plus pour compenser.

Ecolo de circonstances, prétendus humanistes déshumanisés, Thénardier des temps modernes, Rastignac 3.0, Cyber Papon, chacun au quotidien participant à la grand guignolesque comédie humaine, chacun de son côté, chacun dans l’entre soi, replié.e sur la notion de droit sans devoirs, lâchant, sans trouver cela amoral, un commentaire plein de haine ordinaire. Dis-moi que faire ? Faut-il être ou ne pas être ? Faut-il garder l’épée en main jusqu’au bout et partir le jour venu… avec panache ?

CYRANO, [est secoué d’un grand frisson et se lève brusquement.]
Pas là ! non ! pas dans ce fauteuil !
[On veut s’élancer vers lui.]
Ne me soutenez pas ! Personne !
[Il va s’adosser à l’arbre.]
Rien que l’arbre !
[Silence.]
Elle vient. Je me sens déjà botté de marbre,
Ganté de plomb !
[Il se raidit.]
Oh ! mais !… puisqu’elle est en chemin,
Je l’attendrai debout,
[Il tire l’épée.]
et l’épée à la main !

LE BRET
Cyrano !

ROXANE, [défaillante]
Cyrano !

[Tous reculent épouvantés.]

CYRANO
Je crois qu’elle regarde…
Qu’elle ose regarder mon nez, cette Camarde !
Il lève son épée.
Que dites-vous ?… C’est inutile ?… Je le sais !
Mais on ne se bat pas dans l’espoir du succès !
Non ! non, c’est bien plus beau lorsque c’est inutile !
Qu’est-ce que c’est que tous ceux-là !- Vous êtes mille ?
Ah ! je vous reconnais, tous mes vieux ennemis !
Le Mensonge ?
[Il frappe de son épée le vide.]
Tiens, tiens ! -Ha ! ha ! les Compromis,
Les Préjugés, les Lâchetés !…
[Il frappe.]
Que je pactise ?
Jamais, jamais ! -Ah ! te voilà, toi, la Sottise !
Je sais bien qu’à la fin vous me mettrez à bas ;
N’importe : je me bats ! je me bats ! je me bats !
[Il fait des moulinets immenses et s’arrête haletant.]
Oui, vous m’arrachez tout, le laurier et la rose !
Arrachez ! Il y a malgré vous quelque chose
Que j’emporte, et ce soir, quand j’entrerai chez Dieu,
Mon salut balaiera largement le seuil bleu,
Quelque chose que sans un pli, sans une tache,
J’emporte malgré vous,
[Il s’élance l’épée haute.]
et c’est…
[L’épée s’échappe de ses mains, il chancelle, tombe dans les bras de Le Bret et de Ragueneau.]

ROXANE, [se penchant sur lui et lui baisant le front]
C’est ?…

CYRANO, [rouvre les yeux, la reconnaît et dit en souriant]
Mon panache.

RIDEAU

Illustration: Takashi Murakami