Bask In The Sun by La Compagnie Du Kraft : A LA VIE A LA MER

La COMPAGNIE DU KRAFT mélange ses racines landaises au sable fin des plages basques pour proposer en collaboration avec BASK IN THE SUN, un carnet de voyage pour écrire ses mémoires de vacances ou pour s’évader en regardant le message de la couverture… En bleu navy uniquement parce qu’A LA VIE A LA MER.

A découvrir sur les sites respectifs des marques et chez quelques revendeurs triés sur le volet.

https://www.lacompagniedukraft.com/
http://baskinthesun.fr/

Bask in the Sun

Be yourself, everyone else is already taken – oscar Wilde – baskinthesun.fr

Bask in the Sun (qui peut se traduire par « lézarder au soleil »), c’est un habile double sens pour définir un label textile conçu les pieds dans l’eau au Pays Basque.

La marque affirme une identité dictée par le parcours atypique de son créateur entre une tradition familiale vieille de trois générations dédiée au tissage du lin et l’expérience du prêt-à-porter aux côtés de couturiers japonais.

C’est un focus sur la qualité et les belles matières, avec un sens aigu du détail qui vise à élever chaque création au rang du sur-mesure.

Le choix d’un savoir-faire « made in Europe » dans des ateliers français et portugais permet une réelle maîtrise du produit de sa conception à sa distribution. La sélection d’un coton d’origine biologique, certifié par le label international GOTS (Global Organic Textile Standard), donne l’assurance de produire un textile avec un impact écologique minimum et réalisé dans des conditions de travail respectueuses de la personne.

Bask in the Sun est une galerie textile qui mixe, illustrations, esquisses et photos réalisées chaque saison par des artistes invités (Greg Rabejac pour les photos de la collection 2013. Daniela Garreton, Anna Petrissans et le duo Kanardo pour les imprimés de la collection 2014).

Roman Feuilleton – Double Vingt version Alternative

Roman Feuilleton – Double Vingt version Alternative

Double Vingt (Version Alternative)

PROLOGUE – C U When U Get There (Coolio feat. 40 Thevz)
« Le temps est la substance dont je suis fait. » – Jorge Luis Borges

La personnalité d’une demeure reflète l’essence de celui qui l’habite.
Au seuil de ce domaine s’étendait un jardin, vaste, soigné, qui déployait ses charmes sous le ciel clair d’un après-midi de printemps. Le long des allées sinueuses bordées de fleurs aux couleurs vives, une espèce particulière attirait notre œil, l’héliotrope, dont les têtes pourpres se tournaient doucement pour suivre le soleil tout au long de la journée, symbole organique du mouvement perpétuel du temps. Telles des sentinelles du cycle diurne, elles nous guidaient vers une fastueuse demeure, dont les pierres, bercées par les éons, témoignaient doucement des confidences de leurs occupants. Les hauts pignons et les fenêtres ogivales de l’habitation se dressaient fièrement, encadrés par une porte d’entrée richement décorée, transition palpable entre le chaos du monde et l’ordre intérieur qui semblait retenir son souffle, susurrant une invitation à franchir son seuil avec déférence.
Au-delà de l’entrée, chaque pas qui menait du hall au vaste bureau, où le maître des lieux ainsi que son invitée avaient déjà pris place, résonnait sur le parquet ancien. Ces pas étaient parfois étouffés par de larges tapis turcs, aux motifs complexes et aux couleurs profondes, teintées de rouge, ocre et beige, créant un contraste avec le bois sombre du sol.
Les étagères, chargées de livres reliés de cuir, et les murs tapissés de portraits austères, surveillaient silencieusement la pièce. Une grande fenêtre ouverte sur le jardin laissait s’infiltrer une lumière douce qui dansait sur un somptueux bureau Empire du XIXème siècle, situé en son centre. Derrière ledit bureau, le vieil homme patientait, rassemblait ses forces. Siégeant dans son fauteuil de cuir patiné par des années d’utilisation quasi continue, il émergeait comme le dernier élément d’un tableau de l’école hollandaise minutieusement composé. Son regard, fixe et profond, semblait absorber plus de lumière qu’il n’en réfléchissait. Penché en avant avec effort, ses mains tremblantes étaient légèrement posées sur ses genoux usés par le temps, fixant l’objet posé devant lui avec autant d’intensité qu’un orfèvre en train de tailler sa plus belle pièce. Son visage émacié arborait des rides sculptées par une vie de décisions cruciales et parfois douloureuses, témoignant de son inébranlable probité. De ses tempes dégarnies à son costume sur mesure, chaque détail reflétait une présence imposante et réfléchie. Une autorité tranquille émanait de lui, homme habitué à influencer le destin des autres. Gardien de vérités longtemps dissimulées. Ses lèvres fines étaient désormais prêtes à révéler une confession unique, située aux interstices de la réalité.
Mademoiselle, pensez-vous que votre « enregistreur » numérique soit vraiment en mesure de capturer les échos du passé ? l’interrogea-t-il, la voix teintée de l’importance du discours qu’il s’apprêtait à tenir. Les sourcils froncés, il reprit : Nous devons vous prévenir d’un point essentiel : l’histoire que nous sommes sur le point de révéler transcende les limites du concevable et de la raison. Un récit tissé dans les ombres du temps, si extraordinaire et abyssal, que seule une oreille avertie et prête à remettre en question la réalité peut en comprendre la quintessence. Nous sommes sur le point de partager une vérité, une vérité qui, si vous l’écoutez attentivement, pourrait ébranler les fondements de tout ce que vous pensiez savoir.
Véra, dont le charme et la jeunesse contrastaient avec l’emphase de son interlocuteur, soutenait son regard avec une patience mesurée. Ses yeux bleus, légèrement distraits, parcouraient rapidement la pièce, s’imprégnaient de l’ambiance surannée qui l’entourait. Elle ajusta machinalement son chignon et son attention glissa vers un gramophone discrètement placé à gauche du bureau, dont la surface impeccable luisait sous la lumière filtrée, puis elle tourna légèrement la tête à droite, pour admirer une grande horloge au mécanisme complexe, parfaitement disposée entre deux bibliothèques, qui marquait le temps avec une précision étonnamment silencieuse. Une petite fortune en salle des ventes, se dit-elle, impressionnée par la majesté de l’objet. Elle n’était pas là pour ça. Ne pas perdre de vue le rôle qui lui avait été confié.
Sa rédactrice en chef lui avait intimé l’ordre de réaliser cet entretien. Un mail laconique, avec l’heure, le lieu et l’objet, sans plus de précisions. Malgré de multiples recherches, Véra n’avait pas réussi à dénicher suffisamment d’informations sur son hôte pour préparer en amont l’interview. « Il va peut-être m’avouer que c’est lui qui a tué Kennedy, ou mieux encore, il a hébergé Dupont de Ligonnès. » Un fou rire monta dangereusement en elle. Elle savait qu’il avait fait une carrière notable dans les affaires puis en politique, sans toutefois devenir une grande figure publique. Néanmoins, elle espérait, sans trop y croire, que ce sujet serait son ticket pour s’échapper des chiens écrasés ou des brèves people qu’on lui refourguait habituellement. Peu importe en réalité, dans tous les cas, elle était payée et d’avance en plus ! C’était déjà ça.
Oui monsieur, tout fonctionne. Assurez-vous simplement de parler distinctement et à un rythme modéré. Elle ajusta délicatement le micro connecté à son MacBook dernière génération. Préférez-vous que je vous guide à travers vos souvenirs, ou souhaitez-vous plonger directement dans le vif du sujet ? »
Le vieil homme émit un rire rauque, interrompu par une série de quintes de toux qui semblaient secouer son corps entier. « Oh, il y a bien plus à révéler que ce que vous ne pouvez encore imaginer mademoiselle, » dit-il avec un sourire malicieux. « Mais rassurez-vous, nous n’allons pas censurer notre propos, si c’est ce qui vous inquiète. Cependant, pour vraiment apprécier le récit, nous vous recommandons d’être attentive aux détails, d’écouter avec votre cœur plutôt qu’avec votre raison, et surtout, de ne pas commettre l’erreur de juger trop hâtivement. Demandez-vous toujours ce que vous auriez fait si vous aviez été à notre place. »
Tout en ajustant sa position dans le fauteuil aux motifs floraux hors d’âge dans lequel elle était assise, Véra prépara son bloc-notes, une manière élégante de remettre le discours sur les bons rails si le besoin s’en faisait sentir. Un stickers à moitié effacé « It’s like rain on your wedding day » sur la couverture. Une relique personnelle qu’elle chérissait et qui lui semblait, dans le cas présent, plus adapté qu’un vulgaire clavier numérique.
Avec la permission de son hôte, qui avait préalablement fait disposer, par son personnel de maison, sur le bureau divers rafraîchissements ainsi qu’une théière fumante, Véra se servit une tasse de thé au jasmin. La chaleur et l’arôme délicat du breuvage lui offrirent le regain d’attention dont elle avait besoin. Après un long soupir, le vieil homme ferma les yeux et canalisa ses pensées, tel un maître yogi. Lorsqu’il commença à parler, sa voix fut d’abord fragile, mais gagna peu à peu en force et en assurance à mesure que les souvenirs affluaient. Bientôt, une autre voix sembla prendre le relais, celle d’un homme qui avait vécu mille vies, un conteur dont la véritable essence ne l’avait jamais vraiment quitté. La bobine tourna, et le film commença. « Bon voyage… » murmura-t-il, prêt à enfin se délester d’un secret trop longtemps enfoui.

CHAPITRE 1 – Yesterdays (Guns n’ Roses)
“Le passé n’est jamais mort. Il n’est même pas passé.” – William Faulkner

La soirée du 3 avril 2024 s’étirait paresseusement sur Bordeaux, enveloppant la ville d’une douce lumière crépusculaire. À ce moment de la journée, elle semblait suspendue entre le jour et la nuit, promettant la fraîcheur du printemps et les soirées en terrasse. Dans un petit appartement du quartier historique, les murs en pierre de taille évoquaient un héritage vivant, imprégné de l’esprit et du rythme d’une ville en constante évolution. Matthieu se tenait debout, silhouette solitaire contre le cadre de la fenêtre, un verre de rosé bien frais à la main. Un air de Alanis Morissette, « You Learn », s’échappait de sa chaîne stéréo, tandis que l’écran de télévision diffusait silencieusement le résumé des matchs de foot de la semaine, mais la musique rock, habituellement si apaisante, peinait à calmer ses pensées agitées.

De taille moyenne, tempes légèrement grisonnantes, ses yeux brillaient par moments d’un éclat trompeur, surtout quand il se laissait aller comme maintenant à la mélancolie. Ce soir-là justement, la douleur lancinante de son genou, rappel constant d’un accident de ski, semblait raviver les regrets tapis dans les recoins cachés de sa mémoire.

Matthieu avait trouvé en Bordeaux son refuge, loin de l’éclat et du tumulte de la capitale depuis presque vingt ans déjà. Après son troisième burn out, il s’était mis à son compte dans le conseil. Jamais avare pour en donner, un peu plus pour en recevoir aurait pu être son crédo. L’avantage principal de son métier était de pouvoir composer son temps comme il l’entendait, le revers de la médaille, un gros déficit en interactions sociales. Les applications de rencontre le décourageaient et il s’était dit, après quelques rendez-vous parfois chaotiques, que ce n’était définitivement pas pour lui. Au cours de sa vie, Matt avait aimé beaucoup, énormément, à la folie. Mais cela se conjuguait désormais au passé.

Julien, quant à lui, était un esprit libre. Un de ces rares adultes pour qui le temps ne semblait pas imposer ses marques. Banquier de son état, il débordait, malgré la pression toujours plus forte, d’énergie et de vitalité, se déplaçait avec autant d’assurance que d’aisance, ce qui attirait naturellement l’attention de la gent féminine, peut-être un petit peu moins aujourd’hui, il vieillissait. Ses cheveux noirs, coupés court, encadraient un visage au teint hâlé, signe de ses nombreuses escapades en plein air. Ils s’étaient rencontrés des années auparavant. Des collègues du même âge, quarante-sept ans, qui avaient franchi le cap de l’amitié. Unis par une passion commune, nostalgiques d’une époque révolue et des plaisirs de la vie, qui se raréfiaient sournoisement, sacrifiés à l’autel de la modernité factice.

Le match de ce soir-là, entre le Paris Saint-Germain et le Stade Rennais, n’était pas qu’une simple distraction. Pour eux, c’était un rappel de leur jeunesse, époque bénie où chaque match était un événement, où les victoires et les défaites se vivaient avec une intensité propre à la rareté. Lorsque Julien fit son entrée, son énergie contagieuse sembla illuminer la pièce. Au même moment Deborah Dyer de Skunk Anansie scandait avec ferveur son « Just because you feel good » comme une incantation, Matthieu demanda à Alexa de se mettre en sourdine, la Playlist Spotify n’émettait plus qu’une mélopée discrète. Vêtu d’un survêtement vintage Nike et de Jordan 3, il évoquait l’image parfaite d’un fan des Bulls de Chicago de la grande époque de Michael Jordan. Qui se rappelait de George Eddy ?

Enhardi par son état de douce ébriété et poussé par une conviction propre à ceux qui pensent que la magie existe et que les frontières entre la fiction et la réalité sont plus minces qu’on ne le croit, il se tourna vers Julien, comme possédé :

Imagine. Imagine que ce soit possible, qu’on remonte le fil du temps. Je sais, on n’est pas dans Retour vers le Futur mais admettons que nous ayons de nouveau 20 ans. On serait en quelle année, 1997 ? Mais on ne serait pas simplement jeunes… avec notre esprit d’aujourd’hui, notre savoir, nos connaissances, notre expérience. On aurait tous les choix et toutes les opportunités. Pas juste pour refaire les mêmes conneries, tu vois ? Mais… pour, je ne sais pas, faire mieux, vivre plus pleinement. » Il ne s’adressait plus à Julien. Ses mots étaient destinés à l’univers lui-même, un vœu lancé dans l’obscurité.

Julien, séduit par l’idée, sourit, l’esprit déjà en train de vagabonder vers cette possibilité, il fanfaronna en citant des conquêtes ou des tentatives échouées : « Valérie, Jennyfer, Clara », mais il s’appesantit un peu plus au quatrième prénom : « Romy », il reprit avec plus d’aplomb : « elles n’auraient aucune chance contre mon charme vieilli au fût de chêne ! » et pour preuve, il vida son verre cul-sec. Son rire brisa le moment, plein de légèreté. « À nos 20 ans, alors ! Avec un peu de sagesse en bonus. » Ils trinquèrent, et ce geste simple scella leur pacte silencieux.

Mais au-delà des rires, un désir plus profond les habitait. Matthieu, livrant au ciel ses volutes de fumée empoisonnée, contemplant le crépuscule qui embrasait le ciel, murmura presque pour lui-même et aux étoiles invisibles au-dessus de sa tête, son besoin d’une vie différente, riche de sens et d’aventures inédites, de réparation de préjudices jamais cicatrisés. Ils tenaient entre leurs mains, sans le savoir, leur billet pour une loterie bien particulière, un voyage à travers le temps.

Ils terminèrent de manger en silence. Le match de foot, pourtant à enjeu, n’intéressait plus. Un excellent repas italien, composé d’antipasti, de focaccia, d’arancini et d’un rosé de Provence en bonne quantité les avait comblés d’aise. Chacun, le nez vissé sur son portable, naviguait solitaire, au gré des applications aussi superficielles que nécessaires. Fil à la patte intergénérationnel.

Quelque part entre les « pour toi » et les « suivis » de Matthieu, un TikTok, promettant une incantation pour exaucer les vœux retint son attention. D’abord effaré à l’idée d’une telle coïncidence, « je te jure, il n’y a pas de hasard, on est sur écoute », il fut cependant intrigué. « et si cette fois c’était vrai ? » dit-il, un léger sourire moqueur aux lèvres. Julien s’efforça de retrouver le titre de films ou séries de leur jeunesse qui avaient traité du sujet : « The Ring » non, « Wishmaster » j’ai un doute, « Dangereuse Alliance » « Big », « Retour vers le futur » « Code Quantum » « C’était demain », la liste était longue avec des résultats parfois mitigés sur le plan artistique et scénaristique. « Non mais, les mecs nous prennent parfois pour des lapins de six semaines. C’est pas crédible ! »

Sous l’impulsion du vin et animés par un esprit de défi, Matthieu et Julien décidèrent de tenter l’expérience de l’incantation. L’image de fond de la publication était un ensemble de symboles et de couleurs censées représenter la courbe du temps. Aucun like, aucun commentaire. En bas, à gauche, un simple avertissement sibyllin : « Sort extrêmement puissant. Ne s’adresse qu’à ceux qui sont sûrs de s’engager dans la voie du temps. Fréquence basée sur la Résonance Quantique Temporelle. » … mais bien sûr !

Ensemble, ils prononcèrent les mots. La consigne était précise : répéter trois fois distinctement à voix haute : ‘ya, ikh viln es ya, ikh viln es ya, ikh viln es.’ Ils activèrent via Alexa la fréquence sonore préconisée par le mystérieux TikTok. Ils entendirent une cacophonie de fréquences et de vibrations qui semblaient défier la réalité, créant une dissonance presque tangible dans l’air autour d’eux. À mesure qu’ils récitaient l’incantation, les vibrations s’intensifièrent, transformant l’espace autour d’eux. Le son grondait, montait en crescendo, remplissant la pièce d’une énergie palpable, presque visuelle. Des ondes électromagnétiques pulsées tournoyaient autour du smartphone, projetant des éclairs lumineux et des reflets spectraux qui dansaient sur les murs. C’était comme si les barrières entre les époques commençaient à s’estomper, laissant entrevoir un lien direct entre le présent et le passé.

Le silence qui suivit fut profond et total, un calme presque assourdissant après la tempête de sons et de lumières. Un instant suspendu, où tout semblait possible, où la frontière entre l’imaginaire et le réel devenait floue. Matthieu et Julien restèrent figés, le smartphone entre eux, vibrant d’une énergie résiduelle. Les anomalies visuelles sur l’écran s’intensifièrent, suggérant que quelque chose d’extraordinaire s’était produit.

Pourtant, malgré l’étrangeté de l’événement, ils haussèrent les épaules, mettant cela sur le compte d’une défaillance technique ou d’une mise à jour logicielle hasardeuse.

« Foutue technologie, » dit Julien, alors que Matthieu tentait d’éteindre son téléphone chaud comme une poêle en plein service.

Le match de football, avec un score décevant de 1-0 pour Paris, se termina dans l’indifférence générale. ‘Match de merde,’ conclurent-ils en chœur, inconscients que l’histoire se souviendrait de cette soirée pour tout autre chose que le football.

Julien emprunta le chemin du retour, l’esprit noyé dans un brouillard alcoolisé, teinté d’une torpeur insidieuse qui le détachait de la réalité. Il crut voir passer une DeLorean filant à toute allure. « Non mais n’importe quoi ! » Pendant ce temps, Matthieu, après avoir brièvement remis de l’ordre dans le salon, se prépara à affronter la nuit, le cœur serré à l’idée d’un lendemain sans surprises. La playlist Spotify réactivée automatiquement par Alexa, commença à jouer « Time » de Pink Floyd. « Alexa arrête ! » L’assistant vocal d’Amazon s’exécuta sans broncher.

Ils succombèrent presque en même temps au sommeil. Rien, ni rêves ni cauchemars, n’aurait pu les préparer à la suite. Et pourtant, cette soirée en apparence anodine marquait la fin de leur vie telle qu’ils l’avaient toujours connue jusqu’alors. Le seuil d’un changement radical dont ils avaient osé rêver sans pour autant y croire.

CHAPITRE 2 – Time (Hootie & the Blowfish)
“Nous ne nous souvenons pas des jours, nous nous souvenons des instants.” – Cesare Pavese

Matthieu émergea des profondeurs de son sommeil dans un état de confusion profonde. Son lit, au matelas normalement adapté à la fragilité de ses lombaires, lui semblait étrangement étriqué, beaucoup trop dur, comme si quelqu’un l’avait changé pendant la nuit. Tout en se retournant pour chercher sa meilleure position, il se débarrassa de cette pensée absurde aussi rapidement qu’elle était venue. « Trop de rosé. » Autour de lui, la chambre baignait dans la quasi-pénombre, chaque objet lui apparaissait comme altéré, presque méconnaissable. Une mélodie nostalgique s’élevait doucement du radio-réveil Aïwa sur la table basse, appareil dont il s’était débarrassé dès l’avènement du smartphone au XXe siècle. Version radio, grésillante en mono, de « I’ll Be Missing You » de Puff Daddy, le haut-parleur avait toujours été naze, se dit-il, ce qui n’avait aucun sens, sauf dans un rêve particulièrement réaliste.

Matthieu se tourna encore une fois et cette fois tomba nez à nez avec l’heure rougeoyante de l’affichage digital qui indiquait 8h20. « Putain de merde, c’est pas possible ! » Il se redressa d’un bond, comme frappé par la foudre ou piqué par des mouches noires hyper agressives, il s’agissait d’une urgence vitale pour la pérennité de son entreprise. « Merde, merde, merde, j’ai rendez-vous à 9h00 avec les RH d’Eco-Transcom ! » Il s’exprima à voix haute, plus pour lui-même que pour les murs qui ne répondirent pas. Se levant avec précipitation, il heurta maladroitement la table de nuit et jura contre ce mobilier soudainement intrusif. Tâtonnant à la recherche d’un interrupteur, la chambre fut soudainement inondée d’une lumière crue qui le fit cligner des yeux. Face à lui, un miroir en pied, collé derrière la porte, lui renvoya une image, son image improbable et folle : Matthieu jeune, beaucoup plus jeune, comme si les années s’étaient évaporées pendant la nuit. Il écarquilla démesurément les yeux, la bouche ouverte, en proie à un vertige émotionnel, comme un équilibriste unijambiste et sans filet à 30 mètres du sol. « Je suis mort ? C’est pas possible ! Un AVC ? Un prank, c’est juste un putain de prank » un coup monté par Julien après leur conversation d’hier. Il pivota sur lui-même « Non mais c’est sûr, se dit-il pour se rassurer, ils sont tous là, cachés avec leurs caméras à me filmer et je vais finir en pâture sur les réseaux. Bande d’enfoirés ! Ok les mecs, elle est bonne la blague, c’est bon, on arrête, j’espère que c’est bien payé ! » dit-il fébrilement avec une voix qui trahissait la panique et qu’il avait du mal à reconnaître.

Le silence. Aucun bruit autre que celui de la tuyauterie et du réfrigérateur dans le salon cuisine ouverte de l’appartement qu’il avait occupé de ses dix-neuf à vingt-cinq ans, à Puteaux (92), en région parisienne. Nu comme un ver, il courut fébrilement à travers le salon en quête d’une preuve, d’un élément tangible capable de justifier ce qu’il se passait. Sur la table basse, parmi des cadavres de bouteilles de bière, cendriers remplis jusqu’à la gueule, papiers divers et variés, un exemplaire du journal « Le Monde » plié, fraîchement daté du 1er avril 1997. Ça ne s’inventait pas.

En face de lui, encastrée dans une bibliothèque Billy d’Ikea, se trouvait son ancienne télé Samsung, un monolithe de plastique et de verre qui faisait plier l’étagère sous son poids. Elle était raccordée à un ampli stéréo et à un multi-lecteur CD Sony, entourée d’une PlayStation 1 et d’une Nintendo 64. Il n’y avait plus de doute possible : Matthieu se sentait comme dans un épisode de « Rick et Morty », propulsé de manière inexplicable dans son propre passé. À cette pensée surréaliste, inacceptable, il fut saisi de peur, de solitude, de frissons, sans repères ni direction, à la merci d’un monde qui n’était plus le sien. Un mince filet d’urine chaude coula, en même temps que des larmes d’angoisse, le long de sa jambe. Il avait vingt ans. Son rêve d’hier semblait s’être réalisé. « Truc de malade », « dinguerie », « ouf peut-être », réel. Il avait l’impression d’être victime d’une secousse hypnique mais réveillé.

Perdu, le cerveau et les membres en gelée, Matthieu rassembla le peu de courage qui lui restait, fila sous la douche pensant que l’eau chaude lui permettrait de réintégrer son époque, ce qui ne fut pas le cas et en profita, en se séchant avec une serviette très douce (celles de son futur étaient beaucoup plus rêches), pour se scruter, un peu plus attentivement de la tête aux pieds, avec une vue retrouvée : L’embonpoint, fidèle compagnon des dernières années, avait laissé place à une silhouette mince et musclée. Là où il s’attendait à trouver le témoignage de sa pilosité grisonnante, sa peau affichait une douceur juvénile, juste troublée par l’écho lointain d’une adolescence acnéique. Ses cheveux, aux abonnés absents depuis plus de quinze ans, se dressaient sur son crâne avec une vigueur et une densité qu’il avait oubliées avec beaucoup d’autres souvenirs de cet âge. Chaque inspiration était une bouffée de fraîcheur, un souffle purifié, libéré de vingt-sept années de nicotine, sensation aussi étrange qu’agréable. Son corps semblait avoir été rebooté, remis à zéro. Les années de débauche et d’abandon aux excès en tous genres, effacées. Dans un élan instinctif, il se donna une claque, un mouvement rapide et précis pour mettre à l’épreuve cette réalité bouleversante. La morsure aiguë de la douleur sur sa joue était indéniable. « Aïe ! »

Étrange paradoxe : Ses pensées oscillaient entre deux époques. Sa dernière soirée de 2024 « Est-ce que Julien a aussi fait le voyage ? Et comment le savoir si c’est le cas ? » et sa nouvelle présence au siècle dernier. Si ce n’était pas le fruit de son imagination et tout tendait à prouver que c’était réel, il avait vingt-sept ans d’avance sur l’humanité ! Son esprit d’homme de quarante-sept longues années, éprouvé par le savoir acquis avec le temps et les expériences accumulées, luttait pour s’adapter à cette réalité physique où tout lui semblait possible en substance, mais où ses acquis n’existaient, pour certains, pas encore. Il toucha de nouveau sa peau, lisse, toujours aussi incrédule. « Oh putain !!! » Alanis chantait Ironic : « Mr. Play It Safe was afraid to fly. He packed his suitcase and kissed his kids goodbye. He waited his whole damn life to take that flight. And as the plane crashed down he thought. Well isn’t this nice… », « C’est bien le moment ». Le quadra de vingt ans (il allait avoir besoin d’un abonnement illimité chez le psychanalyste pour surmonter ce choc), en plus du reste, ne se sentait pas totalement à l’aise dans cet appartement qui aurait dû être son sanctuaire. Chez lui et pourtant pas tout à fait. Ses murs renfermaient son quotidien, sa vie, ses histoires, vécues certes, mais dont les détails s’étaient estompés avec le temps, sensation à la fois intime et hostile, d’être son propre passager clandestin, un intrus à lui-même en quelque sorte.

La sonnerie stridente d’un téléphone portable Motorola StarTAC (le sien ? A priori oui, il habitait seul déjà à l’époque), trancha net le fil de ses pensées, faisant monter en lui une nouvelle vague d’anxiété. « Benoit » Le nom, affiché en caractères noirs sur l’écran monochrome du vénérable appareil vintage, appelait. Avec précaution, il décrocha, sa voix étranglée par l’incertitude.
Oui ? »
Salut Matt, je suis là dans 5 minutes, tu es prêt ?

Une tempête de merde se profilait à l’horizon. Il serra les dents et essaya de se concentrer, vite. « Je faisais quoi en 97, bordel ? La fac de droit ? Malakoff », tout était flou, et on était quel jour ? Probablement jeudi.

Euh, je me dépêche ! Matthieu aurait vendu un rein pour, dans l’ordre : un café, une clope, une bouteille de vodka, et surtout un iPhone 15 pro. Trop d’informations affluaient en même temps. Il était en surchauffe. « Ok, je t’attends dans la voiture » lui répondit son ami.

Mais comment s’habiller ? Matthieu ouvrit la penderie (il n’y en avait qu’une) et essaya d’analyser le contenu de sa garde-robe. Quelqu’un était passé faire le ménage là-dedans, tout était trop bien repassé et rangé. Une pensée atroce le submergea et l’arrêta d’un coup : et s’il était victime d’une permutation cérébrale ? Le Matthieu de vingt ans dans son corps de quarante-sept ? Dans ce cas, il ne donnait pas cher de ses maigres économies et il allait s’en vouloir et se faire la gueule pendant un moment, on était plus proche du XL en 2024 que du S de 1997 niveau fringues…

En tout cas, il ne risquait pas de commettre un anachronisme vestimentaire, tout était d’époque et d’actualité. Il ne s’attarda pas sur le costume dans sa housse de pressing, ni sur les chemises (trop long à mettre), enfilant à la hâte un caleçon à fleurs, un Jeans noir « Levi’s » 501 taille 31 – 32 (il n’aurait même pas envisagé d’y passer une jambe aujourd’hui), des chaussettes « Burlington », un t-shirt blanc, manches longues, « Fruit of the Loom », un sweat à capuche bleu « Champion ». De toute façon, Matthieu comptait s’éclipser rapidement de la fac. Il avait besoin de réfléchir calmement et s’il était bien dans sa propre réalité et non pas dans un monde parallèle façon multiverse, ça n’aurait aucune incidence désastreuse sur son futur. Son surnom était « l’intermittent du droit », mélange de fierté et de honte qu’il avait toujours gardé dans un coin de sa tête. Plus connu pour ses absences que par ses résultats. En réalité, un écran de fumée pour masquer autre chose, mais il ne voulait pas y penser maintenant. En revanche, retrouver sa fidèle paire de Nike Cortez qu’il avait usée jusqu’à la corde cette année-là, lui apporta un petit shoot de réconfort, tout en regrettant de ne pas les avoir bichonnées. Il en allait de même pour cet appartement. Il jeta un regard de dégout alentour. Quelle idée d’avoir de la moquette ? Avec le temps, il était devenu presque maniaque. 1997, c’était déjà la merde en France, mais pas la même. Se barrer dans le passé juste avant des élections, voilà en tout cas une putain de brillante idée. Il éclata de rire à cette pensée aussi incongrue que sa situation.

Il se ressaisit. Benoît allait arriver. Matthieu s’empara instinctivement du sac à dos Eastpak qui devait vraisemblablement contenir ses cours. Abandonné sans ménagement dans l’entrée, preuve de son sérieux scolaire. Il enfila un blouson « Carhartt » beige et tout en claquant la porte avec une force qu’il ne se soupçonnait plus, n’eut pas le temps de se dire, « merde les clés ». Heureusement pour lui, elles étaient dans la poche droite de son blouson. Le portable émit une nouvelle vibration. Il l’avait machinalement emporté avec lui, découvrant au passage une carte bleue à son nom, un billet de 50 francs, des pièces, un paquet de « Winston » souple dans lequel il restait deux cigarettes et un briquet « Bic ».

Ne faisant confiance qu’à son intuition, il longea le couloir, trouva facilement l’ascenseur, au quatrième étage d’un immeuble moderne, aussi récent que propre, fonctionnel, sans aucun charme. Matthieu n’avait pas de repères ou de souvenirs particuliers de ce logement, trop de déménagements pour une vie… Il espérait néanmoins que des flashs mémoriels surgiraient à sa rescousse pour le sauver. D’abord observer, se fondre dans l’environnement. C’était comme le jour où il avait sympathisé avec un groupe de Reggae. Les gars adorables. Il avait fumé avec eux une substance inconnue (et pourtant il en connaissait un rayon) qui lui avait causé un black-out de quatre jours. Il espérait une issue différente cette fois. Matthieu devait faire semblant. Jouer le rôle de sa propre jeunesse sans se trahir. Tandis qu’il se précipitait vers la porte de la résidence, un frisson d’appréhension lui parcourut l’échine. Ce sentiment de déracinement était exacerbé par la perspective d’interagir avec Ben, visage du passé dont il devait se souvenir, agir comme si les années n’avaient pas filé, comme si la technologie et les sociétés n’avaient pas évolué. Matthieu version double vingt était sur le point de plonger tête première dans une journée qui promettait de bouleverser son existence, armé seulement de ses quarante-sept ans d’expérience pour naviguer dans cet espace-temps devenu soudainement son présent.

CHAPITRE 3
Time After Time (Cyndi Lauper)
“La nostalgie est une émotion fondamentale, c’est un peu comme si le passé accrochait le pied du présent.” – Milan Kundera

Cestas, 8h20. Caressée par les premiers souffles d’une douceur printanière, la bourgade s’éveillait lentement, au chant des oiseaux et de la nature, enveloppée d’une lumière dorée qui semblait embrasser délicatement les 21 degrés du petit matin.

Julien, réveille-toi, la voix de sa mère, douce mais insistante, traversa le voile du sommeil.

Certainement un rêve. Il avait quitté le domicile familial à vingt-cinq ans, était propriétaire de son appartement à Bordeaux, et habitait à moins d’un quart d’heure de chez Matthieu. Il n’y avait donc aucune raison valable pour être chez ses parents maintenant. À moins d’une téléportation.

Il se retourna, à la recherche de sa position préférentielle. En RTT aujourd’hui, il comptait bien commencer par une grasse matinée et ensuite ? il avait sa petite idée. Julien sourit intérieurement en y pensant. « Oh Juju, t’écoute ta mère ? ». Là en revanche, ça devenait beaucoup plus étrange. La voix bourrue, pleine de masculinité de son père n’aurait jamais peuplé ses songes. Il se redressa, toujours dans les vapes, et sentit qu’il était nu sous ses draps. Rare de sa part. Il hasarda : « Ouais, j’ai entendu » au cas où. La porte se referma doucement. Il se redressa, s’étira, s’arrêta net. Impossible. Ce n’était pas son corps. Du moins pas son corps de quarante-sept printemps. Il avait beau s’entretenir régulièrement, avoir un excellent métabolisme, il n’était plus du tout dessiné comme cela. Julien ferma les yeux, les rouvrit. Pareil. Rien n’avait changé. Il se leva, se félicita de la qualité de son rêve, tout en essayant de garder son sang-froid et de se remémorer méthodiquement chaque étape de la soirée précédente. Chez Matthieu. Comme d’habitude, discussions de comptoir, souvenirs d’anciens combattants. Sympa. Très mauvais match du PSG. Décevant. Un peu de vin pour lui, un peu plus pour son pote. Ok. Bonne bouffe italienne. À refaire.
Il s’était senti un peu patraque en rentrant, mais rien de bien méchant et s’était couché quasiment instantanément. Ça ne collait absolument pas avec ce réveil à la campagne. Sa chambre n’avait pas changé, identique à celle de son jeune âge. Ça aussi, ça ne matchait pas. Depuis son départ du domicile familial en 2002, sa mère avait reconverti la pièce en buanderie. Cela avait été l’objet d’une rare discussion animée avec ses parents. Il aurait voulu la conserver dans son jus, telle qu’elle était maintenant. Conforme à ce souvenir vivant. Alignée. À sa place. Livres, revues de sport, poster de Michael Jordan au mur. Son bureau en bois à tiroirs d’étudiant propre et net. Il se passa la main sur le visage. Plus de barbe. Il n’imaginait pas ses géniteurs le raser pendant la nuit, ni le kidnapper pour le ramener dans la maison de Cestas. Absurde. Non, c’était forcément autre chose. Illogique, irrationnel, mais qui devenait, de fait, envisageable sous peine de sombrer dans la folie. Son pragmatisme exacerbé reprenait inexorablement le dessus. Un trait de caractère extrêmement fort chez lui.

Il plissa les yeux. Les rayons du soleil, audacieux explorateurs, se frayaient un chemin à travers les volets entrebâillés, dansant sur les murs et le plafond en d’élégantes arabesques lumineuses accompagnées d’une bande son à jamais liée à cette période de son existence. “Hedonism” de Skunk Anansie (I hope you’re feeling happy now. I see you feel no pain at all, it seems. I wonder what you’re doin’ now…), que sa voisine de maison, Claire vingt-quatre ans, étudiante en Staps, très mignonne et sportive, écoutait en boucle chaque matin d’Avril à Juin 1997. Julien s’assit sur son lit. La lumière jouait sur son visage, révélant ses traits rajeunis. Lorsque finalement ses yeux croisèrent son reflet dans le miroir encastré dans la porte de son armoire, le néo jeune homme ne se montra ni surpris, ni choqué. Il s’y était préparé mentalement. Et pourtant, il s’agissait tout de même d’un miroir temporel où son image de vingt-sept ans plus jeune le défiait du regard, répliquant chacun de ses gestes avec une précision énigmatique.

Pressé par la demande de sa mère, qu’il prenait désormais très au sérieux, il enfila son bas de jogging « Le Coq Sportif », un t-shirt blanc basique, passa en trombe dans la salle de bain, se passa un coup d’eau sur ce visage retrouvé et descendit dans la cuisine où l’odeur de pain fraîchement grillé se mêlait au café corsé que buvait toujours son père, assis en bout de table, tandis que sa mère terminait la petite vaisselle. Elle l’accueillit avec son sourire habituel, maternel, chaleureux, mais sans rides. Cela le troubla un peu plus. Autant il était presque facile d’accepter son propre rajeunissement mais celui de ses proches ? Il se demanda même si ce n’était pas la première fois qu’il les voyait tels qu’ils étaient. Pour lui, ce furent ses parents. Une voix. Une présence. Un lien de subordination. Il n’y avait rien d’autre à interpréter ou à expliquer.

Son père, sans lever le nez de la table, lisait son journal, plongé dans ses pensées. Mais au moment où Julien se servit une tasse de chocolat, faisant grésiller la radio qui diffusait « Time After Time » de Cyndi Lauper, Alejandro leva soudainement les yeux, une lueur d’étonnement passa dans son regard. Il nota mentalement ce détail, un frisson d’inquiétude lui parcourut l’échine, mais il garda ses observations pour lui, préférant ne pas perturber le calme matinal de la cuisine familiale. Julien était trop absorbé par sa propre situation pour remarquer quoi que ce soit.

Comment être familièrement décalé ? Julien ne pouvait l’expliquer mais pourtant c’était ce qu’il ressentait. D’un côté, il aurait préféré vivre ce moment à travers le prisme d’un écran, en simple spectateur, plutôt que comme un acteur à part entière mais chaque bouchée de pain et gorgée de son chocolat chaud était un délice. Le goût du vrai, du bon, du foyer. Il réalisa que depuis vingt-sept ans, il n’était en quête que de cet instant. Toutes ses expériences, voyages, pour une bouchée de pain du matin de 97. Il aurait pu mourir maintenant, sa vie aurait été parfaite.

Tu rejoins Loïc et les autres chez le père de Stéphane et ensuite vous allez faire quoi ?

Béa, fiche lui la paix, il est grand maintenant !, Alejandro, figure paternelle héritée de l’Espagne de ses ancêtres, n’aimait pas qu’on fouille dans l’intimité de son fils. Il avait confiance en lui et n’avait pas eu à s’en plaindre jusqu’à présent. De bons résultats scolaires, des amis, solides et sportifs, de jolies jeunes filles à ses basques, aucun souci de discipline. Que demander de plus ?

Peut-être de ne pas avoir raison sur un point qui l’embarrassait depuis ce matin serait un grand réconfort. Il se leva, embrassa sa femme sur le front, une tape amicale sur l’épaule de Julien. Le fils unique du foyer anticipa la suite, Alejandro prenait la Volkswagen Jetta lavée de fond en comble un dimanche sur deux, ouvrait le portail en faisant attention de ne pas rayer le sol, se rendait au siège de l’entreprise où il officiait en tant que cadre administratif. Comme Julien ne s’était jamais senti directement concerné par sa situation professionnelle, il n’avait aucune idée de son travail précis ni d’où il se trouvait. Il savait simplement qu’Alejandro finissait à 18h00 précises, du lundi au vendredi, jusqu’au week-end. Pour le déjeuner, il mangeait un sandwich au jambon ou une gamelle des restes de la veille, dans de très rares cas, un repas d’équipe au restaurant, mais sans vin ni dessert. Une pensée fugace traversa l’esprit de Julien, à peu de chose près, ils avaient le même âge.

CHAPITRE 4
« Return of the Mack » (Mark Morrison)
“Les amis sont des compagnons de voyage, qui nous aident à avancer sur le chemin d’une vie plus heureuse.” Pythagore

Guidé plus par l’instinct que par une mémoire encore floue, Matthieu avança vers la Twingo verte, anomalie colorée dans le paysage urbain, clignotants en alerte comme des signaux de détresse amicaux.
Au volant, Benoit, dont le sérieux du costume cravate contrastait radicalement avec l’allure de Matthieu et sa capuche relevée dans sa hâte vestimentaire. S’engouffrant dans la voiture avec une aisance retrouvée, le jeune passager lança un regard malicieux à son chauffeur du jour, qui pour sa part, fronça les sourcils.

Tout en se frayant un chemin parmi la multitude de voitures coincées dans les embouteillages, le pilote parvint à enclencher son autoradio, façade amovible, lecteur cassettes-CD, le nec plus ultra. Trois notes et Matthieu se dandina comme au bon vieux temps. « Mo Money Mo Problems » de Notorious B.I.G. résonna, emportant Matthieu dans un tourbillon de souvenirs.

Mais ce classique, écoute-moi ça, une tuerie ! Dire que c’est un coup monté de Suge Knight et Puff Daddy, s’exclama-t-il, faisant un signe de gang avec ses doigts. Ben, par essence quelqu’un d’assez taiseux et réfléchi, était souvent sur la corde raide avec Matthieu. Comment lui dire qu’il débloquait totalement sans qu’il ne le prenne mal ?

Tu devrais écrire, tu sais, suggéra Benoit, manière élégante de donner son point de vue tout en sauvegardant sa sécurité. L’ancien quadra hurla de nouveau : « I’ll Be » de Foxy Brown feat. Jay-Z.

Dire que maintenant il est milliardaire, avec sa reine Beyoncé en mode classe et chef d’entreprise alors qu’à l’époque c’était juste un mac.

Mais qu’est-ce que tu racontes ? Matthieu ferma les yeux, et se maudit intérieurement de ne pas être capable de tenir sa langue.

Non, rien, c’est un rêve que j’ai fait, très chelou d’ailleurs. Ça y est, on est arrivés, cool ! »

Ils émergèrent de la Twingo. Benoit impeccable, devança de quelques pas Matthieu qui se débattait avec son sac à dos pour l’ajuster au mieux sur une épaule, le regard en alerte, scrutant le paysage universitaire. Il se sentait dans « 21 Jump Street », ces vieux flics qui se faisaient passer pour des étudiants et qui traquaient les revendeurs de shit ou truands de la fac. Série avec Johnny Depp, film avec Jonah Hill. Pas mal. Son allure atypique pour le lieu attira quelques regards ; pourtant, loin d’être intimidé, il accueillit cette attention avec une pointe d’amusement. « Go », se murmura-t-il, franchissant le seuil de la faculté, prêt à affronter cette journée aux contours encore indistincts.

Dans le flot des étudiants, il se mua avec une assurance retrouvée, bien décidé à embrasser ce retour inopiné dans le temps. Ben était légèrement inquiet, il n’avait pas réussi à trouver la bonne formule ni le bon moment pour s’adresser à son ami qui avait l’air encore plus déconnecté que d’habitude. Peut-être avait-il découvert une nouvelle drogue ou abusé de celles qu’il connaissait déjà ?

Benoit se signa intérieurement : « Tu te rappelles qu’on a le TD spécial aujourd’hui ? Le contrôle à l’oral ? »

Matt ferma les yeux. Comment pouvait-il donner le change ? Il était complètement perdu.

Euh oui, mais je pense que je vais me faire porter pâle, j’ai pas été bien cette nuit. Hyper bizarre.

Des douleurs, à cause de ton ventre ?

Il encaissa la question comme un uppercut, elle l’obligeait à envisager des événements à venir particulièrement douloureux, qu’il s’était escrimé à fuir pendant de longues années. Le compte à rebours infernal était lancé, il lui restait moins d’un an avant que sa maladie ne se déclare totalement et que ça finisse avec une opération dont il gardait encore des séquelles lourdes, enfin plus tard dans son futur présent. Déstabilisé par cette remarque et l’incongruité de la situation, le pré-quinquagénaire avait pratiquement les larmes aux yeux. La journée promettait d’être extrêmement longue et le risque était décidément partout, comme jonchée de mines antipersonnel à fragmentation. Ce qui l’inquiétait le plus, c’était que ses principales qualités pouvaient à tout moment se retourner contre lui : une culture trop étendue pour l’époque, l’art de la parole inadapté et surtout un culot hors norme qu’il avait savamment cultivé au fil du temps, comme une marque de fabrique. Sans compter une évidence absolue. La faculté de droit, elle, n’avait pas du tout changé. Ce qu’il avait détesté alors ne lui plaisait pas plus aujourd’hui. En vérité, il n’y avait jamais vraiment repensé. Les relations qu’il avait nouées pendant ses années d’études supérieures et qui avaient résisté à l’épreuve du temps étaient rares. On n’en reparlait jamais. Sujet clos. Encombrant. Oblitéré. Relégué aux oubliettes. C’est comme ça que les souvenirs meurent. Sans photos. Sans anecdotes ou histoires qu’on se répète à longueur de retrouvailles. « T’as pas changé, qu’est-ce que tu deviens ? » On connaît tous la chanson. Sauf que dans ce cas précis, il s’était donné rendez-vous 27 ans avant. La colossale et inesthétique bâtisse abritait des centaines d’étudiants aux objectifs divers. Matthieu ne se rappelait d’ailleurs pas si c’était sa première année ou son redoublement. Info cruciale, parce qu’il n’était pas fâché avec les mêmes personnes et s’était réconcilié avec d’autres. Il pensa furtivement à Julien qui devait, pendant ce temps, probablement vivre sa best life, si le sort avait fonctionné pour lui aussi.

Au loin, il aperçut son grand ami Omer avec qui il était encore en contact aujourd’hui, mais à première vue ils étaient en froid à ce moment-là. Fichu caractère. Il essaierait de se réconcilier avec lui si d’aventure il restait en 97. Il n’en savait rien, c’était peut-être l’éternel jour de la marmotte, comme dans « Un jour sans fin », ou la mort à répétition de « Happy Birthdead ».
Tous les jours le même jour, qui se répétait inlassablement, jusqu’à réparation d’un préjudice qu’il était bien en peine de se figurer pour l’instant. Il effaça cette pensée inutile pour se concentrer sur son présent. Pourquoi Omer était-il important ? C’était son ami et il appréciait sa présence, mais surtout il pouvait servir de boussole mémorielle pour survivre à ce Koh Lanta temporel. Ils se connaissaient depuis le lycée, avaient fait a minima les 400 coups ensemble.
Pour Matthieu, Omer était désormais une cible à prioriser. Pris dans ses pensées, il n’entendit pas les commentaires peu élogieux de certains cul-serrés sur son passage. Le seul habillé de cette façon, c’était lui. Un peu trop avant-gardiste manifestement pour les futurs avocats. Bande de fachos !

Le TD allait commencer. Il s’infiltra dans une grappe d’étudiants, visiblement de son âge, bien sous tous rapports, qui se préparaient à l’épreuve en rappelant la manière dont elle allait se dérouler. Répartis en groupes de cinq, ils seraient soumis à un feu nourri de questions lancées à la cantonade, auxquelles chacun pourrait répondre en prenant la parole, quitte à interrompre leurs camarades pour s’imposer par la force de la voix, et à l’instar d’une joute oratoire, il était écrit que seuls les plus éloquents ou les plus érudits se sortiraient vivants de ce Battle Royale. Les débats de l’époque étaient néanmoins encore emprunts de civilité et même de respect. Matthieu sourit, il aurait pu renoncer, se trouver une excuse pour ne pas y participer, comme il l’avait initialement prévu, mais le goût du combat était dorénavant ancré en lui.

L’heure de la revanche avait sonné et mettre tout le monde à genoux l’excitait particulièrement. Disparu ce garçon affable qui s’accommodait du système et faisait semblant de s’en foutre pour amuser la galerie, ou par peur de réussir. Il avait une nouvelle chance, avec d’excellents atouts en main.

CHAPITRE 5
« Return to Innocence » (Enigma)
“Le véritable voyage de découverte ne consiste pas à chercher de nouveaux paysages, mais à avoir de nouveaux yeux.” – Marcel Proust

Dès que Julien passa le seuil de la porte du domicile familial, un vent matinal le saisit, une fraîcheur revigorante qui l’arracha brusquement au confort du connu. Ses foulées résonnèrent sur les pavés des allées encore endormies, où chaque coin de rue réveillait une réminiscence enfouie. Le monde semblait immobile, suspendu dans une attente silencieuse, alors qu’il naviguait entre des souvenirs fragmentés, tentant de recomposer l’image d’un passé qui lui échappait encore. Une question le hantait, surgissant des brumes de l’aube : était-il encore l’homme qu’il avait été, ou quelque chose d’entièrement nouveau ?

Dans ses souvenirs, Julien à vingt ans ne jouait pas encore le rôle du séducteur qu’il s’était appliqué à devenir par la suite. Au contraire, on le voyait comme un jeune homme posé qui préférait la contemplation de la nature à la conquête charnelle. Entre son cercle d’amis, l’affection rassurante de sa famille, les longues heures passées sur les bancs de la fac, et les évasions vers l’océan, il vivait une jeunesse simple et sans prétention. Or, à mesure qu’il retraversait les rives du passé, certaines certitudes se teintaient d’ombres et de lumières nouvelles. L’introspection déstabilisante, faite de nuances dans son caractère, de traits de jeunesse qu’il avait peut-être omis ou enjolivés, le poussait à se questionner non seulement sur la véracité de ses souvenirs mais aussi sur les motivations sous-jacentes qui avaient guidé ses choix. Ces réflexions révélaient un fossé croissant entre l’image idéalisée de sa jeunesse et la complexité émotionnelle de l’adulte qu’il était devenu. Cette dualité le tenaillait, lui offrant à la fois une mélancolie pour ce qui avait été et une curiosité pour redécouvrir qui il était vraiment.

Les façades des maisons individuelles sagement alignées étaient baignées par la lumière dorée du soleil. En fond sonore continue, le discret murmure de la nature contribuait à cette sensation d’émerveillement. C’était comme si, l’espace d’un instant, le temps s’était suspendu, offrant à Julien l’opportunité de redécouvrir son propre héritage sous un angle nouveau, riche de toutes les expériences acquises depuis vingt-sept ans. Avec une curiosité renouvelée et un cœur léger, Julien poursuivit son chemin. Ce retour aux sources, loin d’être une simple régression dans le temps, s’annonçait comme une exploration fascinante de ce que signifiait vraiment être lui-même. C’était une invitation à redéfinir sa place dans le monde, armé de la sagesse de l’âge et de l’insouciance de la jeunesse. L’achat du journal L’Équipe à un bar-tabac-presse fermé en 2004 faute de clients, acheva de confirmer ce qu’il savait déjà : Jeudi 5 avril 1997.

Julien savourait cette opportunité inattendue, un cadeau du destin. Chaque pas qu’il faisait, chaque sourire échangé avec les passants, devenait une célébration de cette jeunesse retrouvée. Il se délectait de chaque instant, aspirant à revivre pleinement cette période, et peut-être, enfin, réaliser certains rêves laissés en suspens. Il avait 20 ans. 20 ans ! Une énergie nouvelle animait ses mouvements, un éclat particulier illuminait son regard. Une vieille dame, son cabas de courses à la main et un fichu sur la tête, s’arrêta pour le regarder attentivement. Le sourire radieux de Julien était si contagieux qu’il sembla illuminer son visage marqué par les années. Elle, qui avait vécu huit décennies, ne put s’empêcher de sourire en retour, comme témoin d’une joie pure qu’elle n’avait pas vue depuis longtemps.

À travers le paysage contrasté du bourg, où la modernité effleurait le traditionnel, Julien redécouvrait son terrain de jeu d’antan. Chaque coin de rue, chaque maison lui racontait une histoire familière, une anecdote oubliée. Ici, à la croisée des chemins où il avait grandi, tissant un lien indissoluble avec ce coin de Gironde. Les souvenirs affluaient, peignant des tableaux de son adolescence libre et insouciante, d’escapades en forêt et de premiers émois au bord du bassin d’Arcachon. Sans la distraction constante de son smartphone, il redécouvrait le plaisir simple de la marche, se réjouissant des paysages familiers défilant plus rapidement grâce à ses jambes retrouvées ; il était enfin sur le point de se reconnecter avec lui-même loin du bourdonnement incessant du monde numérique.

Il était désormais temps d’envisager sa stratégie, mettre à profit les quelques minutes restantes avant de retrouver Loïc et les autres. Stéphane, Cyril, JF, Tonio. Il pesa méticuleusement le pour et le contre de sa situation actuelle. La sensation d’avoir été catapulté dans le passé avec une maturité et des expériences de son âge adulte le mettait face à un dilemme unique : comment utiliser cette connaissance acquise sans dénaturer l’essence même de ce que signifiait avoir vingt ans ? C’était un cadeau du ciel de pouvoir faire les choses différemment, de ressaisir les opportunités manquées, mais aussi potentiellement un risque, de s’égarer dans les méandres de “ce qui aurait pu être”.

Alors qu’il approchait de la maison de Loïc, un mélange de sentiments l’envahit, l’appréhension de sa réaction en voyant ses amis rajeunis, sans femmes ni enfants, la peur aussi de ne plus retrouver sa place. Ce retour aux sources était aussi un test, celui de pouvoir conjuguer son passé et son présent dans un équilibre précaire, celui de réapprendre à vivre avec une innocence perdue. Julien se sentait tout de même à l’étroit chez ses parents. Autonome depuis ses 25 ans, le fait d’envisager de devoir de nouveau se plier aux règles de la maison, tout en jouant son rôle d’enfant, lui procurait un sentiment qu’il pensait étranger à son caractère. Plus. Il en voulait plus, pas de façon démesurée ou incontrôlée mais de quoi se procurer le confort, l’indépendance et quelques objets vintage, notamment ceux qu’il avait acquis parfois à grand prix, surtout ces dernières années et qu’il convoitait dès maintenant. Dans sa chambre d’étudiant, par exemple, on n’y trouvait que des éléments pratiques, utiles, fonctionnels. Pas de télévision, de console de jeu, de vêtements de marque ou de baskets à la mode. Il lui manquait ces quelques petits riens matériels pour le combler. Julien avait aussi son rêve américain. Chaque année depuis ses 30 ans, il partait pendant quinze jours, un mois, parfois seul, parfois accompagné d’amis à la découverte du nouveau monde. Côte Est, Côte Ouest, contrées plus sauvages, matchs de basket, visite de parcs nationaux ou d’attractions, monuments. Il était totalement fasciné et en adoration pour le pays de la liberté où tout était possible pour n’importe qui. En attendant, il mentalisa ses tâches prioritaires :

Liste 1 : Les filles : Celles qui l’intéressaient mais avec qui il n’avait pas réussi à concrétiser. Celles qu’il avait rencontrées à cette époque, mais connues bibliquement plus tard et surtout celle qui était la plus importante à ses yeux, son véritable amour de 1997 à 2000, Romy. Une sensation désagréable. Tout aurait dû se passer pour le mieux dans cette relation et pourtant ça n’avait pas fonctionné, pourquoi ?

Liste 2 : Les copains de toujours : Loïc, Stéphane, JF, Tonio, Alex, allait-il leur raconter d’où il venait et ce qu’ils étaient devenus ?

Liste 3 : Les lieux : Cestas, Bordeaux, Faculté, Océan, Stade. Côte basque. Paris ?

Liste 4 : Moyens de communication : Minitel, téléphone fixe, téléphone portable à forfaits limités, ordinateur au début d’Internet.

Liste 5 : Moyens de locomotion : Voiture, Mobylette rangée dans la grange, vélo tout terrain, train, avion.

Liste 6 : Ressources : 6500 Francs sur un livret jeune, petits boulots et cadeaux de la famille.

Objectifs : Trouver Matthieu. À l’évidence, il ne pourrait pas rester éternellement dans cette situation sans lui et il était aussi curieux de savoir si ce qu’il avait raconté sur son passé était vrai. En plus il était parisien, ce qui pourrait s’avérer utile, sans oublier la partie risque, les distorsions temporelles. En espérant d’ailleurs qu’il n’avait pas déjà provoqué des dégâts… Découvrir pourquoi et comment il était revenu dans le passé et si c’était réversible ou non. Influer le cas échéant sur sa situation. Investir, profiter de ses connaissances du futur pour améliorer sa condition…

Il s’arrêta de réfléchir. La maison de Loïc était la même, mais plus blanche, moins marquée par les intempéries et l’usure. Autre point important à ajouter à la liste, il était incollable sur les résultats sportifs. Une petite voix intérieure lui murmura que ça pourrait s’avérer utile à un moment ou un autre… s’il restait en 97. Tout à coup, son sourire se mua en une moue dubitative. Est-ce que le processus était réversible ? Ce soir en se couchant, se réveillerait-il le lendemain matin dans le futur, enfin dans son présent, à devoir reprendre le cours normal du temps ? Il devait profiter de cette journée à fond, juste au cas où…

CHAPITRE 6
I’m Gonna Be (500 Miles) (The Proclaimers)
“Nous sommes nos choix.” – Jean-Paul Sartre

Matthieu s’acclimatait mal à la lumière blafarde des néons de la fac, qui jaunissait les murs défraîchis. Il observa presque toutes les personnes présentes aux alentours et se remémora à peine quelques visages sans pouvoir les nommer. Il s’efforça de faire abstraction de leurs discussions sur le dernier épisode de “Buffy contre les vampires”, le peu de chances de la France de gagner la prochaine Coupe du Monde – s’ils savaient – et l’engouement toujours présent pour Nirvana et la musique grunge. Il repéra parmi les étudiants les habituelles castes de narcissiques, drogués, angoissés, politisés, studieuses, ou pré-féministes, mais il n’avait pas de temps à leur consacrer; il trouva plus utile de scanner les styles vestimentaires, expressions, attitudes en vogue et de perfectionner sa couverture.
Premier constat : il n’y avait pas beaucoup de diversité ni de mixité, le langage n’était pas encore imprégné de rap et de street culture. Certains garçons vinrent le saluer. Les filles lui firent la bise. Il semblait assez populaire. En tout cas, il ne passait pas inaperçu, et pas uniquement à cause de son accoutrement de banlieusard. Tout était confus dans ce couloir, alors qu’ils attendaient une sorte de mise à mort orchestrée par un chargé de TD arrogant d’à peine la trentaine. Soudain, il se retourna et fit tomber involontairement une pile de livres des mains d’une jeune fille. Il ramassa rapidement les ouvrages tout en bougonnant, et le premier sentiment qu’il éprouva en se relevant fut de sentir son cœur s’échapper littéralement de sa cage thoracique : Victoria. Il se souvenait vaguement d’avoir eu le béguin pour elle. Non réciproque d’ailleurs, mais il attendait un déclic, une vague de souvenirs qui pourrait le remettre dans le contexte. Rien ne vint.
Tu ne peux pas faire attention ? dit-elle, le rouge montant à ses joues.
On n’a pas idée de faire des couloirs aussi étroits, bordel ! répondit-il.
Ah d’accord, donc c’est de ma faute. Je dois être trop grosse ?
Manque de pot, Matthieu était passé maître dans l’art des répliques acerbes.
La lumière n’est pas très flatteuse non plus, lança-t-il. Elle resta interdite quelques instants puis éclata de nouveau de rire.
Tu es vraiment unique. Au fait, elle le détailla du regard. Pas mal ton style. Tu avais des poubelles à jeter avant de venir en cours ?
Je m’adapte à mon environnement. Hors de question de faire des efforts pour des grosses qui n’ont rien d’autre à faire que de promener des piles de livres dans des couloirs moins larges que leurs culs.
En grande forme aujourd’hui ! On va voir ce que ça va donner au TD ! Nous passons ensemble avec Omer, Benoit et Coralie.
Matthieu ne réagit pas. Mais qui était encore cette Coralie ? Elle comprit sans mot dire qu’il ne savait pas de qui elle parlait
Petite brune, lunettes, toujours au premier rang, 19 de moyenne.
Ahhh oui, Coralie », fit-il, affichant un rictus forcé. Victoria le regarda d’une drôle de façon.
Encore des soucis avec ton ventre ?
Il se renfrogna. À se demander si ses problèmes de santé ne s’étalaient pas en une du journal de la fac. À moins que… leur relation était peut-être plus intime qu’il ne l’avait supposé. À creuser.
Non, non ça va, merci. » Une voix impatiente résonna dans le couloir.
Groupe 8, c’est à vous.
Allez, on y va ! » dit Victoria avec ferveur. Elle posa sa main sur son avant-bras. Ça va bien se passer, ne t’inquiète pas. À ce contact, il se sentit immédiatement beaucoup plus calme, détendu, un frisson lui parcourut l’échine.
Le petit amphithéâtre était on ne peut plus standard, avec quelques travées, bureau, tableau traditionnel, micro fixe et rétroprojecteur. Coralie, suivie d’Omer, Ben, Victoria et Matthieu qui fermait la marche, s’installèrent au premier rang. Le chargé de TD, 1m85, costume Cerruti, mocassins Weston, ceinture Hermès, ressemblait à n’importe quel homme politique de droite de l’époque, ou pire à un centriste. Fixant sa feuille, il semblait prêt à commencer l’appel mais resta figé sur place en apercevant Matthieu. « Monsieur… » commença-t-il, s’adressant évidemment à Matthieu, « Dumas. Monsieur Dumas, » dit-il avec un air hautain et quelque peu maniéré,
Je ne saurais tolérer une telle provocation. Votre accoutrement est complètement inapproprié et, si j’en crois les échos qui me sont parvenus, vous êtes non seulement coutumier du fait, mais aussi une source de troubles pour notre établissement. Qu’avez-vous à répondre à cela ?
Matthieu se leva, droit comme la justice, et enleva son sweat à capuche, le posant à côté de lui.
Monsieur, que dis-je, cher Maître, en premier lieu je tiens à présenter mes excuses à mes camarades ici présents. Il se tourna vers eux et inclina la tête. Je n’avais absolument aucune intention de me singulariser de la sorte, ni de porter atteinte à la respectabilité de la faculté. Il se trouve que j’ai été victime hier soir d’un cambriolage particulièrement odieux. Des individus cagoulés se sont introduits chez moi, m’ont ligoté sur une chaise et se sont emparés des maigres ressources et biens dont je dispose. Vous n’êtes pas sans savoir qu’une vague de crimes de ce type se déroule actuellement, (Matthieu bluffait mais c’était crédible), vivant en proche banlieue, je suis plus facilement exposé à ces individus sans foi ni loi, qui méprisent la justice des hommes et, pour certains, celle de Dieu qu’ils invoquent si ardemment. Il leva les yeux au ciel. Bien que choqué, heurté dans ma chair et mon intimité, j’ai fait le choix, certes contestable, de me présenter à vous ainsi vêtu afin de ne pas hypothéquer mes chances d’avenir, tandis que j’étais la victime de l’ignorance et du laxisme de l’éducation. Je ne minore pas mes actes précédents que vous avez rappelés devant mes camarades, me plongeant ainsi dans la gêne et la honte, mais victime de l’infamie, je me dois désormais de reprendre le cours de ma vie, supportant le poids de mon passé et les actes du présent. Monsieur, si vous le souhaitez, je quitterai à l’instant cette pièce, mais je vous en conjure, jugez mes camarades pour ce qu’ils sont et non pour s’être difficilement d’ailleurs, simplement accommodés de ma présence.
Matthieu resta debout, l’amphi plongé dans un silence circonspect. Le chargé de TD fit les cent pas, réfléchissant à la meilleure manière d’agir.
Admettons, si ce que vous dites est vrai, ce dont je doute bien évidemment, je vous propose de répondre à cette question de cours, que vous n’aurez pas manqué de travailler malgré les turpitudes auxquelles vous faites allusion.
Merci monsieur, » répondit Matthieu.
Alors, Monsieur Dumas, que pouvez-vous nous dire de la règle de droit qui s’applique nécessairement à tous les citoyens français ? » Matthieu se lança dans un exposé clair, argumenté, nourri par des années de débats télévisés, de séries policières, de conversations et de quelques bribes de cours réactivés par le choc auquel il était soumis. Le chargé de TD s’approcha jusqu’au premier rang, inspecta le banc, le bureau, chercha partout une éventuelle preuve de tricherie. Rien. Monsieur Dumas, je dois admettre que votre réponse était intéressante et m’engage à vous laisser une deuxième chance. Maintenant que vous avez monopolisé l’attention, passons à vos camarades.
Omer, Benjamin, Victoria, tous se regardèrent sans rien comprendre à ce qu’il venait de se passer. Matthieu, tête baissée, avait le masque. Le sang affluait à sa tempe et ses mains tremblaient. Il avait quarante-sept ans et ce “petit connard” venait de l’humilier. Il s’en était bien sorti mais ce n’était que le début. Avec de l’argent, plus rien ni personne ne pourrait le traiter de la sorte.
Le chargé de TD lâcha son os. Le sujet était encore plus simple que celui qu’il avait donné à Matthieu, mais l’objectif était de les obliger à s’entretuer. Coralie, en véritable pitbull, tenait le crachoir. Victoria alternait entre phases offensives et défensives, préparant ses répliques pour mieux surprendre son adversaire. Omer et Benjamin comptaient les points. Après quelques minutes de bataille acharnée, dans laquelle Matthieu se garda d’intervenir, l’arbitre siffla la fin du match. Ils repartirent sans savoir qui l’avait emporté, mais pour Victoria cela ne faisait aucun doute, c’était elle. Italienne par sa mère, et issue de la noblesse autrichienne par son père, elle n’était pas du genre à se laisser dominer. Blonde, yeux verts, teint d’albâtre, silhouette longiligne, 1m73 en talons. Matthieu avait pensé pendant longtemps qu’il avait plus de chances de faire un voyage dans le temps que de sortir avec elle.
À peine sortis de la salle, elle se jeta littéralement dans ses bras.
Mais pourquoi tu ne m’as rien dit ? J’ai eu si peur en t’entendant et alors, quel beau discours, tu as été brillant Matt, je suis tellement fière de toi, dit-elle en effleurant tendrement sa joue.
Omer, à la limite de l’apoplexie, le regarda en mimant de lourds sous-entendus. Benoit ne comprenait rien et Coralie le félicita simplement, mais elle voulait éclaircir certains points qui la chiffonnaient encore.
Bravo Matthieu, c’était très bien. Je suis désolée de ce qu’il t’est arrivé, mais je n’ai pas bien saisi. Qui sont Saul Goodman, Annalise Keating et ‘Faites entrer l’accusé’ ? C’est bien ça ?
Il aurait pu lui dire « Tu le sauras dans quelques années si tu regardes Amazon ou Netflix », mais il se contenta de répondre :
J’ai dû mal prendre mes notes. Il me semblait pourtant que c’étaient des références dans le cours.
La laissant dans un état de perplexité avancé, tout en s’éloignant avec Victoria toujours accrochée à son bras. Elle s’arrêta net.
Mince ! J’ai oublié mes livres dans la salle d’examen dit-elle en l’embrassant à nouveau sur la joue. À tout à l’heure !
Matthieu n’aimait pas trop la sensation qu’il ressentait, cela ressemblait beaucoup à un cas de conscience. Omer, qui faisait une bonne tête de plus que lui, passa son bras de rugbyman par-dessus son épaule.
T’es mon idole. Tu vois il y a encore deux heures, j’aurais craché ou pissé sur ta tombe, mais là, je vais te payer une bière ! Il était à peine 11h00 du matin.
CHAPITRE 7
Unforgiven II (Metallica)
“Le temps est un grand maître, il règle bien des choses.” – Pierre Corneille

Sous-directeur de la Maison Départementale de la Recherche en Radioastronomie, Alejandro était notamment chargé de la gestion et de la coordination d’une équipe pluridisciplinaire. Personne ne lui avait jamais demandé ce que cela signifiait. Sa femme trouvait le salaire décent, les horaires acceptables, et de plus, il ne se plaignait jamais de son travail. L’étanchéité entre sa vie privée et professionnelle était parfaite, si bien que Julien ne l’avait jamais questionné sur ce sujet. Quand on l’interrogeait sur la profession de son père, il répondait simplement « cadre » ou « sous-directeur », et pour sa mère, il disait « employée ». Cela suffisait à contenter la majorité des gens ou des administrations. La réalité, cependant, était quelque peu différente.

Alejandro avait été personnellement recruté 24 ans auparavant par le directeur actuel du service, Timothée Sundial, juste après ses études d’ingénieur. Le profil particulier recherché par Sundial se résumait à trois qualités : savoir se taire, écouter et observer. Le reste n’était que de la technique. Depuis, ils travaillaient en étroite collaboration. Alejandro collectait et compilait des données pour son patron. Qui l’aurait cru de toute façon, s’il avait raconté que sa tâche principale consistait à relever les traces de résonances temporelles à travers la France ? Même maintenant, avec son expérience, il trouvait cela encore bizarre, à défaut d’un meilleur mot.

« Le voyage à travers le temps existe », avait déclaré Sundial sans tergiverser lors de leur premier entretien. Alejandro s’était contenté d’encaisser l’information, ce qui avait suffi pour l’embaucher. À maintes reprises, il avait constaté que ce qui semblait impossible ou fou pour le commun des mortels faisait partie intégrante de son quotidien. Le père de Julien avait identifié et cartographié les localisations de dizaines de voyageurs, rédigé des notes, généré des statistiques, comparé les manifestations sur différentes périodes, et fait la jonction avec les agents de terrain. Alejandro Carlos Garcia ne pariait pas, mais il avait l’intime conviction que son fils serait son prochain « client ». Restait à savoir maintenant de quelle époque il venait, combien de temps l’effet l’affecterait, et quelles seraient les implications pour lui et sa famille. Malgré les avancées technologiques et les différentes itérations, il n’était pas encore possible de déterminer avec précision l’année et l’âge de départ des sujets. Certains séjours ne duraient que quelques minutes, ne provoquant qu’une simple impression de déjà-vu ou de flashbacks. D’autres, en revanche, étaient beaucoup plus longs ou marquants.

Ce qu’il pressentait sans en connaître les tenants et aboutissants, c’est que son fils serait au centre de l’attention des Horlogers et des Chrono Libérateurs.

Sundial, d’une grande transparence, lui avait raconté les origines du département. Alejandro avait écouté attentivement, sans préjugés, interruptions ou questions inutiles.

Établi depuis plus de deux siècles, l’ordre des Horlogers avait pour mission principale de préserver l’équilibre fragile de l’espace-temps, empêchant toute action susceptible de déstabiliser le continuum. Ce sacerdoce était à l’origine de la haine que vouait Ariane Morin à l’organisation, leur némésis.

Son grand-père Louis, brillant scientifique, avait quitté pendant quinze jours le confort de 1972 pour les affres de 1930. Les Horlogers n’avaient pas eu d’autre choix, en application des règles de leur ordre, que de l’empêcher d’atteindre son but : supprimer le futur chancelier allemand. Il s’en était sorti in extremis physiquement et avait conservé l’intégralité des souvenirs de son voyage.

Le retour à son époque fut terrible, le rendant fou de rage contre ceux qui l’avaient empêché de sauver l’humanité, au point d’abandonner ses recherches scientifiques et de se couper littéralement de sa famille, de ses proches, à l’exception de sa petite-fille unique, qu’il considérait comme la légataire de son œuvre. Sa seule ambition, jusqu’à sa mort en 1988, fut de créer un réseau de « résistance » suffisamment puissant pour lutter contre les Horlogers et modifier le cours de l’histoire lorsque la cause l’exigeait. Ainsi naquit son armée de Chrono Libérateurs. La dévotion dont faisait preuve Ariane était à la fois personnelle et idéologique ; elle croyait fermement, comme son grand-père, que l’humanité devait réécrire son destin pour éviter les erreurs du passé.

Pour Julien et Matthieu, le jeu de la résonance temporelle venait à peine de commencer, et chaque participant, qu’il en soit conscient ou non, aurait un rôle crucial à jouer.

Interlude
Toy Soldier (Martika)
“Le secret du changement consiste à concentrer son énergie pour créer du nouveau, et non pour se battre contre l’ancien.” – Dan Millman

Chaque mot prononcé par le vieil homme résonnait profondément chez la journaliste, qui prenait frénétiquement des notes, consciente de l’importance de chaque détail.

Vous voyez, Véra, cette histoire n’est pas seulement celle de deux hommes cherchant à revivre leur jeunesse. C’est également une réflexion sur nos convictions, notre destin, et la manière dont nous influençons le cours de notre propre existence.

Elle acquiesça, se demandant s’il n’était pas trop tôt pour poser les questions qui brûlaient ses lèvres. Finalement, elle ne put résister :

Etes-vous Timothée Sundial ?

Il lui offrit un sourire mélancolique, empreint d’humanité et de satisfaction. Il se félicita intérieurement de l’avoir choisie pour recueillir sa confession, mais se demanda s’il avait vraiment eu le choix.

Maintenant que l’ambiguïté concernant mon identité est levée, Véra, je vais répondre à trois questions avant que vous ne les formuliez. Tout d’abord, et jusqu’à ce jour, nous n’avons jamais découvert de voyageurs provenant du passé. Il savait très bien que ce n’était pas la réponse qu’elle attendait ; cela lui laissait juste le temps de conserver une certaine contenance. Malgré cela, ses épaules s’affaissèrent, ses lèvres se plissèrent, et ses yeux se remplirent d’émotion. Croyez bien qu’il ne se passe pas un jour sans que je me demande si Louis Morin n’aurait pas dû aller au bout de sa démarche, et sans que je maudisse ceux qui l’ont empêché d’agir. Par ailleurs, il serait sot et mensonger de dire que nous n’avons jamais bénéficié, directement ou indirectement, des apports du futur. Nos outils de détection ou nos moyens de communication, par exemple, en sont issus. En revanche, contrairement aux Chrono Libérateurs, nous n’avons jamais utilisé ce savoir pour nous enrichir, peut-être aussi parce que nous disposons de ressources conséquentes. Et, si cette question vous trotte dans la tête, sachez que votre présence ici aujourd’hui n’est pas le fruit du hasard. (Si elle savait), après un léger tremblement. Il marqua une pause.

Véra aurait voulu en savoir plus immédiatement, tout en étant convaincue qu’il fallait poursuivre le récit jusqu’à son terme et éclairer les zones d’ombre rémanentes ensuite.

Souhaitez-vous poursuivre, Monsieur Sundial ?

Il s’efforça de contenir un sourire naissant.

Avec plaisir, Véra, merci beaucoup.

Chapitre 8
Thubthumping (Chumbawamba)
“Tout secret a un poids, et le partager, c’est le donner à porter à quelqu’un d’autre.” – François Mauriac
Pas trop tôt ! » Loïc tapota vigoureusement une montre imaginaire en guise de reproche à un Julien impassible, qui se décida finalement à vivre la situation pleinement plutôt que d’essayer de l’intellectualiser.
Les autres ne sont pas là ? » demanda-t-il en jetant un œil circonspect aux alentours.
Non, on se retrouve directement au « Beausoleil », puis après chez le père de Stéphane. Il vient d’acheter la PlayStation. Pourri-gâté si tu veux mon avis, le Stef.
Julien opina du chef. Sa priorité était de ne pas commettre d’impairs et de garder son flegme. Il devait faire abstraction du fait que Loïc était passé chez lui avant-hier en fin de journée, en coup de vent, pour boire une bière et parler de la pluie et du beau temps. Loïc n’avait plus beaucoup de temps à consacrer aux copains, ni de cheveux non plus. Sophie, sa compagne depuis vingt ans, attendait leur troisième enfant après Louise (8 ans) et Jade (5 ans). Si tout se passait tel que Julien l’avait vécu dans son futur, ils se dirigeaient tout droit vers la naissance d’un petit Gaspard en août 2008, dont il deviendrait le parrain. Loïc et Julien avaient rencontré Sophie ensemble chez Alex, un autre ami de la fac. Elle était la cousine d’une copine du groupe et Loïc l’avait aimée au premier regard, la draguant aussi rapidement. À peine six mois après leur premier baiser enfiévré sous les auspices de Céline Dion et aromatisé au punch coco, ils avaient emménagé ensemble, ce qui, à l’époque, avait fragilisé l’équilibre de la bande de copains. Depuis, Loïc menait l’existence d’un père de famille rangé des voitures, aussi fun qu’un joueur de triangle dans un orchestre philharmonique.
JF et Tonio sont partants pour aller cet été à Ibiza. Fiesta du matin au soir, des filles partout et plages géniales. Qu’est-ce que tu en penses ?

Ibiza 97, tournoi de beach-volley remporté par leur équipe de France improvisée sur une frappe en ciseau de « Zinedine » Tonio. Julien était sorti avec une Hollandaise de 22 ans rencontrée sur la plage, sans passer à la vitesse supérieure. Loïc et Stef ne s’étaient plus parlé pendant deux jours parce que Loïc avait appris à ses dépens que « tus ojos huelen a culo » ne signifie pas « Tu veux boire quoi ? » en espagnol, mais dans l’ensemble, c’était un excellent souvenir.
Que se passerait-il si Julien ne partait pas à Ibiza ? Aurait-il de nouveaux souvenirs ? Mais les autres aussi, sans lui… et est-ce que cette absence générerait un effet papillon ? Loïc ne viendrait peut-être plus chez Alex, ne rencontrerait pas Sophie, et leur destin en serait totalement bouleversé ! Hormis peut-être pour les cheveux. Il ne serait pas responsable de tout non plus. Et d’un autre côté, était-il capable de tout reproduire à l’identique ? En avait-il seulement l’envie ?
« Le Beausoleil » était leur QG. Bar central de Gradignan avec baby-foot, billard, flipper et borne d’arcade Street Fighter 2 ou Virtua Striker. Autant dire qu’il y avait claqué des pièces de 5 et 10 francs au cours d’après-midi où les uns se tiraient la bourre pour atteindre les High Scores et les autres oscillaient entre tarot et belote. Un coca ou une menthe à l’eau renouvelés toutes les deux heures pour ne pas se faire prier de quitter les lieux. Tout le monde se connaissait et les anciens, piliers de bar à l’œil aviné de regrets, scandaient à qui voulait l’entendre que bientôt ce serait la fin de l’insouciance et qu’« y aura plus un troquet nulle part, que des cochonneries américaines de Macdo. » Pensif, Julien repensa à cette parole prémonitoire, « On a les visionnaires qu’on mérite », se dit-il en haussant les épaules.
Chapitre 9 – Everyday Is a Winding Road (Sheryl Crow)
«  Le problème est que nous cherchons quelqu’un pour vieillir ensemble, alors que le secret est de trouver quelqu’un avec qui rester enfant. » Bukowski

Après trois bières pour Omer et une seule pour Matthieu, ce dernier se sentait étrangement calme malgré la situation inconfortable dans laquelle il se trouvait. En temps normal, il n’aurait jamais laissé son ami prendre autant d’avance, mais il avait besoin de toute sa lucidité, s’efforçant de démêler les fils tortueux de sa mémoire défaillante. La cafétéria de la fac, à l’image du reste du bâtiment, était déprimante. Elle ressemblait plus à un réfectoire aux néons fatigués, aux murs d’une blancheur douteuse, avec un sol collant et des tables disposées anarchiquement ou vissées les unes contre les autres. Pour donner l’illusion d’une distraction ou simplement parce qu’il était là sans que personne ne sache quoi en faire, un flipper des années 80, rafistolé au chatterton, gisait abandonné dans un recoin, une affiche de « Pulp Fiction » au mur.
Viviane la Gracieuse, telle qu’elle était surnommée (merci Omer pour ce rappel), se tenait plus ou moins affalée sur son comptoir, en symbiose totale avec son environnement. Un poste radio qui avait lui aussi vécu des jours meilleurs était branché sur Ouï FM, la radio rock de Paris, et diffusait à qui pouvait l’entendre – tant le son était saturé – « Knocking on Heaven’s Door » des Guns N’ Roses, suivi de « You Learn » d’Alanis Morissette. Matthieu tendit l’oreille puis passa à autre chose. À les voir virevolter dans la salle, aucun étudiant ne semblait s’offusquer de la médiocrité du lieu. L’âge ou l’habitude, sans doute. Matthieu savoura tout de même le prix des consommations : 5 francs la bière, 2 francs le coca, 50 centimes le café. Pour se restaurer, il y avait des sandwichs (a)variés à 10 francs et des hot dogs garnis de saucisses rouges mutantes, qui n’avaient pas encore été soumises aux interdictions de colorants et autres conservateurs toxiques, à 8 francs avec des frites huileuses. Matthieu ne ressentait pas de difficulté à traduire ces prix en euros – le coût devait être le même ou légèrement plus élevé, se dit-il amèrement. Néanmoins, il n’était pas encore prêt pour une « gastro-temporelle » et préféra faire l’impasse sur sa faim qui commençait à se faire sentir.
Pendant ce temps, Omer soliloquait sur ses contrariétés : les parents, la tanée, les embrouilles avec tout le monde, notamment avec un certain Manu qui lui devait 200 francs, et les études horribles. Matthieu avait cependant fini par comprendre la genèse de leur querelle : Omer avait brûlé la moquette de son salon avec un pétard mal allumé. Apparemment, c’était la faute du briquet, et Matthieu l’avait engueulé, ce qu’Omer n’avait pas apprécié puisque, selon lui, ce n’était pas sa faute. En plus, il avait perdu à « GoldenEye » et s’était endormi devant « Candyman ». Matthieu fit de son mieux pour réprimer un fou rire, tout en s’inquiétant de l’état de sa moquette, surtout si son séjour devait se prolonger. Terminé les parasites à la maison, se dit-il en silence. Et ça continuait, les ouin-ouin. Le bureau des plaintes affichait complet, jusqu’à ce qu’Omer finisse par revenir sur la bonne piste.
Trop stylé, le coup du braquage ! Tu aurais pu me mettre dans le coup, je t’aurais pas raccroché au nez si tu m’avais dit ça ! Comment tu comptes t’en sortir ?
On verra, c’est venu spontanément.
Et pour Victoria, parce que je ne l’ai jamais vue dans cet état, dis donc !
Justement, j’aimerais bien que tu me donnes ton analyse.
Omer se sentit flatté et en même temps étonné. Matthieu était plus adepte de « ta gueule pauvre con » et autres amabilités que de lui demander formellement et poliment son avis. Omer commanda une quatrième bière pour se lancer dans sa théorie.
C’est pas une allumeuse, mais je pense que c’est juste une bonne copine. À chaque fois, elle rigole quand on fait des conneries, mais elle vient jamais quand on fait des soirées, c’est pas le même monde non plus. Et en même temps, elle est canon, mais toi, t’as tes qualités, attention, mais c’est un peu comme… je sais pas, t’as pas un exemple ?
Matthieu le regarda interloqué. « Non, pas là, non… »
– Deux trucs pareils mais différents, tu vois l’OM, tu vois le PSG, après c’est pas un bon exemple parce que le PSG, ils ont gagné un match cette saison, mais en gros tu vois ce que je veux dire ?
Omer avait les yeux chargés d’espoir, et Matthieu, qui avait toujours respecté la règle du bon copain – à savoir toujours aider son ami en difficulté quelles que soient les circonstances – n’était plus forcément en phase avec le discours de moins en moins cohérent de son partenaire de bringues. Il mourait d’envie de lui balancer la prédiction du jour : « T’as raison, profite bien de tes années fac parce que la suite va être moins tendre. Surtout pour ton foie et tes dents qui vont se déchausser à partir de tes trente ans. Quant à ta vie de famille, je garde ça pour la prochaine boulette sur ma moquette ou le canapé. Et je te parle pas des PSG – OM à venir, ce sera la surprise du chef. Connard ! »
Oui, je vois ce que tu veux dire, répondit Matthieu avec toute la patience dont il était capable à cet instant.
Omer se sentit mieux, prêt à reprendre la liste interrompue des afflictions dont il était la malheureuse victime. Matthieu comprenait maintenant que son ami essayait simplement de le protéger d’une probable désillusion, sans méchanceté ni jalousie, juste avec un peu de maladresse. De toute façon, ça n’avait aucun sens. Elle avait 20 ans, il venait du futur, et il n’avait toujours pas de clés pour se sortir de cette situation de merde. Impossible de rester à la fac ou de ne rien foutre de la journée comme à l’époque. D’un autre côté, Matthieu ne pouvait pas envoyer balader les copains, la famille, et se barrer en road trip à L.A. Il ne pouvait pas non plus prendre un vol retour pour 2024. Il ne pouvait pas se contenter de cette situation, mais si c’était le cas, après tout, qui lui reprocherait quoi que ce soit ? Il connaissait son futur lui et savait qu’il n’avait rien à attendre de personne. Julien ? Tu parles d’un super pote, il n’était même pas là. D’ailleurs, avec un tel esprit cartésien, Matthieu commençait à douter de sa présence hypothétique en 97. Impossible qu’il se soit téléporté ! Non, le mieux était d’agir et de ne rien regretter. Il contempla son verre avec une rage contenue.
Victoria arriva comme la plus douce des abeilles sur un dahlia nain à feuilles pourpres, prête à butiner.
J’étais sûre de vous trouver ici ! Tu bois quoi, Matthieu ? Une bière, déjà ? Ça va ? Tu ne te sens pas bien ? Surtout après ce qu’il t’est arrivé ? Victoria se colla contre lui. Tu vas faire comment ce soir ? »
Il la regarda interloqué. Mais dans quoi s’était-il embarqué… une hantise, toutes ces questions. Heureusement, Benoit arriva au même moment.
Ben va me ramener chez ma mère, c’est sans doute le mieux à faire, en plus elle a déjà dû faire les démarches au commissariat.
Victoria le regarda droit dans les yeux. « Ah non, mais c’est hors de question, tu vas venir dormir chez moi. Mes parents sont en Suisse. Ma petite sœur est chez une copine parce qu’elles ont un exposé à faire, et puis même, de toute façon, Apollonia t’adore. » Elle se tourna prestement vers Benoît.
Ben, ça ne te dérange pas si je m’occupe de Matthieu ?
Il secoua la tête, le visage implorant son fantasque ami de lui fournir une explication qu’il risquait de ne jamais avoir.
Omer, cinquième bière, la voix de plus en plus hésitante mais au comble de l’hilarité : « Je le prends chez moi, si tu veux Vic, tu veux pas qu’il chope en plus une crise cardiaque, ça fait trop d’émotions tout ça, pour notre petit Matthieu. »
Merci Omer, je pense que je peux me débrouiller seul, lui répondit Matthieu d’un ton glacial. Après tout, ce n’est que du matériel, rien de grave. N’en faisons pas toute une histoire.
Il replongea le nez dans son verre vide. Victoria balaya son argument d’un revers de main élégant. « Ça me fait plaisir d’être avec toi. En plus, on ne sait jamais, s’ils viennent me cambrioler, je serai toute seule. » Matthieu sentit qu’une nouvelle opposition serait contre-productive.
D’accord, je dormirai sur le canapé.
Elle lui adressa un sourire à faire fondre la banquise, même avant le réchauffement climatique.
Bon, j’ai cours et vous aussi je vous rappelle, à tout à l’heure. » Et elle repartit, laissant les trois garçons pantois.
Une digue de son cerveau venait de céder. La référence à Apollonia l’aida à se remémorer. En début d’année de fac, Victoria, perdue dans les couloirs, avait demandé son chemin à Matthieu, qui s’était débrouillé pour la guider au mieux. S’en était d’abord suivie une relation cordiale, ponctuée de rencontres fortuites lors de soirées, en boîte de nuit, entre amis communs, puis de plus en plus amicale. Matthieu, ayant manqué les cours quelque temps en raison de ses problèmes de santé, elle avait assuré le relais, lui confiant ses prises de notes et l’aidant à faire quelques devoirs. De fil en aiguille, leur relation était devenue plus proche et plus forte, mais Matthieu avait gardé pour lui ses sentiments. Victoria sortait avec des mecs plus âgés, plus riches, plus beaux ou plus cool. Puis un jour, en début d’année suivante, il s’était déclaré sans crier gare, maladroitement, sans raison valable ou signe encourageant, une sorte de suicide affectif, juste pour donner un nom à son mal-être, alors qu’ils n’étaient déjà plus très copains, encore moins amis. Elle l’avait gentiment mais fermement rembarré. Ils n’avaient plus jamais eu de contacts après ce camouflet.
Matt avait espéré un moment qu’il se passe quelque chose entre eux, surtout parce qu’Apollonia, la petite sœur de Victoria âgée de 12 ans, qui le trouvait super marrant et gentil en particulier lorsqu’il venait chez elles boire un café, récupérer les cours ou qu’il restait pour regarder un film ou un épisode d’une série (« Friends ») l’après-midi, l’avait plusieurs fois encouragé à se déclarer. Elle savait que c’était possible, parce qu’elle passait son temps, l’oreille collée contre la porte de la chambre de sa sœur, à espionner ses conversations dès que Victoria s’enfermait pour téléphoner avec sa ligne fixe personnelle, et elle l’avait entendu dire à plusieurs reprises à ses interlocutrices que Matthieu était mignon, gentil, marrant, original, etc. Les infos de mini-Cupidon ne pouvaient qu’être fiables, mais il s’était à chaque fois dégonflé. D’un côté, rentrer chez lui permettrait de se poser et de réfléchir à son avenir immédiat, mais passer une nuit en tête à tête chez Victoria ? Avant d’imaginer quelque chose de plus voluptueux, son objectif principal était de glaner un maximum d’infos sur lui-même. Il sourit, satisfait. Dans l’ensemble, il appréciait ses premiers pas en 97. Parfois, un petit rien peut changer une destinée. Le rire strident d’Omer fit se retourner quelques étudiants. En revanche, qu’on le veuille ou non, certaines choses ne changent jamais.
Chapitre 10 – It’s All Coming Back to Me Now (Céline Dion)
“La vie peut seulement être comprise à rebours, mais elle doit être vécue en avant.” – Søren Kierkegaard

Comme un air de déjà-vu, ou plutôt de « déjà vécu ». En cet après-midi quasi estival, la terrasse du Beausoleil débordait d’étudiants qui relâchaient la pression avant d’entamer la révision des partiels. Certains gravitaient de table en table au gré des amitiés, d’autres jetaient des œillades à la dérobée, surplombés par des nuages de fumée de cigarettes ou de mobylettes. Loïc s’était jeté dans la mêlée pour rejoindre la bande, tandis que Julien, légèrement en retrait, était tout d’abord surpris par le brouhaha des conversations, les visages juvéniles souriants, l’absence de smartphones qui favorisait les échanges. Voir et entendre ses amis avec plus d’acuité que dans ses souvenirs, de JF avec ses lunettes de soleil Ray-Ban façon Top Gun à Tonio qui faisait sa célèbre imitation de Jean-Pierre Papin, le bar rayonnait de vie et de jeunesse.
Julien en avait un pincement au cœur, car le lieu en 2024 n’était que l’ombre de ce qu’il était en 97. Loïc serra des mains, embrassa à la cantonade, salua jusqu’aux passants, comme le futur conseiller municipal qu’il deviendrait en 2014. Julien, beaucoup moins populaire, trouva une chaise libre et observa la scène. Véronique, la femme de Paul, le patron du bar, lui sourit. Elle avait une trentaine d’années, du tempérament, avec une silhouette de nature à aiguiser les appétits du Julien de 2024.
— Un coca, s’il te plaît, dit-il, sans glace, une tranche de citron sur le dessus et la bouteille à côté. La serveuse, qui connaissait les habitudes de chacun, resta interloquée. Il se mordit la lèvre inférieure, mauvais réflexe, car à cette époque, il n’avait pas encore tous ses tocs. « J’ai vu ça dans un film hier ! » dit-il en guise d’explication.
Tu peux ajouter un demi-pêche, s’il te plaît, Véro, merci ! Loïc, toujours debout, lui adressa un baiser de loin. Qui veut faire une partie de Street Fighter ? Stef ? », habillé comme un ferretcapien en pleine saison, le petit bourgeois de la bande refusa la proposition.
Franchement, maintenant que j’ai la PlayStation, les jeux d’arcade, c’est quand même beaucoup moins bien ! Je laisse ça aux amateurs, vas-y, Juju ! Mets-lui une raclée.
Ce n’est pas le moment, j’ai l’impression. répondit Tonio à sa place. Regarde-le avec sa jambe qui s’agite toute seule. Il lui parla comme à un enfant impatient. Elle va arriver, mon poulet, ne stresse pas !
À peine avait-il terminé sa phrase, que Laetitia, Émilie et Romy apparurent comme par enchantement. Les sens de Julien l’avaient prévenu de son arrivée. Le parfum délicat de sa peau, qui précédait sa démarche assurée, sa voix aussi intelligente que chantante, ses cheveux noirs aux reflets bleus d’argent qu’il avait tant aimé caresser.
Il ne l’avait jamais vue vieillir, préférant préserver le souvenir de leur amour et de sa jeunesse ; il savait ce qu’elle était devenue, et cela lui avait suffi dans son présent de 2024. Qu’en était-il maintenant ? Loin de toutes ces considérations surnaturelles, la jeune fille l’embrassa naturellement, probablement comme elle le faisait chaque jour depuis qu’ils s’étaient mis en couple six ou sept mois auparavant. Au contact de leurs lèvres, le cœur de Julien essaya de s’échapper de sa cage thoracique, complètement affolé. Depuis son arrivée dans ce nouveau monde, il s’efforçait, par le biais de mécanismes de défense et d’un rationalisme éprouvé par le temps, d’accepter l’incongruité de la situation, mais ce contact physique, qui plus est avec l’amour de sa vie ? Julien, grand adepte des roller coasters, cherchait parfois à s’exalter: Parc Astérix, Port Aventura, Europa Park, tous les Disney, Busch Gardens. Rien ne pouvait égaler cette intense sensation qui montait en lui des orteils à la racine de ses cheveux. Il n’était plus un esprit de presque cinquante ans ; il se demanda d’ailleurs si finalement il n’avait pas inventé son futur. Après tout, il avait peut-être rêvé. Là, ici, aujourd’hui, c’était concret. À part Matthieu – et encore, il ne l’avait jamais vu jeune – qui pouvait contester la réalité ?
Salut tout le monde ! Laetitia et Émilie firent le tour des bises. Romy ne s’intéressait à personne d’autre que lui. Seul Julien comptait pour ses insondables yeux marron. L’homme qui vivait, malgré ses dénégations, en lui comprit d’un coup le sens du mot exister et peut-être aussi celui d’aimer.
La télé du bar, branchée sur les clips de M6, diffusa How Do You Remember Me? de Sarah Brightman. La mélodie flotta jusqu’à eux. Julien s’étonna, juste le temps de se poser la question, encore cette chanson ?
Ça va ? Tu m’as manqué depuis hier.
Toi aussi répondit-il en se gardant de dire « depuis une vie ». Sourires complices, bulle de passion. Ils étaient dans une autre dimension qui se dispensait de mots ou d’explications, seul l’instant présent leur importait.
Bon, je crois qu’on gêne ! T’avais raison, Tonio, il n’est pas prêt pour une défaite à Street Fighter.
C’est beau, on se croirait dans un épisode de Dawson dit Laetitia en faisant claquer son malabar bi-goût.
Ça va, toi aussi, quand t’auras des poils, t’auras une copine dit Stef hilare, les yeux rivés sur un Loïc rouge cramoisi.
Julien se serait bien passé de tous ces commentaires, mais il ne voulait pas gâcher ce moment avec une réflexion intempestive ou risquer de générer un malaise. Tandis qu’elle commandait un Perrier avec sa voix autoritaire, qu’il entendait parfois encore aujourd’hui, quand il était seul dans son lit à refaire sa vie, il observait chacun de ses gestes, humait son parfum, s’imprégnant le plus possible de sa présence. Quintessence d’amour de jeunesse, de nostalgie et de regret. Elle n’était pas différente de son souvenir.
Romy, au charme naturel et discret. Romy aux cheveux noirs qui tombaient en ondulations souples autour de son visage mat, parfois boudeur, parfois rieur. Romy aux yeux de braise, qui reflétaient son intelligence vive et sa capacité à observer le monde avec une curiosité pénétrante. Romy à la silhouette élancée. Romy à la présence apaisante ou, au contraire, ardente qui, combinée à sa beauté discrète, la rendait inoubliable pour ceux qui la rencontraient, surtout pour Julien. S’il était artiste, elle aurait été sa muse. Elle sirotait son verre, plaisantait avec ses copines, lui passait la main dans les cheveux, et Julien s’émerveillait. Ils se parlaient tout bas, des mots qui n’appartenaient qu’à eux, les amis autour, l’insouciance de la jeunesse retrouvée. Qu’allait-il faire ? Il avait mal aux jambes, elle s’assit à côté de lui.
Loïc, toujours partant pour un Street Fighter ?
Il avait quand même envie de profiter des copains aussi. Il connaissait la fin de l’histoire ; elle voudrait fonder une famille, il chérissait au-delà de tout sa liberté. Les années avaient passé, nouveau millénaire, le couple s’était tout dit et tout fait au moins mille fois. La passion faisait partie de ce passé qu’il revivait aujourd’hui. Il aurait ce souvenir en double. Et certainement plus encore, mais d’abord, il était curieux de voir si cette vidéo d’un youtubeur était vraie.
Loïc inséra une pièce de 10 francs, la borne d’arcade se transforma en ring pour pré-geeks, bruitages amplifiés par deux haut-parleurs quasi neufs, panel 6 boutons en parfait état. Julien était aux anges devant ce graal vidéoludique. Il continuait dans son futur de se servir quasiment quotidiennement de sa PS5 ou, plus rarement, de la Xbox X, mais il adorait ça et ce qui était devenu une norme était pour l’heure inconcevable en 97. Aucune inquiétude, il avait son camouflage de gamin de 20 ans comme excuse. Il appuya sur deux boutons simultanément pour rejoindre la partie, tout en exécutant un demi-cercle et trois fois le bouton de gauche. Il sélectionna Chun-Li, la plus rapide avec ses pieds supersoniques. Loïc prenait toujours Guile, le G.I. américain punk. « Fight! »
Julien s’attendait à un massacre. Non seulement il était nul, mais il n’avait pas joué spécifiquement à ce jeu depuis au moins deux décennies !
M6, toujours en mode musique, attaqua la partie française avec Goldman, Obispo, Axelle Red – « Sensualité ». Un regard pour Romy, qui ne se perdit pas dans la nature, accompagné pour son retour à l’envoyeur d’un baiser soufflé façon Marilyn.
Le cheat code fonctionnait parfaitement, il était d’autant plus indétectable que, d’après le youtubeur, même les développeurs avaient ignoré son existence jusqu’en 2022. Les coups portés contre la jeune guerrière nippone tout de bleu vêtue ne lui faisaient perdre qu’une petite quantité de vie, quelle que soit la puissance du combo exécuté par son opposant. Julien était assuré de gagner à chaque fois ; il lui suffisait de porter quelques attaques à son adversaire. Au pire, il remportait la victoire au temps écoulé, au mieux par K.O. Dans tous les cas, c’était déjà 40 francs que Loïc venait de dépenser dans le monnayeur. La mine des mauvais jours succéda à l’incrédulité des premières parties. Il se résolut à changer de personnage, Ryu et sa panoplie de Hadouken, Shoryuken, sans plus de réussite. Tonio rameuta la bande qui se massa autour du jeu vidéo, dans une ambiance quasiment de stade de foot.
Tout le monde disait à Loïc d’abandonner, mais il croyait dur comme fer à une remontada (un autre bonheur, on n’entendait nulle part cette expression en 97). Il lâcha la manette de rage lorsque Julien invita Romy à se placer devant lui et lui guida les mains pour une ultime partie victorieuse.
Je veux bien tout, mais pas me faire battre par une gonzesse !
Réaction typique du mâle genré cis hétéronormé blanc, patriarcal et misogyne », lança Julien. Personne ne comprit un mot de ce qu’il venait de dire.
Ça veut dire quoi ?
Ça veut dire que c’est vraiment la honte, même une fille te met une raclée !
Il se plaça derrière elle et guida ses gestes. Encore une victoire. Et voilà, Julien, en son fort intérieur, savait qu’il venait de commettre sa première distorsion de réalité avec probablement des nouveaux souvenirs qui remplaceraient les anciens, par pure vanité. Une entorse à la règle qu’il s’était fixée, et ce dès sa première journée dans le passé. Et si, au fur et à mesure, ses souvenirs du futur disparaissaient purement et simplement ? Les grands bouleversements mondiaux, le Covid, Taylor Swift. Il perdrait un avantage majeur sur ses congénères. Julien ne serait pas plus en mesure d’y faire face qu’un gamin de vingt ans. Résolu, il devait consigner un maximum d’informations clés, se faire des journaux de bord rétrospectifs de 2024 à 1997. Ce serait sa boussole ; il n’avait pas reçu de manuel de voyageur du temps, tout était empirique. Par exemple, est-ce que Loïc, qui était le plus fort de la bande en jeux vidéo, allait pâtir de ces défaites inédites ? Quid de l’existence de Dieu dans sa situation ? Est-ce que le Terminator reviendrait du futur pour le chercher ou le supprimer ?
Julien décida de faire abstraction de ses pensées et de les déléguer à Matthieu le moment venu. C’était lui le philosophe. Paul appuya sur la grosse télécommande pour passer sur FR3 ; c’était bientôt l’heure des informations. Outre les catastrophes naturelles et les sujets toujours d’actualité, il apprit que l’an 2000 verrait le jour dans 1 000 cycles de 24:00 à partir d’aujourd’hui. Fascinant. C’était l’heure de manger. Un bon McDo pour fêter son retour et son triomphe au jeu vidéo ?
Désolé Loïc, j’ai été chanceux aujourd’hui.
Son ami n’en menait pas large, charrié qui plus est par la bande qui attendait ce moment depuis longtemps. Julien fredonna « Les temps changent » de MC Solaar. Est-ce que la chanson était déjà sortie ?
Chapitre 11
(I’ve Had) The Time of My Life (Bill Medley et Jennifer Warnes)
“Le futur appartient à ceux qui croient à la beauté de leurs rêves.” – Eleanor Roosevelt

18:00, Malakoff.

Le métro, comment ça tu veux prendre le métro ? Je vais appeler un taxi !

Mais Matthieu, dit Victoria, hilare, c’est beaucoup plus simple en métro.

La dernière fois que Matthieu avait pris le métro à Paris, il avait failli se battre avec des gitans qui voulaient lui piquer son téléphone et avait vu un crackhead bloquer la voie en hurlant qu’il était le Black Jesus, fait d’autant plus étrange qu’il était blanc comme un cachet d’aspirine et roux. En plus, à 20 ans, Matthieu n’était pas très sportif, c’était un euphémisme de le dire. Un peu de foot, de tennis et de natation pendant les vacances, mais loin des deux heures quotidiennes de salle de sport et des cours de boxe hebdomadaires qu’il suivait depuis ses quarante ans.

Tiens, j’ai des tickets si tu veux.

À contrecœur, il s’était engouffré à sa suite dans la bouche des enfers. Était-ce un effet de son esprit ou de sa respiration retrouvée (il n’avait pas allumé une clope de la journée, bien qu’on puisse encore fumer presque partout), mais il trouvait que l’odeur caractéristique du métro parisien était moins saturée qu’en 2024. Il y avait du monde, certes, mais les gens semblaient moins agressifs, voire moins tarés.

Vestimentairement parlant, Matthieu n’était pas en rupture avec l’époque, cela faisait 20 ans que la mode recyclait à chaque saison les modèles phares des années 90. Il n’en allait pas de même pour les coiffures… Permanente de vieille « trou de la couche d’ozone » (deux bouteilles de laque minimum pour faire tenir l’édifice capillaire) ou houppette façon Tintin, quelques mulets de ci de là, mais pas de tatouages sur le visage, de couleurs rouge, bleue, verte. Certains lisaient des livres, des journaux, des magazines, d’autres discutaient. Pas de technologie surabondante, ce qui angoissait intrinsèquement Matthieu.

À l’approche de la station Trocadéro, un groupe de touristes asiatiques qui portaient le masque était moqué par des voyageurs. S’ils avaient su… Sur les murs de la station, des 4 par 3 racoleurs pour des produits ou des enseignes aujourd’hui disparus ou proscrits, aux slogans totalement désuets. Des affiches pour le film La Vérité si je mens ! qui sortait à la fin du mois d’avril.

Ça a l’air marrant ! On ira le voir ?

Matthieu n’avait pas pu se contenir. Il était limite plié en deux. « Et quel bon vent t’emmène Serge ? Mais c’est pas un vent qui m’emmène, c’est une tornade, enculé ! »

Tu vas voir, c’est énorme, à mourir de rire. Il s’était arrêté net, conscient d’avoir gaffé une fois de plus. La cousine de ma mère, qui travaille dans le cinéma, a pu nous montrer une copie test en VHS. La production voulait savoir si ce n’était pas offensant. Tu sais, pour éviter les problèmes de stigmatisation, une manière élégante d’engager la communauté en même temps.

Ah, d’accord, et du coup ?

Du coup, c’est super drôle, en plus ce sont surtout les séfarades, genre tunisiens, qui sont gentiment moqués. En tout cas, ça va faire parler dans le Sentier, c’est sûr.

Voilà comment Matthieu s’était transformé en jongleur de chez Gruss pour limiter la casse.

On s’arrête à Trocadéro, c’est ça ?

Oui, Matthieu… t’es sûr que les cambrioleurs ne t’ont pas mis un coup sur la tête ? Tu as l’air différent, un peu plus je ne sais pas, confiant et en même temps perdu. J’aime bien ce changement, c’est étrange, mais ça m’intrigue. Je vais devoir te faire boire pour que tu me révèles tous tes secrets…

Elle s’était légèrement collée contre lui. Mais c’était le métro, et la rame était pleine ; inutile de sur-interpréter. Matthieu ne savait pas comment il devait réagir. Il avait trouvé une parade

Est-ce que je peux te faire à dîner ?

Tu veux préparer à manger ? Victoria avait gloussé de plaisir et d’étonnement. Non mais toi alors, oui bien sûr, tu voudrais faire quoi ?

Attends, laisse-moi réfléchir. Tu n’as pas d’allergie, gluten, arachides, lactose ?

Euh, Non, je ne crois pas, pourquoi ?

Désolé, c’est un réflexe. Ok, je vais te faire une surprise !

Une fois sorti des entrailles de la terre, Matthieu avait eu du mal à cacher sa stupéfaction. Il était en plein Paris, devant le Trocadéro, avec la Tour Eiffel encore plus belle en arrière-plan, des voitures polluant allègrement dans l’indifférence générale, sans voies de bus ni pistes cyclables. Des fumeurs partout. Des enfants de 12, 13 ans, cartables sur le dos, sans surveillance d’adultes. Jamais il n’aurait osé dire en 2024 que c’était quand même autre chose. Victoria, toujours amusée, attendait qu’il sorte de sa contemplation. Elle en avait profité pour saluer plusieurs personnes de sa connaissance : des mecs BCBG, types catho tradi prêts à être téléportés en 2024 au Cap Ferret, des minettes à la mode du 16e, lunettes noires et sac Chanel, ou en total look jean. Des hommes de son âge d’avant la cure de jouvence, en costumes-cravates, l’air pressé et hautain. Quelques rares joggeurs, sans AirPods ni casques sans fil sur les oreilles, tentaient de traverser sans casser leur rythme. Aucun smartphone. Personne n’avait le nez rivé sur un écran, en train de parler tout seul, d’envoyer des vocaux ou de checker ses stories. Un véritable désert numérique. Il y avait bien quelques téléphones portables, mais cela n’avait rien à voir avec son présent.

Victoria ? Un instant s’il te plaît.

Il avait ouvert son sac à dos, à la recherche d’un répertoire ou d’un agenda qui aurait pu contenir ses coordonnées. Bingo ! Première page, son nom entouré en rouge avec des cœurs à côté.

Mais qu’est-ce que tu cherches ? Elle le regardait, réprimant un fou-rire. Matthieu avait piqué un fard.

Non mais c’est pas moi, jamais je ne ferais un truc pareil !

Oui, oui bien sûr ! Elle fit mine d’être choquée. Carrément des cœurs ?

Matthieu ne savait plus où se mettre.

Mais non, je voulais juste être sûr que j’avais bien ton adresse et le code de l’immeuble, ma mémoire qui me joue des tours, ce n’est même pas mon écriture ! Il avait envie de lui dire qu’il n’était pas adepte de ce genre d’enfantillages et qu’il se portait garant de son ancien lui. Il avait plein de défauts, mais quand même pas à ce point. Il la gratifia d’un sourire tellement alambiqué qu’elle ne put s’empêcher de sourire de nouveau.

Eh bien, je ne sais pas si j’ai bien fait de t’inviter, t’es peut-être un dangereux psychopathe !

Ça commençait à le gonfler. « Ouais, t’as peut-être raison. » Il baissa et secoua la tête, très énervé, jeta son agenda dans le sac, referma d’un coup sec la fermeture éclair. Victoria fit quelques pas dans la direction opposée. Matthieu était en train de se dire que, de toute façon, ce n’était pas important. Il s’en tapait complètement. Humiliant, certes, mais pas étonnant. Il récupérait un passif qui devait déjà être assez lourd. Lorsqu’il releva la tête, elle était plantée face à lui, les mains dans le dos, se dodelinant de droite à gauche. Elle s’empara de son visage et l’embrassa à la commissure des lèvres. Un baiser furtif, léger et doux comme une plume, citronné, presque acidulé, qui contenait en puissance une partie de ce qu’il avait toujours secrètement espéré. Une vraie chance de sourire à la vie.

Tu crois vraiment que je vais me passer aussi facilement de toi ?

Malgré la gêne que ressentait Matthieu en raison de leur différence d’âge et de la vitesse à laquelle tout se déroulait, il retrouva son assurance, et même davantage.

Eh bien, tu n’as pas le choix ! Je vais faire les courses. Pendant ce temps, tu peux te reposer ou te préparer.

Me préparer à quoi ? » demanda-t-elle avec un sourire malicieux.

Euh, pour le dîner ?

D’accord, je vais m’y préparer alors. Ne sois pas trop long ! Elle s’éloigna, accentuant volontairement sa démarche, consciente de l’effet qu’elle produisait sur lui.
Chapitre 12 – Dilemma (Nelly featuring Kelly Rowland)
L’amour ne consiste pas à regarder les uns les autres, mais à regarder ensemble dans la même direction.” – Antoine de Saint-Exupéry

Allongée sur son lit à Gradignan, dans la douce lumière de sa lampe de chevet, Romy laissait ses pensées vagabonder. Les murs de sa chambre reflétaient ses influences : un poster de Björk côtoyait des images de surf et des affiches de films comme La Boum ou Dirty Dancing, symboles de ses premiers émois. Ces références, ancrées dans son ADN, formaient la toile de fond de ses soirées introspectives, accompagnées par les mélodies de “Fake Plastic Trees” de Radiohead, ajoutant une touche mélancolique à l’atmosphère.

Éparpillés sur son bureau, des livres de droit jalonnaient le chemin de son ambition de devenir juriste, une carrière qu’elle envisageait avec sérieux, comme en témoignaient ses notes méthodiques. Mais ce soir-là, ses pensées étaient tournées vers Julien, son petit ami, et la nature complexe de leur relation.

Le dîner familial avait été un moment de distraction. Ses parents avaient discuté des dernières tendances de l’immobilier, un domaine dans lequel ils excellaient, mais Romy avait à peine suivi la conversation. Son esprit était ailleurs, perdu dans l’anticipation du moment où elle pourrait s’échapper dans sa chambre pour se plonger dans ses pensées sur Julien.

De retour dans son sanctuaire, entourée de souvenirs et d’objets familiers, elle se sentait prête à explorer ses sentiments. Sur sa table de nuit, son vieux lecteur CD enchaînait sur “Don’t Speak” de No Doubt, morceau qui résonnait avec ses propres dilemmes sentimentaux.

La jeune fille oscillait entre l’admiration pour l’instinct de liberté de Julien et une appréhension croissante quant à leur avenir commun. Elle rêvait d’un futur à deux, de partager un appartement après leurs études, tout en respectant l’indépendance qui le définissait. Saisissant son journal intime, un précieux recueil en plusieurs volumes orné d’un autocollant « It’s like raining day », elle commença à exprimer ses espoirs et ses appréhensions sur le papier :

« Chaque jour passé avec Julien renforce mon affection pour lui, mais aussi mes incertitudes. Il est spontané, indépendant. Mais parfois, je me demande si nos visions de l’avenir peuvent vraiment s’harmoniser. Je rêve de plus qu’une simple liaison ; je désire une fondation solide pour notre couple. Mais comment lui exprimer cela sans risquer de le repousser ?

Je veux lui faire comprendre que mon désir de partager une vie commune ne cherche pas à entraver sa liberté. Au contraire, je crois que l’amour véritable permet à chacun de s’épanouir tout en étant ensemble. Notre indépendance n’est pas une menace, mais une force qui peut enrichir notre relation.

La société nous pousse souvent à croire que l’amour doit être fusionnel, mais je ne suis pas de cet avis. Nous sommes deux individus complets, chacun avec nos rêves et nos ambitions. Je crois en une vision de l’amour où l’égalité et le respect mutuel priment. J’ai toujours refusé de me conformer aux attentes traditionnelles de la société, et je ne compte pas commencer maintenant.

En 1997, beaucoup pensent encore que la place de la femme est dans l’ombre de l’homme. Mais moi, je veux briser ces chaînes. Je veux que Julien comprenne que je suis forte et capable par moi-même, que notre relation doit être un partenariat de deux égaux. Nous devons nous soutenir mutuellement, sans jamais étouffer les ambitions de l’autre.

Peut-être est-ce cela qui me fait le plus peur : trouver l’équilibre entre nous deux. J’ai besoin de préserver mon propre espace, mes propres rêves et ambitions. Nous devons être égaux, se soutenir mutuellement sans se perdre dans l’autre. Comment lui dire que je ne veux pas seulement être une part de sa vie, mais que je veux que nous construisions une vie ensemble, où chacun respecte l’espace et les besoins de l’autre ?

Je me demande parfois si j’ai la force de lui dire tout cela. Les mots semblent tellement plus simples lorsqu’ils restent sur ces pages. Mais je dois trouver le courage, pour moi-même, pour nous. Notre amour mérite cette honnêteté, cette clarté. Nous sommes deux êtres distincts, avec nos propres chemins, mais je crois qu’ils peuvent se croiser, s’entrelacer sans se confondre.

Je rêve d’un avenir où les femmes sont reconnues pour leur valeur, où l’égalité n’est pas une utopie mais une réalité. Julien et moi pouvons être un exemple de ce changement. Je veux qu’il voie que je suis une partenaire forte, prête à bâtir quelque chose de beau et de durable, sans jamais renoncer à qui je suis. »

Elle ferma son journal avec un sentiment de détermination renouvelée. Elle savait que pour bâtir une relation solide, l’honnêteté et la communication étaient essentielles. Elle devait trouver le moyen de partager ses pensées avec Julien, de lui montrer que leur amour pouvait être un terrain fertile où chacun pourrait s’épanouir pleinement.

Elle éteignit la lampe et se glissa sous les couvertures, tandis que la musique de Tori Amos, “Silent All These Years”, se diffusait doucement dans la pièce. Dans l’obscurité de sa chambre, les espoirs et les rêves de Romy se mêlaient à la musique, peignant le portrait d’une jeune femme à un carrefour crucial, prête à embrasser à la fois l’amour et l’avenir avec toute la passion et la détermination dont elle était capable. Si tout se passait comme elle l’imaginait, bien sûr.

Chapitre 13 – The Girl from Ipanema (Stan Getz)
« Ce que nous disons ne dure qu’un moment. Ce que nous ressentons résonne bien au-delà de nos maux »

Un sourire insouciant se dessina sur les lèvres de Victoria, un frisson de nouveauté et d’inédit pulsait dans ses veines d’héritière. Alors qu’elle remontait vers le domicile familial situé dans le quartier du « Troca », chacun de ses pas résonnait avec la promesse d’une soirée qui pourrait redéfinir sa trajectoire sentimentale.

Elle ouvrit la porte du vaste appartement haussmannien, havre de tranquillité en ce début de soirée, d’habitude rythmé par l’agitation de ses parents et de sa sœur opportunément absents. La demeure, agréablement silencieuse, lui offrait la parfaite latitude pour ses préparatifs. Rejetant l’idée de revêtir une robe de soirée ou quelque chose de trop habillé, Victoria opta pour un jean ajusté et un t-shirt blanc simple, exprimant ainsi son goût pour l’élégance décontractée. Elle ajouta une touche de sophistication en enfilant des talons hauts et appliqua son rouge à lèvres Dior préféré, créant en quelques instants un look chic et simple, comme elle aimait à se définir.

La bibliothèque du salon regorgeait de culture et d’histoire, chaque rayon débordant de vinyles classiques et de CD soigneusement rangés. En parcourant ces étagères, elle s’arrêta un instant, les doigts glissant sur les pochettes colorées et les titres familiers. Finalement, elle choisit un album de jazz qui, elle le savait, envelopperait la soirée d’une atmosphère chaleureuse et accueillante. Elle plaça le disque sur la platine, et bientôt, les premières notes suaves de Stan Getz commencèrent à jouer doucement. La mélodie envoûtante de la bossa nova, avec ses rythmes délicats et ses harmonies apaisantes, remplit l’espace. Le saxophone de Getz, accompagné de la guitare subtile de João Gilberto, créait une ambiance à la fois intime et expansive, un monde où chaque note semblait raconter une histoire. « The Girl from Ipanema » résonnait avec douceur, la voix mélodieuse d’Astrud Gilberto ajoutant une touche de mélancolie et de rêverie.

Perfectionniste, Victoria arrangea quelques bougies parfumées et un bouquet de fleurs fraîches sur la table basse, désirant ajouter une touche de romantisme subtil. En se préparant dans la salle de bain, elle attacha ses cheveux en une queue de cheval soignée, laissant quelques mèches encadrer son visage.

Réfléchissant à ses nombreuses expériences – des leçons de piano aux dîners mondains – elle reconnaissait en Matthieu une simplicité rafraîchissante qui la poussait vers plus d’authenticité. Ce soir, elle voulait être perçue pour elle-même : vibrante, passionnée, et prête à se laisser surprendre. Dans un moment d’empressement joyeux, elle trébucha légèrement en arrangeant ses décorations, son rire éclata, écho à l’excitation qui la portait. C’était un son pur, un son de liberté.

Debout à la fenêtre, elle guetta l’arrivée de son invité. À la vue de sa silhouette familière, portant des sacs de courses (ce qui était totalement incongru pour elle), son cœur s’emballa. Ces préparatifs pour le dîner, geste simple mais profond, signifiaient plus qu’un repas ; ils symbolisaient un partage, une ouverture vers ce qui pourrait s’avérer une belle histoire, vibrante d’espoir et de promesses sous le ciel parisien, sans pour autant négliger sa mission.

Chapitre 14 – Fields of Gold (Sting)
“Tout secret a un poids, et le partager, c’est le donner à porter à quelqu’un d’autre.” – François Mauriac

Loïc fulminait. Chacun dans la bande avait sa putain de fonction et devait rester à sa putain de place : Stéphane, le bourgeois, frimeur, grosse baraque, super piscine. Max, cool, sportif, toujours prêt à donner un coup de main. JF, l’intello, besogneux. Tonio, le marrant, le déconneur. Julien, la force tranquille, celui sur lequel on pouvait compter en cas de coup dur, discret. Et lui, Loïc, le winner, le compétiteur, le piment du groupe. Et ce connard de Julien s’était senti pousser des couilles et faisait du dépassement de fonctions ! Avec sa copine en plus. Deux merlans frits à la con, mais il n’était pas dupe. Ça ne durerait pas. Il n’avait même plus envie de partir à Ibiza. Et puis merde, ça craignait à la maison, ses parents qui risquaient de divorcer. Les études devenaient de plus en plus dures, même quand il travaillait sérieusement. Il en avait marre, ras le bol.

Son domaine, c’était les jeux vidéo, le sport. D’habitude, il était bon, et quand il était bon, il était regardé, admiré, quelqu’un d’important, qui comptait dans la bande, et ce trou du cul s’était permis de lui mettre branlée sur branlée ? Même sa poufiasse de copine l’avait dominé. Ça avait bien fait marrer les autres. Bande d’enculés. Loïc regardait Julien avec une haine croissante, mais il était trop absorbé par Romy pour s’en rendre compte. Une main se posa sur son épaule, qu’il rejeta aussitôt

Fais pas la gueule Loïc, mais bon, sacrée raclée quand même !!! T’as trouvé ton maître ! Tonio se gondolait comme une baleine.

Il a eu de la chance, c’est tout ! Ça lui faisait mal de dire autre chose.

Julien, qui sentait l’aigreur dans la voix de son ami, lui offrit un sourire franc et amical.

Désolé mec, franchement comme tu l’as dit, c’est de la chance. Et en plus il était sympa, cet enculé. Loïc avait envie de lui écraser la gueule contre l’écran. Allez, venez, on va se faire un McDo, j’invite !

Julien sortit du Beausoleil, bras dessus, bras dessous avec Romy, Tonio et les autres lui emboîtèrent le pas. En retrait, Loïc poursuivait sa rumination intérieure : Je te surveille, connard. Tu me refais un coup comme celui-là, tu ne comprendras pas la suite.

Julien s’arrêta à la cabine téléphonique du coin de la rue. Romy réprima un bâillement.
Tu fais quoi ce soir, t’es dispo ?

La jeune fille réfléchit un instant.

– Oui

Il se surprit à manipuler aussi facilement le combiné.

Allô, M’man, oui je vais rentrer un peu tard ce soir, un truc avec les copains, dînez sans moi. Oui, bisous. » Il eut juste le temps de se dire qu’il l’avait fait comme à l’époque, expressions et intonations comprises.

Tout le monde l’attendait. « Bon, on y va à ce McDo ? » La joyeuse bande, à l’exception de Loïc, parlait fort, s’interpellait les uns les autres, riait à gorge déployée. Tonio faisait semblant de se battre avec Max, Laetitia et Émilie s’écharpaient avec Stéphane pour savoir si Pamela Anderson était la meilleure actrice de tous les temps.

Personne ne court aussi bien sur la plage qu’elle.

Les filles s’indignaient ; pour elles, Julia Roberts méritait ce titre.

Mais, n’importe quoi, Julia Roberts, c’est une pute dans Pretty Woman!

Pas du tout, c’est une princesse.

Ah ouais, une princesse qui racole dans la rue ?

Émilie enchaîna : « En tout cas, le meilleur chanteur, c’est Bertrand Cantat, je connais quelqu’un qui connaît ses parents. »

Et moi, je connais Patrick Sébastien, c’est le meilleur comique ?

Ça n’a rien à voir, le meilleur, c’est Bigard.
Julien aurait bien aimé ajouter quelque chose, mais Romy le prit de court

Le meilleur basketteur, c’est Michael Jordan.

Loïc se renfrogna un peu plus. En plus, elle avait raison, cette conne. Décidément, il ne pouvait plus les voir !

Pour le voyageur, il n’y avait pas photo, le McDo de 97 était bien meilleur qu’en 2024, beaucoup moins cher, sauces à volonté, emballages à usage unique. Avec en prime, le goût et l’odeur de sa jeunesse retrouvée. Il profita de ce moment d’accalmie pour peaufiner sa surprise du soir. Un pique-nique sur la plage en tête à tête avec Romy. Ambiance romantique et coucher de soleil. Quoi de mieux ? D’autant plus que rien ne garantissait qu’il serait encore là demain matin. Romy garderait le souvenir de ce moment passé ensemble. Et pour Julien, c’était bien le plus important.

La journée fila comme les autres. Ils prirent congé les uns des autres, se saluant de loin. Romy regarda Julien.
On dîne chez toi ?

Le néo-jeune savoura sa surprise.

Non, pas exactement.

Eh bien, j’ai hâte de savoir ce que tu me réserves ! » Romy était ravie. enfin le changement qu’elle avait espéré.

Julien s’installa au volant de sa voiture. L’agréable sensation de retour aux sources l’envahit. Malgré les avancées technologiques, piloter sa vieille guimbarde lui procura un plaisir immense. Il alluma l’autoradio, Samedi soir sur la Terre de Cabrel. Romy lui passa la main dans les cheveux.

C’était sympa, cette journée.
Oui, un peu comme toutes les autres avec la bande, » dit-elle, la voix légèrement désappointée. Elle se ressaisit immédiatement. En tout cas, tu as un sacré talent aux jeux vidéo ! Loïc n’avait pas l’air hyper jouasse.

Ça lui passera, lui répondit-il comme l’adulte qu’il était mais qu’elle ne connaissait pas encore.

Romy en profita pour lui dire ce qu’elle ressentait : « Tu sais, c’est drôle, mais parfois j’ai l’impression que tu es ailleurs, comme si tu vivais ou pensais des choses que je ne peux pas tout à fait comprendre. C’est… enfin, comme si tu me cachais des secrets. »

Julien, conscient de ne pouvoir partager la vérité sur son voyage dans le temps, chercha à naviguer la conversation avec soin. « Je suppose que parfois, je réfléchis trop. Tu sais, penser à ce que l’avenir nous réserve. » Il fit une pause. « Mais ce qui compte pour moi, c’est d’être avec toi, maintenant. » Romy sembla apaisée mais toujours curieuse. « En fait, j’aimerais que tu partages plus avec moi. Pas seulement les bons moments, mais aussi tes doutes, tes peurs… » Julien acquiesça, touché par sa sincérité. « Je sais que je ne suis pas toujours le meilleur pour exprimer mes sentiments. Mais je travaille dessus, parce que je veux que tu fasses intégralement partie de mon monde. » Elle sourit, le cœur léger. « C’est tout ce que je demande. Que nous soyons vrais l’un avec l’autre, et peu importe l’avenir. » Julien, qui avait plus qu’une petite idée sur le sujet, garda le silence. Pendant ce temps-là, Jeff Buckley chantait Hallelujah sans se douter qu’il serait mort à la fin du mois.

Le ciel au-dessus de Lacanau s’étalait comme une toile de maître, un mélange dynamique de couleurs chaudes embrasant l’horizon. La voiture de Julien avançait au ralenti vers ce spectacle de toute beauté. Arrivés à la plage, ils furent accueillis par une brise légère, rafraîchissante, qui jouait avec les mèches brunes de Romy. Julien déplia une couverture sur le sable encore tiède, et ils s’installèrent confortablement, isolés, entourés seulement par le son apaisant des vagues et le cri lointain des mouettes. En déballant les sandwichs achetés dans une boulangerie artisanale sur le chemin, Julien plaisanta : « On est loin d’un repas étoilé, mais avec cette vue, tout devient un festin, non ? » Romy rit en acquiesçant, avala une bouchée, ses yeux alternant entre l’élu de son cœur et le coucher de soleil. « Tu vois cette teinte de rose là-bas, juste au-dessus de l’horizon ? » dit Julien en montrant du doigt. « Ça me fait penser à la couleur de ta robe lors de notre premier rendez-vous. » Romy se tourna, un sourire ému aux lèvres. « Tu te souviens de ça ? C’était une soirée tellement parfaite, comme celle-ci. » Le ciel se teintait maintenant de nuances de pourpre et d’or, reflet de leurs souvenirs partagés.

Repus, ils se levèrent pour marcher le long de l’eau, les pieds nus dans le sable, observant les vagues mourir doucement sur le rivage. Le soleil, un globe flamboyant, commençait sa descente majestueuse, embrasant la mer d’une lueur dorée. « C’est comme si le ciel et la mer se donnaient un baiser d’adieu, je trouve ça un peu triste », murmura Romy, son bras entrelacé dans celui de Julien. « Oui, mais chaque coucher de soleil est différent, unique, irremplaçable. » Il la serra un peu plus fort contre lui. Alors que le soleil disparaissait enfin, laissant place à une myriade de teintes violettes et bleues, ils se retrouvèrent enveloppés dans la beauté tranquille de la nuit qui tombait. Le monde autour d’eux semblait suspendu. « Merci pour ce moment parfait, Julien. » Ils s’embrassèrent passionnément et laissèrent libre cours à leur nature.

De retour à Gradignan, devant chez elle, à moitié assoupie, il l’embrassa doucement sur le front avant de la laisser partir, scellant ainsi sa promesse d’une soirée mémorable. Fields of Gold de Sting s’éteignait doucement à la radio, l’écho de leur rire mêlé au murmure des vagues encore vivace en lui. Il espérait que son séjour se prolongerait encore un peu dans ce passé qu’il chérissait plus que tout.

Chapitre 15 : Wonderwall (Oasis)
“La vérité est comme le soleil. Elle fait tout voir et ne se laisse pas regarder.” – Victor Hugo

Matthieu attendit que Victoria soit suffisamment éloignée pour ouvrir son téléphone portable à clapet. Quinze appels en absence : douze de sa mère, un de Omer, un de Ben, et un inconnu. À contrecœur, il rappela sa mère. En 1997 ou en 2024, il savait malheureusement à quoi s’attendre. « C’est maintenant que tu rappelles ? Je me suis fait un sang d’encre et demain on dîne avec ton père, et tu es où ? Et qu’est-ce que tu fais et avec qui ? J’ai failli appeler la police », Matthieu soupira, excédé par cet interrogatoire en règle. « Il est à peine 18h30, j’étais en cours toute la journée. Tout va très bien. Je n’ai plus beaucoup de batterie. Bonne soirée. À demain. » Inutile de préciser, d’argumenter. Il n’avait plus vingt ans mais quarante-sept. Hors de question de se laisser embarquer dans les vieilles combines de chantage émotionnel que sa mère pratiquait à la perfection, mais qu’il avait trop subies au cours de sa vie. Le changement, c’était maintenant !

En revanche, il avait un vrai problème pratique. Une carte bleue certes, mais aucun moyen de se souvenir du code. Le sans contact n’avait sans doute pas encore été inventé. À la réflexion, c’était le tiers-monde ce passé ! Il n’allait pas revenir bredouille chez Victoria, et puis quoi encore ? Il fouilla son sac à dos. Pochette avant, 50 francs, dans sa veste, carrément 100 balles. Il commençait à se faire peur. D’accord, il n’avait jamais été un aficionado du portefeuille, mais disséminer l’argent de cette manière… il aurait bien aimé choper sa version antérieure entre quatre yeux pour lui expliquer la vie. Il secoua encore sa corne d’abondance Eastpak et dénicha deux pièces de cinq francs et une de dix. En quelques secondes, il avait amassé presque 200 francs… le genre de découverte miraculeuse impossible depuis le passage à l’euro.

Autre point positif, Matthieu se rappela où faire les courses. Les personnes qui, comme lui, étaient dépourvues de sens de l’orientation avaient l’obligation de mémoriser des points repères et ce Franprix en faisait partie. Cela ne l’avait probablement pas intéressé à l’époque, mais la moyenne surface était entourée de tous les commerces de bouche. Encore mieux ! Fin cuisinier, il avait déjà son menu en tête. Entrée : tartare de saumon (échalotes, aneth, jus de citron, huile d’olive, crème fraîche pour la douceur). Frais, léger et plein de saveurs. Plat principal : saltimbocca à la romaine aux tomates confites (escalopes de veau très fines, jambon de Parme, sauge fraîche, vin blanc sec, beurre, huile d’olive, sel et poivre), délicieux. Dessert : tiramisu classique (mascarpone, biscuits imbibés de café, saupoudrés de cacao), parfait. Rien d’alambiqué ou qui risquerait de déplaire à Victoria. Les prix n’avaient décidément rien à voir avec 2024. Cela lui avait coûté à peine 30 euros, vin compris, avec des sacs pour ranger les courses en prime. Il maudit intérieurement son époque et son coût de la vie prohibitif. Il fut surpris aussi par la placidité des clients, ou même des passants qui semblaient beaucoup moins sur les nerfs, à part un type en particulier au coin de la rue, bonne tête de flic en civil qui enchaînait clope sur clope. Leurs regards se croisèrent un instant, mais il ne bougea pas.

En tout cas, Matthieu était dans une dynamique ultra favorable, la rue dans laquelle habitait Victoria était à quelques encablures à peine. Il composa le code d’entrée puis sonna à l’interphone, « Oui ? » « Bonsoir madame, Paul Bocuse pour vous servir. » « Monsieur Bocuse, deuxième étage ! » Victoria referma la porte derrière Matthieu, ses bras chargés de victuailles. Il ne se souvenait plus de la manière dont l’appartement était agencé, mais Victoria mena la marche vers la cuisine, essayant vainement de le délester, ce qu’il refusa par courtoisie et habitude. La cuisine était aussi immaculée que suréquipée. Il espérait trouver dans les placards et le frigo les quelques ingrédients qui lui manquaient. Il posa les sacs sur le grand plan de travail, retira sa veste et son sac à dos. Victoria, cette fois, s’en saisit pour les ranger dans le placard de l’entrée. Il apprécia sa nouvelle tenue assortie à la sienne, simple mais qui la mettait parfaitement en valeur, et lui fit immédiatement un compliment chanté, « Could you be the most beautiful girl in the World? » Il espérait qu’elle avait entendu, l’appartement devait faire près de 200 mètres carrés. Son sourire prouvait qu’elle avait bien reçu le message, mais elle préféra continuer à jouer l’ingénue devant lui et le rejoignit dans la cuisine, comme si de rien n’était. Matthieu s’abstint de se répéter. Il occupa l’espace cuisine avec un naturel déconcertant. « Qu’avons-nous au menu de ce soir, chef ? » Victoria, mi-sérieuse mi-amusée, n’en revenait pas. Il s’était métamorphosé. « Ma chère, j’espère que vous saurez apprécier l’audace de mes choix, à commencer par un tartare de saumon que nous appellerons « Délice de la mer aux douces saveurs », si vous le souhaitez. En plat principal, notre plat signature, les « saltimbocca à la Matteo », et enfin en dessert, pour poursuivre ou plutôt terminer sur une note transalpine, un tiramisu, « Il Tiramisù della casa Victoria ». » Elle applaudit à tout rompre, sautillant sur place, répétant en boucle « trop bien, trop bien, trop bien ».

« Maintenant que la question du menu est réglée, j’aurai besoin de vous, et c’est crucial, pour vous assurer d’une part que je ne me déshydrate pas, et d’autre part pour m’aider dans la préparation, si vous pensez en être capable, bien sûr ? » « Oui, chef », « J’entends pas ? » « Ouiiii, chef ». Elle le salua comme une militaire et il passa au tiramisu, qui fut réalisé manu militari avant de rejoindre le frigo américain. Pendant ce temps, Victoria, avec un enthousiasme palpable, remplit deux verres de vin blanc qu’elle avait choisis avec soin dans la cave de son père pour accompagner l’entrée. « Ce vin léger et fruité s’accordera parfaitement avec le saumon », dit-elle d’une voix experte. Matthieu fit mine de le déguster comme un œnologue, porta le verre à ses lèvres, « Perfetto, excellent choix, grazie mille ! » Victoria acquiesça et s’attaqua à la découpe avec une dextérité qui surprit Matthieu. Elle rit doucement, « J’ai quelques talents cachés en cuisine, tu sais. » Tandis qu’ils travaillaient côte à côte, Matthieu guida le processus. Victoria, impressionnée par la simplicité et l’élégance de l’entrée, s’empressa de disposer le tartare sur les assiettes et de les mettre elles aussi au frais. « Ça a vraiment l’air aussi bon que dans un restaurant étoilé ! » « Que d’éloges, mais tu n’as encore rien vu et surtout goûté ! », plaisanta Matthieu.

Ils passèrent ensuite au plat principal. Matthieu, qui avait l’habitude de faire la recette, l’exécuta en un temps record. « Tu n’as pas trop faim ? » Elle hocha la tête. Tout allait bien. Victoria l’aida à tout préparer, passant des rires aux échanges plus sérieux sur leurs vies, leurs attentes. Le moment était intime, presque magique. Bien que concentré, il réalisa subitement qu’il avait de nouveau la vie devant lui, à la différence de la veille avec Julien. Comment aurait-il pu ne serait-ce qu’envisager un tel scénario ? Il caressa le plan de travail, sur lequel il venait de cuisiner, qui devait faire la taille de son salon. Allait-il lui parler de son voyage ? Il était bien conscient d’être complètement différent du Matthieu qu’elle connaissait, et cela s’accentuerait sans le moindre doute.

Ils passèrent au salon, Victoria avait disposé sur la table basse leurs verres de vin blanc, ainsi que des petits ramequins remplis de biscuits apéritifs. « Attends, je reviens ! » Victoria courut dans sa chambre et en rapporta une cassette audio marquée Victoria. « J’espère que tu ne m’en voudras pas, je l’ai vue dans ton sac la dernière fois et j’étais tellement curieuse de savoir ce que c’était. » Matthieu ignorait évidemment l’existence de cet enregistrement. Était-ce une simple mixtape ? De quel type ? Ou autre chose ? Il fut pris de panique. « Avant qu’on écoute, j’ai quelque chose à te dire. » Elle le regarda attentivement, « Je ne me suis pas fait cambrioler hier soir, je suis désolé d’avoir menti. » Elle prit un air courroucé. « Matthieu, mais comment ? », il devint blême. Et elle se mit à rire, fière d’elle. « Tu crois vraiment que j’ai cru à cette histoire ? Entre la tête de Benoit qui avait l’air à l’ouest et Omer qui était à moitié plié en deux. J’avoue que la manière dont tu l’as raconté était crédible, mais l’histoire en elle-même, pas du tout. J’attendais juste de savoir quand et de quelle manière tu me dirais la vérité. » Matthieu poussa un soupir de soulagement. « Il y a autre chose aussi », il ne savait pas exactement ce qu’il voulait ou pouvait lui révéler, mais il devait lui en parler. « Hier soir, il s’est vraiment produit quelque chose », il but une gorgée de vin pour se donner du courage. « Je ne sais pas exactement de quoi il s’agit, ou comment c’est arrivé, mais c’est comme si mon esprit était différent, toujours le mien, mais plus âgé, avec plus de connaissances et d’expérience. » « Oui, ça je l’ai remarqué, et c’est ce qui me plaît aussi », « Oui, mais nettement plus âgé et avec des sortes de rêves prémonitoires, enfin je ne sais pas, c’est tout nouveau, j’espère que ce n’est pas l’Alzheimer. » Elle se mit à rire, « Non, je ne crois pas, déjà on dit Alzheimer et moi aussi je me sens en décalage entre mon âge et mes pensées. C’est le lot de ceux qui doivent grandir plus vite. » « Oui, tu as sans doute raison », il sentit intuitivement qu’il ne fallait pas en dire plus. Raconter qu’hier encore à la même heure, il était en 2024, à Bordeaux, risquerait au mieux de le faire passer pour un fou, au pire de la faire fuir, et il ne le voulait absolument pas.

Must have been love, but it’s over now, lay a whisper on my pillow, leave the winter on the ground, Roxette, première chanson de la cassette. Elle se rapprocha de lui. Il leva les yeux au ciel, « Aïe, ça démarre fort musicalement, j’espère que tu aimes la guimauve ? » « Pose ton verre. » Elle se lova dans ses bras et l’embrassa. Au-delà de leurs corps, ils unirent leurs âmes, leurs esprits passés-présents et à venir. Au diapason de leurs gestes, de leurs désirs, de leurs sens aiguisés par l’envie de donner et de recevoir, sans chercher une furtive récompense, mais au contraire de trouver en leur corps l’accomplissement ultime, le un, le tout. De tout temps, les poètes avaient vainement tenté de décrire l’alchimie humaine, transformation du plomb en or, et pourtant il n’y avait rien de magique ou de surnaturel dans leur acte, juste les bonnes personnes, au bon moment. Rencontre idéale du juste et du vrai. Ils n’avaient pas besoin de se précipiter. Le temps se fit leur intime complice. Love, thy will be done, knockin’ on heaven’s door, la bande-son de leur union sacrée, essaya de capturer leur moment, mais c’était trop tard, ils s’appartenaient déjà l’un à l’autre. Sans mot dire, sans gêne, ils reprirent le fil de leur vie. Pour combien de temps ?

Roman-Feuilleton : Double Vingt Par Clément Deltenre

Roman-Feuilleton : Double Vingt Par Clément Deltenre

feat. J. Aznar

Lors d’une soirée empreinte de nostalgie, Matthieu et Julien, deux amis de longue date, récitent une incantation mystérieuse. Le lendemain, ils se réveillent dans leurs corps de 20 ans, en 1997, avec l’esprit et les connaissances de 2024. Cette nouvelle réalité leur offre une opportunité unique : corriger les erreurs du passé et revivre pleinement leur jeunesse retrouvée… Mais chaque décision qu’ils prennent pourrait altérer irrémédiablement l’avenir.

Entre les plaisirs redécouverts et les obstacles à surmonter, Matthieu et Julien devront naviguer avec prudence pour ne pas perdre ce qui leur est le plus cher. Pendant ce temps, des forces obscures veillent à maintenir l’équilibre temporel. Les Horlogers, dirigés par l’énigmatique Timothée Sundial, surveillent chacun de leurs mouvements. Leur ennemie, Ariane Morin, rêve de réécrire l’histoire pour un avenir meilleur, quel qu’en soit le prix.

Rejoignez Matthieu et Julien dans une aventure où chaque instant compte et où le passé n’a jamais été aussi présent. Secrets, révélations et choix déchirants vous attendent dans cette captivante histoire de voyage dans le temps.

PROLOGUE – C U When U Get There (Coolio feat. 40 Thevz)

double vingt - prologue

« Le temps est la substance dont je suis fait. » – Jorge Luis Borges

La personnalité d’une demeure reflète l’essence de celui qui l’habite.
Au seuil de ce domaine s’étend un jardin, vaste et soigné, qui déploie ses charmes sous le ciel clair d’un après-midi de printemps. Le long des allées sinueuses, bordées de fleurs aux couleurs vives, une espèce particulière attire notre attention : l’héliotrope, dont les têtes pourpres se tournent doucement pour suivre le soleil tout au long de la journée, symbole organique du mouvement perpétuel du temps. Telles des sentinelles du cycle diurne, elles nous guident vers une fastueuse demeure, dont les pierres, bercées par les éons, témoignent doucement des confidences de leurs occupants. Les hauts pignons et les fenêtres ogivales de l’habitation se dressent fièrement, encadrant une porte d’entrée richement décorée, transition palpable entre le chaos du monde et l’ordre intérieur, qui semble retenir son souffle, susurrant une invitation à franchir son seuil avec déférence.

Au-delà de l’entrée, chaque pas menant du hall au vaste bureau, où le maître des lieux et son invitée ont déjà pris place, résonne sur le parquet ancien. Ces pas sont parfois étouffés par de larges tapis turcs, aux motifs complexes et aux couleurs profondes — rouge, ocre et beige — créant un contraste avec le bois sombre du sol.

Les étagères, chargées de livres reliés de cuir, et les murs tapissés de portraits austères, surveillent silencieusement la pièce. Une grande fenêtre, ouverte sur le jardin, laisse s’infiltrer une lumière douce qui danse sur un somptueux bureau Empire du XIXe siècle, situé en son centre. Derrière ce bureau, le vieil homme patiente, rassemblant ses forces. Siégeant dans son fauteuil de cuir patiné par des années d’utilisation quasi continue, il émerge comme le dernier élément d’un tableau de l’école hollandaise, minutieusement composé. Son regard, fixe et profond, semble absorber plus de lumière qu’il n’en réfléchit. Penché en avant avec effort, ses mains tremblantes reposent légèrement sur ses genoux usés par le temps, tandis qu’il fixe l’objet posé devant lui avec l’intensité d’un orfèvre en train de tailler sa plus belle pièce.

Son visage émacié, marqué par des rides sculptées par une vie de décisions cruciales, témoigne de son inébranlable probité. De ses tempes dégarnies à son costume sur mesure, chaque détail reflète une présence imposante et réfléchie. Une autorité tranquille émane de lui, celle d’un homme habitué à influencer le destin des autres. Gardien de vérités longtemps dissimulées, ses lèvres fines sont désormais prêtes à révéler une confession unique, située aux interstices de la réalité.

— Mademoiselle, pensez-vous que votre «enregistreur» numérique soit vraiment en mesure de capturer les échos du passé ?
L’interroge-t-il, la voix teintée de l’importance du discours qu’il s’apprête à tenir. Les sourcils froncés, il reprend :
— Nous devons vous prévenir d’un point essentiel : l’histoire que nous sommes sur le point de révéler transcende les limites du concevable et de la raison. Un récit tissé dans les ombres du temps, si extraordinaire et abyssal, que seule une oreille avertie et prête à remettre en question la réalité peut en comprendre la quintessence. Nous sommes sur le point de partager une vérité, une vérité qui, si vous l’écoutez attentivement, pourrait ébranler les fondements de tout ce que vous pensiez savoir.

Véra, dont le charme et la jeunesse contrastent avec l’emphase de son interlocuteur, soutient son regard avec une patience mesurée. Ses yeux bleus, légèrement distraits, parcourent rapidement la pièce, s’imprégnant de l’ambiance surannée qui l’entoure. Elle ajuste machinalement son chignon, puis son attention glisse vers un gramophone discrètement placé à gauche du bureau, dont la surface impeccable luit sous la lumière filtrée. Ensuite, elle tourne légèrement la tête vers la droite, admirant une grande horloge au mécanisme complexe, parfaitement disposée entre deux bibliothèques, qui marque le temps avec une précision étonnamment silencieuse.

« Une petite fortune en salle des ventes », se dit-elle, impressionnée par la majesté de l’objet. Elle n’est pas là pour ça. Ne pas perdre de vue le rôle qui lui a été confié. Sa rédactrice en chef lui a intimé l’ordre de réaliser cet entretien, avec pour seule indication un mail laconique : l’heure, le lieu, et l’objet. Malgré de multiples recherches, Véra n’a pas réussi à trouver suffisamment d’informations sur son hôte pour préparer l’interview à l’avance. « Il va peut-être m’avouer que c’est lui qui a tué Kennedy, ou, mieux encore, qu’il a hébergé Dupont de Ligonnès », songe-t-elle en retenant un fou rire qui menace de la gagner.

Elle sait que cet homme a eu une carrière notable dans les affaires, puis en politique, sans toutefois devenir une grande figure publique. Néanmoins, elle espère, sans trop y croire, que ce sujet sera son ticket pour sortir des brèves people ou des articles sur les chiens écrasés qu’on lui confie habituellement. Peu importe, après tout, elle est payée, et d’avance en plus ! C’est déjà ça.
— Oui, monsieur, tout fonctionne. Assurez-vous simplement de parler distinctement et à un rythme modéré, dit-elle en ajustant délicatement le micro connecté à son MacBook dernier cri. Préférez-vous que je vous guide à travers vos souvenirs, ou souhaitez-vous plonger directement dans le vif du sujet ?

Le vieil homme émet un rire rauque, interrompu par une série de quintes de toux qui semblent secouer tout son corps.
— Oh, il y a bien plus à révéler que ce que vous ne pouvez encore imaginer, mademoiselle, dit-il avec un sourire malicieux. Mais rassurez-vous, nous n’allons pas censurer notre propos, si c’est cela qui vous inquiète. Cependant, pour vraiment apprécier le récit, je vous recommande d’être attentive aux détails, d’écouter avec votre cœur plutôt qu’avec votre raison, et surtout, de ne pas commettre l’erreur de juger trop hâtivement. Demandez-vous toujours ce que vous auriez fait si vous aviez été à notre place.

Tout en ajustant sa position dans le fauteuil aux motifs floraux d’un autre âge, Véra prépare son bloc-notes — une manière élégante de remettre le discours sur les rails si le besoin s’en fait sentir. Un sticker à moitié effacé, «It’s like rain on your wedding day», orne la couverture, une relique personnelle qu’elle chérit et qui lui semble, dans le cas présent, plus adaptée qu’un vulgaire clavier numérique.

Avec la permission de son hôte, qui a fait disposer divers rafraîchissements et une théière fumante sur le bureau, Véra se sert une tasse de thé au jasmin. La chaleur et l’arôme délicat du breuvage lui offrent le regain d’attention dont elle a besoin.

Après un long soupir, le vieil homme ferme les yeux et canalise ses pensées, tel un maître yogi. Lorsqu’il commence à parler, sa voix est d’abord fragile, mais elle gagne peu à peu en force et en assurance à mesure que les souvenirs affluent. Bientôt, une autre voix semble prendre le relais : celle d’un homme qui a vécu mille vies, un conteur dont l’essence véritable ne l’a jamais quitté. La bobine tourne, et le film commence.
— Bon voyage… murmure-t-il, prêt à enfin se délester d’un secret trop longtemps enfoui.

CHAPITRE 1 – Yesterdays (Guns n’ Roses)

double vingt chapitre 1

“Le passé n’est jamais mort. Il n’est même pas passé.” – William Faulkner

La soirée du 3 avril 2024 s’étire paresseusement sur Bordeaux, enveloppant la ville d’une douce lumière crépusculaire. À ce moment de la journée, elle semble suspendue entre le jour et la nuit, promettant la fraîcheur du printemps et les soirées en terrasse. Dans un petit appartement du quartier historique, les murs en pierre de taille évoquent un héritage vivant, imprégné de l’esprit et du rythme d’une ville en constante évolution. Matthieu se tient debout, silhouette solitaire contre le cadre de la fenêtre, un verre de rosé bien frais à la main. Un air d’Alanis Morissette, « You Learn », s’échappe de sa chaîne stéréo, tandis que l’écran de télévision diffuse silencieusement le résumé des matchs de foot de la semaine. Pourtant, la musique rock, habituellement si apaisante, peine à calmer ses pensées agitées.

De taille moyenne, avec des tempes légèrement grisonnantes, ses yeux brillent parfois d’un éclat trompeur, surtout lorsqu’il se laisse aller, comme ce soir, à la mélancolie. La douleur lancinante de son genou, rappel constant d’un accident de ski, semble raviver les regrets cachés dans les recoins de sa mémoire.

Matthieu a trouvé en Bordeaux son refuge, loin de l’éclat et du tumulte de la capitale, où il s’est installé presque vingt ans plus tôt. Après son troisième burn-out, il s’est mis à son compte dans le conseil. Jamais avare pour donner des conseils, un peu plus pour en recevoir aurait pu être son credo. L’avantage principal de son métier est de pouvoir organiser son temps comme il l’entend, mais le revers de la médaille est un sérieux déficit en interactions sociales. Les applications de rencontre le découragent et, après quelques rendez-vous souvent chaotiques, il s’est résolu à l’idée que ce n’était définitivement pas pour lui. Au cours de sa vie, Matt a beaucoup aimé, énormément, à la folie. Mais tout cela se conjugue désormais au passé.

Julien, quant à lui, est un esprit libre. Un de ces rares adultes pour qui le temps ne semble pas laisser de marques. Banquier de son état, il déborde d’énergie et de vitalité, malgré la pression toujours plus forte. Il se déplace avec autant d’assurance que d’aisance, attirant naturellement l’attention de la gent féminine, peut-être un peu moins aujourd’hui — il vieillit. Ses cheveux noirs, coupés court, encadrent un visage au teint hâlé, signe de ses nombreuses escapades en plein air. Ils se sont rencontrés des années plus tôt, collègues du même âge — quarante-sept ans —, et ont franchi ensemble le cap de l’amitié. Unis par une passion commune, nostalgiques d’une époque révolue et des plaisirs de la vie qui se raréfient, sacrifiés à l’autel de la modernité factice.

Le match de ce soir, entre le Paris Saint-Germain et le Stade Rennais, n’est pas qu’une simple distraction. Pour eux, c’est un rappel de leur jeunesse, une époque bénie où chaque match était un événement, où les victoires et les défaites se vivaient avec une intensité propre à la rareté. Lorsque Julien fait son entrée, son énergie contagieuse semble illuminer la pièce. Au même moment, Deborah Dyer de Skunk Anansie scande avec ferveur son « Just because you feel good » comme une incantation. Matthieu demande à Alexa de se mettre en sourdine, et la playlist Spotify ne devient plus qu’une mélopée discrète. Vêtu d’un survêtement vintage Nike et de Jordan 3, Julien évoque l’image parfaite d’un fan des Bulls de Chicago de l’époque de Michael Jordan. Qui se rappelle de George Eddy ?

Enhardi par son état de douce ébriété, et poussé par une conviction propre à ceux qui croient en la magie, Matthieu se tourne vers Julien, comme possédé :
— Imagine. Imagine que ce soit possible, qu’on remonte le fil du temps. Je sais, on n’est pas dans Retour vers le futur, mais admettons qu’on ait de nouveau 20 ans. On serait en quelle année, 1997 ? Mais on ne serait pas simplement jeunes… avec notre esprit d’aujourd’hui, nos connaissances, notre expérience. On aurait tous les choix et toutes les opportunités. Pas juste pour refaire les mêmes conneries, tu vois ? Mais… pour, je ne sais pas, faire mieux, vivre plus pleinement.

Il ne s’adresse plus à Julien. Ses mots sont destinés à l’univers lui-même, un vœu lancé dans l’obscurité.

Julien, séduit par l’idée, sourit, l’esprit déjà en train de vagabonder vers cette possibilité. Il fanfaronne en évoquant des conquêtes ou des tentatives échouées :
— Valérie, Jennyfer, Clara…
Puis il s’appesantit légèrement au quatrième prénom :
— Romy…
Il reprend avec plus d’aplomb :
— Elles n’auraient aucune chance contre mon charme vieilli au fût de chêne !
Et pour preuve, il vide son verre cul-sec. Son rire brise le moment, plein de légèreté.
— À nos 20 ans, alors ! Avec un peu de sagesse en bonus.

Ils trinquent, et ce geste simple scelle leur pacte silencieux.

Mais au-delà des rires, un désir plus profond les habite. Matthieu, livrant au ciel ses volutes de fumée, contemple le crépuscule qui embrase l’horizon. Il murmure presque pour lui-même, à l’attention des étoiles invisibles au-dessus de sa tête, son besoin d’une vie différente, pleine de sens et d’aventures inédites, de réparations pour des blessures jamais cicatrisées. Ils tiennent entre leurs mains, sans le savoir, leur billet pour une loterie bien particulière : un voyage à travers le temps.

Ils terminent leur repas en silence. Le match de foot, pourtant important, ne les intéresse plus. Un excellent repas italien — composé d’antipasti, de focaccia, d’arancini, le tout accompagné d’un rosé de Provence en bonne quantité — les a comblés. Chacun, le nez vissé sur son portable, navigue en solitaire, au gré des applications aussi superficielles que nécessaires. Un fil à la patte intergénérationnel. Quelque part entre les « pour toi » et les « suivis » de Matthieu, un TikTok promettant une incantation pour exaucer les vœux retient son attention. D’abord effaré par une telle coïncidence — « Je te jure, il n’y a pas de hasard, on est sur écoute » — il est cependant intrigué.
— Et si, cette fois, c’était vrai ?
Un léger sourire moqueur se dessine sur ses lèvres.

Julien, de son côté, s’efforce de se rappeler les titres de films ou séries de leur jeunesse traitant du sujet :
The Ring ? Non… Wishmaster ? J’ai un doute… Dangereuse Alliance ? Big, Retour vers le futur, Code Quantum, C’était demain

La liste est longue, avec des résultats parfois mitigés sur le plan artistique et scénaristique.
— Non mais, les mecs nous prennent parfois pour des lapins de six semaines. C’est pas crédible !

Sous l’impulsion du vin, et animés par un esprit de défi, Matthieu et Julien décident de tenter l’expérience de l’incantation. L’image de fond de la publication présente un ensemble de symboles et de couleurs censés représenter la courbe du temps. Aucun like, aucun commentaire. En bas, à gauche, un simple avertissement sibyllin :
« Sort extrêmement puissant. Ne s’adresse qu’à ceux qui sont sûrs de s’engager dans la voie du temps. Fréquence basée sur la Résonance Quantique Temporelle. » … bien sûr !

Ensemble, ils prononcent les mots. La consigne est précise : répéter trois fois distinctement à voix haute : « Ya, ikh viln es. Ya, ikh viln es. Ya, ikh viln es. »
Ils activent via Alexa la fréquence sonore recommandée par le mystérieux TikTok. Une cacophonie de fréquences et de vibrations envahit l’air, créant une dissonance presque tangible autour d’eux. À mesure qu’ils récitent l’incantation, les vibrations s’intensifient, transformant l’espace autour d’eux. Le son gronde, monte en crescendo, remplissant la pièce d’une énergie palpable, presque visible. Des ondes électromagnétiques tournoyent autour du smartphone, projetant des éclairs lumineux et des reflets spectraux qui dansent sur les murs. C’est comme si les barrières entre les époques commençaient à s’estomper, laissant entrevoir un lien direct entre le présent et le passé.

Le silence qui suit est profond et total, un calme presque assourdissant après la tempête de sons et de lumières. Un instant suspendu, où tout semble possible, où la frontière entre l’imaginaire et le réel devient floue. Matthieu et Julien restent figés, le smartphone entre eux, vibrant d’une énergie résiduelle. Les anomalies visuelles sur l’écran s’intensifient, suggérant que quelque chose d’extraordinaire s’est produit.

Pourtant, malgré l’étrangeté de l’événement, ils haussent les épaules, mettant cela sur le compte d’une défaillance technique ou d’une mise à jour logicielle hasardeuse.

— Foutue technologie, dit Julien, tandis que Matthieu tente d’éteindre son téléphone, chaud comme une poêle en plein service.

Le match de football, avec un score décevant de 1-0 pour Paris, se termine dans l’indifférence générale.
— Match de merde, concluent-ils en chœur, inconscients que l’histoire se souviendra de cette soirée pour bien autre chose que le football.

Julien emprunte le chemin du retour, l’esprit noyé dans un brouillard alcoolisé, teinté d’une torpeur insidieuse qui le détache de la réalité. Il croit voir passer une DeLorean filant à toute allure.
— Non mais n’importe quoi !
Pendant ce temps, Matthieu, après avoir brièvement remis de l’ordre dans le salon, se prépare à affronter la nuit, le cœur serré à l’idée d’un lendemain sans surprises. La playlist Spotify, réactivée automatiquement par Alexa, commence à jouer « Time » de Pink Floyd.
— Alexa, arrête !
L’assistant vocal d’Amazon s’exécute sans broncher.

Ils succombent presque en même temps au sommeil. Rien, ni rêves ni cauchemars, n’aurait pu les préparer à la suite. Et pourtant, cette soirée en apparence anodine marque la fin de leur vie telle qu’ils l’ont toujours connue. Le seuil d’un changement radical dont ils ont osé rêver, sans vraiment y croire.

CHAPITRE 2 -Time (Hootie & the Blowfish)

double vingt chapitre 2

“Nous ne nous souvenons pas des jours, nous nous souvenons des instants.” – Cesare Pavese

Matthieu émerge des profondeurs de son sommeil dans un état de confusion profonde. Son lit, au matelas normalement adapté à la fragilité de ses lombaires, lui semble étrangement étroit, beaucoup trop dur, comme si quelqu’un l’avait changé pendant la nuit. Tout en se retournant pour chercher une meilleure position, il chasse cette pensée absurde aussi rapidement qu’elle est venue. « Trop de rosé. » Autour de lui, la chambre baigne dans la quasi-pénombre, chaque objet lui apparaît altéré, presque méconnaissable. Une mélodie nostalgique s’élève doucement du radio-réveil Aïwa posé sur la table basse, un appareil dont il s’est débarrassé dès l’avènement du smartphone au XXIe siècle. La version radio, grésillante en mono, de « I’ll Be Missing You » de Puff Daddy lui parvient à travers un haut-parleur toujours aussi mauvais, ce qui n’a aucun sens, sauf dans un rêve particulièrement réaliste. Matthieu se retourne encore une fois et tombe nez à nez avec l’heure rougeoyante de l’affichage digital : 8h20.

— Putain de merde, c’est pas possible !

Il se redresse d’un bond, comme frappé par la foudre ou piqué par des mouches noires hyper agressives, pris d’une urgence vitale pour la pérennité de son entreprise.

— Merde, merde, merde, j’ai rendez-vous à 9h avec les RH d’Eco-Transcom !

Il s’exprime à voix haute, plus pour lui-même que pour les murs, qui restent muets. Il se lève précipitamment, heurte maladroitement la table de nuit et jure contre ce mobilier soudainement intrusif. Tâtonnant à la recherche de l’interrupteur, la chambre est soudain inondée d’une lumière crue qui lui fait cligner des yeux. Face à lui, un miroir en pied, collé derrière la porte, lui renvoie une image — son image improbable et folle : Matthieu jeune, beaucoup plus jeune, comme si les années s’étaient évaporées pendant la nuit.

Il écarquille les yeux, la bouche ouverte, en proie à un vertige émotionnel, comme un équilibriste unijambiste et sans filet à 30 mètres du sol.

— Je suis mort ? C’est pas possible ! Un AVC ? Un prank, c’est juste un putain de prank !

Un coup monté par Julien après leur conversation d’hier, se dit-il. Il pivote sur lui-même.

— Non, mais c’est sûr, se rassure-t-il, ils sont tous là, cachés avec leurs caméras à me filmer et je vais finir en pâture sur les réseaux. Bande d’enfoirés ! Ok, les mecs, elle est bonne la blague, c’est bon, on arrête. J’espère que c’est bien payé !

Dit-il fébrilement, avec une voix trahissant sa panique et qu’il a du mal à reconnaître. Le silence. Aucun bruit, hormis celui de la tuyauterie et du réfrigérateur dans le salon-cuisine ouverte de l’appartement qu’il a occupé de ses dix-neuf à vingt-cinq ans, à Puteaux (92), en région parisienne. Nu comme un ver, il court fébrilement à travers le salon en quête d’une preuve, d’un élément tangible capable de justifier ce qu’il se passe. Sur la table basse, parmi des cadavres de bouteilles de bière, des cendriers pleins à ras bord, des papiers divers et variés, repose un exemplaire du journal Le Monde, fraîchement daté du 1er avril 1997. Ça ne s’invente pas.

En face de lui, encastrée dans une bibliothèque Billy d’Ikea, se trouve son ancienne télé Samsung, un monolithe de plastique et de verre qui fait plier l’étagère sous son poids. Elle est raccordée à un ampli stéréo et à un multi-lecteur CD Sony, entourée d’une PlayStation 1 et d’une Nintendo 64. Il n’y a plus de doute possible : Matthieu se sent comme dans un épisode de Rick et Morty, propulsé de manière inexplicable dans son propre passé. À cette pensée surréaliste, inacceptable, il est saisi de peur, de solitude et de frissons. Sans repères ni direction, à la merci d’un monde qui n’est plus le sien, un mince filet d’urine chaude coule le long de sa jambe, accompagné de larmes d’angoisse. Il a vingt ans. Son rêve d’hier semble s’être réalisé. « Truc de malade », « dinguerie », « ouf peut-être », réel. Il a l’impression d’être victime d’une secousse hypnique, mais éveillé.

Perdu, avec le cerveau et les membres en gelée, Matthieu rassemble le peu de courage qu’il lui reste et file sous la douche, pensant que l’eau chaude lui permettra de réintégrer son époque. Ce n’est pas le cas. En se séchant avec une serviette très douce (celles de son futur sont beaucoup plus rêches), il en profite pour se scruter un peu plus attentivement, de la tête aux pieds, avec une vue retrouvée. L’embonpoint, fidèle compagnon de ces dernières années, a laissé place à une silhouette mince et musclée. Là où il s’attendait à voir la pilosité grisonnante, sa peau affiche une douceur juvénile, juste troublée par l’écho lointain d’une adolescence acnéique. Ses cheveux, absents depuis plus de quinze ans, se dressent sur son crâne avec une vigueur et une densité oubliées, comme tant d’autres souvenirs de cet âge. Chaque inspiration est une bouffée de fraîcheur, un souffle purifié, libéré de vingt-sept années de nicotine. La sensation est aussi étrange qu’agréable. Son corps semble avoir été rebooté, remis à zéro. Les années de débauche et d’abandon aux excès de tous genres, effacées. Dans un élan instinctif, il se donne une claque, un mouvement rapide et précis pour mettre à l’épreuve cette réalité bouleversante. La morsure aiguë de la douleur sur sa joue est indéniable.

— Aïe !

Étrange paradoxe : ses pensées oscillent entre deux époques. Sa dernière soirée de 2024. « Est-ce que Julien a aussi fait le voyage ? Comment le savoir si c’est le cas ? » Et sa nouvelle présence en 1997. Si ce n’est pas le fruit de son imagination — et tout semble prouver que c’est bien réel —, il a vingt-sept ans d’avance sur l’humanité ! Son esprit d’homme de quarante-sept ans, forgé par le savoir acquis au fil des ans et les expériences accumulées, lutte pour s’adapter à cette réalité physique où tout semble possible, mais où ses acquis n’existent, pour certains, pas encore. Il touche de nouveau sa peau, lisse, toujours aussi incrédule.

— Oh putain !

Alanis chante Ironic : « Mr. Play It Safe was afraid to fly. He packed his suitcase and kissed his kids goodbye. He waited his whole damn life to take that flight. And as the plane crashed down he thought. Well isn’t this nice… »

— C’est bien le moment.

Le quadra de vingt ans (il aura besoin d’un abonnement illimité chez un psy pour surmonter ce choc) ne se sent pas totalement à l’aise dans cet appartement qui aurait dû être son sanctuaire. Il est chez lui, et pourtant pas tout à fait. Les murs renferment son quotidien, sa vie, ses histoires — certes vécues — mais dont les détails se sont estompés avec le temps. La sensation est à la fois intime et hostile, comme s’il était son propre passager clandestin, un intrus à lui-même.

La sonnerie stridente d’un téléphone portable Motorola StarTAC (le sien ? Apparemment oui, il vivait déjà seul à l’époque) tranche net le fil de ses pensées, déclenchant une nouvelle vague d’anxiété. « Benoît ». Le nom, affiché en caractères noirs sur l’écran monochrome du vénérable appareil vintage, appelle. Avec précaution, il décroche, sa voix étranglée par l’incertitude.
— Oui ?
— Salut Matt, je suis là dans 5 minutes, tu es prêt ?

Une tempête de merde se profile à l’horizon. Il serre les dents et essaie de se concentrer, vite.

— Je faisais quoi en 97, bordel ? La fac de droit ? Malakoff ?

Tout est flou. Et quel jour sommes-nous ? Probablement jeudi.

— Euh, je me dépêche !

Matthieu aurait vendu un rein pour, dans l’ordre : un café, une clope, une bouteille de vodka, et surtout un iPhone 15 Pro. Trop d’informations affluent en même temps. Il est en surchauffe.

— Ok, je t’attends dans la voiture, répond son ami.

Mais comment s’habiller ? Matthieu ouvre la penderie (il n’y en a qu’une) et tente d’analyser le contenu de sa garde-robe. Quelqu’un est passé faire le ménage là-dedans ; tout est bien repassé et rangé. Une pensée atroce le submerge et l’arrête d’un coup : et s’il était victime d’une permutation cérébrale ? Le Matthieu de vingt ans dans son corps de quarante-sept ans ? Dans ce cas, il ne donne pas cher de ses maigres économies, et il s’en voudra longtemps… Niveau fringues, il est passé du XL en 2024 au S de 1997 !

En tout cas, il ne risque pas de commettre un anachronisme vestimentaire, tout est d’époque. Il ne s’attarde pas sur le costume dans sa housse de pressing ni sur les chemises (trop long à mettre). Il enfile à la hâte un caleçon à fleurs, un jeans noir Levi’s 501 taille 31-32 (il n’aurait même pas envisagé d’y passer une jambe aujourd’hui), des chaussettes Burlington, un t-shirt blanc manches longues Fruit of the Loom, et un sweat à capuche bleu Champion. De toute façon, Matthieu compte s’éclipser rapidement de la fac. Il a besoin de réfléchir calmement et, s’il est bien dans sa propre réalité et non dans un monde parallèle façon multivers, ça n’aura aucune incidence désastreuse sur son futur.

Son surnom était « l’intermittent du droit », un mélange de fierté et de honte qu’il a toujours gardé dans un coin de sa tête. Plus connu pour ses absences que pour ses résultats. En réalité, un écran de fumée pour masquer autre chose, mais il ne veut pas y penser maintenant. Retrouver sa fidèle paire de Nike Cortez, usée jusqu’à la corde cette année-là, lui apporte un petit shoot de réconfort, bien qu’il regrette de ne pas les avoir mieux entretenues. Il en va de même pour cet appartement. Il jette un regard de dégoût alentour. Quelle idée d’avoir de la moquette ? Avec le temps, il est devenu presque maniaque. 1997, c’était déjà la merde en France, mais pas la même. Se barrer dans le passé juste avant des élections… Voilà une putain de brillante idée. Il éclate de rire à cette pensée aussi incongrue que sa situation.

Il se ressaisit. Benoît va arriver. Matthieu s’empare instinctivement du sac à dos Eastpak qui doit vraisemblablement contenir ses cours, abandonné sans ménagement dans l’entrée, preuve de son sérieux scolaire. Il enfile un blouson Carhartt beige et, tout en claquant la porte avec une force qu’il ne se soupçonnait plus, se rend compte qu’il a oublié les clés. Heureusement, elles sont dans la poche droite de son blouson. Le portable émet une nouvelle vibration. Il l’a machinalement emporté avec lui et découvre, au passage, une carte bleue à son nom, un billet de 50 francs, des pièces, un paquet de Winston souple contenant deux cigarettes et un briquet Bic.

Ne faisant confiance qu’à son intuition, il longe le couloir et trouve facilement l’ascenseur au quatrième étage d’un immeuble moderne, aussi récent que propre, fonctionnel, sans charme particulier. Matthieu n’a pas de souvenirs précis de ce logement — trop de déménagements dans une seule vie… Il espère néanmoins que des flashs mémoriels surgiront pour le sauver. Observer, d’abord. Se fondre dans l’environnement. C’est comme ce jour où il a sympathisé avec un groupe de reggae. Les gars étaient adorables. Il a fumé avec eux une substance inconnue (et pourtant, il en connaît un rayon) qui lui a causé un black-out de quatre jours. Il espère une issue différente cette fois-ci. Matthieu doit faire semblant. Jouer le rôle de sa propre jeunesse sans se trahir. Tandis qu’il se précipite vers la porte de la résidence, un frisson d’appréhension lui parcourt l’échine. Ce sentiment de déracinement est exacerbé par la perspective d’interagir avec Ben, visage du passé dont il doit se souvenir, agir comme si les années n’avaient pas filé, comme si la technologie et la société n’avaient pas évolué. Matthieu, version double vingt, est sur le point de plonger tête la première dans une journée qui promet de bouleverser son existence, armé seulement de ses quarante-sept ans d’expérience pour naviguer dans cet espace-temps devenu soudainement son présent.

CHAPITRE 3 – Time After Time (Cyndi Lauper)

double vingt chapitre 3

“La nostalgie est une émotion fondamentale, c’est un peu comme si le passé accrochait le pied du présent.” – Milan Kundera

Cestas, 8h20. Caressée par les premiers souffles d’une douceur printanière, la bourgade s’éveille lentement, au chant des oiseaux et de la nature, enveloppée d’une lumière dorée qui semble caresser délicatement les 21 degrés du petit matin.
Julien, réveille-toi, la voix de sa mère, douce mais insistante, traverse le voile du sommeil.

Certainement un rêve. Il a quitté le domicile familial à vingt-cinq ans, est propriétaire de son appartement à Bordeaux, et habite à moins d’un quart d’heure de chez Matthieu. Il n’y a donc aucune raison valable pour qu’il soit chez ses parents maintenant. À moins d’une téléportation. Il se retourne, cherchant sa position préférée. En RTT aujourd’hui, il compte bien commencer par une grasse matinée, et ensuite ? Il a sa petite idée. Julien sourit intérieurement en y pensant.
Oh Juju, t’écoutes ta mère ?

Là, en revanche, c’est beaucoup plus étrange. La voix bourrue, pleine de masculinité de son père n’aurait jamais peuplé ses songes. Il se redresse, toujours dans les vapes, et réalise qu’il est nu sous ses draps. Chose rare.
Ouais, j’ai entendu, hasarde-t-il au cas où.

La porte se referme doucement. Il se redresse, s’étire, puis s’arrête net. Impossible. Ce n’est pas son corps. Du moins, pas celui de ses quarante-sept printemps. Il a beau s’entretenir régulièrement et avoir un excellent métabolisme, il n’est plus dessiné comme ça depuis longtemps. Julien ferme les yeux, les rouvre. Pareil. Rien n’a changé. Il se lève, se félicitant de la qualité de son rêve, tout en essayant de garder son sang-froid et de se remémorer méthodiquement chaque étape de la soirée précédente.

Chez Matthieu. Comme d’habitude, discussions de comptoir, souvenirs d’anciens combattants. Sympa. Très mauvais match du PSG. Décevant. Un peu de vin pour lui, un peu plus pour son pote. Ok. Bonne bouffe italienne. À refaire. Il s’est senti un peu patraque en rentrant, mais rien de bien méchant, et s’est couché quasiment instantanément. Ça ne colle absolument pas avec ce réveil à la campagne. Sa chambre n’a pas changé, identique à celle de sa jeunesse. Ça non plus, ça ne matche pas. Depuis son départ du domicile familial en 2002, sa mère a reconverti la pièce en buanderie. Cela avait d’ailleurs été l’objet d’une rare discussion animée avec ses parents. Il aurait voulu la conserver telle qu’elle est maintenant. Conformément à ce souvenir vivant. Alignée. À sa place. Livres, revues de sport, poster de Michael Jordan au mur. Son bureau en bois, propre et net, à tiroirs. Il se passe la main sur le visage. Plus de barbe. Il n’imagine pas ses géniteurs le raser pendant la nuit, ni le kidnapper pour le ramener à la maison de Cestas. Absurde. Non, c’est forcément autre chose. Illogique, irrationnel, mais qui devient de fait envisageable, sous peine de sombrer dans la folie. Son pragmatisme exacerbé reprend inexorablement le dessus. Un trait de caractère très fort chez lui.

Il plisse les yeux. Les rayons du soleil, audacieux explorateurs, se frayent un chemin à travers les volets entrebâillés, dansant sur les murs et le plafond en d’élégantes arabesques lumineuses, accompagnées d’une bande son à jamais liée à cette période de son existence. “Hedonism” de Skunk Anansie (I hope you’re feeling happy now. I see you feel no pain at all, it seems. I wonder what you’re doin’ now…), que sa voisine Claire, vingt-quatre ans, étudiante en STAPS, très mignonne et sportive, écoutait en boucle chaque matin d’avril à juin 1997.

Julien s’assoit sur son lit. La lumière joue sur son visage, révélant ses traits rajeunis. Lorsque finalement ses yeux croisent son reflet dans le miroir encastré dans la porte de son armoire, le néo-jeune homme n’est ni surpris ni choqué. Il s’y est préparé mentalement. Et pourtant, il fait face à un miroir temporel, où son image, celle d’il y a vingt-sept ans, le défie du regard, répliquant chacun de ses gestes avec une précision énigmatique.

Pressé par la demande de sa mère, qu’il prend désormais très au sérieux, il enfile son bas de jogging Le Coq Sportif, un t-shirt blanc basique, passe en trombe dans la salle de bain, se jette de l’eau sur ce visage retrouvé, puis descend dans la cuisine où l’odeur de pain fraîchement grillé se mêle au café corsé que boit toujours son père, assis en bout de table, tandis que sa mère termine la petite vaisselle. Elle l’accueille avec son sourire habituel, maternel, chaleureux, mais sans rides. Cela le trouble un peu plus. S’il est presque facile d’accepter son propre rajeunissement, celui de ses proches, en revanche ? C’est perturbant. Il se demande même si ce n’est pas la première fois qu’il les voit tels qu’ils étaient. Pour lui, ce sont ses parents. Une voix. Une présence. Un lien de subordination. Il n’y a rien d’autre à interpréter ou à expliquer.

Son père, sans lever le nez de la table, lit son journal, plongé dans ses pensées. Mais au moment où Julien se sert une tasse de chocolat, faisant grésiller la radio qui diffuse « Time After Time » de Cyndi Lauper, Alejandro lève soudainement les yeux, une lueur d’étonnement passe dans son regard. Julien note ce détail mentalement, un frisson d’inquiétude lui parcourt l’échine, mais il garde ses observations pour lui, préférant ne pas perturber le calme matinal de la cuisine familiale. Julien est trop absorbé par sa propre situation pour remarquer quoi que ce soit.

Comment être familier tout en se sentant décalé ? Julien ne peut l’expliquer, mais c’est pourtant ce qu’il ressent. D’un côté, il aurait préféré vivre ce moment à travers le prisme d’un écran, en simple spectateur, plutôt qu’en acteur à part entière, mais chaque bouchée de pain et gorgée de chocolat chaud est un délice. Le goût du vrai, du bon, du foyer. Il réalise que, depuis vingt-sept ans, il n’a été en quête que de cet instant. Toutes ses expériences, ses voyages, pour une bouchée de pain du matin de 97. Il pourrait mourir maintenant, sa vie aurait été parfaite.

Tu rejoins Loïc et les autres chez le père de Stéphane ? Et ensuite, vous allez faire quoi ?, lui demande sa mère.
Béa, fiche-lui la paix, il est grand maintenant !, intervient Alejandro, figure paternelle héritée de ses ancêtres espagnols, qui n’aime pas qu’on fouille dans l’intimité de son fils. Il a confiance en lui et n’a pas eu à s’en plaindre jusqu’à présent. De bons résultats scolaires, des amis solides et sportifs, de jolies jeunes filles à ses basques, aucun souci de discipline. Que demander de plus ? Ne pas avoir raison sur un point qui l’embarrasse depuis ce matin serait un grand réconfort. Il se lève, embrasse sa femme sur le front, et donne une tape amicale sur l’épaule de Julien.

Le fils unique du foyer anticipe la suite. Alejandro prend la Volkswagen Jetta, lavée de fond en comble un dimanche sur deux, ouvre le portail en faisant attention de ne pas rayer le sol, et se rend au siège de l’entreprise où il officie en tant que cadre administratif. Comme Julien ne s’est jamais senti directement concerné par la situation professionnelle de son père, il n’a aucune idée précise de son travail, ni de l’endroit où il se trouve. Il sait simplement qu’Alejandro finit à 18 h précises, du lundi au vendredi, et que le week-end est sacré. Pour le déjeuner, il mange un sandwich au jambon ou une gamelle de restes de la veille. Dans de très rares cas, il se permet un repas d’équipe au restaurant, mais sans vin ni dessert. Une pensée fugace traverse l’esprit de Julien : à peu de chose près, ils ont le même âge.

CHAPITRE 4 – Return of the Mack (Mark Morrison)

double vingt - chapitre 4

“Les amis sont des compagnons de voyage, qui nous aident à avancer sur le chemin d’une vie plus heureuse.” Pythagore

Guidé plus par l’instinct que par une mémoire encore floue, Matthieu avance vers la Twingo verte, une anomalie colorée dans le paysage urbain, dont les clignotants en alerte ressemblent à des signaux de détresse amicaux. Au volant, Benoit, dont le sérieux du costume-cravate contraste radicalement avec l’allure de Matthieu, capuche relevée à la hâte. S’engouffrant dans la voiture avec une aisance retrouvée, le jeune passager lance un regard malicieux à son chauffeur du jour, qui, pour sa part, fronce les sourcils.

Tout en se frayant un chemin parmi la multitude de voitures coincées dans les embouteillages, Benoit enclenche l’autoradio, façade amovible, lecteur cassette-CD — le nec plus ultra à l’époque. Trois notes, et Matthieu commence déjà à se dandiner comme au bon vieux temps. « Mo Money Mo Problems » de Notorious B.I.G. résonne, l’emportant dans un tourbillon de souvenirs.
Mais ce classique, écoute-moi ça, une tuerie ! Dire que c’est un coup monté de Suge Knight et Puff Daddy ! s’exclame-t-il, faisant un signe de gang avec ses doigts. Benoit, quelqu’un d’assez taiseux et réfléchi, est souvent sur la corde raide avec Matthieu. Comment lui dire qu’il débloque totalement sans qu’il ne le prenne mal ?
Tu devrais écrire, tu sais, suggère Benoit, manière élégante de donner son point de vue tout en sauvegardant sa sécurité.

L’ancien quadra hurle de nouveau en entendant « I’ll Be » de Foxy Brown feat. Jay-Z.
Dire que maintenant il est milliardaire, avec sa reine Beyoncé en mode classe et chef d’entreprise, alors qu’à l’époque, c’était juste un mac.
Mais qu’est-ce que tu racontes ?

Matthieu ferme les yeux et se maudit intérieurement de ne pas être capable de tenir sa langue.
Non, rien, c’est un rêve que j’ai fait, très chelou d’ailleurs. Ça y est, on est arrivés, cool !

Ils émergent de la Twingo. Benoit, impeccable, devance de quelques pas Matthieu qui se débat avec son sac à dos pour l’ajuster sur une épaule, le regard en alerte, scrutant le paysage universitaire. Il se sent comme dans 21 Jump Street, ces vieux flics qui se font passer pour des étudiants et traquent les revendeurs de shit ou truands de la fac. Série avec Johnny Depp, film avec Jonah Hill. Pas mal. Son allure atypique attire quelques regards ; pourtant, loin d’être intimidé, il accueille cette attention avec une pointe d’amusement.
Go, se murmure-t-il, franchissant le seuil de la faculté, prêt à affronter cette journée aux contours encore indistincts.

Dans le flot des étudiants, il se meut avec une assurance retrouvée, bien décidé à embrasser ce retour inopiné dans le temps. Benoit, légèrement inquiet, n’a pas encore trouvé ni la bonne formule ni le bon moment pour s’adresser à son ami, qui semble plus déconnecté que d’habitude. Peut-être a-t-il découvert une nouvelle drogue ou abusé des anciennes ? Benoit se signe intérieurement.
Tu te rappelles qu’on a le TD spécial aujourd’hui ? Le contrôle à l’oral ?
Matt ferme les yeux. Comment va-t-il donner le change ? Il est complètement perdu.
Euh oui, mais je pense que je vais me faire porter pâle. J’ai pas été bien cette nuit. Hyper bizarre.
Des douleurs, à cause de ton ventre ?

Matthieu encaisse la question comme un uppercut. Elle l’oblige à envisager des événements à venir particulièrement douloureux, qu’il s’est escrimé à fuir pendant des années. Le compte à rebours infernal est lancé. Il lui reste moins d’un an avant que sa maladie ne se déclare totalement, et que ça ne finisse avec une opération dont il garde encore de lourdes séquelles, plus tard dans son futur présent. Déstabilisé par cette remarque et l’incongruité de la situation, le pré-quinquagénaire a pratiquement les larmes aux yeux. La journée promet d’être extrêmement longue, jonchée de mines anti-personnelles à fragmentation. Ce qui l’inquiète le plus, c’est que ses principales qualités pourraient à tout moment se retourner contre lui : une culture trop étendue pour l’époque, un art de la parole inadapté, et surtout un culot hors norme qu’il a savamment cultivé au fil du temps, comme une marque de fabrique.

Sans compter une évidence absolue : la faculté de droit, elle, n’a pas changé. Ce qu’il a détesté à l’époque ne lui plaît toujours pas aujourd’hui. En vérité, il n’y a jamais vraiment repensé. Les relations qu’il a nouées pendant ses années d’études supérieures, et qui ont résisté à l’épreuve du temps, sont rares. On n’en parle jamais. Sujet clos. Encombrant. Relégué aux oubliettes. C’est ainsi que les souvenirs meurent : sans photos, sans anecdotes, ou histoires qu’on se répète à longueur de retrouvailles. T’as pas changé, qu’est-ce que tu deviens ? On connaît tous la chanson. Sauf que, dans ce cas précis, il s’est donné rendez-vous 27 ans avant.

La colossale et inesthétique bâtisse abrite des centaines d’étudiants aux objectifs divers. Matthieu ne se rappelle même pas si c’est sa première année ou son redoublement. Information cruciale, parce qu’il n’était pas fâché avec les mêmes personnes à ces moments-là, et s’était réconcilié avec d’autres. Il pense furtivement à Julien, qui doit, pendant ce temps, probablement vivre sa best life, si le sort a fonctionné pour lui aussi.

Au loin, il aperçoit son grand ami Omer, avec qui il est encore en contact aujourd’hui, mais à première vue, ils sont en froid à ce moment-là. Fichu caractère. Il essaiera de se réconcilier avec lui si, d’aventure, il reste en 1997. Il n’en sait rien. C’est peut-être l’éternel jour de la marmotte, comme dans Un jour sans fin, ou la mort à répétition de Happy Birthdead. Tous les jours, le même jour, qui se répète inlassablement, jusqu’à la réparation d’un préjudice qu’il est bien en peine de se figurer pour l’instant. Il efface cette pensée inutile pour se concentrer sur son présent. Pourquoi Omer est-il important ? C’est son ami, certes, mais surtout, il peut servir de boussole mémorielle pour survivre à ce Koh-Lanta temporel. Ils se connaissent depuis le lycée, ont fait ensemble a minima les 400 coups. Pour Matthieu, Omer est désormais une cible prioritaire.

Pris dans ses pensées, il n’entend pas les commentaires peu élogieux de certains « cul-serrés » sur son passage. Le seul habillé de cette façon, c’est lui. Un peu trop avant-gardiste pour ces futurs avocats, visiblement. Bande de fachos ! Le TD va commencer. Il s’infiltre dans une grappe d’étudiants, visiblement de son âge, bien sous tous rapports, qui se préparent à l’épreuve en rappelant la manière dont elle va se dérouler. Répartis en groupes de cinq, ils seront soumis à un feu nourri de questions lancées à la cantonade, auxquelles chacun pourra répondre en prenant la parole, quitte à interrompre ses camarades pour s’imposer par la force de la voix. À l’instar d’une joute oratoire, il est écrit que seuls les plus éloquents ou les plus érudits s’en sortiront vivants de ce Battle Royale. Les débats de l’époque sont néanmoins encore empreints de civilité et même de respect.

Matthieu sourit. Il pourrait renoncer, se trouver une excuse pour ne pas participer, comme il l’a initialement prévu, mais le goût du combat est maintenant ancré en lui. L’heure de la revanche a sonné, et l’idée de mettre tout le monde à genoux l’excite particulièrement. Fini le garçon affable qui s’accommodait du système et faisait semblant de s’en foutre pour amuser la galerie, ou par peur de réussir. Il a une nouvelle chance, avec d’excellents atouts en main.

CHAPITRE 5 – Return to Innocence (Enigma)

double vingt - chapitre 5

“Le véritable voyage de découverte ne consiste pas à chercher de nouveaux paysages, mais à avoir de nouveaux yeux.” – Marcel Proust

Dès que Julien passe le seuil de la porte du domicile familial, un vent matinal le saisit, une fraîcheur revigorante qui l’arrache brusquement au confort du connu. Ses foulées résonnent sur les pavés des allées encore endormies, où chaque coin de rue réveille une réminiscence enfouie. Le monde semble immobile, suspendu dans une attente silencieuse, alors qu’il navigue entre des souvenirs fragmentés, tentant de recomposer l’image d’un passé qui lui échappe encore. Une question le hante, surgissant des brumes de l’aube : est-il encore l’homme qu’il a été, ou est-il devenu quelque chose d’entièrement nouveau ?

Dans ses souvenirs, Julien à vingt ans ne jouait pas encore le rôle du séducteur qu’il s’est appliqué à devenir par la suite. Au contraire, il se souvient d’un jeune homme posé, préférant la contemplation de la nature à la conquête charnelle. Entre son cercle d’amis, l’affection rassurante de sa famille, les longues heures passées sur les bancs de la fac et les évasions vers l’océan, il vivait une jeunesse simple et sans prétention. Or, à mesure qu’il retraverse les rives du passé, certaines certitudes se teintent d’ombres et de lumières nouvelles. Une introspection déstabilisante, faite de nuances dans son caractère, révèle des traits de jeunesse qu’il a peut-être omis ou enjolivés, et cela le pousse à se questionner non seulement sur la véracité de ses souvenirs, mais aussi sur les motivations sous-jacentes qui ont guidé ses choix. Ces réflexions révèlent un fossé croissant entre l’image idéalisée de sa jeunesse et la complexité émotionnelle de l’adulte qu’il est devenu. Cette dualité le tenaille, entre mélancolie pour ce qui a été et curiosité pour redécouvrir qui il est vraiment.

Les façades des maisons individuelles, sagement alignées, sont baignées par la lumière dorée du soleil. En fond sonore, le discret murmure de la nature contribue à cette sensation d’émerveillement. C’est comme si, l’espace d’un instant, le temps s’était suspendu, offrant à Julien l’opportunité de redécouvrir son propre héritage sous un angle nouveau, riche de toutes les expériences acquises depuis vingt-sept ans. Avec une curiosité renouvelée et un cœur léger, il poursuit son chemin. Ce retour aux sources, loin d’être une simple régression dans le temps, s’annonce comme une exploration fascinante de ce que signifie vraiment être soi-même. C’est une invitation à redéfinir sa place dans le monde, armé de la sagesse de l’âge et de l’insouciance de la jeunesse. L’achat de L’Équipe à un bar-tabac-presse fermé en 2004 faute de clients achève de confirmer ce qu’il sait déjà : jeudi 5 avril 1997.

Julien savoure cette opportunité inattendue, un cadeau du destin. Chaque pas qu’il fait, chaque sourire échangé avec les passants devient une célébration de cette jeunesse retrouvée. Il se délecte de chaque instant, aspirant à revivre pleinement cette période et, peut-être, enfin réaliser certains rêves laissés en suspens. Il a 20 ans. 20 ans ! Une énergie nouvelle anime ses mouvements, et un éclat particulier illumine son regard. Une vieille dame, cabas de courses à la main et fichu sur la tête, s’arrête pour le regarder attentivement. Le sourire radieux de Julien est si contagieux qu’il semble illuminer son visage marqué par les années. Elle, qui a vécu huit décennies, ne peut s’empêcher de sourire en retour, témoin d’une joie pure qu’elle n’a pas vue depuis longtemps.

À travers le paysage contrasté du bourg, où la modernité effleure le traditionnel, Julien redécouvre son terrain de jeu d’antan. Chaque coin de rue, chaque maison lui raconte une histoire familière, une anecdote oubliée. Ici, à la croisée des chemins où il a grandi, se tisse un lien indissoluble avec ce coin de Gironde. Les souvenirs affluent, peignant des tableaux de son adolescence libre et insouciante, d’escapades en forêt et de premiers émois au bord du bassin d’Arcachon. Sans la distraction constante de son smartphone, il redécouvre le plaisir simple de la marche, se réjouissant de voir les paysages familiers défiler plus rapidement grâce à ses jambes retrouvées. Il est enfin sur le point de se reconnecter avec lui-même, loin du bourdonnement incessant du monde numérique.

Il est désormais temps d’envisager sa stratégie, de mettre à profit les quelques minutes restantes avant de retrouver Loïc et les autres : Stéphane, Cyril, JF, Tonio. Il pèse méticuleusement le pour et le contre de sa situation actuelle. La sensation d’avoir été catapulté dans le passé, avec la maturité et les expériences de son âge adulte, le place face à un dilemme unique : comment utiliser cette connaissance acquise sans dénaturer l’essence même de ce que signifie avoir vingt ans ? C’est un cadeau du ciel de pouvoir faire les choses différemment, de ressaisir les opportunités manquées, mais aussi un risque potentiel, celui de s’égarer dans les méandres de « ce qui aurait pu être ».

Alors qu’il approche de la maison de Loïc, un mélange de sentiments l’envahit : l’appréhension de revoir ses amis rajeunis, sans femmes ni enfants, et la peur de ne plus retrouver sa place. Ce retour aux sources est aussi un test, celui de pouvoir conjuguer son passé et son présent dans un équilibre précaire, celui de réapprendre à vivre avec une innocence perdue. Julien se sent tout de même à l’étroit chez ses parents. Autonome depuis ses 25 ans, devoir de nouveau se plier aux règles de la maison, tout en jouant son rôle d’enfant, lui procure un sentiment étranger à son caractère. Il en veut plus, pas de manière démesurée ou incontrôlée, mais juste de quoi se procurer confort, indépendance, et quelques objets vintage qu’il a acquis, parfois à grand prix, ces dernières années et qu’il convoite dès maintenant. Dans sa chambre d’étudiant, on ne trouve que des éléments pratiques, utiles, fonctionnels : pas de télévision, de console de jeu, de vêtements de marque ou de baskets à la mode. Il lui manque ces quelques petits riens matériels pour le combler.

Julien a aussi son rêve américain. Chaque année, depuis ses 30 ans, il part pendant quinze jours ou un mois, parfois seul, parfois accompagné d’amis, à la découverte du Nouveau Monde. Côte Est, Côte Ouest, contrées sauvages, matchs de basket, visites de parcs nationaux ou d’attractions, monuments… Il est totalement fasciné par le pays de la liberté, où tout est possible pour n’importe qui. En attendant, il mentalise ses tâches prioritaires :

Liste 1 : Les filles : Celles qui l’intéressaient mais avec qui il n’a pas concrétisé. Celles qu’il a rencontrées à cette époque, mais connues bibliquement plus tard. Et surtout celle qui est la plus importante à ses yeux, son véritable amour de 1997 à 2000 : Romy. Une sensation désagréable. Tout aurait dû se passer pour le mieux dans cette relation, et pourtant ça n’a pas fonctionné. Pourquoi ?

Liste 2 : Les copains de toujours : Loïc, Stéphane, JF, Tonio, Alex. Va-t-il leur raconter d’où il vient et ce qu’ils sont devenus ?

Liste 3 : Les lieux : Cestas, Bordeaux, Faculté, Océan, Stade, Côte basque, Paris ?

Liste 4 : Moyens de communication : Minitel, téléphone fixe, téléphone portable à forfaits limités, ordinateur au début d’Internet.

Liste 5 : Moyens de locomotion : Voiture, Mobylette rangée dans la grange, vélo tout terrain, train, avion.

Liste 6 : Ressources : 6500 Francs sur un livret jeune, petits boulots et cadeaux de la famille.

Objectifs : Trouver Matthieu. À l’évidence, il ne pourra pas rester éternellement dans cette situation sans lui, et il est aussi curieux de savoir si ce qu’il a raconté sur son passé est vrai. En plus, il est parisien, ce qui pourrait s’avérer utile, sans oublier la partie risque : les distorsions temporelles. En espérant d’ailleurs qu’il n’ait pas déjà provoqué des dégâts… Découvrir pourquoi et comment il est revenu dans le passé, et si c’est réversible ou non. Influer le cas échéant sur sa situation. Investir, profiter de ses connaissances du futur pour améliorer sa condition…

Il s’arrête de réfléchir. La maison de Loïc est la même, mais plus blanche, moins marquée par les intempéries et l’usure. Autre point important à ajouter à la liste : il est incollable sur les résultats sportifs. Une petite voix intérieure lui murmure que ça pourrait s’avérer utile à un moment ou à un autre… s’il reste en 1997. Tout à coup, son sourire se mue en une moue dubitative. Le processus est-il réversible ? Ce soir en se couchant, se réveillera-t-il le lendemain matin dans le futur — enfin, dans son présent — à devoir reprendre le cours normal du temps ? Il doit profiter de cette journée à fond, juste au cas où.

CHAPITRE 6 – I’m Gonna Be (500 Miles) (The Proclaimers)

double vingt - chapitre 5

“Nous sommes nos choix.” – Jean-Paul Sartre

Matthieu s’acclimate mal à la lumière blafarde des néons de la fac, qui jaunit les murs défraîchis. Il observe presque toutes les personnes présentes aux alentours et se remémore à peine quelques visages sans pouvoir les nommer. Il s’efforce de faire abstraction de leurs discussions sur le dernier épisode de Buffy contre les vampires, le peu de chances de la France de gagner la prochaine Coupe du Monde – s’ils savaient – et l’engouement toujours présent pour Nirvana et la musique grunge.

Il repère parmi les étudiants les habituelles castes de narcissiques, drogués, angoissés, politisés, studieuses, ou pré-féministes, mais il n’a pas de temps à leur consacrer ; il trouve plus utile de scanner les styles vestimentaires, expressions, attitudes en vogue et de perfectionner sa couverture.

Premier constat : il n’y a pas beaucoup de diversité ni de mixité, le langage n’est pas encore imprégné de rap et de street culture. Certains garçons viennent le saluer. Les filles lui font la bise. Il semble assez populaire. En tout cas, il ne passe pas inaperçu, et pas uniquement à cause de son accoutrement de banlieusard.

Tout est confus dans ce couloir, alors qu’ils attendent une sorte de mise à mort orchestrée par un chargé de TD arrogant d’à peine la trentaine. Soudain, il se retourne et fait tomber involontairement une pile de livres des mains d’une jeune fille. Il ramasse rapidement les ouvrages tout en bougonnant, et le premier sentiment qu’il éprouve en se relevant est de sentir son cœur s’échapper littéralement de sa cage thoracique : Victoria. Il se souvient vaguement d’avoir eu le béguin pour elle. Non réciproque d’ailleurs, mais il attend un déclic, une vague de souvenirs qui pourrait le remettre dans le contexte. Rien ne vient.

— Tu ne peux pas faire attention ? dit-elle, le rouge montant à ses joues.

— On n’a pas idée de faire des couloirs aussi étroits, bordel ! répond-il.

— Ah d’accord, donc c’est de ma faute. Je dois être trop grosse ?

Manque de pot, Matthieu est passé maître dans l’art des répliques acerbes.

— La lumière n’est pas très flatteuse non plus, lance-t-il.

Elle reste interdite quelques instants puis éclate de nouveau de rire.

— Tu es vraiment unique. Au fait, — elle le détaille du regard — pas mal ton style. Tu avais des poubelles à jeter avant de venir en cours ?

— Je m’adapte à mon environnement. Hors de question de faire des efforts pour des grosses qui n’ont rien d’autre à faire que de promener des piles de livres dans des couloirs moins larges que leurs culs.

— En grande forme aujourd’hui ! On va voir ce que ça va donner au TD ! Nous passons ensemble avec Omer, Benoit et Coralie.

Matthieu ne réagit pas. Mais qui est encore cette Coralie ? Elle comprend sans mot dire qu’il ne sait pas de qui elle parle.

— Petite brune, lunettes, toujours au premier rang, 19 de moyenne.

— Ahhh oui, Coralie, fait-il, affichant un rictus forcé.

Victoria le regarde d’une drôle de façon.

— Encore des soucis avec ton ventre ?

Il se renfrogne. À se demander si ses problèmes de santé ne s’étalent pas en une du journal de la fac. À moins que… leur relation est peut-être plus intime qu’il ne l’avait supposé. À creuser.

— Non, non ça va, merci.

Une voix impatiente résonne dans le couloir.

— Groupe 8, c’est à vous.

— Allez, on y va ! dit Victoria avec ferveur. Elle pose sa main sur son avant-bras. Ça va bien se passer, ne t’inquiète pas.

À ce contact, il se sent immédiatement beaucoup plus calme, détendu, un frisson lui parcourt l’échine.

Le petit amphithéâtre est on ne peut plus standard, avec quelques travées, bureau, tableau traditionnel, micro fixe et rétroprojecteur. Coralie, suivie d’Omer, Ben, Victoria et Matthieu qui ferme la marche, s’installent au premier rang. Le chargé de TD, 1m85, costume Cerruti, mocassins Weston, ceinture Hermès, ressemble à n’importe quel homme politique de droite de l’époque, ou pire à un centriste. Fixant sa feuille, il semble prêt à commencer l’appel mais reste figé sur place en apercevant Matthieu.

— Monsieur… commence-t-il, s’adressant évidemment à Matthieu. Dumas. Monsieur Dumas, dit-il avec un air hautain et quelque peu maniéré, je ne saurais tolérer une telle provocation. Votre accoutrement est complètement inapproprié et, si j’en crois les échos qui me sont parvenus, vous êtes non seulement coutumier du fait, mais aussi une source de troubles pour notre établissement. Qu’avez-vous à répondre à cela ?

Matthieu se lève, droit comme la justice, enlève son sweat à capuche, le posant à côté de lui.

— Monsieur, que dis-je, cher Maître, en premier lieu je tiens à présenter mes excuses à mes camarades ici présents, dit-il en se tournant vers eux et en inclinant la tête. Je n’avais absolument aucune intention de me singulariser de la sorte, ni de porter atteinte à la respectabilité de la faculté. Il se trouve que j’ai été victime hier soir d’un cambriolage particulièrement odieux. Des individus cagoulés se sont introduits chez moi, m’ont ligoté sur une chaise et se sont emparés des maigres ressources et biens dont je dispose. Vous n’êtes pas sans savoir qu’une vague de crimes de ce type se déroule actuellement — (Matthieu bluffe mais c’est crédible) — vivant en proche banlieue, je suis plus facilement exposé à ces individus sans foi ni loi, qui méprisent la justice des hommes et, pour certains, celle de Dieu qu’ils invoquent si ardemment.

Il lève les yeux au ciel.

— Bien que choqué, heurté dans ma chair et mon intimité, j’ai fait le choix, certes contestable, de me présenter à vous ainsi vêtu afin de ne pas hypothéquer mes chances d’avenir, tandis que j’étais la victime de l’ignorance et du laxisme de l’éducation. Je ne minore pas mes actes précédents que vous avez rappelés devant mes camarades, me plongeant ainsi dans la gêne et la honte, mais victime de l’infamie, je me dois désormais de reprendre le cours de ma vie, supportant le poids de mon passé et les actes du présent. Monsieur, si vous le souhaitez, je quitterai à l’instant cette pièce, mais je vous en conjure, jugez mes camarades pour ce qu’ils sont et non pour s’être difficilement d’ailleurs, simplement accommodés de ma présence.

Matthieu reste debout, l’amphi plongé dans un silence circonspect. Le chargé de TD fait les cent pas, réfléchissant à la meilleure manière d’agir.

— Très bien, si ce que vous dites est vrai, ce dont je doute bien évidemment, je vous propose de répondre à cette question de cours, que vous n’aurez pas manqué de travailler malgré les turpitudes auxquelles vous faites allusion.

— Merci monsieur, répond Matthieu.

— Alors, Monsieur Dumas, que pouvez-vous nous dire de la règle de droit qui s’applique nécessairement à tous les citoyens français ?

Matthieu se lance dans un exposé clair, argumenté, nourri par des années de débats télévisés, de séries policières, de conversations et de quelques bribes de cours réactivés par le choc auquel il est soumis. Le chargé de TD s’approche jusqu’au premier rang, inspecte le banc, le bureau, cherche partout une éventuelle preuve de tricherie. Rien.

— Monsieur Dumas, je dois admettre que votre réponse était intéressante et m’engage à vous laisser une deuxième chance. Maintenant que vous avez monopolisé l’attention, passons à vos camarades.

Omer, Benjamin, Victoria, tous se regardent sans rien comprendre à ce qu’il vient de se passer. Matthieu, tête baissée, a le masque. Le sang afflue à sa tempe et ses mains tremblent. Il a quarante-sept ans et ce « petit connard » vient de l’humilier. Il s’en est bien sorti mais ce n’est que le début. Avec de l’argent, plus rien ni personne ne pourrait le traiter de la sorte.

Le chargé de TD lâche son os. Le sujet est encore plus simple que celui qu’il a donné à Matthieu, mais l’objectif est de les obliger à s’entretuer. Coralie, en véritable pitbull, tient le crachoir. Victoria alterne entre phases offensives et défensives, préparant ses répliques pour mieux surprendre son adversaire. Omer et Benjamin comptent les points. Après quelques minutes de bataille acharnée, dans laquelle Matthieu se garde d’intervenir, l’arbitre siffle la fin du match. Ils repartent sans savoir qui l’a emporté, mais pour Victoria cela ne fait aucun doute, c’est elle. Italienne par sa mère, et issue de la noblesse autrichienne par son père, elle n’est pas du genre à se laisser dominer. Blonde, yeux verts, teint d’albâtre, silhouette longiligne, 1m73 en talons. Matthieu a pensé pendant longtemps qu’il a plus de chances de faire un voyage dans le temps que de sortir avec elle.

À peine sortis de la salle, elle se jette littéralement dans ses bras.

— Mais pourquoi tu ne m’as rien dit ? J’ai eu si peur en t’entendant et alors, quel beau discours, tu as été brillant Matt, je suis tellement fière de toi, dit-elle en effleurant tendrement sa joue.

Omer, à la limite de l’apoplexie, le regarde en mimant de lourds sous-entendus. Benoit ne comprend rien et Coralie le félicite simplement, mais elle veut éclaircir certains points qui la chiffonnent encore.

— Matthieu bravo, c’était très bien. Je suis désolée de ce qu’il t’est arrivé, mais je n’ai pas bien saisi. Qui sont Saul Goodman, Annalise Keating et Faites entrer l’accusé ? C’est bien ça ?

Il pourrait lui dire Tu le sauras dans quelques années si tu regardes Amazon ou Netflix, mais il se contente de répondre :

— J’ai dû mal prendre mes notes. Il me semblait pourtant que c’étaient des références dans le cours.

La laissant dans un état de perplexité avancé, tout en s’éloignant avec Victoria toujours accrochée à son bras. Elle s’arrête net.

— Mince ! J’ai oublié mes livres dans la salle d’examen, dit-elle en l’embrassant à nouveau sur la joue. À tout à l’heure !

Matthieu n’aime pas trop la sensation qu’il ressent, cela ressemble beaucoup à un cas de conscience. Omer, qui fait une bonne tête de plus que lui, passe son bras de rugbyman par-dessus son épaule.

— T’es mon idole. Tu vois il y a encore deux heures, j’aurais craché ou pissé sur ta tombe, mais là, je vais te payer une bière !

Il est à peine 11h00 du matin.

CHAPITRE 7 – Unforgiven II (Metallica)

chapitre 7 - Double Vingt

“Le temps est un grand maître, il règle bien des choses.” – Pierre Corneille

Sous-directeur de la maison départementale de la recherche en radioastronomie, Alejandro était chargé notamment de la gestion et de la coordination d’une équipe pluridisciplinaire. Personne ne lui avait jamais demandé ce que cela signifiait. Sa femme trouvait le salaire décent, les horaires acceptables, de plus, il ne se plaignait jamais de son travail. L’étanchéité entre sa vie privée et professionnelle était parfaite, si bien que Julien ne l’avait jamais questionné sur ce sujet. Quand on l’interrogeait sur la profession de son père, il répondait « cadre » ou « sous-directeur », et pour sa mère, il disait « employée ». Cela contentait la majorité des gens ou des administrations.

La réalité était quelque peu différente. Alejandro avait été personnellement recruté 24 ans auparavant par le directeur actuel du service, Timothée Sundial, juste après ses études d’ingénieur. Le profil particulier recherché par Sundial se résumait à trois qualités : Se taire. Écouter. Observer. Le reste n’était que de la technique. Depuis, ils travaillaient en étroite collaboration. Il collectait et compilait les données pour son patron. Qui l’aurait cru de toute façon, s’il avait raconté que sa tâche principale consistait à relever les traces de résonances temporelles à travers la France ? Même maintenant, avec son expérience, il trouvait encore cela bizarre, à défaut d’autre mot.

« Le voyage à travers le temps existe », Sundial n’avait pas tergiversé lors de leur premier entretien. Alejandro s’était contenté d’incuber l’information et cela avait suffi pour l’embaucher. À maintes reprises, il avait constaté que ce qui semblait impossible ou fou, au commun des mortels, faisait partie intégrante de son quotidien. Le père de Julien avait identifié et cartographié les localisations de dizaines de voyageurs, rédigé des notes, généré des statistiques, comparé les manifestations sur différentes périodes, fait la jonction avec les agents de terrain. Alejandro Carlos Garcia ne pariait pas, mais il avait l’intime conviction que son fils serait son prochain « client ». Restait à savoir maintenant de quelle époque il venait, combien de temps l’effet l’affecterait et les implications pour lui et sa famille. Malgré les avancées technologiques et les différentes itérations, il n’était pas encore possible de déterminer avec précision l’année et l’âge de départ des sujets. Certains séjours duraient quelques minutes, ce qui ne provoquait qu’une simple impression de déjà-vu ou de flashbacks. D’autres, en revanche, étaient beaucoup plus longs ou marquants.

En revanche, ce qu’il pressentait sans en connaître les tenants et aboutissants, c’est que son fils serait au centre de l’attention des Horlogers et des Chrono Libérateurs.

Sundial, d’une grande transparence, lui avait raconté les origines du département. Alejandro avait écouté attentivement, sans préjugés, interruptions ou questions inutiles.

Établi depuis plus de deux siècles, l’ordre des Horlogers avait pour mission principale de préserver l’équilibre fragile de l’espace-temps. Empêcher toute action susceptible de déstabiliser le continuum. Un sacerdoce à l’origine de la haine que vouait Ariane Morin à l’organisation. Leur némésis.

Son grand-père, Louis, brillant scientifique, avait quitté pendant quinze jours le confort de 1972 pour les affres de 1930. Les Horlogers n’avaient pas eu d’autre choix, en application des règles de leur ordre, que de l’empêcher d’atteindre son but : supprimer le futur chancelier allemand. Il s’en était sorti in extremis physiquement et avait conservé l’intégralité des souvenirs de son voyage.

Le retour à son époque fut terrible, rendu fou par la faute de ceux qui l’avaient privé de sauver l’humanité, au point d’abandonner ses recherches scientifiques, de se couper littéralement de sa famille, de ses proches, à l’exception de sa petite-fille unique, qu’il considérait comme légataire de son œuvre. Sa seule ambition, jusqu’à sa mort en 1988, fut de créer un réseau de « résistance » suffisamment puissant pour lutter contre les Horlogers et modifier le cours de l’histoire lorsque la cause l’exigeait. Son armée de Chrono Libérateurs. La dévotion dont faisait preuve Ariane était à la fois personnelle et idéologique ; elle croyait fermement, comme son grand-père, que l’humanité devait réécrire son destin pour éviter les erreurs du passé.

Pour Julien et Matthieu, le jeu de la résonance temporelle venait à peine de commencer, et chaque participant, qu’il en soit conscient ou non, aurait un rôle crucial à jouer.

Interlude – Toy Soldier (Martika)

Double Vingt - Chapitre 8

“Le secret du changement consiste à concentrer son énergie pour créer du nouveau, et non pour se battre contre l’ancien.” – Dan Millman

Chaque mot prononcé par le vieil homme résonne profondément chez Véra, qui prend frénétiquement des notes, consciente de l’importance de chaque détail.

— Vous voyez, Véra, cette histoire n’est pas seulement celle de deux hommes cherchant à revivre leur jeunesse. C’est une réflexion sur nos convictions, notre destin, et la manière dont nous influençons le cours de notre propre existence.

Elle acquiesce, se demandant s’il n’est pas trop tôt pour lui poser les questions qui brûlent ses lèvres. Finalement, elle ne résiste pas :

— Vous êtes Timothée Sundial ?

Il lui offre un sourire mélancolique, gorgé d’humanité et de satisfaction. Il se félicite intérieurement de l’avoir choisie pour recueillir sa confession, mais se demande s’il a vraiment eu le choix.

— Maintenant que l’ambiguïté relative à mon identité est levée, Véra, je vais répondre à trois questions avant même que vous ne les formuliez. Tout d’abord, et jusqu’à ce jour, nous n’avons jamais découvert de voyageurs venant du passé.

Il sait très bien que ce n’est pas la réponse qu’elle attend. Ce temps gagné lui permet de garder une certaine contenance, même si ses épaules s’affaissent, ses lèvres se plissent, et ses yeux se remplissent d’émotion.

— Croyez bien qu’il ne se passe pas un jour sans que je me demande si Louis Morin n’aurait pas dû aller au bout de sa démarche, et sans que je ne maudisse ceux qui l’ont empêché d’agir. Par ailleurs, il serait sot et mensonger de dire que nous n’avons jamais bénéficié directement ou indirectement des apports du futur. Nos outils de détection, ou nos moyens de communication par exemple, en sont basés. En revanche, contrairement aux Chrono Libérateurs, nous n’avons jamais profité de ce savoir pour nous enrichir, peut-être aussi parce que nous disposons déjà de ressources conséquentes. Et, si c’est une question qui vous trotte dans la tête, sachez que votre présence ici aujourd’hui n’est pas le fruit du hasard.

Il marque une pause. Véra voudrait en savoir plus immédiatement, mais elle a la conviction qu’il faut d’abord laisser le récit se poursuivre et éclairer les zones d’ombre par la suite.

— Souhaitez-vous poursuivre, Monsieur Sundial ? demande-t-elle avec un ton empreint de respect.

Il s’efforce de contenir un sourire léger.

— Avec plaisir, Véra. Merci beaucoup.

Chapitre 8 – Thubthumping (Chumbawamba)

double vingt - chapitre 8

“Tout secret a un poids, et le partager, c’est le donner à porter à quelqu’un d’autre.” – François Mauriac

— Pas trop tôt ! lance Loïc en tapotant vigoureusement une montre imaginaire, un reproche qui glisse sur un Julien impassible, décidé à vivre la situation pleinement plutôt que de l’intellectualiser.

— Les autres ne sont pas là ? demande-t-il en jetant un œil circonspect aux alentours.

— Non, on se retrouve directement au « Beausoleil », et après chez le père de Stéphane. Il vient d’acheter la PlayStation. Pourri-gâté si tu veux mon avis, le Stef.

Julien acquiesce, gardant son flegme. Sa priorité est de ne pas commettre d’impairs. Il doit faire abstraction du fait que Loïc est passé chez lui avant-hier, en fin d’après-midi, en coup de vent, pour boire une bière et parler de la pluie et du beau temps. Loïc n’a plus beaucoup de temps à consacrer aux copains, ni de cheveux non plus. Sophie, sa compagne depuis vingt ans, attend leur troisième enfant après Louise (8 ans) et Jade (5 ans). Si tout se passe comme Julien l’a vécu dans son futur, ils se dirigent tout droit vers la naissance d’un petit Gaspard en août 2008, dont il deviendra le parrain.

Loïc et Julien ont rencontré Sophie ensemble chez Alex, un autre ami de la fac. Elle est la cousine d’une copine du groupe, et Loïc l’a aimée au premier regard et l’a draguée aussi rapidement. À peine six mois après leur premier baiser enfiévré, sous les auspices de Céline Dion et aromatisé au punch coco, ils emménagent ensemble, ce qui, à l’époque, a fragilisé l’équilibre de la bande de copains. Depuis, Loïc mène l’existence d’un père de famille rangé, aussi fun qu’un joueur de triangle dans un orchestre philharmonique.

— JF et Tonio sont partants pour aller cet été à Ibiza. Fiesta du matin au soir, des filles partout et plages géniales. Qu’est-ce que tu en penses ?

Ibiza 97… tournoi de Beach Volley remporté par leur équipe de France improvisée sur une frappe en ciseau de « Zinedine » Tonio. Julien avait flirté avec une Hollandaise de 22 ans rencontrée sur la plage, mais sans passer à la vitesse supérieure. Loïc et Stef, eux, ne se sont plus adressé la parole pendant deux jours parce que Loïc a appris à ses dépens que « tus ojos huelen a culo » ne veut pas dire en espagnol « Tu veux boire quoi ? » Mais dans l’ensemble, c’était un excellent souvenir.

Que se passerait-il si Julien ne partait pas à Ibiza cette fois-ci ? Aurait-il de nouveaux souvenirs ? Et les autres, sans lui… Est-ce que cette absence générerait un effet papillon ? Loïc ne viendrait plus chez Alex, donc ne rencontrerait pas Sophie, et leur destin en serait totalement bouleversé ! Hormis peut-être pour les cheveux. Il n’est ou ne serait pas responsable de tout non plus. Et d’un autre côté, est-il capable de tout reproduire à l’identique ? En a-t-il seulement l’envie ?

Le « Beausoleil » est leur QG. Bar central de Gradignan avec baby-foot, billard, flipper et borne d’arcade Street Fighter 2 ou Virtua Striker. Autant dire qu’il en a claqué des pièces de 5 et 10 francs au cours d’après-midi où les uns se tirent la bourre pour atteindre les High Scores, pendant que les autres oscillent entre tarot et belote. Un coca ou une menthe à l’eau renouvelés toutes les deux heures pour ne pas se faire prier de quitter les lieux. Tout le monde se connaît, et les anciens, piliers de bar à l’œil aviné de regrets, scandent à qui veut l’entendre que bientôt ce sera la fin de l’insouciance et que « y aura plus un troquet nulle part, que des cochonneries américaines de Macdo. »

Pensif, Julien repense à cette parole prémonitoire.

— On a les visionnaires qu’on mérite, se dit-il en haussant les épaules.

Chapitre 9 – Everyday Is a Winding Road (Sheryl Crow)

Chapitre 9 – Everyday Is a Winding Road (Sheryl Crow) - double vingt

«  Le problème est que nous cherchons quelqu’un pour vieillir ensemble, alors que le secret est de trouver quelqu’un avec qui rester enfant. » Bukowski

Après trois bières pour Omer et une seule pour Matthieu, celui-ci se sent étrangement calme malgré la situation inconfortable dans laquelle il se trouve. En temps normal, il n’aurait jamais laissé son ami prendre autant d’avance, mais il a besoin de toute sa lucidité, s’évertuant à démêler les fils tortueux de sa mémoire défaillante. La cafétéria de la fac, à l’image du reste du bâtiment, est déprimante. Elle ressemble davantage à un réfectoire, avec des néons fatigués, des murs d’une blancheur douteuse, un sol collant, et des tables disposées anarchiquement ou vissées les unes contre les autres. Pour donner l’illusion d’une distraction ou simplement parce qu’il est là sans que personne ne sache quoi en faire, un flipper des années 80 rafistolé au chatterton gît abandonné dans un recoin, à côté d’une affiche de Pulp Fiction accrochée au mur.

Viviane la gracieuse, telle qu’elle est surnommée (merci Omer pour ce rappel), est affalée derrière son comptoir, en parfaite symbiose avec l’atmosphère du lieu. Un poste radio ayant également connu des jours meilleurs est branché sur Ouï FM, la radio rock de Paris, et diffuse Knocking on Heaven’s Door des Guns N’ Roses, suivi de You Learn d’Alanis Morissette. Matthieu tend l’oreille puis passe à autre chose. Aucun étudiant ne semble s’offusquer de la médiocrité ambiante. L’âge ou l’habitude, sans doute. Matthieu apprécie néanmoins le prix des consommations : 5 francs la bière, 2 francs le coca, 50 centimes le café. Pour se restaurer, des sandwichs (a)variés à 10 francs et des hot-dogs garnis de saucisses rouges mutantes, qui n’ont pas encore été soumis aux interdictions de colorants et autres conservateurs toxiques, à 8 francs avec des frites huileuses. Cependant, il n’est pas encore prêt pour une gastro-temporelle et préfère ignorer la faim qui commence à monter.

Pendant ce temps, Omer soliloque sur ses contrariétés : ses parents, ses embrouilles avec tout le monde, notamment un certain Manu qui lui doit 200 francs, et ses études horribles. Matthieu apprend enfin la cause de leur querelle : Omer a brûlé la moquette du salon avec un pétard mal allumé. Apparemment, c’était la faute du briquet, et Matthieu l’avait engueulé, ce qu’Omer n’avait pas apprécié. En plus, il avait perdu à GoldenEye et s’était endormi devant Candyman. Matthieu réprime un fou rire, tout en s’inquiétant pour l’état de sa moquette, surtout si son séjour en 1997 devait se prolonger. Terminé les parasites à la maison, se dit-il en off. Et ça continue : le bureau des plaintes d’Omer est toujours plein. Mais il finit par revenir à l’essentiel.

— Trop stylé le coup du braquage ! Tu aurais pu me mettre dans le coup, je t’aurais pas raccroché à la tronche si tu m’avais dit ça ! Comment tu comptes t’en sortir ?

— On verra, c’est venu spontanément.

— Et pour Victoria, parce que je ne l’ai jamais vue dans cet état, dis donc !

— Justement, j’aimerais bien que tu me donnes ton analyse ?

Omer se sent flatté et en même temps étonné. Matthieu est plus adepte de « ta gueule pauvre con » et autres amabilités que de lui demander formellement et poliment son avis. Omer commande une quatrième bière pour se lancer dans sa théorie.

— C’est pas une allumeuse, mais je pense que c’est juste une bonne copine. À chaque fois elle rigole quand on fait des conneries, mais elle vient jamais quand on fait les soirées, c’est pas le même monde non plus. Et en même temps, elle est canon, mais toi, t’as tes qualités attention, mais c’est un peu comme, je sais pas, t’as pas un exemple ?

Matthieu le regarde interloqué.

— Non, pas là non…

— Deux trucs pareils mais différents, tu vois l’OM, tu vois le PSG, après c’est pas un bon exemple parce que le PSG ils ont gagné un match dans la saison, mais en gros tu vois ce que je veux dire ?

Omer a plein d’espoir dans les yeux et Matthieu, qui a toujours respecté la règle du bon copain, à savoir toujours aider son ami en difficulté, quelles que soient les circonstances, n’est plus forcément en phase avec le discours de moins en moins cohérent de son partenaire de bringues. Il meurt d’envie de lui balancer la prédiction du jour :

— T’as raison, profite bien de tes années fac parce que la suite va être moins tendre. Surtout pour ton foie et tes dents qui vont se déchausser à partir de tes trente ans, quant à ta vie de famille, je garde ça pour la prochaine boulette sur ma moquette ou le canapé. Et je te parle pas des PSG – OM à venir, ce sera la surprise du chef. Connard !

— Oui, je vois ce que tu veux dire, dit Matthieu avec toute la patience dont il est capable à l’instant. Omer se sent mieux, prêt à reprendre la liste interrompue des afflictions dont il est la malheureuse victime. Matthieu comprend maintenant que son ami essaie simplement de le protéger d’une probable désillusion, sans méchanceté ni jalousie, juste un peu de maladresse. De toute façon, ça n’a aucun sens. Elle a 20 ans, il vient du futur et n’a toujours pas de clés pour se sortir de cette situation de merde. Impossible de rester à la fac ou de ne rien foutre de la journée comme à l’époque. D’un autre côté, Matthieu ne peut pas envoyer balader les copains, la famille et se barrer en road trip à L.A. Il ne peut pas non plus prendre un vol retour pour 2024. Il ne peut pas non plus se contenter de cette situation, mais si c’est le cas, après tout qui lui reprocherait quoi que ce soit ? Il connaît son futur lui et sait qu’il n’a rien à attendre de personne. Julien ? Tu parles d’un super pote, il n’est même pas là. D’ailleurs, avec un tel esprit cartésien, Matthieu commence à douter de son hypothétique présence en 97. Impossible qu’il se soit téléporté ! Non, le mieux est d’agir et de ne rien regretter. Il contemple son verre avec une rage contenue.

Victoria arrive comme la plus douce des abeilles sur un dahlia nain à feuilles pourpres, prête à butiner.

— J’étais sûre de vous trouver ici ! Tu bois quoi Matthieu ? Une bière, déjà ? Ça va ? Tu ne te sens pas bien ? Surtout après ce qu’il t’est arrivé ?

Victoria se colle contre lui.

— Tu vas faire comment ce soir ? Il la regarde interloqué. Mais dans quoi s’est-il embarqué… une hantise toutes ces questions. Heureusement, Benoit arrive au même moment.

— Ben va me ramener chez ma mère, c’est sans doute le mieux à faire, en plus elle a déjà dû faire les démarches au commissariat, dit Matthieu.

Victoria le regarde droit dans les yeux.

— Ah non, mais c’est hors de question, tu vas venir dormir chez moi. Mes parents sont en Suisse. Ma petite sœur est chez une copine, parce qu’elles ont un exposé à faire, et puis même, de toute façon, Apollonia t’adore.

Elle se tourne prestement vers Benoît.

— Ben, ça ne te dérange pas si je m’occupe de Matthieu ?

Benoît secoue la tête, le visage implorant son fantasque ami de lui fournir une explication qu’il risque de ne jamais avoir.

Omer, cinquième bière, la voix de plus en plus hésitante mais au comble de l’hilarité.

— Je le prends chez moi, si tu veux Vic, tu veux pas qu’il chope en plus une crise cardiaque, ça fait trop d’émotions tout ça, pour notre petit Matthieu.

— Merci Omer, je pense que je peux me débrouiller seul, lui répond Matthieu d’un ton glacial. Après tout, ce n’est que du matériel, rien de grave. N’en faisons pas toute une histoire.

Il replonge le nez dans son verre vide. Victoria balaie son argument d’un revers de main élégant.

— Ça me fait plaisir d’être avec toi. En plus, on ne sait jamais, s’ils viennent me cambrioler, je serai toute seule.

Matthieu sent qu’une nouvelle opposition serait contre-productive.

— D’accord, je dormirai sur le canapé.

Elle lui adresse un sourire à faire fondre la banquise, même avant le réchauffement climatique.

— Bon, j’ai cours et vous aussi je vous rappelle, à tout à l’heure, dit-elle en repartant, laissant les trois garçons pantois.

Une digue de son cerveau vient de céder. La référence à Apollonia l’aide à se remémorer. En début d’année de fac, Victoria, perdue dans les couloirs, avait demandé son chemin à Matthieu, qui s’était débrouillé pour la guider au mieux. S’en était d’abord suivi une relation cordiale, ponctuée de rencontres fortuites lors de soirées, en boîte de nuit, entre amis communs, puis de plus en plus amicale. Matthieu, ayant manqué quelques temps les cours en raison de ses problèmes de santé, elle avait assuré le relais, lui confiant ses prises de notes et l’avait aidé à faire quelques devoirs. De fil en aiguille, leur relation était devenue plus proche et plus forte, mais Matthieu avait gardé pour lui ses sentiments. Victoria sortait avec des mecs plus âgés, plus riches, plus beaux ou plus cool. Et puis un jour, en début d’année suivante, il s’était déclaré sans crier gare, maladroitement, sans raison valable ou signe qui aurait pu l’encourager, une sorte de suicide affectif, juste pour donner un nom à son mal-être, alors qu’ils n’étaient déjà plus très copains, encore moins amis. Elle l’avait gentiment mais fermement rembarré. Ils n’avaient plus jamais eu de contacts après ce camouflet.

Matt avait espéré un moment qu’il se passe un quelque chose entre eux, surtout parce qu’Apollonia, la petite sœur de Victoria âgée de 12 ans, qui le trouvait super marrant et gentil en particulier lorsqu’il venait chez elles boire un café, récupérer les cours ou qu’il restait pour regarder un film ou un épisode d’une série (Friends) l’après-midi, l’avait plusieurs fois encouragé à se déclarer. Elle savait que c’était possible, parce qu’elle passait son temps la tête collée contre la porte de la chambre de sa sœur, à espionner ses conversations, dès que Victoria s’enfermait pour téléphoner avec sa ligne fixe personnelle et elle l’avait entendue dire à plusieurs reprises à ses interlocutrices que Matthieu était mignon, gentil, marrant, original, etc. Les infos de mini cupidon ne pouvaient qu’être fiables, mais il s’était à chaque fois dégonflé. D’un côté, rentrer chez lui permettrait de se poser et de réfléchir à son avenir immédiat, mais passer une nuit en tête à tête chez Victoria ? Avant d’imaginer quelque chose de plus voluptueux, son objectif principal était de glaner un maximum d’infos sur lui-même. Il sourit, satisfait. Dans l’ensemble, il apprécie ses premiers pas en 97. Parfois un petit rien peut changer une destinée. Le rire strident d’Omer fait se retourner quelques étudiants.

Certaines choses ne changent jamais.

Chapitre 10 – It’s All Coming Back to Me Now (Céline Dion)

Double Vingt - Chapitre 10 – It’s All Coming Back to Me Now (Céline Dion)

“La vie peut seulement être comprise à rebours, mais elle doit être vécue en avant.” – Søren Kierkegaard

Comme un air de déjà-vu, ou plutôt de « déjà vécu ». En cet après-midi quasi estival, la terrasse du Beausoleil déborde d’étudiants qui relâchent la pression avant d’entamer la révision des partiels, certains gravitant de tables en tables au gré des amitiés, d’autres jetant des œillades à la dérobée, surplombés par des nuages de fumée de cigarettes ou de mobylettes.

Loïc se jette dans la mêlée pour rejoindre la bande. Julien, légèrement en retrait, est tout d’abord surpris par le brouhaha des conversations, leurs visages juvéniles souriants, l’absence de smartphones qui favorise les échanges. Voir et entendre ses amis avec plus d’acuité que dans ses souvenirs, de JF avec ses lunettes de soleil Ray-Ban façon Top Gun à Tonio qui fait sa célèbre imitation de Jean-Pierre Papin, le bar rayonne de vie et de jeunesse. Julien en a un pincement au cœur ; le lieu en 2024 n’est que l’ombre de 97.

Loïc serre des mains, embrasse à la cantonade, salue jusqu’aux passants, comme le futur conseiller municipal qu’il deviendra en 2014.

Julien, beaucoup moins populaire, trouve une chaise libre et observe la scène. Véronique, la femme de Paul, le patron du bar, lui sourit. Elle a une trentaine d’années, du tempérament, avec une silhouette de nature à aiguiser les appétits du Julien de 2024.

— Un coca, s’il te plaît, dit-il, sans glace, une tranche de citron sur le dessus et la bouteille à côté.

La serveuse, qui connaît les habitudes de chacun, reste interloquée. Il se mord la lèvre inférieure, mauvais réflexe ; à cette époque, il n’a pas encore tous ses tocs.

— J’ai vu ça dans un film hier ! » dit-il en guise d’explication.

  Tu peux ajouter un demi-pêche s’il te plaît, Véro, merci !

Loïc, toujours debout, lui adresse un baiser de loin.

— Qui veut faire une partie de Street Fighter ? Stef ? lance-t-il à Stéphane, habillé comme un ferretcapien en pleine saison.

Le petit bourgeois de la bande refuse la proposition.

— Franchement, maintenant que j’ai la PlayStation, les jeux d’arcade, c’est quand même beaucoup moins bien ! Je laisse ça aux amateurs, vas-y, Juju ! Mets-lui une raclée.

— C’est pas le moment, j’ai l’impression, répond Tonio à sa place. Regarde-le avec sa jambe qui s’agite toute seule. Il lui parle comme à un enfant impatient.

— Elle va arriver, mon poulet, ne stresse pas ! À peine a-t-il terminé sa phrase que Laetitia, Émilie et Romy apparaissent comme par enchantement. Les sens de Julien l’avaient prévenu de son arrivée. Le parfum délicat de sa peau qui précède sa démarche assurée, sa voix aussi intelligente que chantante, ses cheveux noirs aux reflets bleus d’argents qu’il a tant aimé caresser. Il ne l’a jamais vue vieillir, préférant préserver le souvenir de leur amour et de sa jeunesse. Il sait ce qu’elle est devenue, et ça lui a suffi dans son présent de 2024. Qu’en est-il maintenant ? Loin de toutes ces considérations surnaturelles, la jeune fille l’embrasse naturellement, probablement comme elle le fait chaque jour depuis qu’ils se sont mis en couple six ou sept mois auparavant.

Au contact de leurs lèvres, le cœur de Julien essaie de s’échapper de sa cage thoracique, complètement affolé. Depuis son arrivée dans ce nouveau monde, il s’efforce, par le biais de mécanismes de défense et d’un rationalisme éprouvé par le temps, d’accepter l’incongruité de la situation, mais ce contact physique avec l’amour de sa vie ? Rien ne peut égaler cette intense sensation qui monte en lui des orteils à la racine de ses cheveux. Il n’est plus un esprit de presque cinquante ans, il se demande d’ailleurs si finalement il n’a pas inventé son futur, après tout, il a peut-être rêvé. Là, ici, aujourd’hui, c’est concret.

À part Matthieu, et encore, il ne l’a jamais vu jeune, qui peut contester la réalité ?

— Salut tout le monde ! Laetitia et Émilie font le tour des bises. Romy ne s’intéresse à personne d’autre que lui. Seul Julien compte pour ses insondables yeux marron. L’homme qui vit, malgré ses dénégations, en lui comprend d’un coup le sens du mot « exister » et peut-être aussi celui d’aimer. La télé du bar, branchée sur les clips de M6, diffuse How Do You Remember Me? de Sarah Brightman. La mélodie flotte jusqu’à eux. Julien s’étonne, juste le temps de se poser la question, encore cette chanson ?

— Ça va ? Tu m’as manqué depuis hier.

— Toi aussi, répond-il, se gardant de dire « depuis une vie ». Sourires complices, bulle de passion. Ils sont dans une autre dimension qui se dispense de mots ou d’explications, seul l’instant présent leur importe.

— Bon, je crois qu’on gêne ! T’avais raison, Tonio, il n’est pas prêt pour une défaite à Street Fighter, plaisante Stef.

— C’est beau, on se croirait dans un épisode de Dawson, renchérit Laetitia en faisant claquer son malabar bi-goût.

— Ça va, toi aussi, quand t’auras des poils, t’auras une copine, balance Stef, hilare, les yeux rivés sur un Loïc rouge cramoisi.

Julien se passerait bien de tous ces commentaires, mais il ne veut pas gâcher ce moment avec une réflexion intempestive ou risquer de générer un malaise. Tandis qu’elle commande un Perrier avec sa voix autoritaire, qu’il entend parfois encore aujourd’hui, quand il est seul dans son lit à refaire sa vie, il observe chacun de ses gestes, hume son parfum, s’imprégnant le plus possible de sa présence. Quintessence d’amour de jeunesse, de nostalgie et de regret. Elle n’est pas différente de son souvenir. Romy, au charme naturel et discret. Romy aux cheveux noirs qui tombent en ondulations souples autour de son visage mat, parfois boudeur, parfois rieur. Romy aux yeux de braise, qui reflètent son intelligence vive et sa capacité à observer le monde avec une curiosité pénétrante. Romy à la silhouette élancée. Romy à la présence apaisante ou, au contraire, ardente qui, combinée à sa beauté discrète, la rend inoubliable pour ceux qui la rencontrent, surtout pour Julien. S’il était artiste, elle serait sa muse. Elle sirote son verre, plaisante avec ses copines, lui passe la main dans les cheveux, et Julien s’émerveille. Ils se parlent tout bas, des mots qui n’appartiennent qu’à eux, les amis autour, l’insouciance de la jeunesse retrouvée. Qu’allait-il faire ? Il a mal aux jambes, elle s’assoit à côté de lui.

— Loïc, toujours partant pour un Street Fighter ? Il a quand même envie de profiter des copains aussi. Il connaît la fin de l’histoire : elle voudra fonder une famille, il chérissait au-delà de tout sa liberté. Les années ont passé, nouveau millénaire, le couple s’est tout dit et tout fait au moins mille fois.

La passion fait partie de ce passé qu’il revit aujourd’hui. Il aura ce souvenir en double. Et certainement plus encore. Loïc insère une pièce de 10 francs, et la borne d’arcade se transforme en ring pour pré-geeks, bruitages amplifiés par deux HP quasi neufs, panel six boutons en parfait état. Julien est aux anges devant ce graal vidéoludique. Il continue, dans son futur, de se servir quasiment quotidiennement de sa PS5 ou, plus rarement, de sa Xbox X, mais il adore ça. Ce qui est devenu une norme est pour l’heure inconcevable en 97. Aucune inquiétude, il a son camouflage de gamin de 20 ans comme excuse. Il appuie sur deux boutons simultanément pour rejoindre la partie, tout en exécutant un demi-cercle et trois fois le bouton de gauche.

Il sélectionne Chun-Li, la plus rapide avec ses pieds supersoniques. Loïc prend toujours Guile, le G.I américain punk.

— Fight!

Julien s’attend à un massacre ; non seulement il est nul, mais il n’a pas joué spécifiquement à ce jeu depuis au moins deux décennies ! M6, toujours en mode musique, attaque la partie française avec Goldman, Obispo, Axelle Red- Sensualité.

Un regard pour Romy, qui ne se perd pas dans la nature, accompagné, pour son retour à l’envoyeur, d’un baiser soufflé façon Marilyn.

Le cheat code fonctionne parfaitement. Les coups portés contre la jeune guerrière nippone, tout de bleu vêtue, ne lui font perdre qu’une petite quantité de vie, peu importe la puissance du combo exécuté par Loïc.

Julien est assuré de gagner à chaque fois. Il lui suffit de porter quelques attaques ou de gagner au temps écoulé. Loïc dépense déjà 40 francs dans le monnayeur. La mine des mauvais jours succède à l’incrédulité des premières parties. Il se résout à changer de personnage, mais rien n’y fait. Tonio rameute la bande, et l’ambiance devient celle d’un stade de foot. Loïc ne veut pas abandonner, croyant dur comme fer à une remontada. Mais il finit par lâcher la manette de rage lorsque Julien invite Romy à se placer devant lui et guide ses mains pour une ultime partie victorieuse.

— Je veux bien tout, mais pas me faire battre par une gonzesse !

— Réaction typique du mâle genré cis hétéronormé blanc, patriarcal et misogyne, lance Julien. Personne ne comprend un mot de ce qu’il vient de dire.

— Ça veut dire quoi ?

— Que c’est vraiment la honte, même une fille te met une raclée ! Julien sait qu’il vient de commettre sa première distorsion de réalité, par pure vanité. Et si, au fur et à mesure, ses souvenirs du futur disparaissaient purement et simplement ? Les grands bouleversements mondiaux, le Covid, Jul… Il perdrait un avantage majeur sur ses congénères.

Julien ne serait pas plus en mesure d’y faire face qu’un gamin de vingt ans. Il doit consigner un maximum d’informations clés, se faire des journaux de bord rétrospectifs de 2024 à 1997, pour se guider. Il n’a pas reçu de manuel de voyageur du temps, tout est empirique. Paul appuie sur la grosse télécommande pour passer sur FR3. Outre les catastrophes naturelles et les sujets d’actualité, Julien apprend que l’an 2000 verra le jour dans 1 000 cycles de 24:00 à partir d’aujourd’hui. Fascinant. C’est l’heure de manger. Un bon McDo pour fêter son retour et son triomphe au jeu vidéo ?

— Désolé, Loïc, j’ai été chanceux aujourd’hui.

Son ami n’en mène pas large, charrié qui plus est par la bande qui attend ce moment depuis longtemps. Julien fredonne Les temps changent de MC Solaar, mais une question le frappe soudain : Est-ce que la chanson est déjà sortie ?

Chapitre 11 – (I’ve Had) The Time of My Life (Bill Medley et Jennifer Warnes)

Chapitre 11 (I’ve Had) The Time of My Life (Bill Medley et Jennifer Warnes)

“Le futur appartient à ceux qui croient à la beauté de leurs rêves.” – Eleanor Roosevelt

18:00, Malakoff.

— Le Métro, comment ça tu veux prendre le Métro ? Je vais appeler un taxi !

— Mais Matthieu, dit Victoria hilare, c’est beaucoup plus simple en Métro.

La dernière fois que Matthieu a pris le métro à Paris, il a failli se battre avec des gitans qui voulaient lui piquer son téléphone, et il a vu un crack head bloquer la voie en hurlant qu’il était le Black Jesus, fait d’autant plus étrange qu’il était blanc comme un cachet d’aspirine et roux. En plus, à 20 ans, Matthieu n’est pas très sportif, c’est un euphémisme de le dire. Un peu de foot, de tennis et de natation pendant les vacances, mais loin des deux heures quotidiennes de salle de sport et des cours de boxe hebdomadaires qu’il suit depuis ses quarante ans.

— Tiens, j’ai des tickets si tu veux.

À contrecœur, il s’engouffre à sa suite dans la bouche des enfers, c’est-à-dire le métro parisien. Est-ce un effet de son esprit ou de sa respiration retrouvée (il n’a pas allumé une clope de la journée, bien qu’on puisse encore fumer presque partout), mais il trouve que l’odeur caractéristique du métro parisien est moins saturée qu’en 2024. Il y a du monde, certes, mais les gens semblent moins agressifs, voire moins tarés.

Vestimentairement parlant, Matthieu n’est pas en rupture avec l’époque : cela fait 20 ans que la mode recycle à chaque saison les modèles phares des 90’s. Il n’en va pas de même pour les coiffures… permanentes de vieilles « trou de la couche d’ozone » (deux bouteilles de laque minimum pour faire tenir l’édifice capillaire) ou houppettes façon Tintin, quelques mulets ici et là, mais pas de tatouages sur le visage, ni de cheveux teints en rouge, bleu ou vert. Certains lisent des livres, des journaux, des magazines, d’autres discutent. Pas de technologie surabondante, ce qui angoisse intrinsèquement Matthieu.

À l’approche de la station Trocadéro, un groupe de touristes asiatiques qui portent des masques est moqué par des voyageurs. S’ils savaient… Sur les murs de la station, des affiches 4×3 racoleuses pour des produits ou des enseignes aujourd’hui disparus ou proscrits, avec des slogans totalement désuets. Des affiches pour le film La Vérité si je mens !, qui sort à la fin du mois d’avril.

— Ça a l’air marrant ! On ira le voir ?

Matthieu n’arrive pas à se contenir. Il est limite plié en deux.

— Et quel bon vent t’emmène Serge ? Mais c’est pas un vent qui m’emmène, c’est une tornade, enculé ! Tu vas voir, c’est énorme, à mourir de rire, s’exclame-t-il, avant de s’arrêter net, conscient d’avoir gaffé une fois de plus. La cousine de ma mère, qui travaille dans le cinéma, a pu nous montrer une copie test en VHS. Euh… du côté juif de ma famille. La production voulait savoir si ce n’était pas offensant. Tu sais, pour éviter les problèmes de stigmatisation, une manière élégante d’engager la communauté en même temps.

— Ah, d’accord, et du coup ?

— Du coup, c’est super drôle, en plus ce sont surtout les Séfarades, genre tunisiens, qui sont gentiment moqués. En tout cas, ça va faire parler dans le Sentier, c’est sûr.

Voilà comment Matthieu se transforme en jongleur de chez Gruss pour limiter la casse.

— On s’arrête à Trocadéro, c’est ça ?

— Oui, Matthieu… T’es sûr que les cambrioleurs ne t’ont pas mis un coup sur la tête ? T’as l’air différent, un peu plus… je ne sais pas, confiant et en même temps perdu. J’aime bien ce changement, c’est étrange, mais ça m’intrigue. Je vais devoir te faire boire pour que tu me révèles tous tes secrets…, dit-elle en se collant légèrement contre lui.

Mais c’est le Métro et la rame est pleine, inutile de sur-interpréter. Matthieu ne sait pas comment il doit réagir. Il trouve une parade :

— Est-ce que je peux te faire à dîner ?

— Tu veux préparer à manger ? Victoria glousse de plaisir et d’étonnement. Non mais toi alors ! Oui, bien sûr, tu voudrais faire quoi ?

— Attends, laisse-moi réfléchir. Tu n’as pas d’allergie, gluten, arachides, lactose ?

— Non, je ne crois pas, pourquoi ?

— Désolé, c’est un réflexe. Ok, je vais te faire une surprise !

Une fois sorti des entrailles de la terre, Matthieu a du mal à cacher sa stupéfaction. Il est en plein Paris, devant le Trocadéro, avec la Tour Eiffel encore plus belle en arrière-plan, des voitures polluant allègrement dans l’indifférence générale, sans voies de bus ni pistes cyclables. Des fumeurs partout. Des enfants de 12 ou 13 ans, cartables sur le dos, sans surveillance d’adultes. Jamais il n’aurait osé dire en 2024 que c’était quand même autre chose.

Victoria, toujours amusée, attend qu’il sorte de sa contemplation. Elle en profite pour saluer plusieurs personnes de sa connaissance : des mecs BCBG, types catho-tradi prêts à être téléportés en 2024 au Cap Ferret, des minettes à la mode du 16e, lunettes noires et sac Chanel, ou en total look jean. Des hommes de son âge d’avant la cure de jouvence, en costume-cravate, l’air pressé et hautain. Quelques rares joggeurs, sans AirPods ni casques sans fil sur les oreilles, tentent de traverser sans casser leur rythme. Aucun smartphone. Personne le nez rivé sur un écran, en train de parler tout seul, d’envoyer des vocaux ou de checker ses stories. Un véritable désert numérique. Il y a bien quelques téléphones portables, mais cela n’a rien à voir avec son présent.

— Victoria ? Un instant, s’il te plaît.

Il ouvre son sac à dos à la recherche d’un répertoire ou d’un agenda qui aurait pu contenir ses coordonnées. Bingo ! Première page, son nom entouré en rouge avec des cœurs à côté.

— Mais qu’est-ce que tu cherches ? Elle le regarde, réprimant un fou rire.

Matthieu pique un fard.

— Non mais c’est pas moi, jamais je ferais un truc pareil !

— Oui, oui, bien sûr ! Elle fait mine d’être choquée. Carrément des cœurs ?

Matthieu ne sait plus où se mettre.

— Mais non, je voulais juste être sûr que j’avais bien ton adresse et le code de l’immeuble. Ma mémoire me joue des tours, et c’est même pas mon écriture !

Il a envie de lui dire qu’il n’est pas adepte de ce genre d’enfantillages et qu’il se porte garant de son ancien lui : il a plein de défauts, mais pas à ce point. Il la gratifie d’un sourire tellement alambiqué qu’elle ne peut s’empêcher de sourire de nouveau.

— Eh bien, je ne sais pas si j’ai bien fait de t’inviter, t’es peut-être un dangereux psychopathe !

Ça commence à le gonfler.

— Ouais, t’as peut-être raison.

Il baisse et secoue la tête, très énervé, jette son agenda dans le sac, referme d’un coup sec la fermeture éclair.

Victoria fait quelques pas dans la direction opposée. Matthieu est en train de se dire que, de toute façon, ce n’est pas important. Il s’en tape complètement. Humiliant, certes, mais pas étonnant : il récupère un passif qui doit déjà être assez lourd. Lorsqu’il relève la tête, elle est plantée face à lui, les mains dans le dos, se dodelinant de droite à gauche. Elle s’empare de son visage et l’embrasse à la commissure des lèvres. Un baiser furtif, léger et doux comme une plume, citronné, presque acidulé, qui contient en puissance une partie de ce qu’il a toujours secrètement espéré. Une vraie chance de sourire à la vie.

— Tu crois vraiment que je vais me passer aussi facilement de toi ?

Malgré la gêne que ressent Matthieu en raison de leur différence d’âge et de la vitesse à laquelle tout se déroule, il retrouve son assurance, et même davantage.

— Eh bien, tu n’as pas le choix ! Je vais faire les courses. Pendant ce temps, tu peux te reposer ou te préparer.

— Me préparer à quoi ? demande-t-elle avec un sourire malicieux.

— Euh, pour le dîner ?

— D’accord, je vais m’y préparer alors. Ne sois pas trop long !

Elle s’éloigne, accentuant volontairement sa démarche, consciente de l’effet qu’elle produit.

Chapitre 12 – Dilemma (Nelly featuring Kelly Rowland)

Chapitre 12 – Dilemma (Nelly featuring Kelly Rowland)

L’amour ne consiste pas à regarder les uns les autres, mais à regarder ensemble dans la même direction.” – Antoine de Saint-Exupéry

Allongée sur son lit à Gradignan, dans la douce lumière de sa lampe de chevet, Romy laisse ses pensées vagabonder. Les murs de sa chambre reflètent ses influences : un poster de Björk côtoie des images de surf et des affiches de films comme La Boum ou Dirty Dancing, symboles de ses premiers émois. Ces références, ancrées dans son ADN, forment la toile de fond de ses soirées introspectives. La voix douce-amère de Thom Yorke dans “Fake Plastic Trees” tourne en boucle, ajoutant une mélancolie familière à l’atmosphère.

Sur son bureau, ses livres de droit ouverts semblent l’observer, un rappel constant de sa détermination à devenir juriste. Elle sait qu’elle a tout pour réussir, mais ce soir, ses pensées s’éloignent des articles et des lois. Elle pense à Julien, à leur relation qui oscille entre insouciance et quelque chose de plus sérieux. Son cœur se serre légèrement à cette idée.

Le dîner familial n’a été qu’une distraction. Ses parents, toujours enthousiastes lorsqu’il s’agit d’immobilier, ont débattu des dernières tendances du marché. Romy, elle, n’a pas vraiment suivi. Son esprit était ailleurs, dans l’attente de pouvoir se réfugier dans sa chambre pour réfléchir à Julien.

De retour dans son cocon, elle regarde fixement son vieux lecteur CD. “Don’t Speak” de No Doubt s’y enchaîne, un morceau qui la touche particulièrement en ce moment. Ne dis rien, pense-t-elle. Parfois, le silence semble plus sûr que les mots. Elle fredonne doucement les paroles, ses pensées se bousculant.

Elle prend son journal intime, un recueil en plusieurs volumes qu’elle chérit. Un autocollant « It’s like raining day » orne la couverture, un petit clin d’œil à son humeur fluctuante. Après quelques secondes d’hésitation, elle se met à écrire, ses pensées se libérant plus facilement sur le papier que dans la vraie vie :

« Chaque jour avec Julien, c’est un peu comme une aventure… mais je ne sais jamais vraiment où elle nous mènera. Il est tellement spontané, tellement… libre. Et moi ? Je rêve d’un futur ensemble, mais est-ce qu’il partage vraiment ce rêve ? Parfois, je me dis que je lui en demande trop. Je ne veux pas l’étouffer. Je ne veux pas être la fille qui retient quelqu’un d’aussi libre que lui. Mais alors… je fais quoi ? »

Elle s’arrête, relit sa phrase. Je fais quoi ? Elle secoue la tête, agacée par ses propres incertitudes. Ce n’est pas comme si elle voulait le changer. Elle adore cette liberté chez lui. Mais où cela les mène-t-il vraiment ?

« Comment je fais pour lui dire que je veux qu’on avance ensemble ? Que je ne veux pas seulement une histoire légère, mais quelque chose de plus solide ? Je suis sûre qu’on peut y arriver… sans se perdre. »

Elle pose son stylo et mordille l’ongle de son pouce, un geste presque inconscient. Les mots semblent si simples, ici, dans son journal. Mais les dire à Julien, c’est une autre histoire. Et s’il ne comprenait pas ? Ou pire, s’il se sentait acculé ?

« L’amour, ce n’est pas tout laisser tomber pour l’autre, c’est s’accompagner, se soutenir… Non ? »

Elle soupire, ferme un instant les yeux. Et si je me trompais ? Elle rejette cette pensée d’un geste, reprenant son stylo avec une détermination renouvelée. Elle sait ce qu’elle veut. Elle ne laissera pas ses doutes la submerger.

« Je dois lui parler. Lui montrer que l’amour n’est pas une prison, mais un espace où chacun peut grandir. Je ne veux pas renoncer à qui je suis, et je ne lui demanderai jamais de renoncer à sa liberté. Mais on peut trouver un équilibre, j’en suis sûre. Ce n’est pas facile, mais l’amour, c’est ça aussi, non ? Chercher cet équilibre, ensemble. »

Elle sourit à cette idée, mais une ombre passe rapidement sur son visage. Et si je le fais fuir ? Ce n’est pas la première fois qu’elle y pense. Elle a vu d’autres couples exploser parce que l’un voulait plus que l’autre. Elle ne veut pas que cela leur arrive. Mais en même temps… elle refuse de rester dans cette incertitude.

“Don’t Speak” touche à sa fin. Elle s’allonge, referme doucement son journal et le pose à côté de son oreiller. Une autre chanson commence sur son lecteur CD : “Silent All These Years” de Tori Amos. Romy sourit, presque nostalgique. La chanson semble lui parler directement. Je ne resterai pas silencieuse. Pas cette fois.

Elle éteint la lampe de chevet et se glisse sous les couvertures. Dans l’obscurité, elle se promet de trouver les mots. Julien doit comprendre. Il doit savoir qu’elle ne veut pas seulement être une part de sa vie, mais qu’elle veut qu’ils construisent ensemble, sans jamais renoncer à eux-mêmes. Elle ferme les yeux, bercée par la voix de Tori Amos et par ses propres résolutions. Si tout se passe comme elle l’imagine bien sûr.

Chapitre 13 – The Girl from Ipanema (Stan Getz)

Chapitre 13 – The Girl from Ipanema (Stan Getz)

« Ce que nous disons ne dure qu’un moment. Ce que nous ressentons résonne bien au-delà de nos maux »

Un sourire insouciant se dessine sur les lèvres de Victoria. Un frisson de nouveauté pulse dans ses veines d’héritière alors qu’elle remonte vers le domicile familial dans le quartier du Troca. Chaque pas qu’elle fait résonne avec la promesse d’une soirée qui pourrait redéfinir sa trajectoire sentimentale.

Elle ouvre la porte du vaste appartement haussmannien, qui baigne dans une tranquillité rare en ce début de soirée. D’habitude, la demeure est animée par l’agitation de ses parents et de sa petite sœur, mais ce soir, l’absence opportunément calculée des deux lui offre la liberté d’organiser ses préparatifs en toute sérénité. Rejetant d’emblée l’idée d’une robe trop habillée ou d’un look sophistiqué, Victoria opte pour un jean ajusté et un t-shirt blanc simple. L’élégance décontractée, voilà ce qui lui correspond le mieux. Elle ajoute une touche de sophistication avec des talons hauts et applique son rouge à lèvres Dior préféré. Chic, simple, mais avec ce soupçon de sophistication qui lui va si bien.

La bibliothèque du salon est un véritable temple de culture et d’histoire. Les rayons débordent de vinyles classiques et de CD rangés avec soin. Elle s’arrête un instant devant les étagères, ses doigts glissant sur les pochettes colorées des albums. Finalement, elle choisit un album de jazz qu’elle adore et qui, elle le sait, enveloppera la soirée dans une atmosphère chaleureuse. En plaçant le disque sur la platine, les premières notes de Stan Getz se répandent doucement dans la pièce. La bossa nova, avec ses rythmes délicats et ses harmonies apaisantes, emplit l’espace. “The Girl from Ipanema” résonne, la voix d’Astrud Gilberto ajoutant une mélancolie douce et rêveuse qui correspond parfaitement à l’ambiance qu’elle veut créer.

Perfectionniste, Victoria dispose quelques bougies parfumées et place un bouquet de fleurs fraîches sur la table basse. Ce soir, elle veut que chaque détail soit parfait, mais sans excès, juste une touche de romantisme subtil. En se préparant dans la salle de bain, elle attache ses cheveux en une queue de cheval soignée, laissant quelques mèches s’échapper pour encadrer son visage. Elle sourit en se regardant dans le miroir, se sentant à la fois excitée et vulnérable.

Elle réfléchit à ses nombreuses expériences – des leçons de piano aux dîners mondains – et se rend compte que Matthieu représente quelque chose de différent. Sa simplicité rafraîchissante la pousse à se montrer plus authentique. Ce soir, elle veut être perçue pour ce qu’elle est vraiment : vibrante, passionnée, et prête à se laisser surprendre. Un éclat de rire s’échappe de ses lèvres lorsqu’elle trébuche légèrement en arrangeant les bougies. Ce rire, naturel et spontané, résonne dans la pièce, un écho de la liberté qu’elle ressent en ce moment.

Debout à la fenêtre, elle guette l’arrivée de Matthieu. Lorsqu’elle aperçoit sa silhouette familière, portant des sacs de courses (ce qui lui semble totalement incongru), son cœur s’emballe légèrement. Elle se surprend à sourire de cette image inattendue : lui, simple et sans prétention, face à elle, toujours soignée, calculée dans ses moindres détails. Ces courses qu’il a faites, ce geste simple mais chargé de sens, représentent bien plus qu’un simple dîner. C’est un partage, une ouverture, une porte vers quelque chose de plus grand, de plus vrai.

Elle inspire profondément. Le ciel parisien, encore illuminé de teintes dorées, semble lui offrir un souffle de promesse. Ce soir, sous les notes de jazz qui flottent dans l’air, elle sait que quelque chose de précieux est en jeu. Peut-être plus que jamais. Mais pour une fois, elle est prête à se laisser porter, à suivre cette histoire là où elle la mènera, sans pour autant oublier ce qu’elle a à accomplir.

Chapitre 14 – Fields of Gold (Sting)

Chapitre 14 – Fields of Gold (Sting)

“Tout secret a un poids, et le partager, c’est le donner à porter à quelqu’un d’autre.” François Mauriac

Loïc fulmine. Chacun a sa putain de fonction dans la bande et doit rester à sa putain de place : Stéphane, le bourgeois frimeur avec sa grosse baraque et sa super piscine. Max, le cool, sportif, toujours prêt à donner un coup de main. JF, l’intello, besogneux. Tonio, le marrant, le déconneur. Julien, la force tranquille, celui sur lequel on peut compter en cas de coup dur, discret. Et lui, Loïc, le winner, le compétiteur, le piment du groupe.

Et ce connard de Julien s’était senti les couilles pousser et faisait du dépassement de fonctions ! Avec sa copine en plus. Deux merlans frits à la con, mais il n’est pas dupe. Ça ne durera pas. Il n’a même plus envie de partir à Ibiza. Et puis merde, ça craint à la maison, ses parents qui risquent de divorcer. Les études sont de plus en plus dures, même quand il travaille sérieusement. Il en a ras le bol. Son domaine, c’est les jeux vidéo, le sport. D’habitude, il est bon, et quand il est bon, on le regarde, on l’admire. Il est important. Et là, ce trou du cul de Julien lui a mis une branlée ? Même sa poufiasse de copine l’avait dominé. Ça avait bien fait marrer les autres. Bande d’enfoirés. Loïc regarde Julien avec une haine croissante, mais ce dernier est trop absorbé par Romy pour s’en rendre compte.

Une main sur son épaule, qu’il rejette aussitôt :

— Fais pas la gueule, Loïc ! Sacrée raclée quand même ! T’as trouvé ton maître ! — Tonio se gondole comme une baleine.

— Il a eu de la chance, c’est tout ! — Ça lui fait mal de dire autre chose.

Julien, qui sent l’aigreur dans la voix de son ami, lui offre un sourire franc et amical.

— Désolé, mec, franchement, comme tu l’as dit, c’est de la chance.

Et en plus il est sympa, cet enfoiré. Loïc a envie de lui écraser la gueule contre l’écran.

— Allez, venez, on va se faire un McDo, j’invite !

Julien sort du Beausoleil, bras dessus, bras dessous avec Romy. Tonio et les autres lui emboîtent le pas. En retrait, Loïc continue de ruminer : Je te surveille, connard. Tu me refais un coup comme celui-là, tu comprendras pas ce qui t’arrive.

Julien s’arrête à la cabine téléphonique du coin de la rue. Romy réprime un bâillement.

— Tu fais quoi ce soir, t’es dispo ?

La jeune fille réfléchit un instant.

— Oui.

Il se surprend à manipuler aussi facilement le combiné.

— Allô, M’man, oui je vais rentrer un peu tard ce soir, un truc avec les copains, dînez sans moi. Oui, bisous.

Il a juste le temps de se dire qu’il l’a fait comme à l’époque, expressions et intonations comprises. Tout le monde l’attend.

— Bon, on y va à ce McDo ?

La joyeuse bande, à l’exception de Loïc, parle fort, s’interpelle les uns les autres, rit à gorge déployée. Tonio fait semblant de se battre avec Max, tandis que Laetitia et Émilie s’écharpent avec Stéphane pour savoir si Pamela Anderson est la meilleure actrice de tous les temps.

— Personne ne court aussi bien sur la plage qu’elle.

Les filles s’indignent ; pour elles, Julia Roberts mérite ce titre.

— Mais n’importe quoi, Julia Roberts, c’est une pute dans Pretty Woman !

— Pas du tout, c’est une princesse.

— Ah ouais, une princesse qui racole dans la rue ?

Émilie enchaîne :

— En tout cas, le meilleur chanteur, c’est Bertrand Cantat. Je connais quelqu’un qui connaît ses parents.

— Et moi, je connais Patrick Sébastien, c’est le meilleur comique.

— Ça n’a rien à voir, le meilleur, c’est Bigard.

Julien aimerait bien ajouter quelque chose, mais Romy le prend de court :

— Le meilleur basketteur, c’est Michael Jordan.

Loïc se renfrogne un peu plus. En plus, elle a raison, cette conne. Décidément, je peux plus me les voir !

Pour le voyageur, il n’y a pas photo. Le McDo de 97 est bien meilleur qu’en 2024 : beaucoup moins cher, sauces à volonté, emballages à usage unique. Avec en prime, le goût et l’odeur de sa jeunesse retrouvée. Il profite de ce moment d’accalmie pour peaufiner sa surprise du soir : un pique-nique sur la plage en tête à tête avec Romy. Ambiance romantique et coucher de soleil. Quoi de mieux ? D’autant plus que rien ne garantit qu’il sera encore là demain matin. Romy gardera le souvenir de ce moment passé ensemble. Et pour Julien, c’est bien le plus important.

La journée file comme les autres. Ils prennent congé les uns des autres, se saluant de loin.

Romy regarde Julien :

— On dîne chez toi ?

Le néo-jeune savoure sa surprise.

— Non, pas exactement.

— Eh bien, j’ai hâte de savoir ce que tu me réserves !

Romy est ravie. Voilà enfin le changement qu’elle espérait.

Julien s’installe au volant de sa voiture. Agréable sensation de retour aux sources. Malgré les avancées technologiques, piloter sa vieille guimbarde lui procure un plaisir immense. Il allume l’autoradio, Samedi soir sur la Terre de Cabrel. Romy lui passe la main dans les cheveux.

— C’était sympa, cette journée.

— Oui, un peu comme toutes les autres avec la bande, — dit-elle, la voix légèrement désappointée. Elle se ressaisit immédiatement. — En tout cas, t’as un sacré talent aux jeux vidéo ! Loïc avait pas l’air hyper jouasse.

— Ça lui passera, — répond-il comme l’adulte qu’il est mais qu’elle ne connaît pas encore.

Romy en profite pour lui dire ce qu’elle ressent :

— Tu sais, c’est drôle, mais parfois j’ai l’impression que tu me dis pas tout… comme si tu pensais à des trucs que je peux pas comprendre. C’est… comme si tu me cachais des secrets.

Julien, conscient de ne pouvoir partager la vérité sur son voyage dans le temps, cherche à naviguer la conversation avec soin :

— Je suppose que parfois, je réfléchis trop. Tu sais, je pense à l’avenir… à ce que ça va devenir pour nous.

Il fait une pause.

— Mais ce qui compte pour moi, c’est d’être avec toi, maintenant.

Romy semble apaisée, mais toujours curieuse.

— J’aimerais juste que tu partages plus avec moi, pas seulement quand ça va bien.

Julien acquiesce, touché par sa sincérité.

— Je sais que je suis pas toujours doué pour ça. Mais je veux qu’on soit sur la même longueur d’onde, toi et moi.

Elle sourit, le cœur léger.

— C’est tout ce que je demande. Que tu sois honnête avec moi.

Julien, qui a plus qu’une petite idée sur le sujet, garde le silence. Pendant ce temps-là, Jeff Buckley chante Hallelujah sans se douter qu’il sera mort à la fin du mois.

Le ciel au-dessus de Lacanau s’étale comme une toile de maître. Arrivés à la plage, ils s’installent confortablement, entourés seulement par le son apaisant des vagues et le cri lointain des mouettes. En déballant les sandwichs, Julien plaisante :

— On est loin d’un repas étoilé, mais avec cette vue, tout devient un festin, non ?

Romy rit en acquiesçant. Elle avale une bouchée, ses yeux alternant entre l’élu de son cœur et le coucher de soleil.

— Tu vois cette teinte de rose là-bas, juste au-dessus de l’horizon ? Ça me fait penser à la couleur de ta robe lors de notre premier rendez-vous.

Romy fait volte-face, un sourire ému aux lèvres.

— Tu te souviens de ça ? C’était une soirée tellement parfaite, comme celle-ci.

Le ciel se teinte maintenant de nuances de pourpre et d’or.

Repus, ils se lèvent pour marcher le long de l’eau, les pieds nus dans le sable, observant les vagues venir mourir doucement sur le rivage. Le soleil, un globe flamboyant, commence sa descente majestueuse, embrasant la mer d’une lueur dorée.

— C’est comme si le ciel et la mer se donnaient un baiser d’adieu. Je trouve ça un peu triste, — murmure Romy, son bras entrelacé dans celui de Julien.

— Oui, mais chaque coucher de soleil est différent, unique, irremplaçable.

Il la serre un peu plus fort contre lui. Alors que le soleil disparaît enfin, laissant place à une myriade de teintes violettes et bleues, ils se retrouvent enveloppés dans la beauté tranquille de la nuit qui tombe. Le monde autour d’eux semble suspendu.

— Merci pour ce moment parfait, Julien.

Ils s’embrassent passionnément et laissent libre cours à leur nature.

De retour à Gradignan, devant chez elle, à moitié assoupie, il l’embrasse doucement sur le front avant de la laisser partir, scellant ainsi sa promesse d’une soirée mémorable. Fields of Gold de Sting s’éteint doucement à la radio, l’écho de leur rire mêlé au murmure des vagues encore vivace en lui. Il espère que son séjour se prolongera encore un peu dans ce passé qu’il chérit plus que tout.

Chapitre 15 : Wonderwall (Oasis)

Chapitre 15 : Wonderwall (Oasis)

“La vérité est comme le soleil. Elle fait tout voir et ne se laisse pas regarder.” – Victor Hugo

Matthieu attend que Victoria soit suffisamment éloignée pour ouvrir son téléphone à clapet. Quinze appels en absence : douze de sa mère, un d’Omer, un de Ben et un numéro inconnu. À contrecœur, il rappelle sa mère. En 1997 ou en 2024, il sait exactement à quoi s’attendre.

— C’est maintenant que tu rappelles ? Je me suis fait un sang d’encre ! Demain, on dîne avec ton père. Mais tu es où ? Qu’est-ce que tu fais et avec qui ? J’ai failli appeler la police !

Matthieu soupire, déjà excédé par cet interrogatoire habituel.

— Il est à peine 18h30, j’étais en cours toute la journée. Tout va bien. Je n’ai plus beaucoup de batterie. Bonne soirée, à demain.

Inutile de préciser ou d’argumenter. Il n’a plus vingt ans mais quarante-sept. Hors de question de se laisser entraîner dans les vieux schémas de chantage émotionnel que sa mère maîtrise si bien, mais qu’il a trop endurés dans sa vie. Le changement, c’est maintenant !

En revanche, il a un problème pratique : une carte bleue, certes, mais impossible de se souvenir du code. Et le sans contact n’existe sûrement pas encore. À la réflexion, c’était vraiment le tiers-monde, ce passé ! Il n’allait quand même pas arriver les mains vides chez Victoria.

Il fouille dans son sac à dos. Pochette avant, 50 francs. Dans sa veste, carrément 100 balles. Je commence à me faire peur, pense-t-il. D’accord, il n’a jamais été un adepte du portefeuille, mais disséminer son argent de cette manière… Il aurait bien aimé se rencontrer dans le passé pour lui expliquer deux ou trois trucs.

Il secoue encore son Eastpak et déniche deux pièces de cinq francs et une de dix. En quelques secondes, il a amassé presque 200 francs… Le genre de miracle impossible depuis le passage à l’euro. Autre point positif : je me souviens où faire les courses. Les gens sans sens de l’orientation, comme lui, mémorisent quelques repères clés. Ce Franprix en fait partie. À l’époque, ça ne l’avait sans doute pas marqué, mais ce supermarché est entouré de petites boutiques de bouche. Parfait !

Fin cuisinier, il a déjà son menu en tête :

Entrée : tartare de saumon (échalotes, aneth, citron, huile d’olive, crème fraîche).

Plat principal : saltimbocca à la romaine avec tomates confites (escalopes de veau, jambon de Parme, sauge, vin blanc, beurre, huile d’olive).

Dessert : tiramisu classique.

Rien de trop compliqué, et ça devrait plaire à Victoria. Et avec ça, il n’a dépensé qu’une trentaine d’euros. Les prix n’ont vraiment rien à voir avec 2024. En plus, on lui a donné des sacs gratuits pour les courses. Il maudit intérieurement son époque et son coût de la vie.

Sur le chemin du retour, il remarque que les gens semblent beaucoup moins stressés qu’en 2024. À part un type, au coin de la rue, qui ressemble à un flic en civil, enchaînant les cigarettes. Ils échangent un regard, mais rien de plus.

Arrivé devant l’immeuble de Victoria, il compose le code d’entrée et sonne à l’interphone.

— Oui ?

— Bonsoir madame, Paul Bocuse pour vous servir.

— Monsieur Bocuse, deuxième étage !

Victoria referme la porte derrière lui. Matthieu, les bras chargés de courses, la suit jusqu’à la cuisine. Il ne se souvient plus trop de l’agencement de l’appartement, mais Victoria le guide, essayant en vain de le soulager de ses sacs.

La cuisine est impeccable, super équipée. Il pose les sacs sur le plan de travail, retire sa veste et son sac à dos. Victoria les range dans le placard de l’entrée. Il remarque sa nouvelle tenue, simple mais qui la met parfaitement en valeur. Il ne peut s’empêcher de fredonner :

Could you be the most beautiful girl in the world ?

Elle sourit en l’entendant, mais fait mine de ne rien remarquer et le rejoint dans la cuisine. Matthieu, en maître des lieux, occupe l’espace avec un naturel déconcertant.

— Alors, chef, qu’avons-nous au menu ce soir ? — demande Victoria, mi-sérieuse, mi-amusée.

— Ma chère, j’espère que vous apprécierez l’audace de mes choix. En entrée, un tartare de saumon que nous appellerons « Délice de la mer ». En plat principal, les célèbres « Saltimbocca à la Matteo ». Et pour finir sur une note sucrée, un tiramisu maison, « Il Tiramisù della casa Victoria ».

Elle éclate de rire et applaudit, sautillant comme une enfant.

— Trop bien, trop bien, trop bien !

— Maintenant, j’aurai besoin de vous, non seulement pour m’assurer que je ne meurs pas de soif, mais aussi pour m’assister en cuisine. Vous pensez être à la hauteur ?

— Oui, chef ! — réplique-t-elle avec un sourire complice.

— J’entends pas ?

— OUIIIIII, chef !

Ils se mettent à la tâche, et Matthieu réalise le tiramisu d’une main experte avant de le mettre au frigo. Pendant ce temps, Victoria ouvre une bouteille de vin blanc qu’elle a dénichée dans la cave de son père.

— Ce vin ira parfaitement avec le saumon — dit-elle d’une voix faussement experte.

Matthieu feint de goûter le vin avec exagération.

Perfetto, excellent choix, merci !

Ils préparent le reste du repas ensemble, rient et discutent. Matthieu est impressionné par l’habileté de Victoria en cuisine.

— J’ai quelques talents cachés, tu sais — dit-elle en riant.

— Ça a vraiment l’air aussi bon que dans un restaurant étoilé ! — s’enthousiasme Victoria en dressant les assiettes.

— Merci, mais tu n’as encore rien goûté ! — plaisante Matthieu.

Ils passent au salon, où Victoria a déjà disposé des verres de vin blanc et des amuse-bouches sur la table basse. Puis, elle disparaît quelques instants et revient avec une cassette audio marquée Victoria.

— J’espère que tu ne m’en voudras pas, mais je l’ai trouvée dans ton sac. J’étais curieuse de savoir ce que c’était.

Matthieu est pris de court. Il n’a aucune idée de ce que contient cette cassette.

— Attends avant qu’on écoute… J’ai quelque chose à te dire.

Victoria le regarde, intriguée.

— Hier soir, je ne me suis pas fait cambrioler. Je suis désolé d’avoir menti.

Elle fait mine d’être choquée.

Matthieu… comment ?

Il pâlit, mais elle éclate de rire.

— Tu croyais vraiment que j’avais cru à cette histoire ? Benoit avait l’air à l’ouest, et Omer n’arrêtait pas de rigoler. J’attendais juste de voir quand tu me dirais la vérité.

Matthieu pousse un soupir de soulagement.

— Il y a autre chose aussi… — dit-il, hésitant. — Hier soir, il s’est passé quelque chose. C’est comme si… mon esprit était différent, plus vieux, avec plus d’expérience et de souvenirs.

Victoria sourit doucement.

— Oui, ça, je l’avais remarqué. Et c’est ce qui me plaît aussi.

Matthieu hésite, il ne sait pas jusqu’où aller.

— J’ai l’impression d’avoir des sortes de… rêves prémonitoires. Enfin, je ne sais pas. J’espère juste que ce n’est pas Alzheimer.

Victoria éclate de rire.

— Non, t’en fais pas. Et puis on dit Alzheimer, déjà. Moi aussi je me sens souvent en décalage, ça arrive à ceux qui grandissent vite.

Il sent qu’il vaut mieux ne pas en dire plus. Il risquerait de passer pour un fou en révélant qu’il vient de 2024. La chanson Must Have Been Love de Roxette démarre sur la cassette. Victoria se rapproche, et il lève les yeux au ciel.

— Aïe, ça commence fort. J’espère que tu aimes la guimauve ?

— Pose ton verre.

Elle se love contre lui et l’embrasse. Ce n’est pas juste leurs corps qui s’unissent, mais leurs âmes. Ils prennent leur temps, savourent chaque instant, comme si le monde s’était arrêté. Ils n’ont pas besoin de se précipiter. Le temps est leur allié.

Love, thy will be done tente de capturer leur moment, mais c’est trop tard. Ils s’appartiennent déjà l’un à l’autre. Pour combien de temps ?

Interlude – Hedonism (Skunk Anansie)

Interlude 1 - double vingt

Le crépuscule jette ses dernières lueurs à travers les vitraux de la vieille maison. Vera, visiblement émue, ajuste légèrement son micro, son regard fixé sur le vieil homme assis en face d’elle. Elle prend une profonde inspiration, ses mots chargés d’une émotion qu’elle ne peut plus retenir.

— Ces récits résonnent profondément en moi, murmure-t-elle. L’amour que vous décrivez… c’est comme si je vivais leurs joies, leurs peines, leur passé, leur présent à travers vous. Mais maintenant que vous avez révélé votre véritable identité, que vous nous avez initiés au mystère du voyage temporel… Comment ces histoires trouvent-elles écho en vous aujourd’hui ? Pensez-vous que ces expériences ont modifié leur perception du monde… et peut-être même la vôtre ?

Le vieil homme esquisse un sourire doux, teinté de nostalgie. Ses yeux se font lointains, comme s’il replonge dans ses souvenirs, puis il choisit ses mots avec soin, conscient de l’effet qu’ils auront sur Vera.

— Ah, chère Vera, ces histoires sont comme des fragments de ma propre existence, des éclats de temps qui continuent de sculpter mon âme. En tant qu’horloger, chaque moment, chaque choix, chaque amour, laisse des traces… indélébiles. Le voyage temporel que vous mentionnez n’est pas juste une affaire de temps, mais une exploration de ce qui fait de nous des êtres humains. Voir à quel point cela vous touche… me rappelle pourquoi il est si important de partager ces instants. Parce qu’ils nous montrent que l’amour, dans toute sa complexité, transcende le temps et nous lie à travers les âges.

Vera acquiesce, son regard brillant d’une compréhension nouvelle. Elle se sent plus proche que jamais de ces récits, comme si elle devenait une gardienne de leur vérité.

— Je comprends mieux maintenant, murmure-t-elle. Ces histoires ne sont pas simplement captivantes. Elles sont… universelles. Mais alors, quelles leçons espérez-vous que nous en tirions, nous, vos auditeurs ? Qu’emportons-nous avec nous, pour que ces récits ne soient pas seulement entendus, mais vécus ?

Timothée Sundial regarde par la fenêtre, suivant du regard les derniers éclats de lumière qui disparaissent à l’horizon. Un silence paisible s’installe, comme si les mots qu’il va prononcer doivent être mesurés à l’aune du crépuscule.

— La leçon la plus importante, Vera, c’est peut-être que chaque moment compte. Qu’il s’agisse de bonheur ou de douleur, tout a un sens, tout a sa place. Nos expériences nous façonnent, elles définissent ce que nous sommes. Et elles peuvent, si on le permet, nous transformer. Votre rôle, et celui de vos auditeurs, c’est de ne pas juste écouter ces histoires. Laissez-les résonner en vous, laissez-les vous toucher, vous changer. Chaque seconde, chaque battement de temps, a une valeur immense. Le voyage dans le temps… il nous enseigne l’importance de vivre pleinement chaque instant. Parce qu’on ne sait jamais quel moment aura les plus grandes répercussions.

Vera note soigneusement ses paroles, consciente de leur profondeur. Mais plus encore, elle sent que cette histoire n’est plus seulement celle de Timothée Sundial. C’est la sienne, et bientôt, celle de tous ceux qui écouteront et trouveront dans ces récits un écho, un souffle de vérité.

Chapitre 16 – No Surprises (Radiohead)

Chapitre 16 – No Surprises (Radiohead)

« Le souvenir est le parfum de l’âme. » ― George Sand

La lune dessine des formes abstraites sur le plafond de sa chambre d’adolescent. Après avoir raccompagné Romy chez elle, cette journée à la plage ravive en Julien des sensations profondément enfouies, teintées de la douce amertume des choses perdues… et peut-être retrouvées. Il se lève, fouille dans un tiroir et retrouve son vieux Discman. Un sourire passe brièvement sur son visage. Il ajuste le casque, insère OK Computer de Radiohead, et les premières notes de No Surprises commencent à résonner, accompagnant le tourbillon de ses pensées.

S’asseyant à son bureau, il ouvre son agenda, éparpillant devant lui les listes et notes qu’il a prises dernièrement. Ce cadre structuré lui a toujours apporté une forme de sécurité, mais désormais, il se demande à quoi cela peut lui servir. Si son séjour dans le passé est définitif, doit-il vraiment retourner en amphi, écouter des leçons oubliées ? Jouer la comédie, pendant combien de temps ? La journée s’est déroulée quasiment normalement, mais qu’en sera-t-il des prochaines ?

Il sent la nécessité de rationaliser, de ne pas céder à la confusion. Pour cela, il ne connaît qu’une méthode : lister et analyser.

Réexaminer le passé : La journée avec Romy… des souvenirs précieux refont surface, mais modifiés par l’expérience. Dois-je laisser ces nouveaux moments remplacer les anciens ? Mon cœur dit oui, ma raison hésite.

Les paradoxes du temps : Chaque modification de mon passé crée une onde qui résonne à travers ma vie. Quel homme serai-je demain si je change aujourd’hui ?

La fragilité des certitudes : À vingt ans, tout semble clair. À quarante-sept, je sais que la vie n’est que nuances. Quelles certitudes suis-je prêt à redéfinir ?

Il écrit avec une intensité croissante, chaque mot est un pas de plus dans son labyrinthe intérieur. La musique de son Discman, ce lien tangible avec le passé, joue un rôle apaisant, ses chansons de jeunesse devenant la bande sonore de son introspection.

Après avoir terminé ses notes, Julien reste pensif, absorbé par la dualité de ses sentiments. Le silence de la nuit est brisé par le son lointain d’une voiture, rappelant que le monde extérieur continue de tourner, indifférent à son dilemme.

Il décide que la nuit est trop pleine de pensées pour dormir. Il se lève, prend une veste et sort marcher sous les étoiles. Peut-être que l’air frais lui apportera une nouvelle perspective, ou peut-être qu’il trouvera quelque chose – ou quelqu’un – pour l’aider à naviguer dans ce labyrinthe temporel qu’il a accidentellement ouvert.

Chapitre 17 – Money Don’t Matter 2 Night (Prince)

Chapitre 17 – Money Don’t Matter 2 Night (Prince)

“Certaines rencontres vous coupent le souffle, alors que d’autres vous rendent simplement la respiration plus facile.” — Leo Christopher

« Je reviens », dit Victoria en réajustant ses cheveux tout en se dirigeant vers la salle de bain. Matthieu reste quelques secondes de plus sur le canapé, profitant de ce moment de solitude pour s’assurer que tout est réel. C’est sa première journée en 1997, et il réalise déjà l’un de ses rêves. Il l’apprécie vraiment, et le blocage mental qui l’avait écartée de ses pensées pendant tant d’années s’est enfin levé. Il parvient même à se rappeler quelques moments de complicité partagée, bien que rien ne soit comparable à celui-ci. Tout est une question d’ondes, de moments, de savoir saisir sa chance — ce qu’il n’aurait jamais pu faire à l’époque.

Il est assez fier de sa mixtape et apprécie d’entendre Prince chanter Money Don’t Matter 2 Night. L’ambiance devient encore plus propice aux confidences et aux rapprochements. Il a encore besoin de sentir sa peau, de frôler ses cheveux, de caresser son cou, et de se laisser envoûter par ses mains délicates. Il sort les assiettes de tartare de saumon du frigo et les pose sur le plan de travail qu’il a soigneusement débarrassé et nettoyé.

— Une vraie fée du logis, dis-moi !

Elle éclate de rire, ce rire qui lui provoque des frissons des orteils jusqu’au sommet du crâne.

— Ne t’habitue pas. C’était juste pour t’impressionner ce soir !

Elle s’approche de lui pour le prendre dans ses bras. Il l’embrasse tendrement.

— Tu ne veux pas dîner d’abord ? murmure-t-il, la voix un peu rauque.

Elle l’embrasse dans le cou, caressant son bras et son dos d’une manière à la fois douce et plus assurée. Sa respiration devient saccadée, mais elle s’éloigne doucement. Il sent qu’il pourrait insister, et elle céderait volontiers, mais elle cherche à prolonger ce moment, à le faire languir.

— J’ai faim ! On va voir si le goût est à la hauteur de la présentation, dit-elle en esquissant un sourire malicieux.

Elle se saisit des assiettes et les pose côte à côte sur la grande table rectangulaire de la salle à manger, attenante à la cuisine. Puis, elle court dans le salon pour retourner la cassette. La voix de Sinéad O’Connor remplit à nouveau l’espace, rythmant leurs coups de fourchette ponctués d’éclats de rire.

Ils dégustent leur repas, échangeant des anecdotes et des regards complices. Chaque bouchée devient une redécouverte de saveurs et de sensations oubliées. Leurs mains se frôlent souvent, leurs regards se croisent et s’accrochent, rendant l’atmosphère de plus en plus intime.

Matthieu se sent vivant, pleinement, pour la première fois depuis longtemps. La soirée continue, marquée par des moments de tendresse et de partage, chacun savourant l’instant présent sans se soucier du lendemain.

Chapitre 18 – Hey Man Nice Shot (Filter)

double vingt - Chapitre 18 – Hey Man Nice Shot (Filter)

Franz Kafka : “Tout ce que tu vis est déterminé par ce que tu portes en toi.”

Avez-vous déjà entendu parler de l’Apocalypse de Romy ?
IX – 11 Elles ont comme Reine l’ange de l’abîme ; elle se nomme en hébreu Mariæ et en grec Μαριάμ (c’est-à-dire : Destructrice).
6 Avril 1997 au Bowling de Pessac d’après les exégètes.

Pourtant la journée n’aurait pas pu mieux démarrer, tout du moins pour l’esprit d’un « pré-quinqua » transféré dans le corps de ses vingt ans. Julien est toujours en 1997, le 6 avril. Fait important à noter, puisqu’il a entamé son comeback le 5. Il n’est donc pas prisonnier d’une boucle temporelle, comme il a pu le voir dans des films sur Amazon Prime. Cela ne l’a pas empêché de se réveiller en sursaut, pris de panique. Ce qui l’inquiète le plus dans ce dérèglement climatique interne est cette sensation que le passé, le présent, l’avenir ainsi que la fiction se confondent. Hier encore, avant de rentrer de la plage avec Romy, il a cru voir un homme de la stature de Schwarzenegger en blouson de cuir, comme dans Terminator 2, lui adresser un salut amical. Son esprit cartésien n’arrive pas à encaisser toutes ces variables temporelles, et pourtant il est vivant, vibrant : ce qu’il touche, ce qu’il sent, et Romy, tout est vrai. Une partie de lui aurait tout de même voulu revenir en 2024, pour son quotidien balisé, clair, facile, logique, organisé. Mais d’un autre côté, quelle exaltation d’avoir vingt ans !

Il a besoin d’un point d’ancrage. La musique va remplir cet office. Ses CD sont parfaitement alignés, classés. « S » : Spin Doctors. Two Princes (2 titres). Il insère le disque dans le lecteur de sa petite chaîne stéréo, et les premières notes du rock festif des Américains emplissent la chambre, agissant tel qu’il l’espère dans le tumulte de ses pensées. À l’inverse de son premier jour, il sait exactement où il va aujourd’hui : matinée avec Romy, après-midi avec les copains et soirée au bowling. Julien apprécie qu’en définitive, l’ordre surgisse du chaos.

En descendant, il trouve évidemment ses parents dans la cuisine, l’odeur de leur routine matinale emplissant ses narines : café, pain grillé. Rituel immuable, jamais contrarié.

Alejandro lit le journal, tandis que Béatrice s’affaire autour du café. Force tranquille de l’habitude.

— Tu as passé une bonne soirée ? demande Béatrice avec un sourire bienveillant.

Avant même qu’il puisse répondre, Alejandro intervient, moqueur :

— Arrête de lui poser des questions !

— Mais je m’intéresse ! Tu ne vas pas reprocher à une mère de s’intéresser à son fils quand même !

Julien esquisse un sourire.

— Oui, on est allés à la plage avec Romy, c’était bien.

Sa mère sourit.

— Romy est si jolie et intelligente, les pieds sur terre, c’est important. Invite-la à dîner demain soir, je lui préparerai une paëlla. Tu fais quoi aujourd’hui ?

Alejandro lève les yeux de son journal, avec un regard perçant et complice :

— Ce qu’il doit faire. Il est adulte maintenant, et j’ai confiance en lui.

Sa réflexion avait une autre visée. La confiance n’exclut pas le contrôle, surtout quand on soupçonne son propre fils d’être un voyageur du temps. Les signes ne trompent pas, mais il lui faut des preuves concrètes avant d’agir.

— Je vais passer la matinée avec Romy, foot cet après-midi et bowling ce soir, on est vendredi.

— C’est bien, fils. Je suis fier de toi.

Son père se lève et, sans déroger à ses habitudes, après un baiser sur le front de Béatrice, il tapote l’épaule de Julien et sort pour sa journée de travail. Il oublie volontairement son déjeuner, prétexte idéal pour revenir en fin de matinée fouiller sa chambre.

Romy accueille Julien de la plus charmante des manières, ses parents partis au travail, ils ont la maison pour eux. Un léger choc pour Julien qui n’y est plus rentré depuis une vingtaine d’années. Il a oublié les détails de sa chambre, aussi ordonnée que la sienne mais avec une touche nettement plus féminine. Et la douceur de ses draps, parfumés au Jean-Paul Gaultier tout comme elle. Une fragrance qui lui resterait toujours associée. La plage a mis leurs sens en appétit. Que c’est bon d’avoir un corps de vingt ans ! Grâce à son expérience, tout est meilleur, maîtrisé, rythmé, sensuel. Romy est aux anges. Pourtant, Julien a toujours une arrière-pensée : son secret commence à lui peser et il se demande comment l’aborder avec Romy. Elle n’est pas plus que lui adepte de la science-fiction et, connaissant son caractère affirmé, elle prendrait ça pour une mauvaise blague. Autre souci potentiel : la paëlla avec ses parents. Si sa mère soupçonne quelque chose d’étrange, elle ne le lâcherait plus. Il se ravise, ce n’est absolument pas le bon moment pour parler de voyage dans le temps. Ils prennent une douche ensemble, comme au bon vieux temps.

Après le déjeuner, ils se retrouvent au terrain de foot de Cestas. Romy et Julien sont rapidement rejoints par Laetitia et Stéphane, qui discutent prétendument des derniers potins. Pour Romy, cependant, cela sent la romance à plein nez.

— Hello les amis ! lance Stéphane, un sourire aux lèvres.

Il se sent obligé de parler de Loïc, qui continue de bloquer sur la partie d’arcade. Julien va s’échauffer, trouvant inutile de se prendre la tête pour des fadaises aussi infantiles.

— C’est chiant, il n’arrête pas de dire des trucs sur vous, soupire Stéphane. Il essaie aussi de monter les autres contre toi, Romy.

Laetitia, connaissant bien le caractère de sa copine, fixe ses chaussures.

— Pardon ? Mais pour qui il se prend celui-là ? Pas étonnant qu’aucune fille ne s’intéresse à lui, même Laetitia n’en veut pas !

— Eh ça veut dire quoi ça ? J’ai mes critères, moi ! rétorque Laetitia.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire, enfin tu m’as comprise !

— Oui, plus ou moins. C’est quand même pas très gentil.

Romy se retourne vers Julien.

— Mais arrête de tout ramener à toi, et toi Julien, viens ici !

À contrecœur, Julien revient vers le petit groupe.

— Tu dis rien ? Ton pote se permet de se foutre de ma gueule dans mon dos et tu restes là comme un mollusque ! Je ne sais vraiment pas ce que je fais avec toi. Laetitia, on va se promener. Je vous préviens, cette histoire est loin d’être terminée.

Les deux amis regardent les filles s’éloigner, Romy faisant de grands gestes, Laetitia tentant vainement de la calmer. Julien prend une lente inspiration.

— Stéphane, tu peux me rappeler ce que tu fais comme études ?

— Psychologie.

Julien ferme les yeux.

— Je crois qu’il va falloir que j’aie une explication avec Loïc, après tout c’est de ma faute.

Stéphane est impressionné par son calme et sa maturité. Son pote a toujours été réfléchi, mais aujourd’hui c’est encore plus flagrant. Avec son équipement impeccable et ses crampons cirés, on dirait un adulte.

Stéphane part se changer dans les vestiaires, tandis que Julien amorce un tour de stade. Courir l’aide à réfléchir, au-delà des épiphénomènes de son groupe d’amis, il a besoin de se remettre à jour. Par exemple, sur la situation politique de la France en 97. Jacques Chirac est président, Alain Juppé, avant Bordeaux et la dissolution de l’Assemblée nationale, encore Premier ministre, puis ce sera la cohabitation avec Lionel Jospin. RPR contre PS, avant que toutes les affaires n’éclatent et ne mettent un bordel monstrueux à tous les niveaux. Il anticipe déjà trop. Quelle blague si spontanément il répond à quelqu’un que le président de la République s’appelle Emmanuel Macron… un gamin de vingt ans comme lui ? Sans parler du Premier ministre qui doit probablement terminer son CE2 cette année. Il ne sait plus trop si cette pensée lui donne un coup de vieux ou un coup de jeune.

Romy semble s’être calmée. Julien s’approche d’elle à petites foulées.

— Désolée pour tout à l’heure, je trouve ça complètement débile et ça m’énerve.

— Je te comprends, Loïc a réagi comme un gamin, ce n’est pas surprenant. Je vais lui parler.

Les jeunes affluent. Il n’y a jamais de rendez-vous formel, mais tout le monde sait où ça se passe. Certains pour regarder le match et s’amuser en tribunes, d’autres pour jouer. Ils composent deux équipes de onze joueurs avec pas mal de remplaçants. Julien et sa bande accueillent avec joie les renforts. Loïc lui adresse un léger sourire.

À certains moments de la partie, Julien se sent ailleurs, ses pensées oscillent entre les époques, analysent chaque interaction ou comportement de ses congénères. Le son d’un boombox s’échappe des travées jusqu’au terrain : Offspring, Self Esteem. Il se remémore un débat récent et passionné avec Matthieu, véritable puits de science en pop culture, qui argumentait avec force de détails que l’album suivant du groupe, Americana, était mieux produit et beaucoup plus représentatif du punk rock californien. Il avait cité pour preuves le nom d’une vingtaine de groupes dont Julien, qui n’a pas beaucoup de références en la matière, n’avait jamais entendu parler. Il s’était plus ou moins laissé convaincre ; quand Matthieu était ainsi lancé, il valait mieux lui donner l’impression d’avoir raison.

Pour Julien, il n’y a pas de doute : Matthieu est la personne la plus à même de s’adapter à ce nouvel environnement. Le match se termine à 3 partout. Compte tenu des circonstances, Julien est satisfait de sa performance. Il a failli craquer mentalement pendant la rencontre. C’était déjà dur de s’habituer à la jeunesse de ses amis proches, mais en plus il venait de jouer contre son futur directeur d’agence, deux clients, et assise à côté de Romy en tribune, une future conquête avec laquelle il a passé d’excellents moments… en 2022. Elle avait de beaux restes, mais effectivement elle est beaucoup plus jolie, jeune. Loïc s’éclipse discrètement pour discuter avec des sosies de Mulder et Scully. Leurs regards se tournent vers Julien, qui range son sac de sport, sans se douter le moins du monde qu’il est l’objet de leur conversation.

Le bowling de Pessac est un maelström d’activité. Les pistes clignotent sous les néons, les quilles s’entrechoquant dans un fracas continu. Des flippers, des baby-foot, des bornes d’arcade sont disséminés un peu partout, comme au Beausoleil mais avec le nec plus ultra en la matière. Le groupe commande des pizzas et des sodas avant de se lancer dans la partie. Un vendredi soir typique, qui aurait dû se dérouler comme à l’accoutumée, pourtant tout change d’un coup, quand Romy provoque Loïc, d’un ton léger, presque badin, mais ses mots plus tranchants que des lames atteignent leur cible :

— Alors, Loïc, prêt à te faire écraser à Street Fighter avant de pleurer au bowling ? Je peux te fournir les mouchoirs si tu veux, même si d’habitude tu t’en sers pour autre chose…

L’invective fait mouche. Julien est pris de court, impossible à anticiper. Il aurait dû se rappeler que Romy est un pitbull qui ne lâche jamais rien, surtout quand on s’attaque à sa réputation. Julien le voit dans son regard, elle n’a plus qu’une obsession : faire payer Loïc devant les autres. Celui-ci, touché mais jouant le jeu, repose sa part de pizza et réplique avec un sourire crispé :

— Je te ferai manger tes mots, Romy.

Julien ne sait pas comment agir, rentrer dans la mêlée ou les laisser faire. Il n’a pas une grande envie de prendre parti, sachant qu’il est coincé et qu’il est dans l’obligation morale de se ranger derrière Romy.

— Loïc, ce serait plus simple de demander pardon à Romy, apparemment t’as eu des mots un peu durs envers elle.

— Ah c’est comme ça que vous le prenez ?

Même Tonio a le nez dans son assiette, peu désireux de rentrer dans la bataille.

— J’en ai rien à foutre, j’ai dit ce que j’avais à dire, à chaque fois qu’elle est là, c’est la merde, pour Julien y a rien d’autre qui compte.

— En fait t’es un gros jaloux, ou alors je comprends mieux pourquoi on te voit jamais avec une fille.

La plaie est béante et Romy fait couler l’acide.

— Ok, on va intéresser la partie, celui qui perd quitte le groupe.

Les copains, qui jusque-là espéraient encore une résolution pacifique du conflit, s’opposent vivement à quelque chose d’aussi radical.

— Très bien j’accepte. Ça me fera des vacances de plus voir ta sale gueule.

Loïc a ses défauts mais c’est un mec intègre, réglo, bon coéquipier, moteur du groupe, et en 2024 il est toujours là, pas elle. Julien va parler quand les adversaires du jour se lèvent, chacun une boule en main et aussi déterminés l’un que l’autre, prêts à s’engager dans une lutte à mort. Entre Apocalypse Now et Kill Bill. Romy réalise d’entrée un strike et Loïc un spare. Patrick, le patron du bar avec sa dégaine de biker, a augmenté le volume de la musique, fan d’indus, il a lancé sa cassette spéciale championnat, avec du White Zombie, Nine Inch Nails et surtout Filter « Hey Man Nice Shot. »

Les copains deviennent spectateurs et, accompagnés des autres clients du bowling, observent silencieusement la partie. Le jeu est intense. Avec chaque strike, Romy semble grandir en stature, chaque mouvement fluide et précis. Julien reste fasciné par la transformation de Romy sous la pression compétitive. Quand elle lance sa dernière boule, le silence se fait encore plus lourd et pesant. La boule roule, inévitable, vers un dernier strike parfait.

— Hasta la vista, baby, murmure-t-elle.

Loïc, vaincu, dépose les armes. Julien se sent mal, c’est le vrai perdant de cette histoire. Le public applaudit à tout rompre. Romy vient de remporter une partie historique. De quoi avoir son nom à jamais gravé dans les annales du Bowling de Pessac. Et contre toute attente, elle saute dans les bras de Loïc.

— Merci, merci mille fois, grâce à toi je me suis dépassée, t’es vraiment un mec extra, je regrette tout ce que j’ai dit ! J’espère que tu ne m’en veux pas ?

Loïc lui adresse un sourire charmeur. Julien n’y comprend plus rien. À l’autre bout des pistes, un homme barbu en peignoir, sandales aux pieds, en train de siroter une bière, la lève en signe de connivence.

Putain, mais qu’est-ce que foutait le Big Lebowski ici ?

Chapitre 19 – Ray of Light (Madonna)

Chapitre 19 – Ray of Light (Madonna)

William Shakespeare : “Le temps est très lent pour ceux qui attendent, très rapide pour ceux qui ont peur, très long pour ceux qui se lamentent, très court pour ceux qui fêtent. Mais pour ceux qui aiment, le temps est éternel.”

À 584 km de Bordeaux, se joue pour Matthieu la « remontada de la vie ». Rassurez-vous, pas la funeste de 2017, mais la splendide de 2024 (pour rappel, victoire du PSG contre Barcelone en Ligue des Champions). Sourire aux lèvres et étoiles dans les yeux, il se jure de ne rien oublier de ses nouveaux souvenirs tant la nuit fut parfaite. Après le dîner, plébiscité par Victoria de l’entrée au dessert, il avait pris grand soin d’effacer toute trace de leur présence avec une méticulosité saluée par sa douce amie. Une habitude acquise après son trentième anniversaire. Pour les choses purement prosaïques, son corps de vingt ans ne témoignait d’aucun signe d’épuisement, ce qui avait comblé de joie Victoria, elle-même très réceptive, au diapason de leurs attentes et initiatives. Loin d’être timorée, elle avait acquis une expérience pour le moins étendue… mais Matthieu avait ce « je ne sais quoi » de plus qui le différenciait, une caractéristique dont on parle souvent sans arriver à bien la définir.

En ce début de matinée, toujours en prise de leur folie douce, Matthieu se livrait à une imitation très particulière de Ghostface, le tueur de Scream – film qui est en 1997 au sommet du box-office – lorsqu’ils entendent le bruit d’une clé s’introduire dans la porte d’entrée. Victoria panique :

— Oulala, c’est ma sœur qui revient de chez sa copine !

Ni une ni deux, Matthieu enfile ses vêtements, tandis que Victoria se réfugie dans la salle de bain. Appolline, humeur de pré-ado réveillée trop tôt, fait trembler les murs de sa voix haut perchée :

— Y a quelqu’un ? T’es là, Vic ?

Victoria fait couler l’eau et répond prestement :

— Oui, oui, sous la douche !

Elle sort précipitamment, une serviette sur la tête et une autre qui l’enveloppe complètement.

— Mais Appo, t’es déjà rentrée ?

— Ben oui, j’ai cours qu’à dix heures et j’ai oublié mes affaires de maths, répond la petite sœur en bâillant à s’en décrocher la mâchoire.

Matthieu tente de se faire aussi discret que possible. Ce n’est pas un franc succès. La petite sœur jette un regard intrigué dans le couloir.

— Salut Matthieu, mais qu’est-ce que tu fais là ? Il est drôlement tôt.

Son regard passe de sa sœur à Matthieu, puis de nouveau à sa sœur.

— Mais non, je le savais, je le savais, trop bien !!! Je suis trop contente !!! Je vous laisse tranquille, amusez-vous bien !

Elle prend une voix d’outre-tombe :

— Appelez-moi Mademoiselle Appo-Irma, celle qui prédit l’avenir.

Elle se met à rire, fière de son espièglerie.

— Au fait, Matthieu, ton t-shirt est à l’envers !

Elle claque la porte de sa chambre. Sa sœur la visualise, pianotant fiévreusement sur son téléphone sans fil pour raconter à ses copines la scène qui vient de se dérouler sous ses yeux.

— J’espère que tu ne veux pas garder notre relation secrète, parce que dans moins de dix minutes, tout Paris est au courant, dit Victoria avec humour.

Matthieu se gratte la tête.

— Tout va bien, ça me fait plaisir, même si elle a gâché mon imitation de croque-mitaine dévoreur de minettes.

Victoria lui fait les gros yeux.

— Dévoreur de minettes ?! Elle met ses mains sur ses hanches. Tu ne perds rien pour attendre, je serai ta seule et unique victime, et ne t’avise pas d’en chercher d’autres, sinon ça va être ta fête, je connais ton point faible maintenant.

Elle l’embrasse dans le cou.

— Va te faire un café, j’en ai pas pour longtemps.

Six cafés plus tard, Matthieu est sur le point de tachycarder. Point positif, cet intermède lui permet de faire le point sur sa situation. Ce n’est pas encore le bon moment d’embarquer Victoria dans ses projets, mais tout devient de plus en plus clair. Le temps lui est compté. Sa longue maladie doit approximativement se déclencher en février ou mars 98, avec une intervention chirurgicale en mai. En moins d’un an, il doit faire plus qu’en quarante-sept. Le challenge est… relevé mais intéressant.

Il pense d’abord à exploiter les voies légales. Microsoft n’a pas encore sorti Windows 98, la France va gagner 3-0 la Coupe du monde de foot. Un tour à Londres chez un bookmaker avec une somme rondelette, et il repartirait ni vu, ni connu, les poches pleines. Deux exemples parmi tous ceux qu’il a en tête. Acquérir des premières éditions d’œuvres à fort potentiel (Game of Thrones, Harry Potter…), mais il faudrait une vingtaine d’années avant que cela ne prenne de la valeur. Même si leur relation n’est pas au beau fixe, il y a aussi le commerce familial à remettre à flots, potentiellement intéressant mais à moyen terme.

Pour la voie plus ténébreuse, il connaissait un grand nombre de business dont l’histoire avait défrayé la chronique avant l’an 2000, et la manière dont leurs auteurs s’étaient fait embastiller. Il suffirait juste d’anticiper leurs méfaits, sans commettre les mêmes erreurs. Il pourrait aussi faire des placements sûrs en immobilier. Bicoques ou terrains abandonnés qui s’avéreraient idéalement situés dans des zones à fort développement économique, incessamment rachetés à prix d’or par des promoteurs pour y construire des banques ou des immeubles. Il suffirait d’une petite opération en amont pour se porter acquéreur et un peu de patience pour rafler la mise. Il y avait aussi toutes ces « bonnes idées » qu’on lui avait confiées, des centaines d’heures de conversations qui sur l’instant semblaient ineptes ou éthyliques, durant lesquelles chacun y était allé de son petit regret.

— J’aurais tellement dû faire ça à ce moment-là.

Il réprime un fou-rire à cette pensée.

— Dommage pour vous les gars, j’ai l’info maintenant !

Tout commençait à s’aplanir mais il fallait agir vite. Sa relation avec Victoria ne tiendrait jamais sans une évolution majeure de sa condition sociale. Une raison valable, mais pas suffisante. Matthieu a surtout très envie de faire partie des vainqueurs, des dominants.

Il hésite à débuter son ascension grâce à Keith Q. Ellis, considéré au XXIe siècle comme le plus grand peintre de sa génération, mort le 12 avril 1997 d’une overdose. Il le sait, parce que tout le monde le sait. Chaque année, à la même date, on ressasse les frasques et anecdotes de ce génie, précurseur du street art. Iconique, sorte de Michael Jackson des beaux-arts. D’après ce qu’on raconte, ses toiles même les plus merdiques s’arrachent à des prix indécents. Matthieu aime bien l’indécence, mais le timing semble un peu serré. Et là, tandis que son cerveau s’agite dans tous les sens, lui revient en mémoire un coup parfait, exécutable sans trop de risque. La révélation ultime. Le top du top. Arrêtez tout !

Le samedi 26 avril 1997, Lucia Gonçalves, que Hondelatte a présentée dans son émission consacrée aux faits divers comme la « Mama de l’immeuble », est une femme admirable, courageuse et besogneuse. Veuve. Concierge dans un immeuble de haut standing rue Lauriston, dans le 16e arrondissement de Paris, dont le rituel immuable est de jouer au loto chaque semaine depuis son arrivée en France en 1982. Toujours les mêmes chiffres, dates de naissance de ses enfants, anniversaire de mariage, etc. Ce soir-là, ironiquement de funeste mémoire, l’impensable se produit. Le gros lot. Jackpot. La grande gagnante du premier rang. La famille réunie mangeait dans le minuscule salon, une brandade de morue préparée par la mama dans la tradition.

Lucia avait tous les numéros sans exception. De quoi changer de vie, rentrer au pays et aider sa petite famille. Mais la suite fut tragique…

Matthieu, en justicier, décide de conjurer le sort. Il va sauver la vie de la Mama… et au passage récupérer le fameux ticket gagnant. Le complice idéal pour l’assister dans cette mission salutaire est tout trouvé : ce gros con d’Omer. Il se frotte les mains d’avance. C’est du gâteau !

Victoria rejoint Matthieu dans le salon. Il a l’air totalement absorbé par ses pensées. Elle passe sa main devant son visage.

— Coucou, tu rêves ? Je n’ai pas été trop longue ?

Sa voix brise le silence et le fait sursauter.

— Absolument pas, tu es superbe !

Elle lui adresse une moue dubitative.

— On dirait que ça t’étonne ?

Matthieu reprend contenance peu à peu.

— Non, mais je viens de réaliser que j’ai un truc super important à faire. Tu sais ce que je te propose ? Je passe à mon appart en coup de vent pour me changer, ensuite on va déjeuner où tu veux et après, shopping. À moins que tu préfères venir avec moi ?

Elle le regarde, un peu penaude.

— J’ai cours de 11h30 jusqu’à 15h00, on se voit après ?

— Oui, avec plaisir !

Victoria fait mine d’être un peu gênée d’aborder le sujet.

— C’est quoi ton truc super important ?

Matthieu soutient son regard, déterminé.

— Pour l’instant, je ne peux pas tout te révéler, mais je sais ce que je dois faire pour m’assurer un bel avenir.

Elle acquiesce sans grande conviction.

Matthieu l’accompagne jusqu’au bas des marches de la station de métro. Au moment de se séparer, ils s’embrassent avec passion.

— Attends, viens !

Victoria le saisit par le bras. À l’entrée de la station de métro se trouve une cabine de photomaton. Elle le pousse à l’intérieur, insère quelques pièces et, insouciants et heureux, ils font plusieurs séries de photos. Ils s’embrassent, se font des grimaces, rient aux éclats. Lorsque les photos sont prêtes, ils se répartissent le butin, conservant chacun la moitié des clichés.

— Te moque pas de moi, Matt, je sais que c’est un peu niais, mais comme ça, on est toujours ensemble.

Il lui offre un magnifique sourire. Heureuse, la jeune fille range les photos dans son sac, avec beaucoup de délicatesse et d’attention.

Ils chantaient quoi déjà, les Rita Mitsouko ? Les histoires d’amour finissent mal… en général. Foutaise !

Chapitre 20 – Fade Into You (Mazzy Star)

Chapitre 20 – Fade Into You (Mazzy Star)

“Il y a des moments dans la vie où la question de savoir si on peut penser le monde sans maître est bien plus urgente que de savoir si on a un maître.” — Michel Foucault

C’est quoi, au fond, être un jeune de 20 ans ? Pour Julien, la question ne s’était jamais vraiment posée, en tout cas pas en ces termes. Sa vision de l’existence avait toujours été claire : une vie simple, optimisée. Aucune appétence pour les paradis artificiels ou autres excès. Pas de hauts, pas de bas. Juste de la tempérance. Et pourtant, malgré ce retour en arrière, Julien commence à ressentir un manque. Ou pour être exact, le mal du pays.

Ce qui lui manque le plus ? Posséder son propre espace, être libre d’explorer de nouvelles contrées, de ne rendre de comptes à personne. Séduire, jouer avec les mystères de l’inconnu. Il est revenu dans une zone de confort absolu, au moment de sa vie où rien ni personne ne le mettait en danger, où tout était déjà balisé. Pourtant, il souffre de cette immobilité qui le ronge, cette sensation d’avoir atteint un sommet qu’il ne peut plus dépasser.

De ses trente à quarante-sept ans, Julien avait vécu son âge d’or. Celui de la conquête. Sa force résidait dans sa capacité à ne rien demander, ne rien attendre, ne rien provoquer. Il s’était forgé une aura de mystère, une sorte d’énigme à résoudre pour les femmes qui l’approchaient. Une réputation savamment entretenue, entre réalité et fiction, grâce à des amis, collègues, ex, qui avaient distillé des rumeurs positives à son sujet. Ne jamais démentir, ne jamais confirmer. Laisser parler. Le célibataire le plus en vue.

Mais ce statut enviable n’était pas arrivé par hasard. C’était un équilibre fragile, un ascétisme émotionnel qui exigeait de ne pas s’attacher, de doser ses sentiments, de renoncer au bon moment. Julien vivait dans cette maîtrise, sans regrets. Mais aujourd’hui, ce masque de mystère ne l’amusait plus. Il se surprenait à vouloir quelque chose de plus. Ce sentiment qu’il n’avait jamais osé affronter auparavant commençait à poindre : emmener Romy en voyage, l’initier à des lieux qui lui tenaient à cœur, comme le Lac Tahoe ou Tromsø. Partager cette liberté avec elle.

Mais pour cela, il lui fallait gagner son indépendance. Et s’il en parlait à Matthieu ? Son ami, peut-être remisé trop vite dans ses pensées, pourrait être la solution pour l’aider à tirer profit de la situation. Il est interrompu dans sa réflexion par un tonitruant :

— Romy est là !

Sa mère n’a pas encore fini d’annoncer l’arrivée de la jeune fille que Romy, sans attendre, ouvre déjà la porte de sa chambre. Elle dépose son sac et sa parka Barbour sur la chaise. Son parfum remplit instantanément l’espace, et elle s’assoit sans préambule sur le lit, directe, cash :

— Tu m’en veux pour hier soir ?

Julien, pris au dépourvu, la regarde. Pas d’introduction, pas de détour. Elle entre dans le vif du sujet. Il sait qu’il doit désamorcer ça rapidement :

— Non, pas du tout, mais ce n’est pas la peine de se mettre dans des états pareils, c’était juste un jeu-vidéo et du bowling, sympa, mais pas de quoi en faire une montagne.

Elle soupire, visiblement agacée.

— Ah, c’est pas important pour toi, ça ? J’ai fait une super partie, je ne me suis pas laissée faire, c’est mon tempérament, faut faire avec.

Julien sent que ça peut déraper. Il s’assied à côté d’elle, essayant de lui prendre la main, d’adoucir les choses :

— Tu as très bien joué, Romy, vraiment, mais… t’aurais pu aussi gagner sans t’énerver autant.

Romy retire sa main et se lève brusquement, vexée.

— Mais t’es pas mon père, Julien ! Je réagis comme je veux.

Il la connaît trop bien. Dire quelque chose de plus ne servirait à rien. Inutile de prolonger la discussion dans cette direction. Il change de sujet, avec un air détaché :

— OK… sinon, le week-end prochain, on part en Espagne. Juste tous les deux.

Romy, prête à lui balancer une autre réplique cinglante, s’arrête net. Elle le regarde, un peu désarçonnée.

— Comment ça, en Espagne ?

— À San Sebastián.

— Euh… je ne sais pas quoi dire. Je dois voir avec mes parents… mais pourquoi tu proposes ça maintenant ?

Elle semble à la fois surprise et touchée. Un petit sourire se dessine sur ses lèvres. Julien la contemple en silence, satisfait d’avoir réussi à changer l’ambiance de cette conversation. Il n’a pas le temps de répondre que sa mère intervient :

— Vous venez, le dîner est prêt !

En descendant pour le repas, Julien sait qu’il a amorcé un tournant. Il a compris que s’il ne changeait pas quelque chose, leur couple était voué à l’échec. Durant leur première relation, ils étaient toujours partis avec leurs amis, jamais en tête à tête. C’était même un des motifs de rupture qu’elle avait évoqués à l’époque. Aujourd’hui, il sait qu’il peut influer sur cette dynamique, et ce voyage, cette échappée à deux, en est la première pierre.

Chapitre 21 – One (U2)

Chapitre 21 – One (U2)

“Chacun de nous est un monde, composé de nombreux astres et d’une infinité de particules.” — Johann Wolfgang von Goethe

Vous qui lisez, laissez toute espérance…

D’après Matthieu, Dante fut aussi un voyageur du temps, et ses vers inspirés, non pas d’une vision de l’Enfer, mais d’un dîner avec les Dumas – Garamond. Pendant qu’il cède les clés de sa voiture au voiturier du Plaza, Victoria passe le début de soirée en compagnie de ses amis du PGCC « Paris Golf Country Club », le Pigi quoi. Hélène et Maxence, Ségolène, Boris, Rebecca… la fine fleur des rallyes mondains. En ces temps bénis de « caviar sur le foie gras », la cartographie de la haute société parisienne est la suivante : Les princes et princesses se répartissent dans les 7ème, 8ème, 4ème, 6ème arrondissements. Les duc et duchesses, le 16ème, 15ème, 17ème, Neuilly et Boulogne. Les nobliaux en proche et moyenne banlieue, la plèbe partout ailleurs. Sauf exception ou folie d’artiste. Hors périmètre, les Versaillais qui sont une communauté à part. Une géographie de la domination financière qui s’est étiolée avec le temps, les seigneurs délaissant à l’aube du XXIème siècle leurs fiefs parisiens pour Genève, Luxembourg, Monaco, Miami, au profit des stars du ballon rond, rappeurs, comiques, influenceurs, émiratis, russes, chinois, provinciaux, gagnants du loto.

Matthieu n’en ressent ni nostalgie ni frustration, la preuve, il a quitté sans regrets la capitale. En revanche, il sait que, s’il y a du fric à faire, c’est ici et maintenant. Et même si cela le répugne, ses parents peuvent avoir leur utilité dans ses projets. Avec Victoria, ils se sont donné rendez-vous, après le dîner, dans une boîte de nuit branchée des Champs-Élysées, l’occasion de tester son nouveau look et de sonder le marché.

Puteaux, le 6 Avril 1997 :

Un peu plus tôt dans la journée, Matthieu avait pris la décision de radicalement changer son apparence et d’assainir son lieu d’habitation. Un esprit ancien dans un corps sain ne pouvait plus tolérer de vivre dans l’annexe d’une favéla ni de porter des frusques élimées jusqu’à la corde. Compte tenu de l’ampleur de la tâche, il espérait que son moi de 20 ans rôtissait au 9ème cercle des enfers (à priori le plus hardcore). Il s’était fixé deux « top » priorités : Contacter au plus vite Omer pour préparer l’opération « Gonçalves », puis se rendre à Paris, avenue de l’Opéra.

La chance finit par lui sourire après 14 sonneries de téléphone. Humeur de dogue du zythologue :
— Ouais putain, c’est qui ?
— Hello mon ami, c’est Matthieu ! Pour ta gouverne, il est déjà 14h00.
— Et alors ? On n’a pas cours aujourd’hui.

Matthieu lève les yeux au ciel, le combiné vissé à l’oreille.
— Euh, je crois que si en fait… mais c’est pas le sujet. J’ai besoin de toi, pour un truc spécial qui requiert toutes tes compétences.

Le voyageur, avec la sagesse de son expérience, déploya des trésors d’ingéniosité pour expliquer son plan à Omer, qui, après quelques dératés, finit enfin par comprendre et même par approuver avec enthousiasme. Alléluia ! Rendez-vous fut pris le lendemain pour repérage et répétition. Omer pensait que ce n’était pas utile, raison supplémentaire pour Matthieu d’insister.

Matthieu souffla un grand coup. Il ne redoutait qu’une seule chose : être submergé par ce qu’il appelait son « voile blanc ». Malgré la sophrologie, les techniques de respiration, le yoga, la boxe, rien n’y faisait, il suffisait qu’on le fasse un tout petit peu trop monter dans les tours pour qu’il dégoupille comme une grenade à fragmentation. Il devait tout faire pour ne jamais en arriver à une telle extrémité, sinon tous aux abris.

Après avoir checké ses ressources et effectué un retrait en espèces au guichet de la banque, (la préposée s’était d’ailleurs étonnée du montant, surtout pour un jeune de vingt ans), il avait prétexté l’achat d’une voiture, ce qui avait immédiatement levé les doutes. En ce temps-là, on pouvait encore faire des opérations en cash et au black. Matthieu s’était rendu en taxi dans « la » boutique spécialisée en costumes du Tout-Paris et des hommes d’affaires raffinés. Le personnel hautement qualifié mettait un point d’honneur à satisfaire chaque client. L’expérience lui avait appris que dans ce monde ou celui d’après, l’apparence était tout, dont acte.

Le résultat fut à la hauteur de ses espérances : un costume trois pièces parfaitement coupé, à la fois confortable et soigné, qui serait son passeport pour les opérations qu’il préparait. Méthode Rocancourt. Toujours faire plus envie que pitié, et surtout, qui se méfiait de quelqu’un d’aussi chic et bien habillé ? Il en avait pris deux, avec cravates et chemises assorties. Ses mocassins Weston, rarement portés, comme neufs, complétaient parfaitement l’ensemble. Pour parachever sa métamorphose, il patienta chez un coiffeur à l’excellente réputation. Le rafraîchissement s’avérait nécessaire. La psychologie humaine était finalement assez simple : ressemblez à ce que vous convoitez, et vous l’obtiendrez (issu des quatre accords pas très toltèques). Le voyageur ne se sentait plus comme un gamin de vingt ans ou un adulte de quarante-sept ans en perdition ; au contraire, une vague de confiance et de prestance émanait désormais de lui.

20h00 : Le Plaza

Le Plaza est un endroit sublime, magnifié par la cuisine d’un chef exceptionnel, Alain Ducasse. Matthieu fait son possible pour se sentir bien, détaché, suffisamment costaud mentalement pour tout encaisser… mais il déchante rapidement. Au-delà du choc temporel, il n’est pas à sa place : trop de faste, de luxe, d’insouciance. Il appartient désormais à un autre monde, une autre caste, où cette profusion de richesse, cette cascade de joaillerie, hommes rubiconds, ventripotents aux épouses décoratives, sourires carnassiers et cigares barreaux de chaise, lui donne l’impression d’être comme un furoncle purulent au milieu du visage.

Pourtant, sa belle-mère, qui d’ordinaire est prompte à la critique, l’observe de loin sans manifester de mépris ou de dégoût. Il s’efforce de rester digne et droit, se remémore son bac, « fêté » au même endroit (c’est un miracle ! Tu as triché ? On le donne à tout le monde aujourd’hui, etc.), mais la magie avait opéré en lui malgré les brimades et les sarcasmes.

Le maître d’hôtel l’accompagne à une table bien située, trop bien pour Matthieu, qui sait par expérience qu’elle peut se transformer en une zone de guerre dont les autres clients deviendront témoins et victimes collatérales. Il ralentit le pas : son père, Charles, préside l’assemblée, occupe l’espace, parade auprès de sa petite cour. Le dérèglement temporel intérieur de Matthieu est à son comble. Il ne l’a pas vu aussi vivant depuis dix-neuf ans. Plus précisément, le 04.03.2005 selon l’acte de décès. Une infection pulmonaire. Pas très distingué. Son cœur se serre. Il craint de se laisser submerger par l’émotion et la morale. Doit-il le prévenir de l’issue à venir, influer sur son destin ? Au prix de quelles conséquences ? Mais ce n’est ni le lieu, ni l’instant pour ce type de réflexions.

Le voyageur s’assied à côté de Baptiste, son frère aîné avec qui il ne partage rien. Des étrangers au même nom de famille. Malingre, visage inexpressif, haute opinion de lui-même, veule et radin, revendiqué de gauche pour mieux exprimer ses idées d’extrême droite, il travaille à l’étude notariale avec le patriarche, qui l’idolâtre. Catholique pratiquant, il a rencontré son épouse aux JMJ (Journées mondiales de la jeunesse). Anne – Valérie, à la droite de son eunuque de mari, toujours dans le sacerdoce, prête à repeupler la France de petits gaulois bien purs et bien sclérosés du bulbe, (moins de quatre enfants serait un échec pour elle). Ils en ont déjà trois, aussi cons et insipides que leurs parents.

La dernière personne attablée, et non des moindres, est la reine mère Agnès, perverse, narcissique, hystérique et bipolaire. Matthieu les examine du regard, l’un après l’autre, en train de jouer leur petite comédie des faux semblants, sans s’imaginer qu’il sait tout d’eux. Plus de secrets, de zones d’ombre, de non-dits ou d’interprétations. Il a déjà tout vécu, tout entendu, tout…

Matthieu se passe rapidement les mains sur le visage pour ne plus y penser, toujours étonné par ce simple contact si juvénile. Réfléchir utilement. Sa seule ambition est d’avoir les coudées franches pour réaliser ses projets, et si au passage il peut balancer deux, trois ogives, ce serait un bonus non négligeable. Son père ouvre les hostilités :
— Ahhh enfin ! C’est vrai que depuis la banlieue, il est compliqué de venir jusqu’ici. Tu as pris ton passeport ?
Les autres rient de ce bon mot. On commence par un mépris de classe. Pas mal. Il enchaîne :
— Matthieu, tu es très élégant ce soir, ça change. T’es devenu pédé ?

Serrer les dents. Ne rien dire. Faire le vide. Agnès sent que c’est le bon moment pour planter une nouvelle banderille. Les oh faussement outrés et les rires de hyène s’entremêlent. D’autres « taquineries » fusent, mais Matthieu n’écoute plus, concentré, focus. Il sait ce qu’il doit faire pour gagner le respect.

Sa voix est parfaitement calme, assurée :
— Ça se passe bien à l’étude ?

Charles et Baptiste arrêtent de rire, attendant de savoir où il veut en venir avec cette question d’apparence anodine. Le voyageur esquisse un sourire narquois, se redresse, fixe un point juste au-dessus du sourcil droit de son père, et lui adresse un regard de duelliste. Il ne dit rien, mais pense très fort à la dilapidation de la fortune familiale, aux pots-de-vin, cavalerie, utilisation frauduleuse de fonds sous séquestre, abus de biens sociaux, notes de frais pour des prostituées, redressement fiscal, condamnation, problème de santé, enfant illégitime (oui, oui, meilleure blague de 2001 !), procès en paternité, re-problème de santé. Mort.

Matthieu ne cligne pas des yeux une seule fois. Le temps semble suspendu, même si en réalité leur confrontation ne dure que quelques secondes. Charles cède le premier. Vaincu. Aussi fair-play que Walder Frey le jour des « Noces Pourpres » dans Game of Thrones, il salue le voyageur en levant sa coupe de Dom Pérignon rosé, qu’il déguste amèrement. Le patriarche enrage. Depuis quand ce petit con ose lui tenir tête ? Quelque chose ne lui plaît pas, en particulier depuis cet appel en début d’après-midi. Une offre qu’il n’a pas pu refuser.

Flashback : L’appel mystérieux

— Maître Dumas ? Ariane Morin, présidente directrice générale de Chronowatch. Nous sommes leader dans le domaine du renseignement et de la Human Data. Serait-il possible de m’accorder un peu de votre temps ?
Charles prend sa voix de miel :
— Madame Morin, mais bien sûr, je suis à votre entière disposition.

Il congédie d’un geste de la cuisse Vanessa, sa secrétaire dévouée de 28 ans, qui devrait remettre à plus tard la besogne qu’elle était en train de prodiguer à son tyran de patron.
— Parfait. J’ai besoin de vous pour une tâche particulière.
Charles avait l’habitude des opérations à l’extrême limite de la légalité. Il en était même le spécialiste.
— Je ne vais pas y aller par quatre chemins. Votre fils fait l’objet d’une surveillance rapprochée. Nous avons besoin d’un point de contact.

Le notaire, complètement affolé, rattrapa in extremis le combiné qui glissait de sa main moite.
— Comment ça, mon fils ? Mon Baptiste ? Mais il est à côté. Pourquoi ? Ça n’a aucun sens. Dites-moi ce qu’il a fait, j’en réponds personnellement !

Sa voix était pleine de sanglots refoulés. Ariane s’agaçait :
— Non, votre autre fils. Matthieu.

Interloqué, Charles ne répondit pas tout de suite. Rassuré, il était maintenant sur le point d’éclater de rire.
— C’est un canular ? Vous me parlez du demeuré qui passe son temps en boîte de nuit et qui vit comme un rat dans un clapier de merde ? J’ai rien à voir dans son éducation. Il a été élevé par sa connasse de mère après notre divorce, il y a plus de 15 ans. Je le vois le moins possible. Ce soir, c’est exceptionnel, faut bien que je donne le change de temps en temps, et en plus, je le passe en note de frais.

Ariane ressentait une aversion croissante pour cet homme odieux et grossier, mais elle avait besoin de lui. Matthieu était une précieuse ressource, en dépit de ce que disait Dumas père.
— Monsieur Dumas, je ne vais pas abuser de votre temps, aussi précieux que le mien, dit-elle avec une pointe d’ironie. Que vous le vouliez ou non, Matthieu est susceptible de détenir des informations cruciales pour notre entreprise…
— Mais Madame Morin, je…
— Ne m’interrompez pas ! C’est simple : en fonction des informations que vous allez nous fournir et du respect scrupuleux de nos instructions, nous vous garantissons que l’administration fiscale renoncera à l’ensemble de vos arriérés et, en fonction de vos résultats, vous aurez une prime à six chiffres. Nous sommes généreux chez Chronowatch. En revanche, si vous ne respectez pas votre engagement…

— Vous n’avez pas besoin de me menacer. Votre proposition me satisfait pleinement.

Ariane Morin relâcha la pression.
— Dans ce cas, c’est entendu. Un coursier vous fera livrer les consignes.

Charles raccrocha, satisfait. Il avait encore du mal à imaginer que son connard de fils ait une quelconque valeur. Pour la surveillance, il trouverait bien un moyen. En attendant, il appuya sur l’interphone du bureau.
— Vanessa, merci de venir immédiatement terminer le dossier sur lequel vous étiez tout à l’heure.

La chance sourit aux plus entreprenants, se dit-il tout en reculant son fauteuil à roulettes.

La marâtre vide méthodiquement son quatrième ou cinquième verre et commence à être sous l’effet de l’alcool. Matthieu regarde sa montre : c’est le moment de disparaître. Dans moins de dix minutes, d’après ses calculs et souvenirs, les hostilités seront ouvertes et il n’a aucune intention de rester dans la ligne de mire.

Il termine en toute hâte son homard, fabuleux au demeurant, se lève d’un coup.
— Désolé, mais je suis attendu. Je vous souhaite une belle fin de soirée et à bientôt !

Il part si précipitamment qu’aucun des convives n’a le temps de s’en offusquer. Son père, la bouche pleine d’agneau de lait, ne peut que le suivre du regard. Il se saisit fébrilement de son téléphone portable.
— Charles, qu’est-ce que tu fais ?

Agnès est à deux doigts de la crise de nerfs. Il pianote sur le clavier : « Cible en mouvement. Comportement inhabituel. Pas plus d’infos. » Il patiente quelques secondes pour s’assurer que le message a bien été réceptionné par sa destinataire. « Ok ». Il referme le clapet. Fier de lui, comme s’il venait de sauver le monde de la famine. Le notaire a fait sa part du boulot. Ariane Morin peut passer à la caisse. Il est d’autant plus soulagé qu’elle a décidé de se charger elle-même de l’observation de son abruti de gosse, dont, après réflexion, il n’est même pas sûr d’être le père.
— Non mais tu te fous vraiment de moi ! Je t’ai posé une question.

Charles foudroie son épouse du regard.
— Ferme-la.

Baptiste et Anne – Valérie se préparent pour l’orage. Qui, étonnamment, n’arrive pas. Au lieu de cela, Charles commande une bouteille de Petrus 82.

Chapitre 22 – Changes (2pac)

Chapitre 22 – Changes (2pac)

“Nous n’héritons pas de la terre de nos ancêtres, nous l’empruntons à nos enfants.” — Proverbe Amérindien

Béatrice remplit les assiettes à ras bord, tandis qu’en fond, la télé s’apprête à diffuser le programme du soir. D’ordinaire, rien ne comble plus de joie Alejandro que de partager ces moments en famille. Sa femme, son fils, et Romy, qui s’intègre parfaitement à leur dynamique. Le bonheur, pense-t-il, ne se fonde pas sur des apparats ou des artifices. Il requiert une pleine conscience, accepter de se détourner de la facilité, ne pas se plaindre, serrer les dents si nécessaire, et réaliser la chance qu’on a de manger à sa faim, entouré de ceux qu’on aime.

Mais ce soir, une pensée lourde le préoccupe. Alejandro ne parle pas ou peu, mais dans le secret de son cœur, il sait que quelque chose cloche. Il est maintenant certain que Julien est un voyageur. La preuve est là, sous ses yeux. La question n’est plus de savoir si, mais quand il en parlera à Sundial. L’information doit être partagée rapidement, avant que les chrono-traîtres ne se manifestent. Il n’a plus le choix : demain, dès la première heure, il alertera Sundial.

Pendant ce temps, Romy essaye discrètement de poser la main sur la jambe de Julien sous la table, mais celui-ci se débat, légèrement gêné. À vingt ans ou à quarante-sept, c’est pareil : il aime Romy, il adore ses parents, mais il ne transige pas avec l’inconvenance, surtout en présence de sa famille. De plus, il est en train de lutter pour finir son assiette. Elle est délicieuse, mais il sait que s’il ne la termine pas, sa mère s’inquiétera pour lui.

Romy, soudain, lâche la bombe :
— Julien m’emmène à San Sebastian le week-end prochain.

Béatrice, surprise, lève les yeux : — Ah bon ? C’est bien ça, mais vous n’êtes pas trop jeunes pour partir tous les deux ? Et les études ?

Alejandro sourit, amusé mais calculateur. Derrière son sourire se cache une inquiétude plus grande que celle que pourrait susciter un simple voyage. — Bea, ils sont grands maintenant. C’est bien de partir. C’est en découvrant le monde qu’on sait ensuite ce qui est important pour nous, ce qui nous tient à cœur. Mais, Romy, il faut que tu surveilles mon fils, je le connais celui-là !

Il éclate de rire, suivi par Béatrice et Romy. Mais derrière ce moment léger, l’estomac d’Alejandro se contracte. Devrait-il l’empêcher de partir ? Peut-être que San Sebastian est une simple escapade, ou peut-être est-ce lié à quelque chose de plus vaste. Le voyage pourrait-il éveiller l’attention des chrono-traîtres ?

Julien, qui n’a rien à se reprocher hormis son voyage temporel — qui n’est pas de son fait —, se demande où son père veut en venir. Espère-t-il discrètement lui rappeler la question de l’héritage familial, ou lui mettre la pression pour prolonger la lignée ?

— Il y a les études, papa, et puis on va là-bas pour se promener, juste changer d’air, c’est tout.

Alejandro secoue la tête en souriant, mais son esprit reste focalisé sur autre chose : — Je vous connais, vous les jeunes ! Au fait, madame Letourneur, la voisine, m’a dit que Romy avait été très forte au bowling. C’est fou ça ! Qu’est-ce qu’il s’est passé ?

Julien se renfrogne légèrement, tandis que Romy minaude, fière d’elle : — Oh, rien de spécial. On m’a lancé un défi, alors j’ai fait de mon mieux. D’ailleurs, Béatrice, votre paella est un délice ! Vous me donnerez la recette ?

— La prochaine fois, c’est toi qui la feras, Romy !

Julien, soudain distrait par une idée, lève la tête : — On a encore un Minitel ici ?

Béatrice réfléchit un instant, amusée par cette demande inattendue : — Oui, je crois, mais on ne s’en sert jamais. Pourquoi ?

— Un ami qui est à Paris… et je crois qu’il a besoin de moi.

À ces mots, Alejandro devient plus attentif, son regard se faisant plus intense, presque perçant. Un ami à Paris ? Cela éveille des soupçons en lui. Il connaît bien Julien, et un « ami » à Paris n’est pas une histoire anodine.

— Fils, l’amitié est la chose la plus sérieuse du monde. On n’arrive à rien dans la vie en étant seul, et on ne peut pas se regarder dans une glace si on a failli à son devoir. Surtout si ton ami est… décalé… Pourquoi penses-tu qu’il a besoin de toi ?

Romy, qui n’a jamais entendu parler d’un ami parisien de Julien, retire lentement sa main de sa jambe, attendant une explication plus convaincante.

— C’est difficile à expliquer clairement. On s’est vus à Bordeaux, tu te souviens Romy, pendant la soirée d’Alex…

Julien joue la carte de la prudence. Alex organise au moins une soirée par mois, et avec tout le monde qui s’y trouve, personne ne se souviendra des détails. Romy, légèrement perplexe, finit par acquiescer : — Ah oui, je vois.

— Peut-être que c’est rien, continue Julien, mais au moins, je veux prendre des nouvelles.

Alejandro, fidèle à ses principes mais aussi en alerte à cause de ce qu’il sait de Sundial, réagit immédiatement : — Si c’est important pour toi, et si tu penses que cet ami pourrait avoir besoin d’aide, alors on doit le retrouver. Tu as quelques informations utiles ?

Julien lève les yeux au ciel. Comment expliquer que son ami était avec lui… en 2024 ? Il cherche une échappatoire : — Je connais son nom de famille, et à peu près l’endroit où il habite.

— C’est déjà un bon début !

Alejandro continue de s’inquiéter, sentant que la situation pourrait rapidement lui échapper. Béatrice, quant à elle, suit le mouvement, confiante dans les décisions de son mari. Romy, en revanche, est de plus en plus perplexe. Julien n’est pas du genre à avoir des impulsions de ce genre. Il est toujours calme, posé. Alors pourquoi, tout d’un coup, veut-il retrouver un « ami » qu’elle n’a jamais entendu mentionner auparavant ?

Les doutes de Romy ne s’arrêtent pas là. Depuis quelques jours, Julien est différent. Elle le sent plus présent, plus intense. Quand il la serre dans ses bras, c’est avec une force nouvelle, comme si chaque instant avec elle était précieux. Il la regarde d’une manière qu’elle ne reconnaît pas. Ce n’est ni dérangeant ni étrange, mais cela l’inquiète un peu. Et maintenant, il parle de ce mystérieux ami à Paris, tout en l’emmenant à San Sebastian, seuls, sans leurs copains… Ce qui, en soi, est plutôt surprenant. Jamais ils n’ont voyagé en couple, toujours avec leur bande.

Ils allument finalement la télé pour regarder Un jour sans fin. Béatrice apporte du pop-corn, Alejandro s’installe confortablement dans son fauteuil, tandis que Romy et Julien s’assoient sur le canapé. Béatrice, elle, reste entre le salon et la cuisine, s’occupant des derniers détails. Malgré tous ses efforts pour apprécier le film, Julien a du mal à se concentrer. Il a toujours aimé Un jour sans fin, mais le regarder sur cet écran minuscule, avec un son approximatif, lui rappelle à quel point il est loin de sa vie moderne, de son confort en 2024. Un jour sans fin, vraiment ? Et pourquoi pas Retour vers le futur tant qu’on y est…

La soirée se termine tranquillement. Ils prennent congé les uns des autres. Julien s’endort dans les bras de Romy, mais son sommeil est agité. Il se réveille plusieurs fois, en proie à une inquiétude sourde. Quelque chose ne va pas. C’est grave. Très grave.

Chapitre 23 – Spaceman – Babylon Zoo

Chapitre 22 – Changes (2pac)

« Qu’importe le temps, Qu’emporte le vent, Mieux vaut ton absence, Que ton indifférence » Serge Gainsbourg

Sans un regard pour la file des noctambules massée devant la porte d’entrée, Matthieu s’infiltre derrière le cordon rouge, gravit les quelques marches qui le séparent du saint des saints de la nuit, fait la bise au physio qui le complimente sur son costume, serre la main des videurs et pénètre nonchalamment dans le club. Instinct et réflexe. De retour dans son monde. Comme un junkie après sa dose, il se promet que l’incartade ne durera que le temps de la soirée. Ne pas succomber aux illusions de la fête, danse maudite avec le diable, ailes noyées dans la vodka et le gin.

Ses chaussures noires se fondent dans l’obscurité. Il se glisse dans le couloir parmi les âmes égarées. Encore une porte à franchir pour accéder à l’espace VIP. Sensation de vertige. Il se demande comment son « moi » de vingt ans a résisté à cette pression.

Regards hostiles. Dédain. Mépris. Pourtant, on vient tout de même à sa rencontre, cherchant à s’afficher à ses côtés. Roi de la nuit artificielle, Matthieu réalise qu’à cette époque, tout ce qui ne le tuait pas le rendait plus fort ou plus indifférent. Ce n’est que quelques années plus tard, lorsqu’il avait reçu le coup de grâce, que son armure s’était fissurée, martelée sans relâche par les espoirs déçus, les promesses non tenues, les mensonges et les trahisons.

Blessé au plus profond de son âme et dans sa chair, il avait rendu les armes et tiré un trait sur la vie passée. Il respire un grand coup, se fraye un chemin jusqu’à la rambarde qui surplombe la piste de danse, ne réagit pas aux voix qui l’interpellent, ce qui le rend bien évidemment encore plus mystérieux. Inaccessible. Les décibels sont poussés à leur paroxysme, mélange sulfureux d’infrabasses, de lumières, de parfums et de fumée.

Stroboscopes braqués sur l’octogone central. Piste de danse pour jeunesse dorée. Remix de « Meet Her at the Love Parade » de Da Hool. Efficace. Ça sent la légère offensive contre le Queen en haut des Champs-Élysées, tout en restant mainstream, et en même temps plus pointu que l’Arc ou le Duplex, ses concurrents directs. Matthieu ne sort plus depuis bien longtemps, mais le jeu de la nuit est intemporel et immuable.

Le voyageur se concentre sur son objectif. Victoria qui danse (maladroitement mais avec l’excuse de sa beauté), en slow motion, fait virevolter sa mini-jupe, révélant ses jambes fuselées. Ses mèches blondes s’échappent pour caresser son visage, tandis que ses petits seins s’agitent au diapason de ses mains fines qui forment des arabesques. Lèvres gorgées de sang entrouvertes. Yeux fermés. Matthieu contemple, fasciné.

Le DJ fait le job. Le passage au morceau suivant, « Around the World » des Daft Punk, est impeccable, calé à la microseconde. Tout invite à poursuivre ce rite païen, et pourtant, elle s’arrête net. Tout son être, subitement baigné dans la lumière, s’éclaire. Matthieu n’a pas le temps de descendre l’escalier en colimaçon qu’elle l’agrippe par les pans de sa veste, l’embrasse sans retenue, s’arrime à lui, le rapproche au plus près d’elle. Sa bouche caresse son oreille de mots simples et doux.

— Tu m’as manqué, souffle-t-elle.

— Toi aussi.

— Je peux rester dans tes bras ?

— Aussi longtemps que tu veux.

— Tu m’as vu danser ?

— Oui.

— J’étais comment ?

— Bouleversante.

— Tu sais à qui je pensais ?

— À nous.

— Comment tu le sais ?

— Parce que je dansais avec toi.

— Pourtant tu étais loin.

— Ça n’arrivera plus.

— On se dira « je t’aime » tout à l’heure. Pour l’instant, j’ai juste envie de profiter de toi.

Ils rient en se dirigeant vers le bar, main dans la main.

— Merci pour la surprise, murmure-t-elle en le regardant. Le costume, ta coupe de cheveux… Toutes mes copines sont jalouses. T’es trop beau.

Elle l’embrasse dans le cou, tandis qu’il commande :

— Deux gin tonics, s’il te plaît.

Il s’apprête à sortir sa carte, avant de se rappeler qu’il ne connaît toujours pas son code. Mais le serveur le rassure :

— C’est offert par la maison, Matthieu.

— Alors, comment s’est passé ton dîner ? demande Victoria en caressant son visage.

— Ça a failli être atroce, mais je suis parti avant la fin.

Prince résonne à travers les enceintes, « Cream ». Il l’entraîne dans une danse sensuelle, pas du tout 97, qui fait rougir Victoria malgré l’éclairage tamisé. La musique a toujours eu cet effet sur lui. Sans elle, qui sait où il serait.

Tapi dans la pénombre, un jeune homme les observe. Grand, carrure d’athlète, cheveux longs, bruns, chemise Ralph Lauren. Gravure de mode. Il se rapproche, ce qui exaspère Matthieu.

— Salut, vous passez une bonne soirée ? lance-t-il.

Victoria lui glisse un mot à l’oreille et s’éloigne avec grâce.

— Matthieu, c’est ça ? Est-ce que je peux te parler un instant ?

La logique voudrait que le voyageur fort de son expérience ne rentre pas dans son jeu, mais il n’a pas envie de se défiler.

— Si c’est au sujet de Victoria, on va être clair. C’est elle qui choisit avec qui elle veut être. Tant que c’est moi, tu fais le moindre geste déplacé, je te casse les dents.

— Ah non, pas du tout. Ce n’est pas elle qui m’intéresse, en plus je la connais très bien, crois-moi ! répond l’inconnu avec un sourire.

Manquait plus que ça…

Matthieu essaie tant bien que mal d’assimiler l’information. Il piétine sur place, trouve ça hyper malaisant, et se risque à une explication, la plus diplomate possible.

— Tu t’intéresses à moi ? Alors en fait, je sais pas trop ce que ça veut dire. Franchement, je suis un fervent défenseur de la cause LGBTQ++, mais je joue dans une seule équipe. Tu vois, Brokeback Mountain, ça me touche, mais je suis pas du tout prêt à transposer ce genre de trucs dans le réel, surtout pas en 97… Bref, il y a d’autres personnes beaucoup plus open, tu vas trouver ton bonheur !

Matthieu réprime un léger fou rire en se rappelant qu’Omer, dans quelques semaines, fera un pas de côté avec un jeune éphèbe de retour de la Fashion Week. Il eut beau se justifier en expliquant qu’un mannequin, ce n’était pas pareil, il n’avait jamais réussi à convaincre personne.

— En tout cas, c’est super flatteur. Merci, mec.

Matthieu est sur le point de tourner les talons pour rejoindre Victoria sur la piste de danse, quand un petit groupe de bourgeois l’interpelle. Des invitations à une soirée ultra select qu’il devait leur fournir. Il hausse les épaules et les invite à aller se faire foutre. L’inconnu le rattrape in extremis.

— On sait que tu viens du futur, dit-il, visiblement agacé.

Matthieu écarquille les yeux. Pas de panique, juste de la stupéfaction. Il éclate de rire.

— T’es peut-être pas gay, ce dont je doute encore, mais t’as pris des cachetons ou une autre substance. C’est complètement délirant !

Intérieurement, un ras-de-marée de questions l’assaillent. Mais son intuition lui commande une chose : se taire. Victoria danse, insouciante, sans un regard pour lui. GalaFreed From Desire – résonne autour d’eux. « Want more and more, people just want more and more… »

L’inconnu reprend, le ton plus sérieux :

— Je ne peux pas t’expliquer en détail ici. Mais tu portes une sorte de trace. Victoria et ton père nous ont confirmé que…

Il n’a pas le temps de finir sa phrase. Voile blanc. Matthieu le plaque contre une colonne de marbre, lui empoigne la gorge. Explosion de confettis et de clameur alors que le fameux « Na-na-na-na-na, na-na » retentit. Matthieu serre un peu plus fort.

— Écoute-moi bien, fils de pute. J’ai rien à te dire. La seule trace que tu vas garder, c’est celle de mon poing dans ta gueule.

Victoria, surgissant de nulle part, s’interpose entre eux, repoussant Matthieu, qui relâche l’inconnu. Ce dernier, plié en deux, respire difficilement, une toux rauque s’échappant de sa trachée meurtrie.

— Tout va bien, messieurs ? demande Malcom, le videur, amusé de voir une bagarre entre bourgeois. Le jeune homme lève le pouce. Le videur glisse à Matthieu :

— La prochaine fois, fais ça dehors, ou alors tu me le laisses.

Il repart faire son tour de surveillance. Victoria ne décolère pas, hurlant par-dessus la musique.

— Non mais ça va pas ? T’es complètement taré ! Pourquoi tu t’en prends à Lionel ?

— Comment ça, Lionel t’as prévenue ? Mais de quoi tu parles ? rétorque Matthieu, perdu.

— Lionel travaille pour mes parents. Ils ont besoin de toi. Je n’en sais pas plus. On m’a demandé de me rapprocher de toi.

Victoria n’a plus rien de la jeune femme douce de tout à l’heure. Sa voix est froide, tranchante. Matthieu, blessé et en colère, sent la réalité se fissurer autour de lui.

— Alors tout ça, c’était un mensonge ? Tu m’as utilisé pour tes parents et leur business ?

— Ce n’était pas un mensonge. Je t’aime bien, mais j’avais des instructions. Lionel m’a dit que tu comprendrais.

Matthieu serre les poings, essayant de contenir sa rage.

— Ce que je représente ? Tu veux vraiment que je te suive, toi et ton acolyte, pour une explication délirante ? Vous êtes complètement tarés.

Victoria soupire.

— Matthieu, Lionel est un Chrono-Libérateur. Ils ont découvert ton voyage. Et maintenant, tu es en danger si tu ne coopères pas.

Matthieu secoue la tête.

— Tu avais ta chance, Victoria. Maintenant, c’est fini.

Il s’éloigne, les mots de Victoria résonnant dans sa tête. Il fait volte-face.

— Tu as raison, je viens du futur. Tes parents vont finir ruinés. Méfie-toi des implants, passer la moitié de sa vie défigurée, ce n’est pas top.

Il éclate d’un rire sardonique. Lionel se redresse, s’approchant de Victoria, qui semble dévastée.

Matthieu sort du club, ses pensées tourbillonnant à un rythme effréné. Il hèle un taxi, sifflotant une chanson, énième anachronisme : « Les singes viennent de sortir du zoo, Ton cadavre derrière quelques plots, Le sang est plus épais que l’eau, Armés comme à l’époque du Clos, Les singes viennent de sortir du zoo, 2-7-Z-E-R-O, Back to the future… »

Chapitre 24 – Roads (Portishead)

double vingt chap 24

« La vie est un voyage à faire à pied. » — Jules Renard

La route s’étire devant eux, une bande d’asphalte luisante sous le soleil de début d’après-midi, serpentant à travers les collines verdoyantes du pays basque.

— Tu viens de faire toute la route sans regarder la carte, dit Romy avec une pointe d’admiration dans la voix.

Julien sourit, un peu gêné. Il aurait été bien en peine de lui expliquer qu’il part au moins deux fois par an au pays basque depuis ses trente ans.

— Oui, je l’ai bien étudiée avant de partir.

Romy, dans une fine robe blanche à fleurs, recule son siège pour allonger ses jambes. Parfois, sa main sort par la fenêtre pour caresser le vent. Il fait beau. Le soleil se reflète sur ses lunettes noires. Julien semble aller mieux, même si son réveil en sursaut ce matin l’a profondément troublée. Il avait eu l’air d’un possédé, comme dans ces films d’horreur qu’elle n’aime pas, non pas par peur, mais parce qu’ils la mettent mal à l’aise. Pourtant, elle ne laisse rien paraître. Elle fredonne « Hotel California », reconnaissant l’air à travers la radio qui grésille par moments. Elle passe une main dans les cheveux de Julien, appréciant son calme et son assurance. Que pourrait-elle demander de mieux ?

Il conduit vite mais prudemment, avec une aisance qui la rassure. Les petites choses qu’elle avait remarquées, des changements imperceptibles dans son attitude, ne la gênent plus. Ils ont revu leur bande de copains sans heurts. Loïc était même plus gentil que d’habitude, et les autres toujours aussi détendus. Ils avaient été un peu déçus de ne pas être conviés à ce road trip basque, mais Julien avait répondu calmement qu’il voulait être seul avec elle, rien de plus.

Seule avec lui. Unique, privilégiée, amoureuse. Que demander de mieux ?

Les paysages défilent, et Romy sent une connexion avec la nature. Elle n’est pas religieuse, bien qu’elle ait été baptisée, mais quelque chose, ici, lui parle. Comme une communion silencieuse avec ces collines qui s’étendent à perte de vue. Julien est une énigme, mais une énigme paisible. Il dégage une sérénité qu’elle admire, une force tranquille qui apaise ses propres tourments. Pourtant, une ombre persiste dans son esprit : cette histoire avec son « ami » à Paris. Julien n’a jamais mentionné cet ami avant, et Romy n’arrive pas à s’en débarrasser. Il y a un non-dit qui plane entre eux, mais chaque fois qu’elle essaye d’en parler, il réussit à la distraire, avec un sourire ou un geste doux. Ça l’intrigue plus qu’elle ne l’admet.

Julien finit par s’arrêter devant un petit hôtel charmant, niché au cœur du paysage basque. L’endroit est parfait, ni trop luxueux ni trop simple, juste assez intime pour eux deux. La chambre est un nid d’amour, avec ses rideaux de lin blanc et la lumière douce qui traverse les fenêtres ouvertes. Ils s’installent doucement, leurs corps et leurs gestes en harmonie, sans mots, sans précipitation.

Les heures passent comme un rêve. Ils se retrouvent, se redécouvrent, dans cette bulle de tranquillité où plus rien d’autre ne compte. Ils se disent tout, ou plutôt, ils se comprennent sans parler. Julien sent Romy se blottir contre lui, et il la garde contre son cœur, profitant de chaque seconde. Ils ne cherchent pas à combler les silences ; ils les savourent. La ville, le monde, tout semble loin, presque irréel.

Après cet instant suspendu, ils sortent pour une balade. Julien l’emmène au petit parc d’attractions Monte Igueldo, perché sur une colline avec une vue imprenable sur la mer. Ils mangent des glaces. Romy, habituellement adepte de la vanille et du chocolat, se surprend à commander cassis et fraise, pour finalement échanger ses parfums avec Julien. Ce genre de petits gestes les lie encore plus.

La nuit tombe, mais Julien commence à montrer des signes de trouble. Romy l’observe, inquiète, tandis qu’il se tourne et se retourne dans le lit. Sa respiration devient irrégulière, et il parle en dormant.

— Non… pas ça… pas maintenant…

Elle voudrait le secouer, le ramener à la réalité, mais elle hésite, craignant de faire pire. On dit qu’il ne faut jamais réveiller un somnambule, alors elle pose simplement une main sur son épaule pour tenter de l’apaiser. Mais Julien se redresse d’un coup, le regard perdu, les traits tendus.

— On doit partir à Paris, dit-il brusquement.

Romy se redresse à son tour, encore à moitié endormie.

— Quoi ? Pourquoi ?

— Il faut qu’on soit avec lui.

— Mais de quoi tu parles ? Qui ?

Julien descend du lit, les yeux encore lourds de sommeil. Il semble ailleurs, comme si quelque chose de plus grand le hantait.

— J’ai juste besoin de ta confiance, Romy.

Elle reste figée, déconcertée par son ton, par l’urgence dans ses mots.

— Julien, tu me fais peur… Qu’est-ce que tu racontes ? Il est trois heures du matin. Calme-toi, s’il te plaît.

Julien s’assied au bord du lit, ses mains tremblantes. Il lutte pour retrouver ses esprits, mais les bribes de son cauchemar lui reviennent en vagues désordonnées. Il sait qu’il doit lui expliquer, mais comment dire l’indicible ?

— Écoute, je… je ne peux pas tout t’expliquer maintenant, Romy. C’est… compliqué. J’ai ressenti quelque chose, comme si un ami avait besoin de moi. C’est bizarre, mais je sais que c’est important.

Elle le fixe, partagée entre la confusion et la peur. Un silence pesant s’installe. Julien se lève, vacillant légèrement, puis se dirige vers la petite table où sont posées deux tasses de café froid.

— Je sais que ça n’a pas de sens. Mais je t’en prie, fais-moi confiance. On doit aller à Paris.

Romy l’observe un instant. Une part d’elle veut comprendre, mais elle sent que cette explication est loin de la rassurer. Pourtant, elle finit par hocher la tête. Parce qu’au fond, malgré tout, elle lui fait confiance.

— D’accord, Julien, murmure-t-elle. On ira à Paris.

Julien la regarde, soulagé, mais une ombre plane toujours au-dessus de lui. Il ne sait pas exactement ce qu’il cherche à Paris, mais il sait qu’il ne peut pas l’ignorer. Pas cette fois.

Chapitre 25 – Ordinary World (Duran – Duran)

double vingt - Chapitre 25

« On est vraiment con quand on a vingt ans. » – Arthur Rimbaud

3h40. Enfin chez lui. Seul. Impossible de dormir. Premier constat : il est toujours en 1997. Deuxième constat : son retour dans le passé avait bien commencé, puis tout était parti en vrille, comme toujours. Mais cette fois, il n’y est pour rien. Enfin, pas vraiment.

En retrouvant son corps de vingt ans, Matthieu avait naïvement cru pouvoir se fondre dans le décor, oublier qu’il venait du futur. Il n’avait pas anticipé qu’il serait un atout aussi précieux. Sa valeur dépasse celle de Mbappé, Messi et Bolloré combinés. Un seul mot sur le 11 septembre et tout pourrait être chamboulé. Il ne veut que deux choses : gagner de l’argent et se faire une place au soleil. Mais apparemment, d’autres ont des projets pour lui. Des projets bien plus sombres.

De qui se méfier ? En qui avoir confiance ?

Matthieu allume la N64. Jouer lui permet de se calmer et de réfléchir. Petite satisfaction : GoldenEye 007 n’a pas usurpé sa réputation de jeu mythique, même après vingt-cinq ans d’évolution. Le contact de la manette dans ses mains lui offre une brève évasion, une plongée nostalgique dans un passé plus simple. Mais à peine a-t-il commencé à jouer qu’une douleur fulgurante le traverse. Une migraine éclatante. Il porte la main à son front, les yeux plissés sous la souffrance. Il sait que ce n’est pas une simple céphalée. C’est le prix à payer pour défier le temps, pour plonger dans des temporalités contradictoires. Son corps de vingt ans lutte contre l’esprit plus âgé qui l’habite.

Il coupe le jeu et se laisse tomber sur le canapé. Son regard erre sur son appartement, encore marqué par l’empreinte de cette époque. Le juke-box Sony 200 CD opère en mode aléatoire avant de s’arrêter sur l’album Wish You Were Here de Pink Floyd. La musique est basse, mais ça lui suffit. Les paroles résonnent en lui, éveillant un sentiment profond. Une rage brûlante de réussir cette nouvelle vie, d’effacer des années de frustration et d’échecs. Pour lui, les théories sur les continuum temporels, l’espace-temps… ce sont des conneries de geeks. Il n’y croit pas. Pourtant, il ne peut s’empêcher de penser aux quelques confidences échappées avec Victoria. Des propos imprudents.

« Imagine que tu fasses un bond dans le temps et que d’un coup tu te retrouves dans le futur, à un âge avancé. Tu ferais quoi ? »

« Je ne comprends pas ta question », avait-elle répondu, mi-amusée, mi-intriguée.

« Ou à l’inverse, si tu revenais de 2024 jusqu’à maintenant ? »

Elle avait souri, sans vraiment saisir le fond de son interrogation. Ou peut-être que si. « Ça changerait quoi pour toi ? », avait-il insisté.

« Ça dépend. Je suppose que cela susciterait des convoitises », avait-elle répondu avec un demi-sourire.

À l’époque, il avait trouvé ça mignon, naïf même. Mais avec le recul, il se rend compte que Victoria n’était peut-être pas aussi innocente qu’elle le laissait croire. On est vraiment con à vingt ans.

Ses pensées s’égarent sur ses finances. Un désastre. Ses dépenses récentes l’ont mis au bord du gouffre. S’il doit fuir, il aura besoin d’argent. Beaucoup d’argent. Faire chanter son père, se lancer dans des activités illégales comme le vol ou l’extorsion… L’idée de Lucia Gonçalves lui revient en tête. Le ticket gagnant du loto. Il se surprend à envisager sérieusement de basculer dans le crime, chose qu’il n’aurait jamais envisagée dans sa vie précédente. Mais ici, en 1997, tout semble permis. Ou tout du moins, nécessaire.

Pour se distraire, il attrape la télécommande du décodeur Canalsat et commence à zapper. Le monde de 1997, sans smartphones, est étrangement lent. Soudain, une chaîne d’information continue attire son attention. Des images chaotiques défilent à l’écran. Un hélicoptère filme des débris fumants, des montagnes enneigées, et un début d’incendie. L’absurdité du contraste entre la quiétude de son salon et l’intensité de la scène à l’écran le frappe de plein fouet. Le visage figé, il tente de comprendre.

Matthieu ajuste le son pour suivre le reportage. Puis l’annonce tombe comme un couperet.

« Le Boeing 747 FKW-450-616 en partance de Paris à destination de Lausanne s’est écrasé dans un massif montagneux, rendant l’accès aux sauveteurs extrêmement difficile. À son bord, 72 passagers ainsi que l’équipage. Selon les premières informations, il n’y aurait aucun survivant. L’attentat est revendiqué par un groupe jusqu’alors inconnu : les Chrono Libérateurs. »

La télécommande lui glisse des mains. Les mots résonnent dans l’air, irréels. Chrono Libérateurs. La panique monte, l’emprisonnant dans un étau. Ses jambes tremblent sous lui, et il tombe à genoux, les larmes dévalant ses joues sans qu’il ne puisse les retenir.

— Non… putain, non… c’est pas vrai…

Son esprit vacille entre la réalité et le cauchemar. Ces Chrono Libérateurs ? Il se souvient vaguement des menaces voilées de Lionel au club. Il savait que quelque chose clochait, mais pas à ce point. C’est plus grave que tout ce qu’il aurait pu imaginer. Une organisation prête à tout pour contrôler le temps, pour empêcher des gens comme lui de dévier des règles établies.

Il frappe doucement sa tête contre le mur, comme pour se réveiller d’un rêve délirant. Puis plus fort, encore plus fort, jusqu’à ce que la douleur devienne insupportable. Un coussin. Il enfouit son visage dedans, étouffant ses cris.

— Pourquoi moi ? Pourquoi maintenant ?

Son cerveau surchauffe, incapable de mettre de l’ordre dans tout ça. Tout lui échappe. Et pourtant, au fond de lui, une pensée émerge, une idée folle. Et si ce n’était pas réel ? Le timing de l’annonce, la précision presque surnaturelle des images, tout semble trop parfait. Trop net. Une mise en scène ? Une manipulation ?

Il se redresse lentement. Peut-être qu’il est surveillé. Peut-être que tout ça n’est qu’un test, une manière de le briser. Mais ils ne l’auront pas. Pas comme ça.

Matthieu se lève. La douleur physique et émotionnelle commence à se dissiper, remplacée par une clarté glaciale. S’ils veulent la guerre, ils l’auront. Il ne reculera pas. Peu importe les moyens.

Il s’avance vers la fenêtre, fixant les lumières de la ville qui s’étendent à perte de vue. La nuit est fraîche, mais elle est porteuse de nouvelles possibilités. Une phrase résonne dans sa tête, comme un mantra.

John Rambo. Ils veulent la guerre ? Ils l’auront.

Interlude

Véra a les larmes aux yeux, sa voix brisée par un sanglot à peine contenu.
— Je connais cette histoire, l’accident d’avion dont vous parlez, balbutie-t-elle, la voix tremblante, trahissant une douleur qu’elle peine à contenir.
— Je sais, répond le vieil homme, sa voix grave résonnant dans le silence lourd de la pièce.
— Comment pouvez-vous le savoir ? demande-t-elle, l’incrédulité teintant sa question d’un ton de défiance douce.
Le silence qui suit semble s’étendre, pesant, comme un voile invisible qui enveloppe la pièce, transformant l’espace en un lieu où les mots n’ont plus leur place. Un silence plus éloquent que n’importe quelle réponse.
— Vous comprenez d’autant mieux l’inquiétude de Matthieu, murmure-t-elle, plus pour elle-même que pour lui.
— Oui, acquiesce-t-il simplement, un soupir lourd de non-dits s’échappant de ses lèvres.

Le vieil homme se lève avec difficulté, s’appuyant sur le cadre de sa chaise pour trouver son équilibre. Le disque de vinyle glisse avec une précision rituelle sur le plateau du gramophone. Les premières notes du violon de Stéphane Grappelli se mêlent bientôt aux accords de guitare de David Gilmour, avant que la voix iconique de Roger Waters ne vienne compléter le trio.
So, so you think you can tell. Heaven from hell? Blue skies from pain? Can you tell a green field. From a cold steel rail? A smile from a veil? Do you think you can tell?

Les notes douces mais lourdes de sens de « Wish You Were Here » s’élèvent dans l’air, chaque parole semblant résonner avec les pensées non dites de Véra et du vieil homme. Un murmure musical, réminiscence d’un passé douloureux et de choix irrévocables.

Le vieil homme détourne le regard, comme s’il cherche ses mots dans les ombres qui dansent sur les murs.
— Il y a des choses que le temps n’efface jamais, murmure-t-il, avant de reporter son attention sur elle.
— Mais il faut être prêt à les entendre. Laissez-moi continuer mon récit.

Chapitre 26 – Maria Maria (Santana)

double vingt - Chapitre 26

« La musique est la langue des émotions. » – Emmanuel Kant

À l’aube du 13 avril, Julien est taraudé. Poursuivre son week-end ou suivre son intuition ? Son cerveau est en effervescence. Au fond de lui, il a peur. Son instinct de conservation est si développé qu’il ne peut pas accepter d’en être la proie. Romy, bien que résolue, se sent désemparée face à des phénomènes qu’elle juge inexplicables et qui vont à l’encontre de ses croyances et de ses certitudes. La plus grande crainte de Julien est désormais que Matthieu ne provoque des dérèglements à grande échelle et, dans une moindre mesure, qu’il tente de repartir en 2024, l’emportant avec lui dans des limbes temporelles, un endroit dangereux dont on ne peut s’échapper.

Ajoutant de l’étrangeté à la situation, il appelle son père depuis la petite cabine téléphonique qui se trouve en face de l’hôtel. Alejandro donne l’impression de comprendre l’enjeu, sans en être étonné ni inquiet. D’après ses dires, le Minitel lui a permis de retrouver la boutique de la mère de Matthieu. Comme raison de son appel, il a invoqué une fête pour les 21 ans de Julien à Bordeaux. Elle lui a donné son adresse et son numéro de téléphone sans plus de cérémonie, le quittant sur un « bon courage » avant de lui raccrocher au nez. La fameuse politesse parisienne, sans doute. Julien se sent libéré d’un poids après avoir griffonné les coordonnées de son binôme temporel sur un morceau de feuille que Romy a arraché à l’annuaire local. En bon soldat du XXIe siècle, il a l’habitude de tout noter sur son téléphone. Qui a besoin d’un stylo en 2024 ?

Avec ces nouvelles données, il peut envisager de remettre à plus tard son voyage à Paris.
— Merci papa.
— C’est normal fils, on parlera de certaines choses à ton retour, c’est important.
— Alors ? demande Romy, trépignant d’impatience de connaître la suite.
— Mon père a réussi à le localiser. Je suis désolé de t’infliger toutes ces péripéties. Ce n’est pas comme ça que j’avais prévu notre week-end, dit-il, la voix teintée de contrariété.
— Je te l’ai dit, quoi qu’il se passe, je resterai à tes côtés. C’est juste que j’ai du mal à tout saisir.
— Crois-moi, je suis autant que toi dans le brouillard, confie-t-il avec une sincérité qui ne fait qu’augmenter la confusion de Romy.

Pragmatique, Julien décide néanmoins de ne pas se laisser déborder par l’émotion. Pourquoi Romy devrait-elle subir les conséquences d’une situation qui ne la concerne pas directement ?

Comme un pansement à ses tourments, les premiers rayons dorés du soleil se posent nonchalamment sur San Sebastian. La ville s’éveille au doux rythme de la mer. Les ruelles pittoresques de la Parte Vieja commencent à s’animer avec les rares lève-tôt, l’air chargé des arômes de pâtisseries fraîchement sorties du four et de café torréfié, qui attirent locaux et touristes dans les cafés au charme désuet. La beauté sereine de la baie de La Concha, avec ses sables immaculés qui s’incurvent doucement dans les eaux azurées, offre une tranquillité ironiquement intemporelle.

Julien et Romy, main dans la main, se promènent le long du Paseo de la Concha, cette promenade encadrée par des balustrades en fer forgé et des lampadaires élégants, illustration parfaite du charme basque et de son art de vivre. Des enfants jouent au bord de l’eau, leurs rires se mêlant aux cris des mouettes, tandis que des couples âgés passent lentement, leurs mains jointes également, satisfaits dans leur compagnie silencieuse. Pourtant, malgré la paix extérieure, l’esprit de Julien demeure une mer tumultueuse. Observant les vagues caresser doucement le rivage, ses pensées sont tout sauf calmes. Le contraste entre la sérénité externe de San Sebastian et la tempête qui fait rage en lui ne pourrait pas être plus frappant.

San Sebastian, avec son charme d’ancien monde et sa vitalité moderne, se présente comme un rappel criant de ce que la vie devrait être pour Julien : simple, belle, calme. Alors qu’ils s’arrêtent pour admirer la vue depuis le Palais Miramar, surplombant l’île de Santa Clara, Julien ressent le poids de l’histoire, d’une ville qui a résisté à l’épreuve du temps, mais reste vulnérable aux caprices du destin. Il se demande, non sans une certaine appréhension, si ses actions impactent non seulement les trajectoires des personnes qu’il rencontre, mais surtout le cours de l’histoire dans sa globalité. Auquel cas, que peut-il dire ou faire pour ne pas causer de dégâts à son nouveau monde ?

Chapitre 27 – Tears in Heaven (Eric Clapton)

double vingt - Chapitre 27

« La souffrance est le prix que nous payons pour l’amour. » – Élisabeth Kübler-Ross

Qu’est-ce que la souffrance ? La souffrance est le témoignage le plus pur de notre humanité, une empreinte indélébile laissée par nos pertes et nos désirs inassouvis. Matthieu, tiraillé entre 2024 et 1997, en est l’incarnation. Entre tristesse, haine, et ce froid glaçant qui semble avoir emporté son histoire avec Victoria. L’idée même de sa trahison lui est désormais insupportable, indécente, et totalement indigne d’elle. Désemparé, il tente de comprendre : que peut-il faire face à des êtres capables de faire sauter un avion, juste pour l’intimider ? Nuit blanche. La fatigue le fait dérailler. Il fouille frénétiquement chaque recoin de son appartement, cherchant désespérément une preuve de leur présence : micro, caméra, n’importe quoi. Une trace tangible pour accepter l’horreur de la vérité.

Pendant ce temps, la télévision continue de déverser ses images chaotiques, les voix graves ponctuent chaque instant de contrition feinte et de sensationnalisme. Matthieu observe sans vraiment voir. Le drame semble réel, et pourtant, quelque chose cloche. Il se hâte de s’habiller : jeans, sweat, baskets. Il prend ses clés, ignorant son téléphone.

Au petit matin, il erre dans les rues désertes, espérant trouver une échappatoire. Épuiser son corps pour apaiser son esprit. Les paroles de « Tears in Heaven » d’Eric Clapton résonnent en boucle dans sa tête.
— Would it be the same if I saw you in heaven ?

Mais où ? Sa course désespérée est ponctuée de cris, de pleurs, de nausées. Quand il s’effondre enfin, en position fœtale devant le porche d’un immeuble, une berline noire s’arrête à sa hauteur. Omer et sa mère en sortent pour l’aider à monter, son père est au volant, les traits figés dans un mépris glacial.

En aucun cas il ne peut s’agir d’une coïncidence. Plutôt que d’user de la force, ils cherchent à le briser mentalement. Beau joueur, Matthieu accepte sa défaite temporaire, sans montrer de gratitude ni de rejet. Il se laisse emporter, résigné, mais son esprit calcule déjà.
— Pour découvrir la vérité derrière cette orchestration, je dois observer, apprendre, se dit-il intérieurement. Son cerveau d’adulte, mêlé à ses pulsions de jeune homme, tente de comprendre le jeu auquel il est mêlé.

Pendant ce temps à Cestas, Julien s’assied pour le rituel du petit-déjeuner avec ses parents. La une du journal matinal, que son père consulte chaque matin, est entièrement consacrée à un crash aérien survenu la veille. Le café à la main, Julien est encore en proie à une insidieuse sensation d’épuisement. Comment n’a-t-il aucun souvenir de cet événement pourtant majeur ? Il jette un œil par-dessus l’épaule de son père pour chercher des détails qui réveilleraient sa mémoire.
— Chrono Libérateurs ! s’exclame-t-il en pointant du doigt l’article, les désignant comme instigateurs de l’explosion.

Cette révélation déclenche quelque chose en lui. Serait-ce la cause de ses cauchemars ? Son père toussote discrètement, attirant son attention.
— Viens, on doit parler.
— Et ton travail ? demande Julien, pris de court.
— Je vais dire que je ne me sens pas bien. Ce sera la première fois en dix ans.
Cette déclaration, si inhabituelle, souligne la gravité de ce qu’Alejandro s’apprête à révéler. Ils sortent à l’extérieur, laissant derrière eux une Béa perplexe.
— Mais où allez-vous ? leur lance-t-elle.
— On va faire un tour, répond simplement Alejandro, poussé par l’urgence de la situation.

Ils marchent lentement, chaque pas chargé de sens. Alejandro brise enfin le silence :
— Julien, je suis un homme de faits. Mais je vois bien que quelque chose a changé chez toi. Ta manière de parler, ton regard… tout signale un bouleversement. Je ne crois pas au surnaturel ni aux délires. Mais je t’ai observé depuis ta naissance, et je sais reconnaître quand quelque chose ne va pas. Je n’attends pas de toi une explication parfaite. Si tu essayes, ce sera probablement un mensonge ou quelque chose d’incompréhensible pour moi. Mais je crois qu’il y a plus, entre toi et ce crash, que de simples coïncidences.

Julien, en état de choc, écoute attentivement chaque mot de son père.
— Si tu avais la possibilité de revenir à 20 ans, est-ce que tu le ferais ? demande-t-il, hésitant.

Alejandro réfléchit un instant avant de répondre :
— Je suis satisfait de ma vie aujourd’hui. Mais je pense que celui qui cherche à revivre ses 20 ans, c’est soit pour réparer un futur brisé, soit pour revivre une époque bénie. Et si quelqu’un revit son passé pour de mauvaises raisons… il pourrait semer le chaos. Tu dois partir à Paris immédiatement retrouver ton ami et agir pour le bien de tous.

Julien, déconcerté par la profondeur de cette discussion, acquiesce silencieusement.
— Prépare ton voyage, conclut Alejandro. Rentre. Je vais chercher le pain.

Ils se séparent sur ces mots, Julien étant désormais résolu à agir. À quelques mètres de là, une voiture noire modèle Peugeot 605 fait trois appels de phares. Alejandro regarde rapidement autour de lui avant de monter à l’arrière du véhicule. À l’intérieur, un homme moustachu, aux yeux perçants et aux lunettes dorées, l’attend. À l’avant, le chauffeur, un grand blond en blouson des New York Yankees, fume en surveillant les environs.

Le moustachu fixe Alejandro.
— Qu’en pensez-vous, Al ?
— Monsieur, pour le premier sujet, tout est sous contrôle. Pour le second… je manque encore de données, répond-il calmement, le visage impassible.

L’homme aux lunettes dorées hoche la tête, affirmant sa supériorité.
— Nous avons envoyé une équipe dès la confirmation de nos soupçons, en plus de notre homme sur le terrain.
— Mais l’avion… était-ce vraiment nécessaire ? demande Alejandro, une lueur de curiosité dans la voix.
— Vous avez fait un excellent travail en fouillant la chambre de votre fils. Si nos suspicions sont exactes, la France pourrait dominer le monde. Quelques sacrifices sont justifiés pour un tel résultat.

Alejandro reste stoïque. Agent double pour Sundial, il a été choisi pour sa maîtrise de soi. Mais derrière son calme apparent, une résolution se forme : il fera tout pour protéger son fils, quelles que soient les conséquences. Tandis que la voiture démarre, Alejandro se demande combien de temps il pourra encore garder cette neutralité avant que son rôle d’espion ne soit découvert.

Chapitre 28 (Give it away – Red Hot Chili Peppers)

double vingt - Chapitre 28 - Give it away

« La folie, c’est de faire toujours la même chose et de s’attendre à un résultat différent. » – Albert Einstein

Réveillé en sursaut, Matthieu peine à assembler ses pensées. Les sédatifs administrés pour le tenir tranquille semblent déformer la réalité elle-même, embrouillant ses souvenirs et ses sensations, comme s’il vivait une torture intérieure perpétuelle. Il s’impose le silence et répète ses mantras : Ne te fie à personne. Reste sur tes gardes. Sois vigilant. Paré à toute éventualité.

Dans l’ombre, il capte des bribes de conversation entre son père et le médecin. Les mots chuchotés lui parviennent distinctement : état mental… conduite aberrante… Son père insiste sur la nécessité de l’interner. « Je connais un endroit parfait, sûr et discret », ajoute-t-il. Il ne manque que l’accord du médecin, et Matthieu sera expédié. Cœur battant à tout rompre, Matthieu comprend qu’ils veulent le livrer aux Chrono Libérateurs. Il le sent, c’est une évidence. Sa mère, en écho, se lamente sur le calvaire qu’elle endure à cause de lui depuis sa naissance. Ses paroles, chargées de haine, tombent comme des coups : ce « bon à rien » mérite la potence, non une maison de santé. Même le médecin paraît troublé par leur manque total d’empathie. Tentant de modérer l’atmosphère, il parle d’un léger choc nerveux, mais rien d’alarmant : Matthieu a juste besoin de repos. Il les invite à se retirer. Les Thénardier s’en vont, momentanément vaincus. Mais Matthieu sait que ce n’est que partie remise.

Enfin seul dans l’ombre de sa chambre, Matthieu se perd dans ses pensées, des fragments de son passé et de son futur s’entrechoquent. Comment l’ont-ils retrouvé alors qu’il errait sans but ? S’agissait-il de la fameuse « trace » dont Lionel avait parlé ? Cette sensation d’être surveillé devient insupportable. Et maintenant, il en a la confirmation : son père, pensant que Matthieu est inconscient, avait eu une conversation téléphonique où il disait :
— Tout est en place, il ne se doute de rien. Un peu de patience, il acceptera. En ce qui concerne mes petits tracas administratifs, c’est réglé comme prévu ?

Matthieu réprime un frisson. La machination se resserre autour de lui. Mais que faire ? Il ne connaît rien de ces Chrono Libérateurs, et leur origine lui importe peu. Tout ce qu’il veut, c’est les neutraliser, les mettre hors d’état de nuire. Il se mord les lèvres, frustré : il a rompu avec Victoria, sa seule potentielle alliée. Seul contre tous, il n’a aucune chance. Il a besoin d’aide, d’un plan. Il esquisse des idées, mais elles semblent de plus en plus farfelues.

Son esprit se perd dans les absurdités de 2024, où la réalité et la fiction se confondent si facilement. Matthieu secoue la tête. Il ne va quand même pas se laisser abattre par des gens qui n’ont jamais vu un épisode de TPMP, joué à Candy Crush ou écouté Taylor Swift ? Non. Il doit reprendre les choses à zéro. Faire profil bas. Se fondre dans le décor. L’espoir renaît. Depuis son choc émotionnel, ses souvenirs s’affinent, et il pressent même l’apparition de nouvelles capacités. Mais pour l’instant, il doit se reposer.

Dans ses rêves, il est en 2024. Victoria, plus âgée mais toujours aussi belle, cherche à le tuer. Est-ce une prémonition ? Ce rêve est d’une intensité terrifiante.

10h20. Matthieu a pratiquement dormi un tour de cadran. La radio diffuse « You Learn » d’Alanis Morissette… comme par hasard. Il a rendez-vous avec Omer à Châtelet pour faire le point sur leur plan et surtout voir Andry – Kumail, dit Apu. Dès leur arrivée, Omer le presse :
— Mais qu’est-ce qui t’est arrivé samedi soir ? T’as craqué ?

Il le regarde, suspicieux.
— Au fait, c’est chez toi que j’ai laissé mes 25 grammes de Skunk ? Parce que c’est ma meilleure weed, et si t’as tout fumé, ça craint grave.

Matthieu ne mord pas à l’hameçon.
— Écoute, il se passe des trucs bizarres. Je peux pas tout t’expliquer maintenant.

Omer éclate de rire.
— Ah ouais, c’est bizarre pour toi ? Sérieux, mec, tu fais les clochards avec tes parents, et t’es retrouvé comme une merde dans la rue. Pendant tout le trajet, ton vieux arrêtait pas de poser des questions cheloues. « Est-ce qu’il a parlé de trucs sur le futur ? D’événements à venir ? » C’est des dingues, ta famille.

Matthieu ne peut que hocher la tête. Il n’a rien à dire, pas encore. Omer, avec désinvolture, ajoute :
— Apu doit déjà être là. On va lui demander.

Sango Games, la petite échoppe branchée du quartier des Halles, regorge de nouveautés en jeux vidéo et comics. Apu, grand et maigre avec ses dreadlocks et son t-shirt Metallica, est derrière son comptoir, lunettes de soleil sur le nez. « Tomb Raider » en démo tourne sur un écran suspendu. Dans un coin, une autre télé attire des joueurs de FIFA 97. La boutique est un mélange de cultures : punk, rap, ska, avec les Red Hot Chili Peppers en fond sonore.

Omer et Matthieu se frayent un chemin parmi les habitués.
— Salut Apu, commence Matthieu, j’ai besoin de la voir. C’est vraiment important.

Apu capte immédiatement la gravité dans sa voix. Il appuie sur un bouton sous le comptoir. Maya sort de la réserve. Elle regarde Omer avec mépris.
— Apu, prends ta pause déjeuner. Je m’occupe de Matthieu.

Apu, adepte du Peace and Love, ne se fait pas prier.
— Omer, t’es partant pour une tournée ?
— Je sais pas… je veux pas laisser Matthieu.
— Ils vont encore se prendre la tête sur je sais pas quoi. Crois-moi, mieux vaut qu’on parte.

Omer réfléchit un instant.
— Bon, ok. À tout’.
— Ouais, bon app’.

La boutique se vide. Maya ferme la porte, puis se retourne vers Matthieu, le regard sévère.
— Alors, décide-toi. Tu me dis tout ou rien, mais choisis.

Matthieu hésite un instant, puis lâche enfin :
— J’ai quarante-sept ans. Et je viens de l’année 2024.

Maya a un mouvement de recul, surprise. Elle se mord la lèvre.
— On ferme. La boutique ne rouvre pas avant quinze heures.

Elle chasse les derniers clients. Une fois la boutique déserte, elle croise les bras.
— Très bien. Maintenant, tu vas tout me raconter, sans exception.

Chapitre 29 – Black Hole Sun (Soundgarden)

Double Vingt - Chapitre 29

“La vie, ce n’est pas d’attendre que l’orage passe, c’est d’apprendre à danser sous la pluie.” – Sénèque

« Où est ton père ? » La question est posée sur un ton faussement enjoué. Julien déteste mentir, surtout à sa mère.
— Il est allé faire des courses, je crois.
— Ah d’accord. Mais pourquoi voulait-il discuter avec toi ? C’est à cause de cet accident d’avion ? Ce sont des choses qui arrivent, tu sais. Mon pauvre chéri, j’espère que ça va ?
— Oui, ne t’inquiète pas. Tout va bien.

Julien se saisit du journal, coupe la conversation et se retire dans sa chambre.

Même si son père est d’une précision méticuleuse, Julien sait qu’on a regardé dans son carnet. Il n’est plus exactement à sa place. Besoin d’espace, de calme pour assembler ses pensées. Seul. Une randonnée en forêt lui semble être la meilleure idée. Il prévient Romy de son projet, tandis qu’elle décide de rejoindre leurs amis au Beausoleil.

Julien glisse son carnet dans son sac à dos. Il sait qu’il en aura besoin à Paris. Ses maux de tête se sont estompés, mais la nausée persiste. Cette sensation d’être dans un corps à contretemps, dans une époque déphasée, l’angoisse toujours un peu.

Romy. Lors de leur dernière conversation, elle a balayé d’un revers de main ses avertissements concernant Paris. Elle partirait avec lui, point final. À quoi bon discuter ? L’éventualité d’un piège devient pourtant de plus en plus concrète. Dire que sa motivation première pour revenir à cette époque était simplement de retrouver ses copains et sa petite amie de l’époque… Maintenant, tout cela l’ennuie terriblement.

Julien n’a pas l’âme d’un justicier ni celle d’un enquêteur. Ce qu’il veut, c’est retrouver la tranquillité, que tout s’arrange. Et surtout, il ne veut pas que cette histoire avec Matthieu perturbe sa relation avec son père. Leur équilibre a toujours été solide. Mais si Matthieu refuse de faire preuve de raison, tant pis. Julien est prêt à le sacrifier si nécessaire. Des conséquences fâcheuses ? Il n’hésitera pas une seconde.

En attendant, une autre idée commence à germer. Les États-Unis. Colorado. Une semaine à découvrir ces terres avec Romy. Mais, mieux vaut peut-être attendre ses 21 ans… il sera plus libre là-bas. Ou la Finlande ? Le spectacle des glaces serait aussi mémorable. Il chasse ces rêveries de son esprit. À quoi bon penser à des choses si lointaines alors que le présent le presse avec plus d’urgence ? Cette petite voix, espiègle et curieuse, tente de lui rappeler la gravité de la situation. Matthieu est peut-être en danger. Mais est-ce son problème ?

Encore une fois, Julien se dit que tout aurait été plus simple s’il avait été renvoyé à ses trente ans. Vingt ans, c’est trop jeune. Trop d’immaturité, trop d’incertitude. La préhistoire. Trente ans, voilà ce qu’il aurait voulu, avec l’expérience nécessaire pour gérer toutes ces absurdités.

Il s’enfonce dans la forêt, cherchant la paix dans la sérénité de la nature environnante. Le soleil, haut dans le ciel, filtre à travers les branches, dessinant des ombres mouvantes sur le sol couvert de feuilles. L’air est vif. Chaque respiration est une bouffée de fraîcheur, un rappel du contraste entre le chaos dans sa tête et le calme de ce sanctuaire.

Autour de lui, la forêt s’éveille. Les chants d’oiseaux forment une mélodie douce, interrompue par le cri plus strident d’un pic épeiche. Les rayons du soleil réchauffent doucement la terre encore humide de rosée, et un écureuil curieux traverse son chemin avant de disparaître dans les branches. La nature, indifférente à ses dilemmes. Un monde à part, où tout semble simple.

Le murmure lointain d’un ruisseau ajoute une cadence apaisante. Les bruits du sous-bois, le vent qui frôle les feuilles, tout cela calme son esprit. Marcher sans but, sans pression. Julien savoure ce moment de répit. Chaque pas, chaque souffle, l’éloigne un peu plus des complexités humaines, le ramenant à quelque chose de plus fondamental. Une réconciliation intérieure. Ici, il peut être simplement lui-même, un homme pris entre deux âges, entre deux réalités.

Alors qu’il marche, ses pensées retournent inexorablement vers Romy. Elle incarne la jeunesse, l’insouciance. Elle est un pont entre son passé et son présent. Avec elle, il a l’opportunité de revivre, d’explorer à nouveau ces moments de jeunesse… mais avec la conscience d’un homme plus âgé. Chaque moment avec elle est teinté d’une certaine mélancolie. L’amour naissant, mêlé au poids de ses années vécues.

Sa protection envers elle est plus qu’une simple impulsion juvénile. Il la protège comme un homme mûr. Il sait que leurs actions ici et maintenant ont des conséquences. Chaque décision est lourde de répercussions. Il ne peut pas se permettre de laisser les choses au hasard. Cette dualité dans leur relation rend chaque interaction riche de nuances que seul Julien peut pleinement comprendre.

Doit-il tout lui dire ? La question le hante. Mais il sait que révéler la vérité pourrait les éloigner, la briser, ou au contraire, l’impliquer dans un monde de dangers qu’elle ne pourrait pas comprendre.

La forêt, calme et vaste, écoute ses pensées sans jamais juger. Ici, il peut les laisser se déployer sans entrave, sans urgence. Il respire profondément. Se préparer à affronter Paris.

Paris sera un test. Non seulement de son courage, mais de sa capacité à trouver un équilibre entre l’homme qu’il était et celui qu’il doit devenir. Retrouver Matthieu. Observer. Et si besoin, intervenir discrètement. Les forces en jeu sont encore floues, mais il fera tout pour protéger Romy. Chaque décision comptera, et Julien sait que son prochain mouvement pourrait changer bien plus que leurs vies.

Chapitre 30 – Spiderweb (No Doubt)

double vingt - Chapitre 30

“Le temps est l’image mobile de l’éternité immobile.” – Platon

La véritable anomalie temporelle de 1997 se prénomme Maya. Elle ressemble trait pour trait à une version anticipée de Zendaya, mêlant le style girly badass de Gwen Stefani à une attitude sans compromis. Skateuse aguerrie, experte en droit des affaires, artiste dans l’âme, et gameuse compétitive, Maya combine ces mondes disparates avec une aisance déconcertante. Son esprit analytique lui permet de créer des parallèles inattendus entre politique et univers des comics, transformant les débats en véritables duels où elle finit toujours par dominer, grâce à une mauvaise foi légendaire. Totalement gender fluid, elle refuse les étiquettes et embrasse pleinement chaque facette de sa personnalité diversifiée.

Maya est une étudiante boursière, et pour arrondir ses fins de mois, elle travaille à Sango Games, le magasin de son cousin Apu. Elle a rapidement appris à connaître Matthieu, l’un des rares clients à lui tenir tête sur des sujets comme l’art et la culture, ce qui se traduit souvent par des disputes mémorables et embarrassantes pour les autres clients.

— 2024 ?, demande Maya, incrédule. — Oui, 2024, répond Matthieu en essayant de paraître détaché, même si son visage trahit le contraire.

Maya prend un moment pour encaisser l’information.
— Ok, balance tout.

Matthieu ne peut s’empêcher de la taquiner :
— Tu veux que je commence par le bug de l’an 2000 qui a déclenché la guerre nucléaire de 2020 ? Ou par le moment où la moitié de l’humanité a été décimée et a dû vivre sous terre ? Heureusement, le président Arnold Schwarzenegger et le vice-président Will Smith ont envoyé des cohortes de cerveaux dans le passé pour éliminer les responsables… Je fais partie de la quatrième vague.

Il réprime un fou rire tandis que Maya, visiblement troublée, murmure :
— Mon Dieu… c’est pas vrai…

Matthieu éclate de rire et lève les mains :
— Désolé, je n’ai pas pu m’en empêcher.
— Mais t’es vraiment trop con !
— Ok, ok, j’arrête. Oui, je viens bien de 2024, mais pour l’instant, c’est un peu comme 1997 avec de l’internet partout et des smartphones omniprésents. Je crois pas que ce soit une bonne idée de tout te révéler maintenant.
— Un smartphone ? répète-t-elle, intriguée.
— Laisse-moi d’abord t’expliquer pourquoi j’ai besoin de toi.

Matthieu lui raconte tout : son voyage dans le temps avec Julien, ses péripéties, Victoria, son père, et surtout les Chrono Libérateurs. Maya, attentive, relie les pièces du puzzle. Elle se mord la lèvre, concentrée, puis s’exclame :

— Ça me rappelle quelque chose… les Horlogers, ou un truc du genre… Je suis sûre que ça a un lien avec ton histoire.

Elle entraîne Matthieu dans la réserve, fouillant parmi des piles de revues et de livres anciens. Après quelques minutes de recherche, elle trouve enfin ce qu’elle cherchait : un livre poussiéreux sur les sociétés secrètes. Feuilletant rapidement, elle s’arrête sur un chapitre.
— Regarde ça.

Elle lui montre un passage sur la Résonance Quantique Temporelle (RQT), un concept lié à la surveillance du temps.

— Les Horlogers : Ordre secret fondé au XIXe siècle, chargé de surveiller la trame temporelle pour prévenir les abus et perturbations majeures. Opposés aux Chrono Libérateurs, dirigés par un certain Louis Morin.

— Putain, t’as trouvé ! s’exclame Matthieu. Les Chrono Libérateurs… c’est bien eux !.

Maya, d’ordinaire fière de ses découvertes, s’inquiète soudain pour Matthieu.
— Oui, et à lire entre les lignes, ils sont déterminés à te faire cracher plus qu’une simple explication sur les smartphones.

Matthieu, conscient de la gravité de la situation, commence à sentir la peur monter en lui. Maya, devinant son malaise, tente de le rassurer :

— Si les Horlogers sont aussi puissants que ce livre le laisse entendre, ils peuvent te protéger.
— J’espère… mais on doit en savoir plus. Il faut qu’on les trouve avant que les autres ne me tombent dessus.

Le cerveau de Maya se met en ébullition.
— Internet en 1997 n’est pas aussi développé que dans ton époque, mais il y a des forums, des newsgroups où les gens discutent de ce genre de trucs.

Elle se connecte à un Pentium MMX flambant neuf. L’écran cathodique clignote en affichant Windows 95, et Matthieu grimace en entendant le modem se connecter à internet.
— Laisse-moi quelques instants, dit-elle.

Le temps, pour Matthieu, semble s’étirer à l’infini tandis qu’il observe Maya naviguer sur des forums obscurs. Il admire sa capacité à jongler entre les discussions sur l’ésotérisme et les théories du complot, malgré le système rudimentaire auquel elle est confrontée. L’écran semble parfois se distordre lorsqu’il s’en approche, ce qui le rappelle à cette idée de trace temporelle.

Après plusieurs minutes de recherche, Maya tape dans ses mains.
— Bingo ! Tiens, regarde ça.

Elle lui montre une publication récente mentionnant des perturbations temporelles autour de Paris et de Bordeaux. Le regard de Matthieu s’illumine, la confiance renaît.
— Je dois retrouver Julien.
Maya pose une main sur son épaule.
— Hors de question que je me retire de cette affaire. Tu auras besoin de moi, la preuve.
Matthieu hoche la tête, incapable de nier son utilité.
— Les risques, je les connais. Moi, j’ai vraiment vingt ans. Elle lui fait un clin d’œil.
— Je suppose que je n’ai pas le choix. Avant de partir, il y a juste quelques trucs que je dois régler. Une affaire avec Omer, ça ne prendra que quelques heures. En parallèle, on va débusquer ceux qui bossent pour les Chrono Libérateurs. Tu connais la ruse des trois histoires ?
— La quoi ?
— Le test de loyauté de Tyrion dans Game of Thrones ?.

Maya le fixe avec des yeux ronds.
— Game of Thrones ?
— Le Trône de Fer en français. Un truc de malade écrit par George R.R. Martin. Ça va devenir un carton international.

Maya hausse les épaules, toujours confuse. Matthieu continue.
— Bref, dans le livre, Tyrion raconte trois versions différentes d’une histoire à trois personnes pour découvrir qui va le trahir. Ça marche à chaque fois. On va faire pareil.
— Je vois, répond Maya, le sourire aux lèvres. Je suis partante.

Chapitre 31 – « Losing My Religion » (R.E.M.)

double vingt - Chapitre 31

« Le vrai voyageur ne sait pas où il va. » – Lao Tseu

Dans le bureau d’Alejandro, chaque objet est aligné avec une précision presque obsessionnelle : des stylos classés par couleur aux dossiers minutieusement étiquetés qui occupent une grande partie de l’espace de travail, reflétant une monacale neutralité. Il sirote son café dans un mug immaculé à l’effigie des Girondins de Bordeaux, offert par son fils lors de la dernière fête des pères, tout en biffant méthodiquement des rapports d’activité. C’est son moyen de calmer une anxiété grandissante. Alejandro a toujours été un homme des dossiers plutôt que de l’action. Mais cela, c’était avant que Julien ne se retrouve pris dans la ligne de mire des Chrono Libérateurs.

Celui qu’il surnommait « Le Moustachu », de son vrai nom Sergei Kaminsky, s’était toujours montré cordial et déterminé dans leurs échanges. Jusqu’à présent, Alejandro jouait parfaitement son rôle d’agent double, fournissant aux Chrono Libérateurs des informations de seconde main, tout en protégeant les Horlogers. Une délicate danse d’équilibre, marquée par une étrange politesse entre les deux factions. Mais cette dynamique venait de s’effondrer avec l’attaque de l’avion. Les Chrono Libérateurs avaient franchi la ligne rouge, non seulement en instillant la peur parmi les derniers voyageurs du temps, mais en ciblant probablement une victime précise à bord de l’avion. Qui, et pourquoi ? Les Horlogers étaient en alerte maximale, mais pour l’instant, ils n’avaient rien trouvé d’intéressant. Pire encore, les Chrono Libérateurs avaient revendiqué l’attentat, signe qu’ils ne cherchaient plus à agir dans l’ombre.

Le téléphone d’Alejandro, posé sur son bureau, semble peser plus lourd que d’habitude. Il sait que Sundial pourrait avoir les réponses qu’il attend. L’appel ne tarde pas à venir. Une voix autoritaire retentit à l’autre bout du fil :

— Alejandro, venez dans mon bureau. Immédiatement.

La convocation est brève, mais chargée d’une urgence qui ne présage rien de bon.

En montant vers le bureau de Sundial, Alejandro ne peut s’empêcher de ressasser ses dernières réflexions. Sundial, un homme aux traits sévères et à la présence imposante, ne perd jamais de temps en fioritures. Né dans une famille de scientifiques renommés, Sundial avait rapidement montré des talents exceptionnels dans les domaines de la physique et de l’histoire. Son doctorat en physique théorique, obtenu à Cambridge, portait sur les applications temporelles de la mécanique quantique. Il avait été coopté par les Horlogers au début des années 1980, devenant rapidement l’un de leurs membres les plus éminents. Ses recherches sur les signatures vibratoires et les anomalies temporelles avaient révolutionné le domaine, notamment grâce à sa capacité à fusionner théorie quantique et technologies de pointe.

En 1990, Sundial proposa la création d’un département secret au sein des Horlogers, une unité opérant sous le couvert d’une agence gouvernementale. Ce fut un succès, et il en devint le directeur. Aujourd’hui, Sundial est non seulement un scientifique accompli, mais aussi un stratège redoutable, capable d’anticiper les moindres mouvements des Chrono Libérateurs.

— Alejandro, dit Sundial en l’accueillant sans préambule, savez-vous vraiment ce que nous faisons ici ?

La question, abrupte, surprend Alejandro.
— Je le crois, dans la mesure de mon habilitation…, commence-t-il avant d’être interrompu.

— Ce n’est plus de la science-fiction, tranche Sundial, impeccablement vêtu d’un costume noir et d’une cravate parfaitement ajustée. Ces dernières semaines, nous avons détecté plusieurs anomalies conséquentes dans le continuum temporel. Ce que je vais vous dire est de la plus haute confidentialité. Les meilleurs d’entre nous sont morts pour protéger cette information. Les Chrono Libérateurs ont développé un nouveau sérum capable d’extraire n’importe quelle information mémorielle, même les détails les plus insignifiants ou occultés pour le sujet. Et je crains que votre fils ne soit dans une situation… délicate.
Alejandro a rarement vu Sundial utiliser un langage si direct, encore moins un juron. Un frisson lui parcourt l’échine.

— Mon fils semble avoir intuitivement conscience de la situation, tente Alejandro, avec un calme apparent. Je l’ai envoyé à Paris.
— Comme toujours, vous avez agi avec justesse. Sundial esquisse un sourire, malgré la gravité de la situation. Il semble que Matthieu Dumas soit un individu plutôt fantasque, mais il a marqué les esprits en s’opposant aux Chrono. Peut-être un atout insoupçonné.

Alejandro sent une pointe de fierté. Julien a toujours su choisir ses amis avec soin.

— Je vous assigne une mission spéciale, continue Sundial. Vous allez être le lien entre nos agents de terrain et nos stratèges. Cela vous permettra de garder un œil sur Julien et de le guider vers nous. Il se pourrait que lui et son ami deviennent… permanents. Cela n’est jamais arrivé. Vous comprenez l’enjeu.

Alejandro frissonne. Il sait qu’il a donné trop d’informations à Sergei, le Moustachu. Sundial semble deviner ses pensées et pose une main compatissante sur son épaule.

— Vous ne pouviez pas savoir. Moi non plus. Mais maintenant, nous n’avons plus le choix. Nous devons tout faire pour protéger nos voyageurs.

La nuit est tombée sur Paris, enveloppant la ville lumière d’une atmosphère mystérieuse. À l’intérieur de la voiture, l’air est lourd de tension. La radio diffuse “Je te promets” de Johnny Hallyday, mais les paroles ne parviennent pas à alléger l’ambiance pesante entre Julien et Romy. Elle fixe la silhouette des bâtiments qui défilent, l’incompréhension et la perplexité se lisant sur son visage. Julien, lui, est absorbé par la route.

— Pourquoi sommes-nous ici ?, demande Romy, une pointe de frustration dans la voix.

Julien hésite. Les mots qu’il s’apprête à prononcer pourraient bien tout changer.
— Il y a des choses que tu ne sais pas… des choses qui pourraient tout bouleverser.
— Des choses comme quoi ? Encore des secrets ?, l’incompréhension se transforme en irritation dans le ton de Romy.

Julien prend une profonde inspiration, pesant soigneusement chaque mot.
— Il y a des enjeux qui nous dépassent, des choix que je dois faire, qui peuvent affecter beaucoup plus que nous.

La voiture continue de rouler à travers Paris, chaque seconde les rapprochant de l’inévitable moment de vérité. Il sait que la décision qu’il prendra maintenant déterminera s’ils affronteront ensemble les tempêtes à venir, ou s’ils prendront des chemins séparés, chacun perdu dans le labyrinthe du temps.

Chapitre 32 – No Fronts (Dog Eat Dog)

Double Vingt - Chapitre 32

“En général, on ne demande de conseils que pour ne pas les suivre ou, si on les a suivis, reprocher à quelqu’un de les avoir donnés.” Alexandre Dumas.

À travers les vitres du bistrot parisien, Matthieu observe Omer, affalé sur son demi aux trois quarts vide. Ami ou ennemi ? L’interrogation lui tourne dans la tête. Il repense aux échanges récents avec Maya, son atout maître, celle qui peut faire pencher la balance en sa faveur et peut-être l’aider à échapper aux Chrono Libérateurs. Maya lui inspire confiance, mais aussi prudence. « Ne les sous-estime pas. Ils ont peut-être une longueur d’avance sur nous. »

Un sentiment étrange s’installe en lui : Omer. Trop débonnaire, trop jovial, trop présent ces derniers temps. Le genre de gars dont on ne se méfie pas. Un Horloger ? Impossible. Mais un indic ? Le profil parfait d’une poucave comme on dit en 2024.

— Enfin ! J’ai cru que t’allais jamais arriver ! lance Omer d’un ton bourru. Alors, intéressante ta conversation avec la gauchiste ?

Matthieu se retient de lui dire ce qu’il pense de ce commentaire. À la place, il commande d’un geste nonchalant un Perrier et un Croque-Monsieur. Omer fronce les sourcils, intrigué.

— Elle a une vision des choses… disons, éclairante.

Intrigué, Omer le scrute, tentant de percer son silence.
— Maya, hein ? Elle te plaît tant que ça ? Tu penses qu’elle peut nous aider avec… tu sais, nos petites affaires ?

Matthieu sourit en coin, tapotant la table du bout des doigts. Le geste trahit sa nervosité sous-jacente, mais son esprit de stratège adulte prend le dessus. La partie de poker menteur a commencé.
— Maya voit plus loin que le bout de son nez. Elle comprend des choses que ni toi ni moi ne pourrions même imaginer, commence-t-il, pesant chacun de ses mots. Elle m’a ouvert les yeux sur certains aspects de notre situation qui nécessitent une approche plus… réfléchie.

Omer, fasciné, se penche en avant.
— Concrètement, ça change quoi pour nous ?

Matthieu se délecte du suspense, jouant avec son interlocuteur.
— Ça change tout et rien à la fois. On continue comme prévu, mais avec une vigilance accrue. Et je compte sur toi pour jouer franc jeu. Notre avenir en dépend.

Omer acquiesce, mais l’anxiété perle sur son front.
— Ok… Alors, le plan avec la concierge… on est sûrs, hein ?

Matthieu pose ses couverts, adopte une posture entre Pacino dans L’Avocat du Diable et George Clooney d’Ocean’s Eleven, avec une touche de Dexter. Le parfait psychopathe, mafieux mais cool.

— Le sac contient le ticket avec les numéros gagnants. Pas question de passer à côté de cette opportunité.

Omer, visiblement convaincu, hoche la tête avec plus d’enthousiasme qu’il ne le devrait.
— Ok, je te suis, mec. On fait ça quand ?

Matthieu reprend une bouchée de son croque, qui décidément est bien meilleur que dans ses souvenirs de 2024.
— Demain matin. On n’a pas le temps de répéter. Pas grave, on y va en freestyle. Après ça, on se fait discrets. Si quelqu’un demande d’où vient ton oseille, tu te démerdes.

Le plan semble bien ficelé pour Omer, mais Matthieu, toujours sur ses gardes, soupçonne quelque chose. Trop bien ficelé pour Omer.
— Et sinon, tes petites crises bizarres, c’est terminé ?

Matthieu, surpris par la question, joue l’indifférence.
— Ouais, un mauvais trip sûrement. Rien de grave.

Omer semble satisfait, mais poursuit avec insistance :
— Et pour tes délires de médium qui voit l’avenir ?

C’est là que Matthieu décide de pousser plus loin, de tester ses limites.
— Écoute, pendant que tu batifoleras avec Natacha, je serai avec Maya à la Défense. Elle a trouvé un type sur un forum de discussion. Le gars est totalement parano, mais il a des infos sur une organisation secrète… un truc chelou, mais on va vérifier.

Omer, excité comme un gosse devant une machine à sous, sourit de toutes ses dents.
— Ah ouais ? Vers quelle heure ?

Matthieu sent qu’il le tient. Le traître.
— On sera là vers 21h.

Chapitre 33 – Princes de la ville (113)

double vingt - Chapitre 33

« Paris est tout petit pour ceux qui s’aiment d’un aussi grand amour. » – Jacques Prévert

Une légère brise, chargée des senteurs familières de Paris, caresse le visage de Julien. La ville, comme toujours, déploie son pouvoir magique : une évasion onirique à travers ses façades haussmanniennes, ses balcons de fer forgé et ses fenêtres ornées. Bien que Julien ne soit pas un habitué de la capitale, elle lui a toujours servi d’escale pour ses voyages. Mais aujourd’hui, Paris résonne différemment en lui, amplifiée par la gravité des événements récents.

En sortant les sacs de voyage du coffre, il est encore lourd de sa conversation avec Marie. L’immeuble cossu dans lequel ils pénètrent semble empreint d’une certaine méfiance. Son père lui a expliqué que l’appartement appartient à l’organisation pour laquelle il travaille, et qu’ils peuvent y rester aussi longtemps que nécessaire.

La surprise est totale. Le logement n’est pas un simple pied-à-terre mais un véritable cocon de luxe. De hauts plafonds ornés de moulures élégantes, des fenêtres imposantes laissant entrer une lumière dorée, et une vue imprenable sur les toits de Paris. Au loin, l’Arc de Triomphe se dresse majestueusement. Romy, les yeux écarquillés de bonheur, se met à courir d’une pièce à l’autre, éclatante d’enthousiasme. “C’est magnifique, Julien ! Regarde ce lustre !” s’exclame-t-elle, ses bras ouverts comme pour embrasser tout l’espace. Le sourire de Julien s’élargit. L’enthousiasme contagieux de Romy allège momentanément les poids qu’il porte sur ses épaules. Paris semble leur offrir un moment de répit.

Alors que Romy s’apprête à prendre une douche, Julien, d’abord hésitant, décide de la rejoindre, espérant apaiser les tensions qui flottent encore entre eux. Sous l’eau chaude, les gouttes deviennent des messagères de paix, scellant leur réconciliation. Leurs mots se transforment en murmures, leurs regards en promesses silencieuses. Chaque caresse est une redécouverte, une manière de retrouver ce lien qu’ils partagent.

Après cette parenthèse intime, rafraîchis et reconnectés, ils décident d’explorer le quartier. Les rues du Marais, pittoresques et pleines de charme, les appellent à chaque pas. Main dans la main, ils se promènent sous la douce lueur des réverbères, absorbant l’atmosphère romantique et vibrante de la ville. Les échos de conversations animées, les rires qui s’échappent des terrasses, tout autour d’eux forme une symphonie urbaine captivante.

Devant Notre-Dame, ils s’arrêtent, émus par la beauté imposante de la cathédrale. “Elle est vraiment impressionnante,” murmure Romy, se serrant contre Julien. Lui, plongé dans ses souvenirs, pense aux graves dommages subis par l’édifice en 2020, une image qui le hante. Les mots de Victor Hugo lui reviennent en mémoire : “Toutes les pierres sont des livres. Toutes les pierres sont des hommes. Toute pierre est vivante, et a son rôle dans le grand drame humain.”

Chaque coin de rue, chaque bâtiment semble chargé d’histoires et de secrets. “Je me souviens avoir lu quelque part que Victor Hugo avait écrit une partie de ‘Les Misérables’ juste là, dans un café du coin,” confie Julien, son regard perdu dans les lumières scintillantes de la ville. Romy hoche la tête, absorbée par les récits que Paris leur murmure.

Guidés par leur promenade romantique, Julien et Romy trouvent un petit restaurant niché dans une ruelle discrète du Quartier Latin. Un lieu intime, aux lumières tamisées et aux tables en bois rustique, qui dégage une chaleur réconfortante. Ils s’accordent sur un menu mêlant tradition et modernité. Romy opte pour un plateau de fruits de mer, tandis que Julien choisit un filet de bœuf accompagné de légumes de saison. Chaque bouchée devient une célébration de la gastronomie parisienne, chaque verre de vin accompagne leur conversation douce et légère, ponctuée de rires et de regards complices.

“Tu te rends compte, on est à Paris, la ville lumière, et on a toute la nuit devant nous,” murmure Romy, un sourire rêveur aux lèvres. “À Paris, tout est grand, tout est bon, tout est beau, et il y a de la place pour tous les rêves,” pense Julien en reprenant les mots de Zola.

Après leur repas, ils regagnent leur demeure temporaire. Le cœur est léger, mais l’esprit de Julien reste alourdi par les pensées des événements à venir. Installés sur le petit balcon, ils se blottissent sous une couverture légère, contemplant les toits de Paris baignés de lumière lunaire. “Ce soir, je me sens vraiment vivante,” confie Romy, la tête reposant sur l’épaule de Julien. Il répond doucement, pensif : “Moi aussi. Mais demain, nous devons nous préparer à affronter la réalité de notre situation.”

Ils s’endorment, bercés par le murmure de la ville, un mélange d’excitation pour le présent et d’appréhension pour l’avenir. Dans ce cocon parisien, Julien trouve un instant de paix avec Romy, tandis que les étoiles, plus brillantes que jamais, semblent leur murmurer que même au milieu de l’incertitude, il y a toujours de la beauté à saisir.

Chapitre 34 – Killing in the Name (Rage Against the Machine)

double vingt - Chapitre 34

« Il n’y a point de traîtres sans occasion. » – Voltaire

Maya et Matthieu se positionnent en hauteur, surplombant l’esplanade de La Défense. Ils observent chaque mouvement suspect avec une attention minutieuse, prêts à réagir. Matthieu a semé ses éventuels poursuivants : il a donné trois rendez-vous différents à Omer, Ben et son père. Omer devait le retrouver devant le Cnit, Ben à 4 Temps, et son père près du pont de Neuilly. L’heure est venue de compter les traîtres.

La tentation de se laisser submerger par la nostalgie est grande, mais Matthieu lutte pour ne pas oublier pourquoi il est là. Ce n’est pas un voyage touristique dans le passé. Maya, toujours directe, soupire en voyant une bande de skaters débarquer. « J’aurais préféré les rejoindre », lance-t-elle avec un sourire en coin. « Ton époque te manque ? » demande-t-elle, sa franchise habituelle brisant le silence.

Matthieu hésite. Il sait que ce n’est pas encore le bon moment pour tout dire. Il tente une réponse vague : « Mon futur a ses hauts et ses bas… mais je suis content de te revoir. » Maya arque un sourcil, pas convaincue. « Donc, on ne se voit plus dans le futur ? » Il se racle la gorge, pris au dépourvu. « J’ai déménagé à Bordeaux », ment-il maladroitement. Elle le connaît trop bien. « Tu me le dirais si… quelque chose m’était arrivé, non ? » Elle le fixe. Matthieu cherche ses mots, mais se contente de changer de sujet. « Regarde, ça bouge ! »

Deux hommes se positionnent près du Cnit, un autre près du pont de Neuilly. Ils ressemblent à des flics en civil, aux aguets. Le cœur de Matthieu se serre. Omer et son père sont bien des traîtres. Il en a maintenant la preuve.

Son visage se ferme alors que la colère monte. Maya, toujours prévoyante, sort son appareil photo et capture des clichés des hommes. « Qui sont-ils, à ton avis ? » Matthieu, essayant de réfléchir malgré l’agitation, répond : « Ce sont sûrement des Chrono Libérateurs. Peut-être qu’ils bossent pour les Russes, les Américains, ou même les Chinois. » Maya éclate de rire. « Vu leur amateurisme, je parie sur des petits Français. »

Ils rient ensemble, mais l’heure n’est plus à la plaisanterie. Matthieu sourit. « J’ai ma petite idée pour la suite. »

Quelques heures plus tard, ils arrivent à l’appartement de Matthieu et découvrent que Omer n’a pas perdu de temps pour passer à la dernière étape de son plan. Matthieu, furieux, enfonce la porte avec la violence d’un flic du Raid. En un éclair, il assène un coup de poing à Omer, qui s’effondre sur le sol, assommé. Natacha hurle de panique, tentant de fuir. Maya, calme et déterminée, récupère ses affaires et l’accompagne doucement vers la salle de bain, refermant la porte derrière elles.

Matthieu tourne autour du canapé, les poings serrés, prêt à frapper encore. « Relève-toi, espèce de connard ! » dit-il, savourant secrètement sa propre force. Ses années de boxe trouvent enfin une utilité. Le coup en traître n’était pas régulier, certes, mais il n’a aucun remords. Les manigances d’Omer étaient bien pires. Maya revient, un sourire narquois aux lèvres. « Bien joué, Matt. Tu sais, elle voulait ton numéro de téléphone. Ton style Tyson a fait des ravages. »

Omer, encore sonné, se redresse, le visage marqué d’une ecchymose. Matthieu, implacable, lui balance son caleçon à la figure. « Enfile ça, on a assez vu d’horreurs pour ce soir. » Omer, toujours groggy, balbutie : « Mais qu’est-ce qu’il te prend ? T’es devenu complètement taré ! » Matthieu lui lance un regard noir. « Ferme-la. Sinon, je double la dose. »

Maya, voyant qu’Omer n’a plus la force de se défendre, prend le relais d’une voix douce. « Je suis sûre qu’on t’a obligé à faire ça, pas vrai ? Mais ne t’inquiète pas, on va te protéger. » Omer baisse les yeux, pris au piège. « C’est ton père, Matt… c’est lui qui m’a contacté. Il m’a dit que tu avais perdu la tête, et que toute info intéressante pouvait me rapporter de l’argent. » Matthieu explose de rage. « Et tu as fait ça pour 2000 balles ? T’es vraiment une merde, Omer. »

En larmes, Omer tente de se justifier. « Je suis désolé, je sais pas ce qui m’a pris… » Mais Matthieu, inflexible, répond : « Tes excuses, tu te les gardes. Elles n’ont aucune valeur pour moi. Mais je peux te pardonner… si tu fais ce que je te dis. » Omer, désespéré, acquiesce. « D’accord, je ferai tout ce que tu veux. »

Matthieu, calculateur, fixe Omer droit dans les yeux. « Demain, on fait le coup comme prévu. Tu me préviens si ça sent mauvais, sinon je te retrouverai. Et maintenant, tu travailles pour moi. Tu nous donneras des infos sur les Chrono Libérateurs. »

Omer, brisé, hoche la tête. Matthieu le regarde partir, la rage encore brûlante. Maya, le sourire aux lèvres, saute dans ses bras. « C’était dingue ! J’aurais jamais cru ça de toi ! » Matthieu, gêné, se détend un peu.

« Ne sois pas si dur avec toi-même », lui murmure Maya en lui caressant les cheveux. « Tu as toujours été cette personne, tu viens juste de la découvrir. » Il soupire. « Merci, Maya. Je suis content que tu sois là. » Elle éclate de rire. « Ne me remercie pas trop vite. Je compte bien me faire une place au soleil grâce à toi. Mais pour l’instant, on doit retrouver Julien, en savoir plus sur les Horlogers, et surtout échapper aux Chrono Libérateurs. »

Chapitre 35 – Wannabe (Spice Girls)

double vingt - Chapitre 35 - Wannabe (Spice Girls)

“La véritable découverte ne consiste pas à chercher de nouveaux paysages, mais à avoir de nouveaux yeux.” – Marcel Proust

Romy, contre toute attente, se découvre l’âme d’une authentique Parisienne. Elle adore l’appartement, son cachet et surtout son emplacement, qui permet d’accéder facilement à ces artères bouillonnantes de vie, de mode et de culture dont elle a si souvent entendu parler ou qu’elle n’avait vues que de loin, à travers les écrans de cinéma ou à la télévision. Jusqu’à présent, l’appel de la capitale ne s’est jamais manifesté en elle. Son encrage est dans la nature, la plage, son quotidien balisé, mais quelque chose de nouveau se produit ici à Paris ; elle s’y sent bien et à sa place.

Loin de se douter que l’attraction de la Ville Lumière s’intensifie chez Romy, jouer les touristes plaît de plus en plus à Julien. Il décide de s’accorder encore la matinée avant de contacter son alter ego temporel et de le retrouver, comme convenu avec son père. Au téléphone, Alejandro l’avait pressé de manière autoritaire. À l’écoute de sa voix, Julien avait détecté de l’agacement et de la peur ? Il s’était efforcé de le rassurer de son mieux, promettant de le tenir informé de toute avancée significative et de lui faire un compte rendu exhaustif de la situation sans tarder. Il en veut désormais à Matthieu, qu’il tient pour seul responsable de la situation.

Non loin des Halles, ils entrent dans une boutique de vêtements à la mode. Julien reconnaît les Spice Girls en fond sonore et sourit en pensant que les années 90 avaient produit le meilleur et le pire en matière de musique. Romy dévalise le magasin avec autant de retenue qu’un piranha devant un nageur imprudent. La laissant à ses essayages, même si l’idée de la rejoindre dans la cabine lui traverse l’esprit, il sort prendre l’air, convaincu que, quelle que soit l’année, l’époque ou le lieu, le shopping n’est définitivement pas fait pour lui.

À peine a-t-il fait quelques pas dans la rue commerçante qu’il tombe quasiment nez à nez, en vitrine d’un Foot Locker, avec le Graal, la sainte trinité des sneakers : les Jumpman 4 de Jordan, les Reebok Pump, et les Nike Air Max 97. Pas des collections hommages ou rétro, non, les vraies, les pures, qui atteignent parfois en 2024 des prix indécents. Il ne peut pas passer à côté de ces précieuses chaussures. Romy, qui l’attend devant la boutique, les bras chargés de sacs, n’en revient pas de le voir arriver aussi encombré qu’elle.

— Eh bien pour quelqu’un qui déteste faire les magasins… » dit-elle d’un ton entre le reproche et l’amusement.

— On ne les trouve pas à Bordeaux, c’était l’occasion ou jamais.

Il la toise de haut en bas

— À ce rythme-là, on va devoir louer une remorque

elle lève les yeux au ciel

— Arrête de ronchonner et profite un peu.

— Oui tu as raison, le mieux serait peut-être de déposer tout ça à l’appartement ?

— Excellente idée !

Julien lui emboîte le pas. Il ne l’a jamais vue d’aussi bonne humeur. Son rire est contagieux. Ils poursuivent leur randonnée citadine, Romy a acheté un appareil photo jetable pour immortaliser leur moment d’insouciance.

En 1997, Paris conserve encore un cachet brut que les années ont lentement érodé. Les enseignes lumineuses ne sont pas aussi omniprésentes qu’en 2024, laissant la place à des néons plus discrets et des devantures peintes à la main. Les voitures, peuvent se garer presque partout, même dans des endroits improbables. Ils arrivent devant la Tour Eiffel, et Julien est instantanément saisi par la différence d’atmosphère.

Là où en 2024 un écran de réalité augmentée offre des faits historiques et des anecdotes multilingues tout autour du monument, en 1997, les guides touristiques racontent l’histoire de la tour, en revanche les vendeurs de souvenirs sont toujours les mêmes. Les sons autour d’eux sont ceux de conversations réelles plutôt que des notifications et des alertes de smartphones. L’air porte une fraîcheur naturelle. Il y a l’odeur caractéristique de crêpes, de gaufres des vendeurs ambulants qui rivalisent avec les effluves des restaurants environnants. Tout en flanant le long du Champ de Mars, Julien observe les gens autour de lui. Les tenues varient grandement, jeans baggy, vestes en cuir, robes longues et fluides, reflétant une diversité de mode qui lui semble plus naturelle et moins homogénéisée que celle de 2024. Il réalise que, dans cet environnement, chaque individu et chaque moment semblent plus tangibles et réels. Ces différences rendent l’expérience de Paris en 1997 non seulement unique mais profondément mémorable pour Julien. C’est un monde où le passé et le présent semblent coexister harmonieusement. Il comprend mieux pourquoi Matthieu en éprouve une telle nostalgie, est-ce qu’il en profite au moins ?

A quelques kilomètres à vol d’oiseau, rue Lauriston, Omer est aux abonnés absents. Matthieu s’est résigné à se débrouiller seul pour mener à bien son « coup ».

Il s’est posté dans une cabine téléphonique au coin de la rue et cherche dans l’annuaire le numéro de la gardienne de l’immeuble, Madame Gonçalves.

L’objectif reste inchangé : Dérober le ticket gagnant. Il ne lui resterait plus qu’à remplir une grille chez un buraliste et à détruire ce bulletin de jeu qui pourrait l’incriminer.

Le tirage du loto est ce soir. Il n’a pas droit à l’erreur. L’immeuble est au 15 de la rue. La cabine au 27 ; en courant assez vite, il peut s’y rendre en deux ou trois minutes maximum. Pour l’occasion, il s’est vêtu tout en noir, avec un sweat à capuche pour dissimuler son visage, le cas échéant. L’adrénaline commence à monter. La rue est presque déserte. Son plan initial était de laisser Omer faire le repérage, qu’il l’attende ensuite dans la voiture et partir en trombe avec le butin.

Il va devoir procéder autrement. Nécessité fait loi. Deux sonneries.

— Allô ?

Il se racle la gorge et prend une voix grave.

— Officier Jérôme Fitoussi du SRPJ de Nanterre. Plaque numéro B12-132. Je dois parler en urgence à la dite Madame Gonçalves, concierge de l’immeuble du 15 rue Lauriston.

— Oui, c’est moi-même, que se passe-t-il ? elle a des trémolos dans la voix

— Madame, je ne peux pas vous parler d’une enquête en cours. Nous avons besoin que vous montiez immédiatement au dernier étage de votre immeuble. Notre indic nous a prévenu que des malfrats préparent un mauvais coup et leur base d’opérations est située au dernier étage mentionné précédemment. Comprenez-vous ce que je vous dis ?

— Oui, bien sûr, mais j’en viens et il n’y a rien de spécial là-haut, sa voix est de plus en plus affolée. Matthieu durcit le ton

— Voulez-vous être accusée d’entrave à la justice ? C’est minimum deux ans de prison et une amende de 10 000 euros, euh francs ! Nos hommes seront là dans moins de cinq minutes. Entrouvrez la porte de l’immeuble et montez à l’étage, ensuite patientez le temps qu’ils vous rejoignent. Êtes-vous seule ?

— Oui, il n’y a personne d’autre.

— Parfait, si vous croisez qui que ce soit, ne dites rien et restez naturelle. Surtout, ne bougez pas une fois que vous êtes en place.

Matthieu raccroche. C’est le moment de vérité. La loge est située à droite de l’entrée, elle a tourné le petit panneau plastifié pour prévenir les occupants qu’elle est dans les étages. Tout semble se dérouler à la perfection. Il va ouvrir la guérite, tremblant, le cœur battant à deux mille à l’heure. Fermée. Elle a fermé la porte à clé ! Des bruits de pas résonnent dans le hall. Il n’a plus le temps. Il prend son élan et enfonce la porte comme un bélier, une fois, deux fois, l’énergie du désespoir animant ses gestes. Le pêne cède, des morceaux de bois et de verre jonchent le sol. Mû par la peur, il fait abstraction du reste et se focalise sur le sac à main qui est à sa place, sur le porte-manteau, comme décrit dans l’émission de faits divers. Il s’en empare prestement, manque de s’étaler sur le sol à cause des débris, entreprend de mettre sa capuche et court comme si sa vie en dépendait, ce qui n’est pas loin d’être le cas. Il entend des « arrêtez-le, arrêtez-le » de plus en plus lointains. Tout à coup, une sirène de police retentit, il est pris en chasse. Tout en continuant sa course, il ouvre le sac, répandant son contenu par terre, zigzaguant entre les passants, cherchant un abri tout en fouillant le fameux portefeuille. C’est bon ! il lâche tout le reste, quasiment à bout de souffle. Il entend encore la voiture de police mais plus faiblement, ayant pris suffisamment d’avance en empruntant des petites rues très encombrées. Il ne regrette pas ses heures passées sur GTA.

Une entrée de parking. L’apprenti voleur s’y engouffre, en nage, tremblant, complètement exténué. Il fouille dans le portefeuille pour en extraire le ticket, le fourre dans sa poche et jette le reste dans une poubelle. Il aurait préféré procéder autrement, mais la situation est trop critique. Il patiente une dizaine de minutes, assis par terre comme un clochard. Il retire son sweat encore trempé et reprend son chemin en quête d’une station de métro. Son épaule le fait souffrir le martyr, jamais il ne se serait cru capable de faire une chose pareille. Toujours sur le qui-vive, il jette des regards inquiets autour de lui, comme si tout le monde savait ce qu’il venait de faire.

Assis dans le wagon de tête, personne à côté de lui, il s’autorise à regarder le billet. Les numéros sont là, cochés, prêts à délivrer une somme qui le libérera d’une grosse partie de ses tracas. Il change plusieurs fois de lignes de Métro, pour brouiller des pistes invisibles. Au bout du compte, il arrive dans un bar qui fait Tabac et Loto. Recopie les numéros, détruit le ticket originel et valide sa grille. Tout est quasi parfait, à part sa course-poursuite et le fait qu’il n’a pas pu rendre à cette pauvre dame le contenu de son sac à main. Il pense qu’il lui a sauvé la vie, ça lui donne bonne conscience. Lorsqu’il arrive chez lui, il est prêt à raconter à Maya ses péripéties. Il halète, hors d’haleine

— Putain, tu vas jamais me croire, mais ?

Matthieu n’en croit pas ses yeux, elle est assise sur le canapé, mais avec deux autres personnes. Une jolie jeune fille brune qu’il n’a jamais vue et un garçon qu’il ne reconnaît pas au premier abord, qui se lève et le détaille du regard, un demi sourire aux lèvres

— Salut Matthieu !

Bordel de merde. C’est Julien, mais Julien jeune. Le choc est trop important, conjugué avec le stress de sa course-poursuite, il est sur le point de tomber dans les pommes.

— Julien ? Mais qu’est-ce que tu fous là, on devait partir à Bordeaux pour te retrouver, il est totalement abasourdi. Sérieux comme un pape, Julien veut rapidement en finir

—Matthieu, il faut qu’on parle.

Matthieu toujours dégoulinant, quasiment collé à la porte d’entrée met immédiatement son index sur la bouche, complètement affolé, se saisit d’une feuille de papier et écrit de son mieux. Pas ici. Micros. Sur écoute. Parlez normalement. Maya, consciente du risque

— Ils sont là depuis à peine 5 minutes, on a juste eu le temps de se présenter.

Julien confirme d’un hochement de tête. Romy ne sait pas ce qu’il se passe. Matthieu reprend :

— Ca me fait trop plaisir de te voir mon pote ! Je vais juste me rafraîchir un peu et ensuite on va aller déjeuner dans une brasserie très sympa. Place de la Nation, c’est pas à côté, mais ça vaut vraiment le coup. Maya si tu mettais un peu de musique ?

Après ce qu’il a vécu aujourd’hui, il a bien envie d’envoyer ses poursuivants se faire paître à l’autre bout de Paris. Il espère simplement que Julien et Maya ne se sont pas raconté trop de choses compromettantes et que la petite brune est fiable, sinon elle va déguster comme Omer.

Chapitre 36 – Friday I’m in Love (The Cure)

double vingt - Chapitre 36

« Le futur appartient à ceux qui croient à la beauté de leurs rêves. » – Eleanor Roosevelt

Romy et Maya se trouvent de plus en plus d’affinités, discutent, rient ensemble, et partagent leur pizza comme si elles étaient de vieilles amies, presque inséparables. Pendant ce temps, Julien et Matthieu, assis en silence, se toisent avec un mélange de curiosité et de méfiance. Ils sont comme deux lions en cage, prêts à bondir, mais ne sachant pas encore comment initier la confrontation. Chacun guette l’autre, attendant le bon moment pour aborder ce qui pèse vraiment.

Finalement, Matthieu, incapable de supporter ce silence plus longtemps, rompt la tension d’un ton léger mais tendu :
Euh, je vais fumer une clope, Julien, tu m’accompagnes ?

Julien acquiesce, sans même un regard pour Romy, qui est absorbée dans sa conversation avec Maya. Les filles, plongées dans leur échange, leur laissent cet espace nécessaire. Matthieu n’a pas fumé depuis son arrivée en 1997, mais la situation l’exige. Ils sortent ensemble, s’éloignant un peu.

Une fois dehors, Matthieu allume une cigarette et prend une bouffée. Il ferme les yeux un instant, sentant la nicotine apaiser brièvement ses nerfs. Julien reste en retrait, bras croisés, attendant que Matthieu entame la discussion. Ce dernier finit par se lancer, jetant un regard rapide à son ancien ami avant de tout déballer, comme un trop-plein qu’il ne pouvait plus contenir. Il raconte tout, les Chrono Libérateurs, les micros, les suspicions autour de son père, sa collaboration forcée avec Maya… Tout. Enfin presque. Le ticket du loto, il le garde en réserve.

Julien écoute attentivement, son visage impassible, mais ses yeux trahissent son trouble intérieur. Lorsque Matthieu mentionne Maya, Julien hausse un sourcil.

Sérieusement Matthieu, t’as demandé à ton ex-femme de t’aider ? ironise-t-il, incrédule.

Matthieu, un demi-sourire aux lèvres, hausse les épaules et réplique d’un ton détaché :
Primo, elle n’est pas au courant pour notre mariage. Secondo, elle est super douée. Tertio, elle ressemble à Zendaya.

Julien éclate de rire, brisant enfin la tension palpable entre eux.
C’est vrai que t’as toujours eu un faible pour les femmes au caractère bien trempé. Mais tu ne m’en avais jamais parlé avant.

Matthieu, d’humeur plus légère après cette pause d’humour, rétorque :
Et toi ? Je savais que c’était sérieux à l’époque avec Romy, mais de là à l’emmener à Paris ? ajoute-t-il, sondant Julien du regard.

Julien, visiblement mal à l’aise, jette des petits coups d’œil en direction de la table où Romy et Maya dégustent un tiramisu, insouciantes.
On parlera de ça plus tard. Moi, je suis là pour m’assurer que tu ne vas pas perturber le continuum temporel.

Matthieu lève un sourcil, amusé, avant de laisser échapper un rire bref.
La meilleure blague de la semaine, celle-là ! Sérieusement, Julien ? Tu veux que je fasse la liste des ‘infractions’ que toi-même tu as commises depuis ce midi ?

Le visage de Julien se ferme légèrement, mais Matthieu continue sans lui laisser le temps de répliquer.
Au fait, elles sont bien tes Jordan ? T’en as acheté combien de paires ? Deux, trois pour tes vieux jours ? ironise Matthieu, croisant les bras et toisant Julien avec un sourire malicieux.
Alors, évite de me faire la leçon et positionne-toi en adulte. Avec ou sans ton aide, je vais prendre la tangente et m’assurer que ces Chrono Libérateurs, ou je ne sais qui, ne me posent plus de problèmes. Déjà, j’aimerais savoir qui a posé des micros chez moi. Ensuite, il y a cette histoire avec mon père, mais je pense que, comme avec Omer, c’est juste un écran de fumée.

Julien reste silencieux quelques secondes, pesant le pour et le contre. Matthieu a raison sur certains points, et l’ironie de la situation ne lui échappe pas. Lui-même, sous prétexte de « surveiller » Matthieu, n’a-t-il pas contribué à perturber ce fameux continuum temporel ? Son propre père, Alejandro, joue un rôle trouble dans tout ça, et il est bien placé pour savoir que tout n’est pas noir ou blanc.

Finalement, Julien lâche un soupir.
Ok, Matthieu. On a tous nos secrets. Si on veut sortir de cette pagaille, on va devoir collaborer ensemble.

Matthieu le fixe un instant, scrutant son visage, avant de hocher la tête, satisfait.
C’est ce que j’espérais entendre. Mais pour l’instant, retournons à table. Et, Julien, tu es sûr pour Romy ? Ce n’est pas un agent double ?

Julien le regarde d’un air qui se veut sérieux.
Je m’en porte garant, dit-il simplement.

De retour à la table, ils retrouvent Romy et Maya en pleine effervescence. Romy est visiblement surexcitée par une idée soudaine.

J’ai tout organisé avec Maya ! On va sortir ce soir pour découvrir le Paris nocturne ! Ce sera l’occasion rêvée pour porter mes nouvelles tenues ! déclare-t-elle avec enthousiasme.

Julien, visiblement moins ravi par cette idée, accueille la nouvelle avec une froideur qui ne passe pas inaperçue. Matthieu, lui, jubile intérieurement et ne peut s’empêcher de sourire en coin. Maya lui lance un clin d’œil complice, comme pour lui signaler qu’elle a pris les choses en main.

Le mieux, c’est que vous nous rejoigniez vers 20:00 à notre appartement, propose Romy. C’est dans le quartier du Marais. Vous voyez où c’est ?

Matthieu, soudainement très intéressé, se penche en avant.
Un appart dans le Marais ? Il fait quelle taille ? demande-t-il d’un ton faussement détaché.

Romy réfléchit à voix haute.
Je ne sais pas, 90, 100 mètres carrés peut-être ?

Effectivement, j’ai hâte de voir ça, réplique Matthieu, avant de lancer un regard appuyé à Julien. Et j’imagine qu’on vous l’a prêté ?

Julien, mal à l’aise, se trémousse sur sa chaise.
Oui… Il marque une pause avant d’ajouter : L’appartement appartient à son patron, Timothée Sundial. Il est à la tête d’un service qui travaille sur les perturbations temporelles. Je vous promets de faire la lumière sur tout ça bientôt.

Romy, exaspérée par l’attitude de Julien, tape légèrement sur la table.
Ça recommence ! Je ne comprends pas ce qu’il a en ce moment, dit-elle en se tournant vers Maya. Il a des moments où tout est parfait, puis il se met à délirer, à faire des cauchemars. Il a même rêvé de toi, Matthieu, et je ne savais même pas que vous vous connaissiez.

Maya, toujours calme et souriante, tente de détendre l’atmosphère.
Ne t’inquiète pas, Romy. Matthieu aussi est bizarre depuis quelque temps. Ils restent des grands enfants, au fond.

Pour changer de sujet, Maya propose :
Tu sais ce que je te propose, Romy ? On va se faire une virée ensemble cet après-midi. Tu es surfeuse, je suis skateuse. Une petite séance de planche, ça te détendra.

Matthieu, en observant la situation, ne peut s’empêcher de sourire intérieurement. Maya, toujours aussi efficace, a une nouvelle fois sauvé la situation d’une main de maître. Il repense à leur complicité passée, à ce qu’ils avaient partagé. Peut-être qu’il l’aurait épousée, finalement… s’il ne l’avait pas déjà fait dans un autre futur.

Cette version met davantage l’accent sur les tensions entre les personnages, tout en maintenant l’équilibre entre humour, mystère et la progression narrative. La relation entre Julien et Matthieu est complexe, mêlée de méfiance et de nostalgie, ce qui donne plus de profondeur à leur dynamique.

Chapitre 37 – Enjoy the Silence (Depeche Mode)

double vingt - Chapitre 37

« Il n’y a rien de plus précieux en ce monde que le sentiment d’exister pour quelqu’un. » – Victor Hugo

— Je comprends mieux pourquoi tu es nostalgique de cette période de ta vie.

Julien observe, admiratif, l’agencement et la décoration du salon de Matthieu.

Ce dernier se tourne vers lui avec un sourire mélancolique :

— Je n’ai jamais vraiment été nostalgique de cette époque elle-même, mais des opportunités qui s’offrent à moi maintenant. Malheureusement, depuis notre voyage, rien ne s’est passé comme je l’aurais imaginé.

Julien s’assied sur le canapé, le regard perdu dans la contemplation des détails de l’appartement qu’il découvre pour la première fois.

— Au début, tout me semblait clair, et puis petit à petit, j’ai réalisé que j’avais peut-être idéalisé ce retour. Rencontrer à nouveau Romy, c’est génial, mais maintenant, ça devient un peu flippant. Il soupire profondément.

— Ça fait du bien de parler librement de tout ça. En tout cas, mon corps de vingt ans est une véritable aubaine ajoute Matthieu en s’étirant légèrement, un sourire en coin. Je ne me suis jamais senti aussi en forme.

— En forme c’est sûr réplique Julien avec un rire léger. Et surtout mince !

— C’est vraiment une conversation du turfu, ironise Matthieu. Pendant que les filles vont s’amuser en plus, la Foire du Trône ça m’aurait bien tenté ! Il persiste dans son idée de donner des fausses informations, au cas où. Sans prévenir Julien, il monte subitement le volume de Live Shit: Binge & Purge de Metallica à fond et se dirige vers les robinets de la cuisine pour les ouvrir, créant un fond sonore assourdissant. Il indique ensuite discrètement le plafond à Julien.

— Avant tout, nous devons nous débarrasser des micros.

Le guidant à travers l’appartement, il commence par vérifier les endroits les plus évidents : détecteurs de fumée, luminaires, téléphone, prises électriques.

— Regarde ici murmure Matthieu en ouvrant un détecteur de fumée. À l’intérieur, un minuscule micro est camouflé avec soin.

— Ils ont vraiment mis le paquet sur la surveillance.

Ils fouillent méthodiquement le lieu, de fond en comble, découvrant au passage d’autres micros dissimulés avec ruse dans un cadre photo et dans le combiné du téléphone fixe.

— Ils ont infiltré tout l’espace constate Matthieu en neutralisant chaque dispositif d’écoute avec du papier d’aluminium. On va laisser tout ça en place mais désactivé. Ils penseront que leurs micros fonctionnent encore.

Après avoir terminé leur inspection, Matthieu réduit le volume de la musique et ferme les robinets, rétablissant le calme. Il se tourne vers Julien, le regard sérieux.

— Maintenant, on doit tirer parti de cette situation. Agissons comme si nous ne savions pas qu’ils nous écoutent.

— Et maintenant, quelles sont nos options ? demande Julien, visiblement préoccupé par la tournure des événements.

— Pour commencer, il faudrait que j’invente la machine Nespresso plaisante Matthieu en préparant un café avec une vieille cafetière à filtre. Ensuite, un appel à ton père s’impose. Il faut qu’on trouve une piste rapidement. Clairement, deux factions s’opposent. Même si on n’a pas encore pu vraiment profiter de notre avance historique, être aussi exposés nous rend vulnérables.

— C’est vrai acquiesce Julien. Et ce n’est pas seulement dangereux pour nous. Romy et Maya sont également en danger, même si elles savent se défendre.

— Nous devons être prudents répond Matthieu en prenant une gorgée du café brûlant.

Julien compose le numéro de téléphone de son père, qui décroche instantanément.

— Alejandro à l’appareil

Matthieu écoute avec le haut-parleur.

— Papa, c’est moi.

— Alors, raconte-moi, où en es-tu ?

Sa voix trahit une grande impatience.

— Je pense que Matthieu n’est pas une menace pour le continuum temporel. En revanche, j’ai pu constater qu’il était suivi, sur écoute, et selon toute vraisemblance, traqué par les Chrono Libérateurs. La situation lui échappe totalement et c’est ce qui risque de causer le plus de problèmes à court terme, à mon avis.

Alejandro, dans le même temps, envoie des pneumatiques à différents services. Sundial débarque en trombe dans son bureau.

— Passez-moi le téléphone,

Alejandro s’exécute immédiatement.

— Julien, Matthieu, Sundial à l’appareil, donnez-moi des détails. Matthieu s’empare du combiné et lui raconte tout jusqu’à l’esplanade de La Défense. Appelons ça la confiance intuitive, mais Matthieu sait qu’il peut sans risque se confier à lui.

— OK, faites développer les photos et faxez-les-nous au plus vite. Vous êtes en danger, je vous en conjure, pensez avec vos cerveaux d’adultes et n’agissez pas de façon inconsidérée. En attendant, je vous suggère d’habiter ensemble dans le logement du centre de Paris. Il y a suffisamment de place et je m’assurerai de votre sécurité. De notre côté, nous allons organiser votre exfiltration. Votre agent de liaison sera Alejandro.

Matthieu ne peut réprimer un « Wahou, génial, comme dans Loft Story saison 1, sans Loana et la piscine malheureusement, » qui laisse Sundial totalement perplexe.

— Ok, j’arrête les blagues.

Ils raccrochent simultanément.

— Bon, on prend les consoles ?

Cette fois, c’est sûr, Julien a retrouvé son fantasque ami.

— Ok mais ensuite, on va chercher Romy et Maya, je sens de moins en moins cette histoire.

Malgré toutes ses réticences, Julien avait désormais toutes les preuves nécessaires pour s’impliquer totalement. La peur allait changer de camp.

Chapitre 38 – Phenomenon (LL Cool J)

double vingt - Chapitre 38

« La vie est un défi à relever, un bonheur à mériter, une aventure à tenter. » – Mère Teresa

Personne ne comprend pourquoi Matthieu insiste autant pour allumer la télévision à 21h00 précise. Il trépigne comme un enfant.

Les publicités de TF1 se terminent (un bain de jouvence) et le tirage du loto va démarrer. Il serre fébrilement le ticket dans sa poche et le sort au dernier moment. Julien n’en revient pas :

— T’as joué au loto ?

Matthieu se veut énigmatique

— On ne sait jamais, peut-être que nous aurons un peu de chance ce soir… dit-il, les yeux brillants.

Maya le regarde intriguée, Romy, qui a hâte de sortir, trouve ce moment aussi long que gênant.

Une à une, les boules tombent. Il a placé le bulletin en évidence sur la table basse. Le so chic salon de l’appartement du Marais n’a jamais vécu une scène pareille. Les gains s’affichent à l’écran : 5 millions de francs (760 000 euros). Matthieu a envie de pleurer, la concierge s’est trompée d’un numéro. Il a presque envie de la planter à coups de couteau comme son fils. Julien saute dans tous les sens avec Maya et Romy. La dernière fois qu’il s’est autant lâché était en 98 lors de la victoire de la France en coupe du monde. Mais avec des vêtements beaucoup plus confortables. Matthieu l’a entièrement relooké pour la soirée. Ils ont sensiblement la même silhouette en 1997. Il en a profité pour lui prêter une chemise de créateur, un pantalon à pinces et une paire de bottines qui lui vont très bien. Romy est conquise, Maya aussi. De son côté, Matthieu a revêtu son deuxième costume, ce qui pousse les filles à l’appeler Mylord et à lui faire des révérences appuyées tout en rigolant comme des baleines.

Les deux naïades, qui ont bien préparé leur soirée, après quelques tricks, ont revêtu leurs plus belles tenues. Julien glisse en aparté à Matthieu :

— Elle est canon en parlant de Maya, ce à quoi Matthieu répond :

— Merci, Romy aussi. L’air entendu, mais également contrarié.

— Je suis désolé, à un chiffre près c’était le jackpot ! Est-ce que 1 million chacun ça vous irait ? dit-il très calmement, sans une once d’ironie.

— T’es sérieux ? » demande Maya.

— Absolument ! Romy je ne te connais pas encore, même si j’ai beaucoup entendu parler de toi. Je ne sais pas ce que Julien t’a raconté sur ce que nous faisons ici, ni sur notre situation, mais il me semble indispensable que chacun puisse agir en âme et conscience.

C’est pareil pour toi Maya, je t’ai embarquée dans cette aventure, mais tu es libre. Avec cette somme, vous pourrez prendre vos décisions et être, si c’est possible, maîtres de votre destin.

Après un court silence, ils hurlent tous comme des damnés. Les filles le couvrent de bisous et Julien aurait fait de même, mais ce n’est pas dans ses habitudes.

— Bon, je crois qu’on va être obligés de fêter ça !

Les filles hurlent de nouveau de joie. Matthieu essaie de masquer sa déception, un putain de chiffre ! Julien lui demande à voix basse

— Ça n’a rien à voir avec le continuum… c’est juste de la chance ?

— Si j’avais eu de la chance, on serait en train de se partager le jackpot. Là on va dire que c’est un léger coup de pouce. Arrête de te mettre la pression, regarde Romy et Maya.

Elles sautent sur les canapés et font des danses improvisées dans toutes les pièces. Julien met une tape sur l’épaule de Matthieu

— Merci mec

— Ce n’est que le début, on va faire beaucoup mieux que ça, si tu es d’accord

Julien qui craint d’être entrainé dans une spirale infernale, modère son enthousiasme

— Je vais y réfléchir, mais là, je crois que ce soir, je vais juste profiter et m’amuser

La principale préoccupation de Matthieu concerne le ticket et la manière de récupérer les gains sans attirer l’attention des chrono libérateurs. Ils décident de mettre le ticket en sécurité dans le coffre situé dans le dressing de l’entrée et de se rendre ensemble à la Française des Jeux. Chacun choisit un des quatre chiffres du code secret. Ainsi rassuré, Matthieu laisse retomber la pression et cède à la joie communicative de ses acolytes. Il se permet une dernière recommandation : attendre d’être en possession du pactole pour en parler à leurs proches. De son côté, la question est réglée. Il a tout de même prévu de donner 50 000 francs à Madame Gonçalves, une somme qui lui ferait du bien, sans pour autant la mettre en danger de mort.

Maya guide la troupe, ayant ses entrées partout dans Paris grâce à sa capacité d’adaptation et à ses multiples casquettes. Ce qui plaît énormément à Romy, qui est sur un petit nuage. Maya fait son possible pour dérider Matthieu, qui toutes les dix minutes réalise qu’il est passé à un petit numéro du gros lot. Le dîner est exclusivement consacré à la façon dont ils vont utiliser ou dépenser leur argent.

Maya est partagée entre dire à son cousin Apu d’aller se faire voir avec son magasin et en même temps investir dedans, tout en étant rassurée sur la poursuite de ses études.

Romy veut aider ses parents, s’acheter un pied-à-terre à Paris, et aller faire une séance shopping Avenue Montaigne.

Matthieu donne des réponses évasives. Julien l’observe, persuadé qu’il sait exactement comment il va placer ses deniers. Il sent son souffle inquisiteur, détourne l’attention :

— Et toi Julien, tu comptes faire quoi ?

Avec pragmatisme, il répond :

— Investir intelligemment, voyager, principalement.

Après quelques bars à la mode qui émerveillent Romy, beaucoup moins Julien, Maya propose de finir la soirée dans une boîte de nuit où Matthieu, comme dans les autres établissements de nuit, est connu comme le loup blanc. Ils prennent une table bien située près de la piste de danse. La musique House, Garage des Masters at Work agresse les oreilles de Julien, qui en plus a mal aux pieds, mais apprécie de voir Romy s’épanouir totalement. Soudain, Matthieu se lève comme possédé. Sur la piste, Victoria danse en compagnie d’un bellâtre. Il est raisonnablement éméché. Le voile blanc est tombé.

Chapitre 39 – Highway to hell (AC/DC)

double vingt - Chapitre 39

« La fortune sourit aux esprits audacieux. » – Virgile

Julien avait intuitivement compris ce qui allait se passer. Il se rappelle sa mission, sa philosophie de vie, sa placidité naturelle, mais son ami est en rage, et il y a de quoi, d’après ce qu’il lui avait confié. Il se positionne en renfort, au cas où ça dégénère.

Matthieu arrive à la hauteur d’un grand blond, habillé d’un costume Saint-Laurent ou Dior, qui gesticule plutôt que de danser, l’air hautain et méprisant. Deux crochets express dans le foie et le plexus, suivis d’une gauche monumentale dans le nez, le font tomber de son piédestal. Matthieu termine avec un coup de pied dans les côtes tout aussi efficace. Tout se passe si rapidement qu’il faut plusieurs minutes aux videurs pour sortir l’inconscient de la piste.

Victoria court après Matthieu, qui part en trombe de la boîte de nuit, fou de rage, de haine, de lassitude. Julien veut prévenir sa petite amie et la future ex-femme de Matthieu qu’il y a du grabuge, mais elles sont trop occupées à s’amuser. Il n’a pas le cœur à les déranger, d’autant plus qu’il n’a pas besoin d’elles et calcule qu’il est préférable d’arriver après le début des hostilités entre Matthieu et Victoria.

Une fois dehors, Matthieu n’est plus qu’une boule de nerfs à vif. Victoria se rapproche de lui, pleurant à chaudes larmes.

— Est-ce que tu sais ce que je vis depuis que tes petits copains me poursuivent ? lance Matthieu, la voix chargée d’amertume.

Victoria ne comprend pas de quoi il parle.

— Depuis la dernière fois, on m’a juste dit de ne plus prendre contact avec toi, que tout était réglé. Omer était avec eux, tu n’as qu’à lui demander.

Matthieu applaudit, le regard noir.

— Lui, je vais me le faire encore plus sérieusement. D’accord, mais tu ne t’es même pas posé la moindre question, ça t’a paru normal ?

Matthieu est toujours en colère. Julien, suivi de Romy et Maya, accourt.

— Tu te rends compte qu’ils ont fait exploser un avion !

Victoria fait une moue dubitative.

— Ils m’ont prévenue que tu dirais quelque chose d’approchant si je te croisais, c’est parce que tu es perturbé.

Matthieu se calme d’un coup.

— Ah bon, ils ont dit ça ?

— Oui, et c’est pour ça que j’étais avec mon garde du corps, parce que tu es une menace !

Matthieu roule des yeux.

— Ils n’ont pas choisi le plus fiable, vu comment je l’ai massacré.

Victoria est sur le point de répliquer, mais Julien tente de désamorcer la bombe.

— Désolé de te l’apprendre, mais il semble que ces personnes ne soient pas dignes de confiance.

Victoria, qui ne sait pas qui vient de parler, regarde de biais la petite bande retranchée derrière Matthieu. Elle les dévisage de haut en bas, avant de reprendre instantanément son assurance.

— Pardon, mais qui sont ces gens ? C’est ça, tes amis ?

La colère de Matthieu retombe. Il la regarde avec une grande tristesse.

— Tu sais, je suis prêt à mourir pour eux. J’aurais sans doute été prêt à le faire pour toi aussi, si la cause était juste et que les circonstances l’exigeaient. Mais certaines personnes sont fausses ou trop naïves, malheureusement. Toi, t’es les deux. On va en rester là. Tu raconteras ce que tu veux à qui tu veux, mais quand tu réaliseras qu’ils se sont bien foutus de ta gueule, ce sera trop tard. Tu as perdu ma confiance, et c’est irrévocable. On y va.

Plus ils s’éloignent, plus ils entendent Victoria éructer et vociférer. Contre toute attente, ils se mettent à rire, assemblés comme les pièces d’un puzzle. Ils sont bien ensemble. Chacun prend sa place dans le groupe : puncheur stratège, fausse ingénue, débrouillarde. Ce ne sont que des caractéristiques ; ils n’ont pas de rôle défini, ils se complètent naturellement.

Le taxi s’arrête devant l’appartement du Marais. Julien les regarde tour à tour, heureux d’avoir trouvé une équipe. Romy n’arrête pas de lui donner des petits coups de coude.

— Oui, je suis content, et oui, je suis heureux que tu sois là.

Maya attrape Matthieu par la main.

— On va se coucher, demain on a une longue journée.

À six rues de là, dans un état semi-comateux, Omer se félicite d’avoir réussi à rattraper in extremis le coup avec Natacha. Ce fut au prix de longues négociations, d’abord verbales, puis sur l’oreiller. Son visage toujours tuméfié n’inspire plus confiance, de même que le poids de la culpabilité qu’il supporte difficilement, et qui s’exprime malgré lui à travers ses yeux rougis par la honte. Cependant, une part de lui assume la trahison. Une mère seule, un frère de quinze ans et une sœur de neuf ans. L’argent facilement gagné avait contribué à améliorer un peu le quotidien. Il aurait sans doute obtenu beaucoup plus en réalisant le coup avec Matthieu, mais c’était trop tard ; il avait choisi d’y renoncer.

Omer a aussi réalisé, à travers les mots aussi durs que les coups qu’il avait encaissés, que Matthieu n’était plus du genre à se laisser duper par une pirouette ou des excuses médiocres. Le mec avait changé. Bon courage pour les autres.

Au départ, pourtant, il avait vainement tenté de refuser l’argent, mais s’était finalement laissé convaincre. Après tout, cette histoire était tellement rocambolesque. Tout le monde voulait savoir ce que Matthieu faisait, racontait, s’il s’était lancé dans des affaires et lesquelles, les gens qu’il voyait, les lieux. Une vraie filature. Omer avait trouvé que cela allait trop loin, et il s’était décidé à ne rien révéler du projet loto. Ça sentait les embrouilles à mille kilomètres. Il fallait arrêter de tergiverser et choisir son camp, comme Matthieu le lui avait dit. Demain matin, enfin dans quelques heures, il appellerait Matthieu pour s’excuser et aurait une explication franche avec son (meilleur) ami, il lui raconterait tout dans les moindres détails. Et après, ils iraient faire la fête. Natacha était cool et drôlement mignonne en plus.

Il n’a pas le temps d’achever sa réflexion. Deux mains le projettent avec force sur la chaussée. Émilie Fuentes, vingt-cinq ans, est pressée. Elle embauche à huit heures trente. Son patron est aussi à cheval sur la ponctualité que son œil est lubrique, ce qui en fait un vrai connard, mais le salaire est plus que correct. Elle sera chez elle d’ici une petite demi-heure. Aucun flic à l’horizon, la route est dégagée, et sa petite BMW Z3 semble avoir envie de lâcher ses chevaux. Elle appuie sur l’accélérateur, au son de Highway to Hell d’ACDC. Elle adore cette chanson. Au même moment, Omer, qui ne comprend pas ce qu’il fout au milieu de la route, bascule comme un pantin désarticulé par-dessus le capot de la voiture d’Émilie. La sensation de voler est la dernière qu’il ressent. Les pompiers le retrouveront à dix mètres du lieu de l’accident. Mort sur le coup. Émilie, sous le choc, répète qu’il a surgi de nulle part et que ce n’est pas possible. Son taux d’alcoolémie est légèrement inférieur à la limite autorisée. Elle n’a pas d’antécédents. Tout porte à croire qu’il s’agit d’un suicide.

Marchant d’un pas lent, à bonne distance du crime, l’homme de main des Chrono Libérateurs sort son téléphone. Une voix de femme retentit :

— Oui ?

— Madame, c’est fait, répond-il avant de raccrocher aussitôt.

À l’autre bout du fil, Ariane Morin sourit. Selon ses préceptes, la fin justifie toujours les moyens, et pour continuer à se regarder dans une glace, elle avait la capacité de se convaincre que, sans les voyageurs du temps, rien de tout cela ne se produirait. Elle a désormais la conviction qu’il faut les mettre hors d’état de nuire. Mais au préalable, ils doivent cracher tous les secrets du futur. Le jeu prend une autre saveur avec un fils d’Horloger dans l’équation.

Julien ferme la porte de sa chambre, l’air grave. À vingt ans, il jouait au foot en club, avait entre douze et treize de moyenne en deuxième année de droit, sortait avec ses copains dans un bar qu’il fréquentait depuis sa majorité, et était en couple depuis deux ans déjà avec Romy. Dans un an, ils seraient séparés, ce serait sa pire déception amoureuse, mais en même temps la meilleure, puisqu’elle conditionnerait sa façon d’aborder la vie. Il le savait parce que ça s’était produit.

Il est revenu dans le passé, et toutes ses certitudes volent en éclats. Il redoute ce moment, mais il l’a repoussé à de trop nombreuses reprises. Alors que Romy est prête à s’endormir, il parle. À cœur ouvert, d’une voix calme et résolue. Il se livre totalement : son vrai passé, son nouveau passé, le voyage, ce qu’il ressent maintenant, ses doutes, ses craintes. En adulte responsable, en homme accompli qui a plié la vie à ses propres envies et convictions, à son rythme. Le drap serré sous ses poings fermés, dans le noir, il se confesse. L’obscurité lui offre l’écrin nécessaire à ses paroles parfois justes, parfois blessantes, parfois empreintes de nostalgie ou de regrets.

Romy l’écoute attentivement, sans dire un mot, le dos tourné, prête à entendre le pire. Il s’arrête. Le silence s’impose quelques instants, puis Romy se redresse, le prend dans ses bras.

— Je sais tout ça. Tu as juste posé des mots sur ce que j’avais compris. Merci de m’avoir tout raconté. Tu n’as rien à te reprocher. En tout cas, moi, je ne t’en veux pas. Aujourd’hui, tout est différent. Et si demain tu redeviens celui que tu as été, alors on verra, mais pour l’instant, ce Julien me plaît, l’autre aussi. Mais celui-là est encore meilleur, je trouve, dit-elle en le serrant un peu plus fort.

Elle l’entraîne dans un corps à corps nuptial, lui murmurant à l’oreille dans un souffle :

— À tous points de vue.

Interlude – Temps à nouveau (Jean-Louis Aubert)
« La mesure du temps, bien plus qu’une simple horlogerie, est une symphonie complexe où chaque note doit être jouée à la perfection. » – Anonyme

Le vieil homme reprend son souffle. Il sert avec délicatesse une tasse de thé à Vera, qui attend désormais en transe la suite de l’histoire. Elle se lève d’un bond, le poing en l’air :

— Ces Chrono Libérateurs sont des monstres !

Il la regarde, mi-amusé, mi-satisfait. La fatigue s’empare de lui, mais il doit aller au bout de son récit.

— Pas tous, mademoiselle, et c’est bien là le problème. Omer n’était qu’un petit maillon de la chaîne, il a cédé à la facilité et en a malheureusement subi les conséquences.

— Sans vouloir vous détourner de votre discours, pourquoi ai-je autant de souvenirs de l’accident d’avion ?

— Je ne peux répondre que partiellement à cette question pour l’instant, vous en saurez plus par la suite. D’autres voyageurs ont aussi été localisés ce jour-là.

Vera, qui buvait une gorgée de thé, faillit s’étouffer. Tout s’éclaircit, à condition d’accepter ce qu’elle entend et de ne plus douter de sa véracité.

— Je vous aurais bien proposé de faire une pause, mais à mon âge, il est préférable d’aller au bout du récit.

Vera acquiesce, d’autant plus qu’elle désire ardemment connaître la suite.

— Pour l’instant, nous devons nous replonger en 1997, à Paris, dans un bel appartement du Marais.

— Monsieur, une dernière question avant que vous ne repreniez votre récit : pouvez-vous me parler des voyages temporels ?

Il sourit, la question est aussi légitime que nécessaire :

— La Théorie de la Résonance Quantique Temporelle (RQT) avance que l’univers est interconnecté à travers un réseau complexe d’ondes, de vibrations et de fréquences énergétiques. Selon la RQT, chaque période historique produit une “signature vibratoire” unique qui peut être manipulée pour influencer la trame de l’espace-temps. Nous utilisons la “fréquence de Heaviside-Tesla” pour créer des résonances avec des périodes spécifiques, ouvrant des canaux temporels pour le transfert de données ou de conscience. Cette capacité est utilisée non seulement pour la recherche, mais aussi pour maintenir l’intégrité historique et prévenir les manipulations malveillantes du continuum temporel.

Il marque une pause, laissant à Vera le temps d’absorber ces informations. Puis il reprend :

— Malgré ses avantages potentiels, la RQT et le rôle des Horlogers dans la surveillance du temps ont suscité des critiques. Les sceptiques questionnent l’éthique de manipuler la trame temporelle, tandis que d’autres craignent que le pouvoir des Horlogers ne soit trop grand, posant des questions sur qui surveille les surveillants eux-mêmes. Et, comme vous l’avez constaté, parfois la fréquence est activée accidentellement.

Il lui sourit doucement avant de conclure :

— Puis-je poursuivre ?

— Oui, reprenez, je vous prie.

Chapitre 40 – Justified & Ancient (KLF)

double vingt - Interlude

« Il y a un adage qui dit qu’on fait du mal à ceux qu’on aime, mais il oublie de dire qu’on aime ceux qui nous font du mal. » Chuck Palahniuk

Au petit matin, la pluie parisienne nettoie les pavés, tandis que, dans l’appartement du Marais, résonne en fond sonore Everybody Wants to Rule the World de Tears for Fears, diffusé par MTV sur le grand téléviseur du salon. Une lumière diffuse se fraye un chemin à travers les rideaux entrebâillés, enveloppant nos quatre amis, Matthieu, Julien, Maya et Romy, d’une quiétude presque palpable. Réunis autour de la table basse, ils examinent à nouveau le ticket de loto, entouré de journaux que Julien a achetés à l’aube, ouverts aux pages cruciales. Leurs visages sont marqués par une concentration intense.

Après un moment de silence, Julien confirme solennellement leur gain :

— Mesdemoiselles, monsieur, j’ai l’honneur de vous annoncer que ce petit morceau de papier vaut la modique somme de cinq millions six cent cinquante mille francs. Matthieu, peux-tu rappeler la répartition ? Après tout, c’est toi qui as joué et, bien que ce soit très généreux de ta part, tu as le droit de changer d’avis.

Maya et Romy acquiescent tout en croisant les doigts.

Matthieu, les yeux rivés sur les gouttes de pluie capturant la lumière à la fenêtre, acquiesce :

— Merci, Julien. Non seulement je confirme la répartition, mais je propose aussi de mettre les six cent cinquante mille francs restants dans une caisse commune. Je pressens que cela peut nous être utile.

Avant qu’il n’ait pu expliquer pourquoi, la sonnerie de la porte d’entrée retentit, plongeant le groupe dans un silence angoissé. Julien brandit le ticket, tandis que Matthieu s’en saisit pour le fourrer dans sa poche. Lorsque la porte s’ouvre, leurs cœurs battent à tout rompre. Deux adultes à l’air bienveillant mais déterminé franchissent le seuil. L’un d’eux esquisse un léger sourire.

— Ça va, Julien, Romy ?

Alejandro les salue d’un signe de la main, tandis que Timothée Sundial, imposant par sa stature et son charisme, déboutonne sa veste et s’assied en propriétaire sur le canapé, emplissant la pièce d’une présence rassurante.

— Chers amis, j’espère que l’appartement vous plaît ? — lance le grand patron, sentant l’inquiétude croissante de Matthieu et s’efforçant de le rassurer. — Nous sommes ici pour discuter, en amis, et nous avons également des informations importantes à vous communiquer.

Maya, par réflexe, se positionne devant Matthieu. Romy fait de même avec Julien, un geste protecteur apprécié par Sundial.

— Je vous en prie, asseyez-vous. Ce sera plus agréable pour tout le monde.

Il ajoute, amusé :

— La revue de presse est, il me semble, un incontournable des voyageurs du temps — en désignant du regard les journaux que Julien se précipite de refermer et de ranger. — C’est important de s’intégrer à votre nouvelle temporalité, croyez-moi.

Matthieu et Julien écoutent attentivement, enveloppés dans un silence pesant.

— Excusez-moi, je n’ai pas l’habitude de m’adresser à un auditoire aussi captif et… « jeune ». Très bien, je vais commencer par une nouvelle aussi triste qu’inquiétante. Matthieu, votre ami Omer a été victime d’un accident ; il a été renversé hier soir par une voiture Rue de Rivoli, et malheureusement, il n’a pas survécu à ses blessures.

Matthieu, stoïque, demande sans détour :

— Si vous nous en parlez, c’est que ce n’était pas un accident, n’est-ce pas ?

Sundial ne se dérobe pas.

— En effet, tout porte à croire que c’est l’œuvre des Chrono Libérateurs. Soyez assurés que nous sommes sur le coup.

Julien intervient :

— Sommes-nous en danger immédiat ?

— Je le crains — répond Sundial dans un souffle en se levant pour faire les cent pas. — Tout ce que je vais vous raconter vous semblera sorti d’une fable, mais d’un autre côté, messieurs, vous venez du futur, si je ne m’abuse, donc cela devrait vous permettre d’accepter plus facilement mon discours. L’ordre des Horlogers a fait vœu de protéger l’intégrité du continuum temporel. Je vais tenter de simplifier. En gros, chaque période historique produit une signature vibratoire unique qui peut être manipulée par les ondes, vibrations et fréquences énergétiques. Pouvez-vous me rappeler votre année de provenance, s’il vous plaît ?

Les voyageurs se concertent brièvement avant de répondre, synchronisés :

— 2024.

Sundial acquiesce :

— Merci pour cette information cruciale. Si nous parvenons à vous convaincre de notre bonne foi, j’espère que vous pourrez apporter votre concours à l’ordre. Comprenez que, le plus souvent, les voyages sont éphémères, à peine perceptibles, sans souvenirs pour les personnes concernées.

Maya éclate :

— Mais que leur voulez-vous au juste ?

Sundial ne se départit pas de son demi-sourire rusé.

— Les protéger, dans un premier temps. Les Chrono Libérateurs sont une menace majeure, ils ont franchi la ligne rouge. Messieurs, je ne vais pas vous mentir, vous avez une connexion inédite. Il est aussi probable que vous développiez des aptitudes inédites. Cependant, Matthieu, vos récents exploits ont aiguisé l’appétit des Chrono Libérateurs. De plus, nous avons été débordés par des individus en qui nous avions confiance et qui nous ont trahis.

Matthieu se mord la lèvre :

— Ça arrive à tout le monde.

Sundial toussote :

— Pas chez nous, normalement. Notre ordre est aujourd’hui un département d’État, une sorte de police, si vous voulez. Mais vous avez suscité des convoitises. Nous avions le contrôle et tout a dérapé. Soyez également assuré, Matthieu, que nous avons réussi à mettre la main sur l’agent que vous avez rencontré récemment, dans un état… comment dire… un peu abîmé, mais nous espérons, grâce à lui, en savoir plus sur les intentions à court terme de nos ennemis.

— Et maintenant, quelle est la suite ? — demande Julien.

— Pour nous, il est indispensable que vous veniez à Bordeaux. Comme je l’ai dit, nous pourrons vous protéger et démêler les fils de cette histoire.

— Quand ?

— Le plus tôt sera le mieux, mais nous comprendrons que vous ayez besoin d’en discuter ensemble et, j’imagine, de régler certaines questions financières. À ce propos, c’était très intelligent de sauver la vie d’une personne tout en améliorant votre quotidien et celui de vos amis, Matthieu. Cela reste acceptable sur le plan du continuum, dirons-nous — conclut Sundial avec un sourire.

Le grand patron reboutonne sa veste :

— Si vous nous rejoignez de votre plein gré, nous vous mettrons à disposition une demeure de prestige au cœur de Bordeaux, l’accès illimité à cet appartement ainsi qu’à d’autres, dans diverses régions ou pays en cas de nécessité. Vos émoluments seront aussi adaptés à votre contribution et à la durée de votre séjour. Aujourd’hui, nous ne pouvons prédire à quel moment vous retrouverez votre espace-temps, ou même si ce sera le cas. Votre homme de liaison sera Alejandro, et nous vous dépêcherons également un agent de terrain pour assurer votre sécurité. Est-ce que tout est clair ?

Personne ne prend la parole. Sundial adresse un signe de tête à Alejandro, qui va embrasser son fils et Romy, serrer la main de Maya et Matthieu.

— Nous attendons de vos nouvelles au plus vite. Au plaisir de vous retrouver bientôt à Bordeaux.

Ils s’en vont aussi prestement qu’ils sont arrivés, laissant le salon dans un silence de cathédrale.

Chapitre 41 – Oceans (Pearl Jam)

double vingt - Chapitre 40

“O flots abracadabrantesques Prenez mon cœur, qu’il soit sauvé.” Arthur Rimbaud

À la tombée du soir, Romy et Maya descendent la pente douce vers la vaste étendue de sable de Lacanau, où l’océan Atlantique se déploie en un tableau vivant de vagues tumultueuses. L’air est empreint d’une douceur saline, portant en lui les murmures de l’océan et les cris lointains des mouettes. Romy, ses cheveux sombres tirés en arrière, dégage son visage marqué par des yeux bruns profonds, et porte sa planche avec une aisance naturelle. Maya, avec sa peau lumineuse et ses longs cheveux bouclés qui dansent au vent, suit avec une planche aux couleurs vives sous le bras.

Leur radio portable, posée sur une dune, diffuse « Oceans » de Pearl Jam, une harmonie parfaite avec le cadre. La musique flotte autour d’elles, se mélangeant au son des vagues, créant une ambiance presque céleste. Louis-Martin, dit Lou, leur nouvel ange gardien, est installé sur sa serviette, un livre de Stephen King à la main et un pique-nique à côté, désormais chargé par les Horlogers de veiller sur le groupe.

— Regarde-moi ces putains de vagues, dit Romy en désignant les reflets dorés sur l’eau, son visage illuminé par les dernières lueurs du jour.

— Je suis fan, répond Maya, ses yeux pétillants, rivalisant avec l’éclat des vagues.

Elles se lancent dans l’eau froide, leurs combinaisons épousant chaque contour de leurs corps athlétiques. Romy prend les devants, pagayant avec une assurance naturelle. Maya, absorbant chaque conseil de Romy, se lève sur sa planche avec une souplesse de danseuse, ses boucles éclaboussées d’eau salée.

— Allez, pagaie ! Lève-toi ! Laisse la mer te porter, guide Romy, sa voix se fondant dans le bruit des vagues, comme si elle dictait le rythme de leur danse aquatique.

Chaque vague devient une strophe de leur poème mouvant, chaque ride une ligne de vers racontant des histoires de liberté. Sur leurs planches, elles glissent à travers les chapitres de l’océan, écrivant ensemble un récit que seule la mer peut comprendre.

À mesure que le ciel passe du rose au pourpre, elles retournent à la rive, leurs silhouettes se découpant contre le crépuscule, leurs rires se mêlant au bruit des vagues. Assises sur le sable frais, elles regardent les étoiles percer le voile du soir, la musique toujours présente, mais plus douce, un léger écho à leur conversation.

— Chaque fois que je sors de l’eau, je me sens… vivante, confie Maya, le regard perdu dans l’immensité du ciel.

— Et demain, la mer nous offrira encore de nouvelles vagues, de nouvelles sensations, répond Romy avec un sourire tranquille. Chaque session est différente.

Finalement, elles se lèvent, éteignent la radio, et quittent la plage sous un ciel maintenant étoilé, emportant avec elles le souvenir de cette soirée. Une symphonie de vagues, de musique et de mots partagés continue de résonner dans leurs cœurs, bien après la fin de la mélodie. Lou les attend dans la voiture, pendant que Matthieu et Julien risquent littéralement leur vie.

Chapitre 42 – We Don’t Need Another Hero (Tina Turner)

double vingt - Chapitre 42

“Exposez-vous à vos peurs les plus profondes ; après cela, la peur ne pourra plus vous atteindre.” Jim Morrison

Matthieu s’étire lentement, conscient de chaque fibre musculaire qui se tend et se relâche. Depuis leur arrivée à Bordeaux, les Horlogers s’efforcent de tirer le meilleur parti de ses nouvelles aptitudes physiques, le soumettant à un régime d’entraînement rigoureux, épuisant même pour un jeune de vingt ans.

Chaque matin, avant l’aube, l’odeur de la terre humide envahit ses narines alors que Marc, son coach, un ancien militaire reconverti, le pousse à dépasser ses limites. La routine commence toujours par un jogging de dix kilomètres autour du parc bordelais, le rythme soutenu, juste à la limite de l’essoufflement. Matthieu apprécie ces moments où l’air frais remplit ses poumons, mais il sait que la partie facile de son entraînement s’arrête là.

Marc, qui semble n’avoir regardé que Full Metal Jacket, Apocalypse Now, et tous les films de Van Damme, commence toujours cette partie de l’entraînement par :
— J’aime l’odeur du napalm le matin.

Matthieu avait éclaté de rire la première fois, mais le coach lui avait ajouté une série supplémentaire d’exercices pour lui couper l’envie de sourire.

En général, Marc lui fait enchaîner une série de circuits conçus pour maximiser sa force et son endurance : levée de poids, tractions, et exercices au kettlebell, combinés avec des intervalles de haute intensité sur le rameur et le vélo stationnaire. Matthieu sent chaque muscle de son corps répondre, parfois avec réticence, à cette sollicitation intense.

Après une courte pause, ils passent aux arts martiaux. Matthieu a pratiqué la boxe dans son futur, mais Marc l’initie à des techniques plus variées, incluant le krav-maga et le muay-thaï. Ces sessions sont les plus éprouvantes, mais aussi les plus gratifiantes. Elles ne sont pas seulement physiques ; elles demandent une acuité mentale que Matthieu trouve stimulante. Chaque mouvement, chaque coup, est une leçon de tactique et de contrôle.

L’après-midi est souvent réservé à des activités plus spécialisées. Certains jours, ils travaillent sur l’agilité et la coordination avec des parcours d’obstacles, où Matthieu doit grimper, sauter et esquiver avec précision. D’autres jours, Marc ajoute des éléments de survie en milieu hostile, allant de l’orientation en forêt sans boussole à la construction d’abris de fortune. La dichotomie entre son expérience mentale et sa jeunesse physique est parfois source de frustration, mais elle devient aussi un moteur d’introspection profonde.

Marc, observant la progression rapide de Matthieu, sait comment le pousser avec précision : — Tu es un phénomène, Matthieu. Mais n’oublie jamais que c’est ton esprit qui contrôle ton corps, pas l’inverse.

Cette maxime résonne profondément en Matthieu alors qu’il se plonge dans un bain de glace pour récupérer de la journée, se préparant mentalement pour la suivante.

Cet entraînement n’est pas seulement une préparation physique, c’est une métamorphose complète. Les tests réalisés par des médecins confirment ce que Matthieu sent en lui : la maladie qui s’était déclarée en 1998 et l’avait affaibli pour le reste de sa vie… a purement et simplement disparu. Une partie de lui est heureuse, mais une autre est en proie au doute. Malgré ses efforts pour s’intégrer à cette nouvelle vie, il ressent une alerte intérieure, une sorte de malaise dystopique. Il craint qu’un matin, tout cela disparaisse et qu’il se réveille en 2024, comme si rien ne s’était passé.

Maya vient le rejoindre sur le balcon de leur chambre, ses cheveux encore parfumés des embruns de l’océan. Elle n’a pas besoin de lui demander ce qui le tourmente. Depuis qu’ils ont découvert l’étendue du chaos qu’Ariane Morin prépare, Matthieu est parfois distant et préoccupé. Maya elle-même est en proie à des doutes : la « menace » que représentent les Chrono Libérateurs est animée par des intentions louables en surface, mais les moyens qu’ils emploient semblent moralement discutables.

Elle se rappelle avec nostalgie les débuts de leur aventure, l’insouciance qu’ils avaient alors. De son côté, Julien profite de son temps avec sa famille ou ses amis quand il le peut. Romy aussi. Ses parents ont accueilli la manne des gains du loto avec gratitude, et Romy se retrouve désormais dans un nouveau rôle : celui de l’adulte responsable, à qui l’on demande des conseils plutôt que des comptes. Une responsabilisation qu’elle a parfois du mal à accepter.

Quant à Maya, elle ressent un certain déracinement. La vie parisienne, pleine de nuances et d’expériences, lui manque. Elle repense aux Halles, le centre névralgique de son quotidien à Paris. La structure moderne du forum des Halles, juxtaposée à l’ancien marché, symbolise pour elle le mélange unique de l’ancien et du nouveau. La fac, où les discussions animées et les débats intellectuels l’ont toujours stimulée, lui semble bien loin.

Le bruit des roues de skate sur le pavé, les échos des rires et des cris des autres skateurs à Bercy ou au Trocadéro lui manquent profondément. Même la mode parisienne, omniprésente dans les rues, lui manque. Tout cela faisait partie de son identité urbaine. Le surf, aujourd’hui, est devenu son exutoire, son moyen de sculpter son corps et de se déconnecter.

Tout devrait être parfait dans ce nouvel équilibre, mais l’ombre de la mort ou de l’amnésie plane en permanence au-dessus de Matthieu, une menace silencieuse qui trouble leur quotidien.

Chapitre 43 – Cold Rock A Part (MC Lyte ft. Missy Elliott)

double vingt - Chapitre 43

« Ce n’est pas le vent qui décide de ta destination, c’est l’orientation que tu donnes à ta voile. »

00:40. Hangar abandonné près des quais. Le silence de la nuit enveloppe tout, seulement perturbé par le bruissement du vent contre les structures métalliques. Julien et Matthieu se tiennent à l’ombre des conteneurs rouillés, leurs sens en alerte. Jusqu’à présent, leurs missions ont toujours été encadrées. Mais ce soir, l’obscurité leur appartient. Chaque ombre peut cacher un danger, chaque son peut être un avertissement. Ils avancent en silence, respirant à peine, conscients que chaque pas les plonge plus profondément dans l’inconnu.

Au début de la nuit, comme à leur habitude, ils ont refait le monde, parlant de cette époque lointaine dont les moins de quarante ans ne sauraient se souvenir. À présent, ils sont à la poursuite de l’homme à la moustache, leur objectif étant de recueillir des informations vitales. Selon une source infiltrée, des agents dissidents auraient identifié un nouveau voyageur. D’où vient-il ? Qui est-il ? Quels secrets cache-t-il ? Matthieu, impatient et brûlant d’action, souhaite utiliser les techniques apprises lors de son entraînement, mais Julien, plus réfléchi, préfère s’en tenir au plan méticuleusement élaboré.

À bord d’une voiture bleu marine, trois agents s’engouffrent discrètement dans une petite allée adjacente. Depuis cet endroit, ils peuvent observer sans être repérés. L’agence leur a fourni des pistolets tranquillisants à n’utiliser qu’en cas d’urgence absolue, loin des gadgets spectaculaires de James Bond. Julien, désormais expert en lecture labiale, et Matthieu, armé de jumelles, captent chaque détail. La conversation est brève :
— Voyageuse, grande confusion mentale, potentiel limité, risque infime, équipe réduite, transfert résidence D.

Mission accomplie. Ils s’apprêtent à regagner leur véhicule quand, soudain, Matthieu se fige, désorienté. Il se prend la tête entre les mains et hurle de douleur.
— Mais t’es qui, toi ? Qu’est-ce que je fais là ? Au secours !

Paniqué, Julien n’a d’autre choix que de lui administrer un sédatif. Matthieu s’effondre, inconscient. Ramener son ami à la voiture devient un véritable calvaire pour Julien, surtout à ce moment critique. Est-ce une crise temporaire ? Un choc nerveux ? Ou pire encore, quelque chose de plus grave ? Alors qu’il conduit à travers la nuit, une angoisse croissante le hante : va-t-il lui aussi être frappé par ce même trouble ?

Il arrive enfin chez eux à 2h30 du matin. Maya et Romy sont endormies. Julien les réveille en hâte, frappant aux portes, paniqué :
— Réveillez-vous ! On a un problème !

Les deux jeunes femmes émergent lentement, encore engourdies par le sommeil. Romy, en nuisette, et Maya, en short et t-shirt, chaussent leurs baskets à la hâte. Ensemble, ils transportent Matthieu jusque dans sa chambre, veillant à ne pas cogner sa tête contre les murs ou la rambarde de l’escalier en colimaçon. Maya s’affaire à le mettre en sécurité, tandis que Julien et Romy s’installent sur le canapé du salon. Julien, la tête entre les mains, leur raconte tout, les événements de la nuit, ses doutes, ses craintes.

— D’un coup, c’était comme si je voyais un gamin paniqué. Ce n’était plus Matthieu. Je pense qu’il est en train de réintégrer son esprit de 1997. Mais est-ce temporaire ou définitif ?

Romy écoute, les yeux écarquillés, tandis que Maya tente de digérer l’information.
— Et Sundial ? On devrait peut-être l’appeler… suggère Romy.
— Non. Sundial n’est pas la meilleure option, tranche Julien. On ne peut pas prendre le risque de perdre Matthieu. Maya, tu es la seule qu’il connaît vraiment ici. Je vais avoir besoin que tu restes avec lui en permanence, si tu n’y vois pas d’inconvénients.

Maya acquiesce, l’air grave.
— Je veux que tu m’écrives un rapport détaillé. Dis-moi tout : ce dont il se souvient, comment il réagit, ce qui pourrait nous être utile. Pour justifier votre présence ici, prétexte un voyage à Bordeaux et un black-out à cause d’une soirée trop arrosée.

Il se tourne vers Romy.
— Si jamais il m’arrive la même chose, tu procéderas de la même manière. On ne peut se permettre aucun risque. En attendant, allez vous recoucher… je dois réfléchir.

Un silence lourd s’installe. Romy et Maya échangent un regard, incertaines de ce qui se passe réellement. Julien, quant à lui, est hanté par une question : Et si c’était le début de la fin ?

Chapitre 44 – I’m Like A Bird (Nelly Furtado)

double vingt - Chapitre 44

« Ce n’est pas en regardant vers le passé qu’on construit l’avenir, mais en apprenant à se libérer de ses chaînes. »

Matthieu flotte dans un espace indistinct, un néant éthéré où les contours de la réalité se dissolvent dans une brume mystique. Le temps n’a plus d’emprise ici. Chaque fragment de souvenir se mêle aux fils de ses désirs et de ses craintes, tissant une tapisserie onirique à la fois fascinante et terrifiante. Des éclats d’images et de sons issus de 1997 et de 2024 dansent autour de lui, tourbillonnant en un maelström de sensations. Des couleurs vives – bleu profond, vert émeraude, pourpre royal – s’entrelacent avec les ombres de gris, de noir et de rouge sang. Les sensations s’intensifient : il peut sentir la chaleur d’un soleil lointain, l’odeur fraîche des fleurs de printemps, la caresse d’une brise marine sur son visage.

Les échos de sa vie passée et présente résonnent dans ce rêve éveillé, se superposant en une symphonie chimérique. Des murmures lointains, des rires étouffés, des pleurs… Puis, plus distinctement, les mots doux de Maya. Sa présence silencieuse et rassurante s’insinue dans cette réalité déformée, le ramenant brièvement à l’apaisement. Revivant des moments d’idylle avec elle, leur amour renaît dans cette version réécrite de 1997, et Matthieu se sent envahi par un mélange de nostalgie et de bonheur. Chaque sourire partagé, chaque regard échangé semble porteur de promesses nouvelles, de possibilités infinies. Il est à nouveau jeune, vibrant d’une énergie retrouvée, prêt à corriger les erreurs qui ont jalonné son existence.

Mais sous cette façade idyllique, une angoisse sourde persiste. Que se passerait-il s’il revenait en 2024 ? Ce futur n’est-il qu’un désert de regrets et de désillusions ? Les souvenirs de leur déchéance, de leur séparation douloureuse, le hantent comme des spectres. Le poids de ses échecs pèse lourdement, obscurcissant ses rêves les plus lumineux.

Dans ce flou entre deux temps, une voix douce et familière résonne, comme un murmure venu des profondeurs de son âme :
— Matthieu, es-tu prêt à rentrer ?

Il ne peut discerner d’où provient la voix, figure de son passé ou de son futur. Le son oscille entre tendresse et autorité, comme un écho à travers les âges.

Son double lui sourit avec assurance, l’air confiant, prêt à conquérir le monde.
— Tu vois, tout est encore possible ici. Chaque choix compte. Chaque moment peut être réécrit.

Matthieu observe cette version idéalisée de lui-même avec un mélange d’envie et de scepticisme. Peut-on vraiment tout corriger ? Ne plus être victime des circonstances et de ses propres faiblesses ? Peut-il véritablement être l’artisan de son destin ?

Le décor change soudainement. Il se retrouve dans une immense caverne, éclairée par les lueurs vacillantes de torches. Les parois sont couvertes de fresques anciennes, représentant des scènes de batailles, de passions, et de trahisons. Des ombres menaçantes rôdent dans les coins sombres, comme des fantômes de son passé. Des murmures sinistres s’élèvent, chuchotant :
— Ici, rien ne t’attend. Juste le poids de tes erreurs.

Une lourdeur oppressante l’envahit, chaque pas devient un effort colossal. Les murs semblent se resserrer, chaque souvenir se transforme en une chaîne invisible le retenant prisonnier d’un destin inévitable.

Dans un sursaut de volonté, il repousse ces visions sombres. Non, pense-t-il. Je peux être plus que ça. Je peux réécrire mon histoire, peu importe l’époque.

De nouveau, il se met à flotter entre les âges. 1997 lui offre la promesse d’un renouveau, d’une seconde chance. Mais 2024, malgré ses ombres, représente la réalité, avec ses vérités brutales et ses défis contemporains.

Il ferme les yeux, laissant ses pensées osciller. Qu’est-ce que je veux vraiment ? Être utile, être fiable, ne plus être victime, ni bourreau de soi-même. Ce besoin reste le même, quel que soit le temps ou l’espace. Il doit trouver une manière de réunir ces aspirations à la réalité de chaque instant.

Soudain, il sent une main bienveillante sur son épaule. Une voix murmure, pleine de sagesse :
— On a toujours le choix, Matthieu. Le passé est un terrain de jeu, mais le futur… le futur est ce que tu en fais.

À cet instant, dans cet espace hors du temps, Matthieu comprend. Peu importe où il se trouve, peu importe l’époque, il doit être l’acteur de sa propre vie. Réécrire le passé ne suffit pas. Il doit aussi affronter l’avenir avec courage et détermination. La clé n’est pas de choisir entre deux temps, mais d’accepter la force de grandir, de changer, de s’affirmer.

Avec cette révélation, les visions commencent à s’estomper. Matthieu sent une paix nouvelle l’envahir, une certitude tranquille. Il est prêt à affronter ce qui vient, qu’il soit en 1997 ou en 2024. Car désormais, il sait qui il est et ce qu’il veut devenir. Et cette connaissance, plus que tout, est son véritable pouvoir.

Les fresques sur les murs s’animent une dernière fois, montrant des scènes d’amour, de réussite, de force intérieure. Les ténèbres reculent, laissant place à une lumière douce et apaisante. Matthieu se tient à l’aube d’une nouvelle ère, prêt à embrasser son destin, peu importe où celui-ci le mènera.

Chapitre 45 – Starfuckers Inc. (Nine Inch Nails)

double vingt- Chapitre 45

« Les gens sont comme des vitraux. Ils brillent et étincellent tant qu’il fait soleil, mais quand l’obscurité s’installe, leur vraie beauté se révèle seulement s’ils ont une lumière intérieure. » – Elisabeth Kübler-Ross

Les événements de la soirée ont laissé Julien exténué. Une douleur insupportable lui martèle le crâne, comme si un forcené s’acharnait avec un marteau-piqueur. Malgré ces conditions extrêmes, il tente de rester lucide. Depuis leur incursion dans le temps, il sent un lien indéfectible se tisser entre son esprit et celui de Matthieu. Mais cette sensation se distingue des crises précédentes. C’est plus un vertige, comme sur des montagnes russes après une centaine de shots de Get27-Vodka.

Pourquoi n’a-t-il pas alerté son père, Sundial ou même Lou dès leur retour ? Romy a soulevé cette question. Mais avant même que Julien ne puisse répondre, Maya l’a devancé : le risque est trop grand. Ils demeurent des anomalies, des parias justifiant malgré eux l’existence de Sundial et des Horlogers, des bombes à retardement capables de libérer un fléau sur le monde, de faire ou de défaire des gouvernements. Aussi dorée que soit leur cage, elle reste une prison, à la durée indéterminée. La mission de la soirée n’était qu’un leurre, une manière de les occuper et de les maintenir sous contrôle. Matthieu doit se rétablir rapidement. Avec le recul, Julien réalise que se contenter d’une existence confortable ne suffira pas : seule une fortune colossale pourrait briser leurs chaînes et leur offrir une forme d’immunité, certes relative, mais suffisante pour rééquilibrer la balance.

Le Doliprane commence à faire effet. Inutile de lutter, il a besoin de repos. Julien se glisse doucement dans le lit, où Romy se love instinctivement contre lui. Peu après, un bruit suspect le tire de sa torpeur. Il se lève d’un bond. Il y a encore de la lumière dans la chambre de Maya et Matthieu. Il ouvre doucement la porte, et Maya le questionne du regard. D’un geste, il lui intime le silence. Les bruits à l’extérieur s’intensifient : des voix étouffées, des pas précipités, l’écho d’un ordre donné avec autorité. Ses sens en alerte, Julien chuchote :

— Reste là. Je vais voir ce qui se passe.

Avec une prudence devenue instinctive, il descend les escaliers sans un bruit, chaque fibre de son être tendue, à l’affût du moindre son suspect. Il écarte légèrement un pan de rideau et aperçoit trois silhouettes encapuchonnées qui avancent avec détermination vers leur domicile. Son cœur s’emballe. Il récupère l’arme laissée dans le salon et remonte à pas rapides.

— Maya, prépare-toi, nous allons avoir de la visite.

Elle connait la procédure par cœur, maintes fois répétée. Elle éteint la lumière de la chambre, maudissant au passage l’inutilité de Matthieu au pire moment, et file réveiller Romy.

Julien, posté en haut de l’escalier, ne voulant prendre aucun risque supplémentaire, les dirige vers une chambre inoccupée au fond du couloir, les convainquant d’y rester cachées, quoi qu’il arrive. Les voix à l’extérieur deviennent plus pressantes. Soudain, un bruit sourd retentit : la porte est enfoncée.

Courant vers l’escalier, arme en main, il est prêt à faire feu. À ce moment précis, Matthieu se redresse dans son lit, ses yeux roulant dans leurs orbites. Sa respiration est saccadée, comme celle d’un apnéiste ayant mal géré sa décompression. En à peine quelques secondes, il reprend le contrôle de son corps et de son esprit, alerté par l’imminence du danger. Ce n’est pas le moment de tergiverser. Façonné par son entraînement, il ouvre discrètement la fenêtre pour contourner les intrus et saute sans un bruit.

En bas, les trois intrus se sont dispersés : l’un fouille la cuisine, un autre explore le salon, tandis que le troisième monte l’escalier. Leurs lampes torches trahissent leurs positions. Matthieu, en embuscade à l’extérieur, attend que Julien agisse.

La détonation d’une balle hypodermique résonne dans toute la maison. Le premier assaillant s’effondre en dévalant l’escalier. Les deux autres, surpris et désorientés, tentent de se replier. Mais Matthieu les intercepte rapidement, assénant une série de coups précis au premier.

Julien, en position de tir, crie avec l’autorité d’un flic de série télévisée :

— Ne bougez plus ! Plus un geste !

Matthieu se bat avec acharnement, mais l’un des assaillants, profitant de leur supériorité numérique, lui assène un violent coup de coude à la tempe. Désorienté, Matthieu vacille, permettant à ses adversaires de s’échapper dans la nuit.

Cependant, le premier assaillant, toujours inconscient au pied de l’escalier, est à leur merci.

Chapitre 46 – In the Air Tonight (Phil Collins)

double vingt - Chapitre 46

« Dans les moments de crise, ce n’est pas la logique qui prévaut, mais l’instinct de survie. » Jean-Christophe Rufin

Après un réveil brutal, leur prisonnier se rend compte qu’il est attaché à une chaise dans une pièce sombre et humide, probablement une cave. La compagne de Julien, experte en nœuds grâce aux enseignements de son grand-oncle marin, trouve dans cet exercice un exutoire inattendu. Contrairement à ce qu’ils avaient imaginé, l’intrus vêtu de noir est en réalité une jeune fille d’une vingtaine d’années. Elle s’est d’abord débattue comme une lionne avant de se résigner, mais depuis, elle reste murée dans le silence. Romy, qui a pris les choses en main, décide de mener l’interrogatoire seule. Pendant ce temps, ses trois compagnons fouillent la maison à la recherche d’indices, mais ne trouvent rien de significatif au premier abord. Épuisé par le rythme effréné de cette nuit chaotique, Julien s’octroie un moment de repos sur le canapé. Il espère secrètement que Romy gardera son sang-froid, qu’elle ne se laissera pas dominer par la prisonnière, ou pire encore, qu’elle ne découvre pas un talent caché pour la découpe humaine à la manière de Dexter ou Hannibal Lecter.

Matthieu s’affale dans un fauteuil.
— Je crois que je me suis tapé un espèce de trip cosmologique… Désolé, je me souviens qu’on était sur les quais, et après, blackout.
— Tu peux remercier Maya, elle a super bien géré.
Matthieu éclate de rire.
— Ouais, et toi aussi. Je vous laisse cinq minutes et on se croirait dans Expendables !
Maya se demande s’il n’a pas perdu quelques neurones en route.
Expendables ? L’idée de génie de Stallone pour recycler les stars des films d’action…
Julien lui lance un regard noir.
— Ah, ce n’est pas encore sorti ? Désolé, Maya, mais bon, je ne spoile pas grand-chose en disant ça.
Maya, intriguée, demande :
— Spoile ?
— Quand tu révèles un moment clé d’une intrigue, genre la mort de Dumbledore dans Harry Potter… ou dans Star Wars IX quand…
— Merci, Matthieu, je pense que Maya a compris le principe ! coupe Julien.

Romy remonte de la cave, passe devant eux sans un mot, se lave les mains dans la cuisine, puis revient dans le salon.
— Ok, elle est prête à parler, mais on va faire ça calmement. Je vais la chercher.

Les trois amis n’ont pas le temps de réagir. Les yeux rougis par les larmes, à moitié poussée par Romy, une très jolie fille aux longs cheveux roux et aux yeux verts avance comme une pénitente. Sa voix est tremblante :
— Je m’appelle Agathe Ibarra, j’ai 27 ans et je suis une réformée. J’avais pour mission d’ouvrir la voie pour une deuxième équipe. On nous a dit que vous étiez des terroristes et que vous vous prépariez à commettre des attentats. Je ne connais pas les deux autres personnes qui étaient avec moi aujourd’hui, c’est ma première mission. Je vous en prie, protégez-moi, vous ne savez pas…
Elle n’a pas le temps de finir sa phrase : un point rouge apparaît soudainement sur son front, et elle s’effondre instantanément sur la table basse. Romy porte ses mains à sa bouche, les yeux écarquillés de terreur. Matthieu hurle :
— Sniper ! Tout le monde à terre !

Au même moment, des rafales de mitraillettes font exploser les vitres de la maison. Ils se précipitent tous vers la cuisine.
— Personne n’est blessé ? demande Julien.

Romy et Maya sont en état de choc. Julien cherche désespérément une idée géniale pour leur sauver la vie. Faire des plans en théorie, c’est simple, mais en plein assaut, c’est une autre histoire.

Soudain, d’autres tirs retentissent.
— La cavalerie ! s’exclame Matthieu, reconnaissant le son distinctif des armes utilisées par les Horlogers, un moyen d’éviter les « tirs amis » en opération.

Lou, déguisé en policier du RAID, les pousse sans ménagement dans un van qui démarre à toute allure. À l’intérieur, toujours élégant malgré les circonstances, Sundial affiche un air préoccupé.
— Vous deviez nous protéger ! hurle Maya, en proie à une crise de panique que ni Romy ni Matthieu ne parviennent à calmer.
— Je sais, murmure Sundial, la tête entre les mains, visiblement abattu et impuissant, au point que Maya se calme instantanément. — Ils ont fait sauter nos locaux. Julien, votre père est actuellement en soins intensifs, mais ses jours ne sont plus en danger.

Julien s’apprête à parler, mais Sundial l’interrompt froidement :
— Épargnez-moi vos jérémiades. Vous le verrez dès que ce sera possible. Nous avons également mis vos proches sous surveillance. Les Chrono-Libérateurs ont réalisé deux avancées technologiques majeures : un extracteur mémoriel surpuissant et un perturbateur d’ondes. Ce dernier ne permet pas encore de renvoyer un voyageur dans son époque, mais il le plonge dans une sorte de coma artificiel.

Matthieu le fixe intensément.
— Et enfin, pour couronner le tout, Ariane Morin est persuadée que l’un ou l’une d’entre vous va l’assassiner et prendre sa place. Je pourrais donner l’ordre de vous neutraliser dès maintenant pour empêcher cela, mais le futur est en perpétuel mouvement. Nous avons besoin de toutes les informations pour faire le meilleur choix.
— Pouvons-nous au moins savoir où nous allons ? demande Julien avec aigreur.
— Là où nous sommes le moins attendus : sur le terrain des Chrono-Libérateurs. J’aurai bientôt ce qui nous manque : un nouvel agent infiltré.

Interlude (Reboot) – Champagne Supernova (Oasis)

double vingt - Chapitre 46

Sundial marque un temps d’arrêt suffisamment long pour sortir Véra de la torpeur dans laquelle l’avait transportée le récit. Elle ne peut pas croire ce qui est en train de se passer. Elle pressent qu’il va dire quelque chose d’aberrant, de dingue, d’impossible, d’aussi inquiétant qu’excitant.

— Véra, à ce point de l’histoire, j’aimerais que nous fassions ensemble un récapitulatif des points essentiels. Je veux m’assurer que vous avez bien tout compris, assimilé… et incubé, dit Sundial calmement.

— La journaliste se redresse sur sa chaise, ajuste son carnet pour qu’il soit bien aligné sur le bureau, un geste qui la prépare mentalement pour la suite.

— Monsieur Sundial, si mes calculs sont corrects, Julien et Matthieu voyagent en 1997 depuis presque six mois, et d’après ce que vous avez dit, c’est une longévité record, n’est-ce pas ? Jusqu’à présent, il me semble qu’ils n’ont pas causé de changements majeurs dans le continuum. Mais comment pourrais-je en être certaine, puisque je n’ai pas conscience de ce qui aurait pu ou dû se passer ?

Elle fait une pause avant de continuer, les pensées s’accélérant dans sa tête.

— En résumé, ils ont d’abord tenté, si je puis dire, de reprendre leur jeunesse avec insouciance, profitant de leur avance temporelle pour améliorer leur condition sociale et renouer avec les personnes qui ont compté dans leur vie. Mais ils ont été rapidement confrontés à une menace inédite : les Chrono-Libérateurs. J’ai des hypothèses à formuler, mais éclairez-moi d’abord sur une chose : qui était à bord de l’avion qu’ils ont fait sauter ?

Sundial se racle la gorge, faut-il tout lui révéler maintenant ?

— La fille d’un leader politique d’extrême droite, plusieurs futurs dignitaires, et… une voyageuse du temps, dit-il avec gravité.

Véra prise dans le flot de son analyse, réplique, comme si elle s’échinait sur un théorème mathématique particulièrement épineux

  Ariane Morin savait déjà qu’elle allait être assassinée, mais elle n’avait pas encore réduit le champ des suspects à Julien et Matthieu, n’est-ce pas ? Pour elle, tout voyageur présent à cette époque pouvait être le coupable. Elle a donc préféré ne prendre aucun risque ?

— Exactement, répond Sundial, le visage empreint de tristesse. Mais la suite va être plus pénible à entendre. Que savez-vous de vos parents ?

Véra est prise de court par cette question inattendue.

— J’ai été élevée par ma grand-mère. Mes parents sont morts alors que je n’avais que… Elle s’interrompt soudain, le choc la frappe comme une gifle. Tapant du poing sur le bureau, elle fait trembler sa tasse de porcelaine et renverse son micro, qu’elle replace instinctivement. Ce n’est pas possible… On m’a toujours dit que c’était un accident de voiture !

— Oui, et toute trace de cette catastrophe aérienne a été effacée des archives. Les Chrono-Libérateurs ne se contentent pas de changer l’histoire, ils la réécrivent à leur manière, explique Sundial.

— C’est donc pour ça qu’ils ont pu revendiquer l’attaque… Elle se met à sangloter, incapable de retenir ses émotions. Excusez-moi…

Sundial observe un silence compatissant. Il avait redouté ce moment, un de plus parmi tant d’autres dans sa vie, mais bouleverser ainsi le destin d’un être humain reste pour lui l’une des plus grandes épreuves.

— Cela ne les ramènera pas, murmure Véra en essuyant ses larmes. C’est juste que toute mon existence repose sur ce mensonge. Je ne peux rien y changer…

Sundial se racle la gorge, en quelle année sommes nous ?

— 2032, pourquoi cette question ?

  Qui est au pouvoir ?

  Mais enfin, tout le monde le sait, le PL !

  Qui est le président de la République ?

  Nous n’avons pas un président mais un fondateur et il répond au nom de JAG, je n’aime pas beaucoup parler de ce sujet, vous savez bien, ce n’est pas bien vu, même si ce n’est pas interdit, nous avons tout de même des libertés !

Sundial éclate de rire, si vous saviez, d’ailleurs vous allez le savoir :

— JAG est en réalité l’acronyme de Julien – Alejandro Garcia. La mort de son père, causée par les Chrono Libérateurs a changé la face du monde.

Véra totalement ébahie, les yeux rougis par les larmes, est prise de vertiges.

— Nous arrivons à un moment crucial, Véra. Votre mère était une voyageuse. Vous êtes, vous aussi, sensible aux ondes.

Elle essaye de répliquer mais Sundial élève le ton. Véra vous pouvez tout changer. Sauver vos parents, Alejandro, la France, et éviter toutes les désastreuses conséquences ou dommages collatéraux générés par Julien.

— Mais comment ? Je n’étais même pas née en 1997 ! proteste-t-elle, désespérée.

Sundial appuie sur l’interphone du bureau.

  Faites la entrer s’il vous plaît.

Le silence règne dans la pièce pendant quelques instants. Le vieil homme, mains jointes, réfléchit. Véra, les pensées en ébullition, essaie de calmer les sanglots qui montent malgré elle.

Puis, une femme d’une soixantaine d’années, aux cheveux blonds et à la silhouette élancée, entre dans la pièce. Ses grands yeux verts, intelligents et pénétrants, se posent immédiatement sur Véra, qui la reconnaît presque instantanément.

— Victoria ? souffle Véra, au comble de l’étonnement.

— Bonjour, Véra, dit Victoria calmement. Je vois que Timothée a bien raconté notre histoire. Je n’aurai pas besoin de me présenter. Mais nous n’avons pas beaucoup de temps. La situation est désespérée. Toutes nos tentatives pour empêcher Julien de devenir un tyran ont échoué. De leur équipe, seule Romy reste à ses côtés, et on ne sait pas si c’est par choix ou par contrainte. Matthieu est prisonnier d’une chambre temporelle, Maya a été éliminée… et la majorité des Horlogers, Chrono-Libérateurs et voyageurs ont subi le même sort. Il ne reste plus que vous.

Véra, encore sous le choc, réagit faiblement.

— Mais je ne suis pas une voyageuse… Je ne comprends pas ce que vous attendez de moi…

Sundial et Victoria échangent un regard entendu. Sundial reprend la parole.

— Pour dire simplement les choses, votre mère vous a transmis sa capacité à voyager, mais comme vous n’avez manifesté aucun signe vous avez été épargnée. Après les purges dont ont été victimes horlogers et libérateurs, nous avons unis nos forces et ressources pour concevoir un matériel capable de fusionner et projeter les consciences, en très gros, vous allez cohabiter en esprit avec Victoria.

Quoi ? Mais c’est complètement dément !

Victoria ne peut s’empêcher d’émettre un petit rire discret. Ne vous inquiétez pas, c’est sans danger et sans douleur, mais je ne peux revenir en 1997 qu’à l’aide d’un voyageur, vous êtes donc essentielle dans cette entreprise.

— Puis-je au moins y réfléchir ?

Sundial ne peut lui mentir plus longtemps

— Véra, les hommes de Julien sont en route. Si nous n’agissons pas maintenant, nous serons tous morts… ou pire encore.

Véra, déstabilisée, réplique avec sarcasme :

— Vous n’êtes désolé que dans les situations extrêmes, hein ? D’accord… allons partager le cerveau d’une gamine de vingt ans !

— Hé ! Une gamine de vingt ans remarquablement bien roulée ! s’amuse Victoria, détaillant d’un regard presque condescendant le corps de Véra, plus proche de celui d’une citadine stressée que d’une athlète.

Véra se tortille malgré elle sur son siège, tout ça n’a absolument aucun sens. Revenir à la raison. Arrêtez de se laisser bercer par des fables d’un vieux taré et d’une ex reine de beauté probablement camée jusqu’au trognon. Les laisser gentiment terminer leur truc et se retirer poliment, reprendre le cours normal de la vie. Se contenter des rubriques merdiques et attendre une vraie bonne opportunité. Peut-être enlever une cuillère d’huile d’olive quand elle fait la cuisine et s’inscrire à un cours d’aérobic. Pour le reste terminer de faire mumuse avec des cinglés. J’espère qu’ils vont me laisser partir. Putain dans quelle merde je me suis foutue !

Pendant ce temps, Sundial a enclenché le gramophone. Une musique étrange résonne dans la pièce, il pose une feuille de papier entre Véra et Victoria qui doivent se tenir la main et réciter ensemble la formule : es viln ikh, ya, es viln ikh par trois fois.

Les aiguilles de l’horloge semblent jouer leur propre symphonie du temps, Véra ferme les yeux, tout tourne trop vite, ou trop lentement, plus rien n’a de cohérence, ni même d’importance, il faudrait que cela s’arrête. Sa main est aimantée par celle de Victoria, elle essaie de tourner la tête mais rien n’y fait. Elle n’a pas le temps de voir les sbires de JAG envahir le bureau, ni même la balle traverser le crâne de Sundial, qui a l’instar d’un bonze se tient parfaitement droit et d’une héroïque dignité. Elle traverse des écrans de lumière, qui lui laisse à chaque fois une sensation désagréable de picotements. Au bout de ce qui ressemblait bien à l’éternité, le noir complet, plus absolu que celui de Pierre Soulages. Aveugle ? Est-elle aveugle ou morte ? Elle ne sent plus son corps, ni sa respiration, plus rien d’humain.

— Oh la la mais tu parles toujours aussi fort ?

Une voix inconnue résonnait dans ce lieu sinistre et ténébreux

— Je suis là ! Aidez-moi, s’il vous plaît ! hurle Véra, désorientée.

  Chut, on t’as dit moins fort, mais c’est pas possible ! Essaye de te détendre et de laisser porter par l’onde

  Me détendre, mais je n’ai rien à détendre, je n’ai plus de corps, je suis aveugle, mon Dieu, c’est ça l’enfer ?

  Ah ben merci, ça fait plaisir !

Agissant comme le lui avait indiqué la voix, elle se retrouve bientôt dans une zone plus éclairée mais sans aucune identification possible. Tout à coup, après quelques efforts, elle n’en croit pas ses yeux ou plutôt les yeux.

  Salut coloc ! Bienvenue dans ma chambre de jeune fille.

Victoria se met à rire, secouant la forme éthérée de Véra, qui ne se pas à quelle paroi se raccrocher. Ce n’est pas possible, ça a marché, elle est en 1997 dans le corps effectivement remarquable de Victoria

— Eh ! dis donc, t’es pas obligée de me reluquer de l’intérieur ! Qu’est-ce que dirait ton copain ? ricane Victoria.

— Je n’ai pas de copain, réplique Véra, piquée.

— Ah, je vois… une célibattante, hein ? Boulot, boulot, boulot… Depuis combien de temps, déjà ?

— Ce n’est pas ça…, bafouille Véra.

— Tu préfères les… Oh ! Je comprends mieux. Pas de souci, on verra ce qu’on peut faire pour toi, conclut Victoria avec un clin d’œil.

— Ça va pas ? proteste Véra, outrée. Vous pourriez être ma grand-mère !

— Vraiment ? Tu trouves ? minaude Victoria en s’admirant dans un miroir de la chambre.

— Bon, ok, ça va, j’ai compris… cède Véra.

Victoria rétorque :

— Hé, ne fais pas ta mijaurée. Quel plaisir de revenir dans ce corps et cette période d’insouciance ! Mais n’oublions pas notre mission. Même si Sundial a été particulièrement exhaustif, tout ce qu’il t’a raconté n’est basé que sur des recoupements et des souvenirs. Selon toi, quel est le meilleur plan d’action ?

Véra ne s’attend pas à être aussi rapidement mise à contribution, partager un corps et un esprit est suffisamment perturbant

— Je sais Véra, j’essaie de prendre ça avec détachement et malgré toutes les simulations de voyage virtuelle auxquelles j’ai participé, rien n’est comparable avec ce que nous sommes en train de vivre.

— De combien de temps disposons-nous ? dit Véra subitement inquiète 

— Aucune idée, Julien et Matthieu ne sont jamais revenus. Dans tous les cas, nous devons nous atteler à la tâche au plus vite. Le Sundial de 1997 est au faîte de son pouvoir et il est inflexible, même si nous l’alertons sur la situation, il ne nous aidera pas. Les chrono libérateurs sont totalement sous la coupe d’Ariane Morin. Mes parents ont toujours été persuadés que Chrono Watch était une société de renseignements particulièrement efficace qui ne nécessite aucun contrôle particulier tant que rentrent les dividendes. Nous avons deux objectifs, faire dévier Julien et Matthieu de leur trajectoire maudite et sauver ta mère.

Les pensées de Véra envahissent peu à peu le champs de Victoria, se révélant de plus en plus complexes, mêlant sa propre expérience, sentiments, peurs, certitudes, regrets. Victoria l’interrompt vertement

— Véra ce n’est pas le moment de digresser, nous devons rester focus, toutes tes pensées sont légitimes mais ce n’est pas le moment je t’en prie.

Véra respire profondément et se remémore des techniques de relaxation pour calmer son esprit envahi d’images et de pensées parasites. Elle comprend enfin que, comme voyageuse, elle est l’esprit dominant dans ce corps qui n’est pas le sien. Sans Victoria, elle serait rejetée instantanément.

Elle entonne mentalement sa chanson totem : Le Premier Jour d’Étienne Daho  « Quand les certitudes s’effondrent. En quelques secondes. Sache que du berceau à la tombe. C’est dur pour tout l’monde », pour trouver l’apaisement nécessaire. Une mélodie simple et sage qui calme le tumulte intérieur et extérieur, Victoria est obligée de se dépêcher d’atteindre les toilettes pour régurgiter tout ce qui est possible pour une gamine de vingt ans en surveillance abusive de son poids, à savoir deux petits filets de bile.

— Ah ça va mieux !

  On va devoir quand même trouver un compromis, j’ai besoin d’être alimentée pour réfléchir efficacement.

Alors que Victoria s’apprête à répliquer, elle remarque que sa sœur, Apolline, l’observe avec une curiosité croissante.

Véra, occupe-toi de trouver un plan, je gère le reste.

La journaliste ne peut s’empêcher de manifester sa stupéfaction, forçant Victoria à redoubler d’efforts pour ne pas perdre son calme.

Je suis désolée, je ne savais pas… Sundial ne m’a jamais parlé de ça. JAG a fait exécuter ta sœur et tes parents ? Ce n’est pas possible ! Mais dans quoi nous sommes-nous embarquées ?

Chapitre 47 – I Think I’m Paranoid – Garbage
double vingt - Chapitre 47

« C’est quoi la question fondamentale ? Est-ce qu’un batteur de Jazz est meilleur qu’un batteur de Métal ? »

— On va vraiment s’habiller comme ça ?

— Ce tailleur est très mignon, je ne vois pas le problème.

— C’est un peu strict, non ?

— Justement, on va à la fac. J’ai une réputation à tenir, même si je peux me montrer délurée parfois. Il y a deux règles : l’étiquette et l’image.

— Je te trouve très à l’aise, comme si ce voyage ne te chamboulait pas autant que Matthieu ou Julien.

— La différence, c’est que je m’y suis préparée. Du moins, sur le plan matériel. Nous marchons sur des œufs, et à la moindre erreur, nous pouvons nous retrouver entre les mains des Chrono-libérateurs ou des horlogers. Nous en savons bien plus que n’importe qui…

— À propos du plan, le mieux est d’entrer directement en contact avec Matthieu. D’après le profil psychologique que j’ai pu dresser de lui, l’honnêteté est la clé, d’autant plus qu’il est le seul à connaître Julien.

— Oui, tu as raison.

— Tu t’en veux ? De l’avoir manipulé ?

— Je pensais agir pour le mieux. Dans mon entourage, les gens savent être persuasifs, surtout quand il s’agit d’argent et de pouvoir.

— Tu n’as pas peur des conséquences ?

— Ma seule peur, c’est d’échouer. Tu as vu dans mes souvenirs de quoi ils sont capables.

— Oui, c’est bien ce qui m’inquiète.

— Rock ‘n’ Roll, ma petite Véra ! Regarde-nous, c’est un atout non négligeable, surtout à une époque où les hommes n’ont pas encore été châtrés par le wokisme.

— Je vais faire de mon mieux pour faire abstraction.

— Voilà, c’est l’esprit ! Let’s go.

Véra est totalement fascinée par la fac. Sundial lui avait si précisément décrit les lieux qu’elle ne se sent ni dépaysée ni déphasée. Seuls les regards portés sur Victoria la gênent encore un peu. Faire abstraction semble, comme souvent, être la meilleure solution. Là, en revanche, le récit divergeait quelque peu. Assis sur les marches devant l’amphithéâtre, un jeune garçon en sweat à capuche et lunettes de soleil noires est entouré d’une dizaine de jeunes qui rient à chacune de ses blagues et lui tapent dans la main. Il est beaucoup trop cool, à tel point que la journaliste se demande si elles ne sont pas arrivées trop tôt.

— Tais-toi, Véra !

Victoria se fraie un chemin à travers la foule.

— Salut Matthieu, comment ça va ?

Il baisse légèrement ses lunettes de soleil, à la manière de Tom Cruise dans Top Gun.

— Hello, beauté fatale. J’avoue, c’est une journée vraiment spéciale. Mais que tu viennes m’adresser la parole, en public en plus, putain, je dois être le mec le plus chanceux du monde ! Vous avez vu ? Miss Monde s’intéresse au petit peuple maintenant !

— Oui, je fais de l’humanitaire. C’est un truc qu’on doit faire de temps en temps quand on fait partie de l’élite. Viens, je dois te parler.

Un silence inquiétant s’installe. Matthieu se lève avec nonchalance, l’air de celui à qui l’on ne refuse rien. Il traîne des pieds, interpelle quelques étudiants, notamment un grand que Véra reconnaît d’après les descriptions, Omer.

— Va t’installer à la cafét’, j’ai un plan de malade, un truc de ouf frérot.

L’autre grommelle, mais s’exécute. Victoria emmène Matthieu dans une pièce inoccupée. Il retire son sweat.

— De mieux en mieux. Dit-il l’air lubrique. Bon, je te préviens, j’ai pas quatre heures.

Il s’approche de Victoria pour l’embrasser, laissant Véra complètement pantoise, si elle n’était pas un esprit éthéré.

— Je t’expliquerai.

— Ça va, Victoria, je crois que j’ai compris !

— Non Matthieu, on doit vraiment discuter sérieusement.

— OK, dit-il d’un ton boudeur. Qu’est-ce que tu veux ? J’ai plus rien en stock, à part deux, trois cachetons et quelques grammes de weed.

— Ce n’est pas pour ça.

— Pas de baise, pas de drogue… T’as une MST ? Tu m’as refilé la chtouille ? C’est pour ça que ça me gratte depuis ce matin ? Bordel ! Ou pire, t’es enceinte ? Sur ma vie, c’est pas moi le père. Au pire, je connais une clinique à Amsterdam.

— Ça suffit ! Maintenant, tu m’écoutes.

Matthieu s’arrête instantanément, retire ses lunettes. Son visage devient plus grave, mûr et réfléchi.

— Je sais que tu viens d’une autre époque. Hier encore, tu étais à Bordeaux, et avec ton ami Julien, vous avez récité une formule. Depuis ce matin, tu es ici, en 1997, dans ton corps de vingt ans.

Matthieu regarde Victoria avec une forme de crainte et de respect. Véra sent qu’il ne sait pas quoi répondre.

— Alors, c’est vraiment arrivé ? J’ai cru que c’était une sorte de rêve hyper réaliste, le plus grand trip de ma vie. Je n’ai pas voulu y croire. Je me suis mis en pilote automatique et, depuis, je fais ce que je sais faire de mieux : la comédie. Mais on ne peut pas inventer quelque chose d’aussi réaliste. Je n’ai aucune preuve tangible pour l’instant. J’ai cru devenir fou.

— En avril 2024, Emmanuel Macron est président, la France s’apprête à organiser les J.O., Taylor Swift est la plus grande star de la musique, la Russie est en guerre avec l’Ukraine, et toi, tu vis à Bordeaux, pas forcément comme tu l’aurais souhaité.

Matthieu s’assoit, sous le choc.

— Mais comment tu peux savoir tout ça ?

Il tremble de tout son corps, effrayé et perdu. Véra prend le relais.

— Matthieu, votre voyage a eu des conséquences, de graves conséquences. Nous allons te révéler ce qu’il s’est passé, progressivement, pour que tu aies le temps de l’accepter. Nous avons besoin de toi.

— Pourquoi ai-je l’impression que quelqu’un d’autre parle à ta place, Victoria ? C’est quoi, ce délire ?

— Pour l’instant, il faut qu’on quitte cet endroit. Le mieux serait d’acheter des vêtements moins reconnaissables, puis d’aller discuter dans un endroit discret. Il est « possible » que nous soyons surveillés. Je ne veux pas t’inquiéter davantage, mais sois prudent avec Omer.

Il se pince l’arête du nez, en proie à une migraine carabinée. D’un autre côté, s’il y a bien une personne qui ne lui a jamais inspiré confiance, c’est ce gros connard.

— D’accord, Victoria, on fait comme tu veux. Il est quelle heure ? Bon, les cours ont repris. Le mieux, c’est de prendre le bus jusqu’à la prochaine station de métro. Ensuite, on avisera.

Ils sortent de la pièce, accélèrent le pas, sur le point de quitter la fac, quand Omer apparaît (comme par hasard, se dit Matthieu), les sourcils froncés.

— Mec, ça fait des plombes que je t’attends, t’étais où ?

Victoria embrasse Matthieu sur la joue.

— Désolé, Matt, une urgence. Je dois récupérer ma sœur à l’école, on s’appelle ? Merci pour ton petit cadeau.

— Ouais, on fait ça.

— Tu m’excuses, poto, dit Matthieu à l’attention d’Omer, tandis que Victoria s’éloigne déjà à quelques mètres. Je dois aller chez qui tu sais. Ravitaillement. La petite vient de me délester de mes derniers cachets. Franchement, je sens qu’on va se goinfrer.

— Tu voulais me dire quelque chose ?

— Ouais, non, rien de spé. Juste ça. Essaie de nous trouver de nouveaux clients, t’as pas l’air trop débordé. Je me dépêche, quand je reviens, on se fera une petite dégustation.

Omer, rassuré par l’attitude de son ami, se demande ce qu’il doit faire. Mais après réflexion, il décide qu’il vaut mieux garder ça pour lui. Pas besoin de s’en faire un nœud au cerveau. Il retourne satisfait à la cafétéria.

Victoria attend Matthieu à la station de bus.

— Qu’est-ce que tu lui as dit ?

— Que je faisais un aller-retour chez mon dealer. Ce n’est pas un prix Nobel, loin de là, mais c’est suffisamment crédible pour qu’on ne soit pas emmerdés. On va où ?

— Aux halles. Il faut qu’on parle à quelqu’un.

— Oh non, pas elle ! Et dire que la journée avait si bien commencé, dit Matthieu, au comble du désespoir.

Chapitre 48 – No Sleep Till Brooklyn (Beastie Boys)

double vingt chapitre 48
“Le chef est celui qui prend tout en charge. Il dit : “J’ai été battu”. Il ne dit pas : “Mes soldats ont été battus”.” Antoine de Saint-Exupéry

L’air impassible, les yeux vides d’humanité, Julien — désormais connu sous le nom de JAG — soulève lentement la tête inerte et ensanglantée de son ancien mentor, Timothée Sundial. Son visage, autrefois sévère et empli de sagesse, n’est désormais plus qu’une masse informe, brisée par les coups.

— Alors, vieux brigand… murmure JAG à son oreille raidie par la mort, la voix douce et cruelle à la fois. Qu’est-ce que tu as encore inventé cette fois-ci ? Quoi ? Plus fort ! Je n’entends pas !

Il projette violemment le visage du vieil homme contre le bureau en bois massif, le choc résonne dans la pièce comme une sentence. Le corps de Sundial, déjà sans vie, s’affaisse comme un pantin désarticulé.

— Décidément, jusqu’au bout tu restes une déception… dit Julien, la voix emplie d’amertume. Je ne comprendrai jamais pourquoi mon père t’a fait autant confiance. La preuve, il en est mort… Tout comme toi maintenant. C’est assez ironique, en définitive, non ?

JAG savoure l’instant. Il prend un moment pour apprécier son ombre projetée sur le mur adjacent, une silhouette longiligne et menaçante, rappelant les traits de Nosferatu. Une idée de Romy… Toujours en quête du détail qui magnifie sa présence. Les talons de vingt centimètres intégrés à ses bottines immaculées, une autre de ses trouvailles, contribuent à cette image de figure omnipotente. Il passe également des heures à sculpter son corps afin de rendre chaque muscle aussi visible que saillant, chaque mouvement est calculé pour inspirer à la fois la peur et le désir. Tout a été pensé, millimétré, orchestré.

Il claque des doigts. Un officier de sa garde rapprochée accourt immédiatement, le visage neutre, lui tendant un mouchoir de soie. JAG essuie lentement ses doigts, tachés de sang, de fragments de cerveau et d’autres matières peu ragoûtantes. Le mouchoir, désormais souillé, est négligemment jeté au sol. Sans un mot, il pivote avec élégance sur lui-même, faisant claquer les semelles de ses bottines sur le parquet.

— Messieurs, je compte sur votre efficacité. Je veux savoir, dans les moindres détails, ce qu’il s’est passé ici. Soyez certains que vos efforts seront… récompensés à leur juste valeur.

L’atmosphère dans la pièce est lourde, presque suffocante, tandis que ses hommes se hâtent de chercher des indices. Sundial a toujours été un homme mystérieux, et même dans la mort, il conserve cette aura indéchiffrable.
— Ici, j’ai quelque chose ! Le gramophone… Il est brûlant !

Le soldat n’a pas le temps de finir sa phrase. JAG s’approche précipitamment, ses yeux s’écarquillent de stupéfaction. Une vague de compréhension lui frappe l’esprit.
— Non… Il n’a pas osé… Pas une deuxième fois… C’est impossible !
Ses mâchoires se crispent, son visage se contracte. Comme un fou, il hurle d’une voix rauque :

— Enlevez votre main ! Tout de suite !

Trop tard. Une série de détonations retentit. La grande horloge, située près du gramophone, explose dans un fracas assourdissant, soulevant JAG de terre et le projetant violemment contre le mur. Le choc est brutal, mais pas assez pour éteindre la lueur de folie qui brille encore au fond de ses yeux. Au seuil de la mort, un sourire carnassier déforme ses lèvres. Sundial avait tout prévu. Le vieux démon lui avait laissé un dernier cadeau, un flamboyant doigt d’honneur, l’ultime piège.

Un rictus sinistre s’échappe de sa gorge meurtrie. Tout aurait pu être si différent. À quoi tient la vie ? À une infime erreur de jugement ? La pièce continue de se remplir de fumée et d’éclats de verre tandis que ses hommes, paniqués, tentent de dégager leur chef, mortellement blessé.

— Qu’est-ce que Sundial m’avait dit déjà, à l’époque ?

Une pensée vieille de 35 ans se faufile dans son esprit brisé, mais la réponse semble s’échapper, se dissoudre dans les limbes de ses souvenirs.
— Non, Julien… Ce n’est pas possible ! Au-delà des mots, c’était le ton de Sundial, implacable et sans appel, qui avait le plus marqué Julien, au point de résonner encore maintenant dans son crâne.

Au prix de terribles efforts, les quelques rescapés l’emportent hors du carnage, le traînant à travers les flammes et les débris. Julien est très gravement blessé, mais son esprit, tordu par la folie et la haine, demeure toujours actif. Aux portes de la mort, il ne peut se permettre de sombrer. Pas encore. Le passé et le présent commencent à se mélanger, l’un prend le dessus sur l’autre, tout devient plus net, va de plus en plus vite, à pleine vitesse comme dans le camion blindé qui fonce dans la nuit. Ils viennent de partir de la maison de Bordeaux qui s’est faite canarder.

Julien se débat, frappe rageusement contre les parois métalliques. Il est hors de lui, consumé par l’inquiétude et la frustration.

— Vous allez me laisser voir mon père immédiatement ! Laissez-moi descendre de ce foutu camion, maintenant !

Les autres, silencieux, essaient de garder leur calme. Matthieu, assis non loin, prend une grande inspiration. Ils doivent garder leur sang-froid. C’est vital. Pas d’autre choix ni d’alternatives. Il se lance enfin :

— Mec, faut vraiment que tu te calmes. On met la main sur Ariane Morin, c’est la priorité. Sundial nous a dit que ton père n’est plus en danger immédiat. C’est une bonne nouvelle. On fait le job, et ensuite, on ira le voir.

Matthieu avait parlé doucement, essayant de calmer la tempête qui fait rage dans le cœur de Julien. Mais il n’aurait pas dû. Le regard de Julien se durcit instantanément, et une lueur dangereuse passe dans ses yeux.

— Mec ? répète Julien avec un venin à peine contenu. Pour qui tu te prends pour me parler comme ça ? Tout ça, c’est de ta faute avec tes conneries !
Maya, assise à côté de Matthieu, lui broie la main, un regard suppliant dans ses yeux. Elle l’implore de ne pas répliquer, de ne pas alimenter le feu.
Mais Matthieu ne peut pas tout encaisser.

— Je veux bien que tu sois en état de choc, Julien, mais faut pas exagérer non plus, dit-il calmement, bien que sa voix tremble légèrement sous la tension.
Julien le fusille du regard, ses mots sont des balles, chaque syllabe appuyant là où ça fait mal.

— T’es un tocard. Ta vie, c’est de la merde. On pourrait te donner mille chances que t’en ferais rien. Une loque, un pauvre type. Regarde ton ex-femme, évidemment qu’elle s’est barrée. Beaucoup trop bien pour toi. Même ton père t’a vendu aux Chrono-Libérateurs, c’est dire à quel point t’es insignifiant. Tu sais ce que tout le monde pense de toi ? Que t’es minable. Une cloche, un débile. Pauvre con.

Le silence devient assourdissant. Tous les yeux sont braqués sur Matthieu. Le souffle de chacun est retenu, la tension est à son comble.

Puis, soudain, Romy intervient, et sa main claque sèchement contre la joue de Julien. Le bruit résonne dans le camion comme une gifle infligée à tous.
Julien reste figé un instant, incapable de réaliser ce qui vient de se passer. Romy, furieuse, fixe ses yeux dans les siens, brûlant de colère.
Tous les regards se tournent à nouveau vers Matthieu, le silence pesant de conséquences.

— Quoi ? Vous attendez que je m’énerve, que je le cogne ? dit Matthieu avec un calme surprenant. Il y a pas mal de choses qui sont vraies dans ce qu’il vient de dire. J’ai toujours été honnête avec moi-même, que ce soit maintenant ou dans mes pires moments à venir. Et j’espère ne jamais les revivre. Mais quoi qu’il en soit, j’assume. En revanche, Monsieur Sundial, je pense qu’il est nécessaire d’écarter Julien de la mission. Le risque est trop important.
Sundial, qui n’avait jusque-là rien dit, hoche la tête, soulagé par l’intervention de Matthieu.

— Je suis d’accord avec vous, Matthieu, dit-il d’une voix posée mais ferme. Julien, lorsque nous arriverons à destination, nous aurons une conversation en tête à tête.
— T’es pas mon père, connard. J’ai ton âge, l’oublie pas, grogne Julien avec mépris.

Sundial le fixe longuement avant de rétorquer calmement :

— Croyez-moi sur parole, Monsieur Garcia, je n’oublie jamais rien.
Le camion emprunte un chemin caillouteux, les cahots accompagnant les tensions silencieuses. Il finit par s’arrêter devant une ravissante ferme provençale. Lou, casque retiré, déverrouille la porte arrière du camion. Il n’a pas le temps de demander si la route a été bonne que Julien et Romy sortent en trombe du véhicule, suivis de Sundial, un sourire poli sur les lèvres. Enfin, Maya et Matthieu descendent à leur tour. Matthieu pose une main sur l’épaule de Lou.

— Merci, mon pote, de nous avoir sauvé la vie. Mais je crois qu’on est vraiment dans la merde maintenant.

Lou le regarde, incrédule.

— Allez vous installer, répond Lou, tu m’expliqueras ça après.

— Je crois qu’on va marcher un peu, avec Maya, reprend Matthieu. L’air de la campagne nous fera du bien, non ?

Maya hoche la tête, silencieuse. Ils partent main dans la main, leurs silhouettes se fondant dans la campagne.

Lou les regarde s’éloigner, secouant la tête.

— Mais vous savez même pas où on est, bordel… murmure-t-il en se demandant si cette mission ne risque pas de devenir la plus périlleuse de toutes.

Chapitre 49 – A Thousand Miles (Vanessa Carlton)

doublevingt - chapitre 49

« Dans le combat entre toi et le monde, seconde le monde. Franz Kafka

À travers les yeux de Victoria, installée dans le bus, Véra scrute chaque détail du paysage qui défile devant elle, vestiges d’une époque dont elle ne sait quasiment rien.

Évidemment, la première chose qui lui saute aux yeux est l’omni-absence de technologie. Sans connaître la date, aurait-elle pu faire la différence entre les années 80 et 97 ? Rien n’est moins sûr. Victoria souffle entre ses dents, et Véra se retient instantanément de penser. C’est le signal : elle prend trop de place. Pourtant, ce n’est pas son genre de s’imposer autant. Peut-être qu’il y a trop d’espace dans ce cerveau.

— T’as qu’à dire que je suis trop conne aussi !

— Mais pas du tout, Victoria, répond Véra, piquée au vif. Au contraire, c’est bien d’avoir de la place comme ça.

— Me la fais pas à l’envers, j’entends tes vraies pensées, grognasse.

— Ça va, Victoria ? T’as une drôle de tête, dit Matthieu, intrigué.

— Non, non, c’est rien. Je t’expliquerai. On descend là ?

— Oui, ça me semble parfait. T’as remarqué quelque chose ? On est suivis ?

— Je n’ai rien vu de spécial, mais ça ne veut pas dire que ce n’est pas le cas. Restons vigilants.

— Yes, cheffe !

— Matthieu, je ne plaisante pas. Pour l’instant, tu n’as aucune idée de ce qui se trame.

— Victoria, ça commence à devenir pénible, dit Matthieu avec une pointe d’exaspération. Je ne sais toujours pas si tout ça est réel. Je n’arrive pas à comprendre ce que je fais là, ni pourquoi. Crois-moi, je fais de mon mieux, mais avec les infos au compte-gouttes que tu me distilles, je vais pas réussir à tout capter.

— Ok, je te promets de tout te dire dès qu’on arrive.

— Justement, il est peut-être temps de me dire où on va ?

— À Beaubourg. C’est le mieux pour ne pas être pris au dépourvu et pouvoir parler librement. D’abord, on se change.

Victoria, toujours aussi jolie en jeans et Converse, a également opté pour un t-shirt Metallica, bien loin de son style habituel. Matthieu, quant à lui, se prend pour un membre d’Oasis avec sa veste Adidas bleue marine et ses Stan Smith, ou plutôt Renton de Trainspotting.

— T’es sûr ? demande Victoria en le scrutant de haut en bas. Véra trouve que ça lui va bien.

— Mais oui, rien de mieux dans un musée, surtout avec les étudiants étrangers.

Ils s’installent au milieu d’une galerie, parlant sans se regarder, surveillant les portes opposées.

— Je suis désolée, Matthieu. J’aurais préféré que ton voyage dans le temps se passe autrement.

— Explique-moi, s’il te plaît.

— Tout d’abord, ça va encore plus te choquer, si c’est possible, mais je ne suis pas seule dans ma tête.

— Tu m’étonnes ! répond Matthieu, à moitié hilare.

— Non, vraiment. En fait, je partage mon esprit avec une autre personne. Pour simplifier, c’est une voyageuse comme toi. C’est elle qui m’a permis de revenir. Elle nous sera extrêmement utile. Sundial lui a tout raconté.

— Sundial ?

— Victoria, tu veux que je prenne la suite ? demande Véra avec douceur. Je suis moins impliquée émotionnellement que toi et, avec mon bagage de journaliste, je serai peut-être plus à même de synthétiser et de hiérarchiser les infos.

Victoria acquiesce mentalement. Après plus de deux heures d’échanges soutenus et de « réexplique-moi ça comme à un enfant de huit ans », Matthieu, pâle et décontenancé, se force à assimiler le récit, aussi surréaliste et effrayant que les toiles qui l’entourent.

— Est-ce que tu as tout compris ? demande Victoria, inquiète.

— Je crois, oui, répond Matthieu avec difficulté. J’ai juste une question : du coup, si on couche ensemble, ça veut dire que vous serez toutes les deux ?

Victoria le regarde, effarée. Elle s’attendait à tout sauf à ça.

— C’est une blague, Véra, dit Matthieu, discernant de mieux en mieux les changements de personnalité. Quoique, je m’interroge quand même !

— Ne t’inquiète pas pour ça. Si ça devait arriver, ce dont je doute, Véra ira faire un tour dans mon cerveau. D’après elle, c’est un véritable hall de gare.

La journaliste ne peut s’empêcher de rire malgré les circonstances.

— Ok, je comprends mieux maintenant pourquoi tu veux impliquer Maya. Mais rien ne nous dit qu’elle acceptera de l’entendre. Parmi les personnes que tu m’as décrites, Louis me semble le plus à même de nous aider côté Horlogers, et j’aimerais bien redonner une chance à Omer. Ça nous ferait une entrée dans chaque camp, ainsi qu’une personne inconnue de leurs services et sans « trace ». Quoi qu’il en soit, on doit commencer par sauver la mère de Véra. Le plus simple serait d’empêcher cet avion de décoller. Il n’y a pas encore eu le 11 septembre, donc les mesures de sécurité ne sont pas renforcées dans les aéroports. On doit pouvoir trouver une faille. Aucun rapport, mais j’ai entendu ce matin à la radio que Michael Jackson passe au Parc des Princes. Dire que j’ai loupé ça à l’époque… quitte à être là, autant en profiter un peu, non ?

Victoria applaudit des deux mains cette brillante idée. Véra, comme à son habitude, est consternée.

— Deux gamins. Voilà ce que vous êtes !

Victoria et Matthieu se regardent d’un air entendu.

— Exactement, Véra, et c’est probablement la meilleure chose possible. Qui d’autre pour sauver le monde ? Deux vieux jeunes, ou peut-être deux jeunes vieux ? Eh, attends-moi !

Victoria, qui connaît le penchant de Matthieu pour les monologues, s’est déjà levée. Rassurée par la tournure de la conversation, proche d’un plan fiable, et peut-être accessoirement d’une romance, elle n’a pas le temps d’anticiper le danger qui arrive droit devant elle, pas de course (Berluti) à l’appui. Lionel, le chrono-libérateur qui bosse pour son père (que Matthieu a déjà croisé dans un passé-futur récent *Chapitre 23), s’interpose devant elle comme un vigile du Métropolis et, pire encore, n’est pas loin de se saisir de son bras.

Matthieu, légèrement en retrait, sent que c’est le moment idéal pour déclencher sa tactique « God Save The Queen ». Il dézippe sa veste Adidas, révélant un maillot de Manchester United, et, s’adressant à la cantonade, tout en se rapprochant d’un groupe d’Anglais, gueule à qui veut l’entendre, pointant du doigt Lionel qui tient désormais fermement Victoria :

— You, fuckin’ bastard ! Don’t touch my girl or I’ll kick your fuckin’ ass !

La dizaine de jeunes Anglo-Saxons, d’abord amusés par l’accent et la grossièreté du langage, passent du maillot de Matthieu au bras de Victoria, et, en à peine quelques secondes, ils passent du rire aux armes. Le temps d’encercler Lionel et de le contraindre à relâcher sa proie.

Matthieu, sûr de son coup, continue de chauffer à blanc la petite troupe :

— What did you say ? English people fuck their mother and sister at the same time to have kids, especially in the North ?

Les deux hommes de main de Lionel, aidés de quelques gardiens du musée, tentent de disperser la foule, mais c’est trop tard. On ne saura jamais clairement qui a donné la première baffe, mais Matthieu s’attribue la palme de la perfidie. Difficile d’expliquer en détail ce qu’il a fait, mais le grand rouquin d’1m90 pour 110 kg, au bas mot, a réagi au quart de tour, les joues rouges comme un taureau dans l’arène, laissant juste assez de temps à Victoria et Matthieu pour s’échapper.

Ils courent sans se retourner.

— C’était qui, bordel ? demande Matthieu, au bord de l’apoplexie.

— T’occupe pas de ça pour l’instant. Ce qui m’inquiète bien plus, c’est pourquoi il s’en est pris à moi. Normalement, tu es la cible. À moins que…

Véra et Victoria poussent simultanément un cri mental.

Elle est là, devant le musée, fumant avec grâce une cigarette tenue dans un porte-cigarette, lunettes noires façon Audrey Hepburn, large chapeau, tailleur Chanel. Perchée sur des talons Dior. La reine Ariane Morin, dans toute sa terrifiante splendeur.

Victoria intensifie son effort, traverse la rue sans un regard pour les voitures qui entament un concours de klaxons. Matthieu, qui n’a pas encore été entraîné par Marc* (Chapitre 42), slalome avec beaucoup moins d’aisance, risquant sa nouvelle vie à chaque instant. Victoria, désormais à une distance de plus en plus difficile à rattraper, disparaît subitement de son champ de vision. Il est à deux doigts de la crise de panique.

— Ici, dépêche-toi !

Les sens en alerte, Matthieu se laisse guider par la voix de Victoria, qui a trouvé un abri de fortune derrière les poubelles d’une brasserie.

— Ne bouge pas, ne respire pas.

Matthieu, rouge comme une pivoine, échevelé, transpirant, et dont les poumons sont sur le point d’exploser, se demande si elle ne se fout pas de sa gueule, avant de voir passer devant eux, à quelques centimètres, deux fusées lancées à pleine vitesse en costards façon Men in Black, comme si Carl Lewis et Usain Bolt s’étaient donné pour objectif de courir le marathon en moins de 10 secondes.

— La vache, c’était moins une ! murmure Matthieu.

— Ok, je pense qu’on est tirés d’affaire pour le moment. Quelles sont nos options ? Mais surtout, comment ont-ils pu nous retrouver aussi facilement ? se demande Victoria.

— La trace est une chose, mais à mon avis, ce n’est pas ça, répond Matthieu. La preuve, les coureurs de l’enfer n’ont pas réussi à nous localiser avec précision. Victoria, tu as un téléphone portable sur toi ?

La jeune femme lui tend un Ericsson d’un autre âge.

— Bon, tu te doutes bien de ce qui va arriver ?

— J’adorais ce portable, en plus il y a tous mes contacts dedans.

— Si tu veux le garder…

— Non, tu as raison, dit-elle avec un air chagriné.

Matthieu essaie de se repérer.

— OK, on va faire simple. On ne prend pas le risque de se séparer, c’est le meilleur moyen pour se faire piéger. Je crois que j’ai trouvé la solution à l’un de nos problèmes…

Chapitre 50 – Pretend we´re dead (L7)

double vingt - chapitre 50

« Car la force est juste quand elle est nécessaire. » Nicolas Machiavel

Julien tourne comme un lion en cage dans la petite chambre qu’il partage avec Romy. Elle est assise sur le lit, les bras croisés, les yeux embués, au bord de l’épuisement.

— Julien, ton père travaille pour Sundial depuis suffisamment longtemps pour connaître les risques. Je ne pense pas qu’il souhaite que tu compromettes ta sécurité ni celle de l’équipe, et encore moins de la mission.

— Qu’est-ce que tu en sais ? répond Julien avec rage.

— Ça suffit maintenant. Tu n’es plus lucide. Il faut que tu te reposes. Pourquoi tu t’es déchaîné sur Matthieu ?

— C’est la meilleure. Tu as entendu de quelle façon il m’a parlé ? En plus, je n’ai rien dit de faux, la preuve, lui-même est d’accord.

Romy est à la fois effrayée et fascinée par la métamorphose de Julien. Elle se doute depuis toujours que son calme extérieur dissimule un volcan endormi, mais elle n’aurait jamais parié sur une éruption d’une telle puissance.
La peur, se dit-elle. Il n’a sans doute jamais été, confronté à de tels chocs émotionnels au cours de son existence. Son projet de vie tranquille et sans histoire est désormais compromis, son père en danger de mort, et eux-mêmes ont été pris pour cibles. Sans oublier, comme il aime à le rappeler, qu’il a en réalité 47 ans. D’ailleurs, ce sera bientôt son anniversaire, faut-il le lui souhaiter ?

Julien s’assied sur le petit fauteuil en rotin dans le coin de la pièce, dans le plus pur style provençal. Il s’attend à découvrir des petits ballotins de lavande sous les oreillers.
Si la situation ne le rongeait pas intérieurement, il pourrait trouver cela ravissant et apprécier la ferme à sa juste valeur, mais ce n’est pas possible. Il est seul contre tous. Personne ne comprend ce qu’il ressent.

Il n’a accepté de s’adapter à 1997 que parce que ça correspondait exactement à ses attentes, à ses repères. Tout y est conforme. Même les quelques bouleversements qu’il a provoqués avant de monter à Paris pour retrouver Matthieu ne l’ont pas dérangé outre mesure, il n’en n’avait pas été victime, ce n’était pas lui qui avait subi un préjudice. Oui, il est égoïste, et alors ? Le reproche-t-on aux athlètes de haut niveau ? Aux hommes d’affaires ? Aux stars ? Jamais ! Au contraire, c’est même quelque chose de salué, de mis en avant, d’exemplaire. Mais lui, parce qu’il ne fait pas partie de la caste des puissants, il doit partager, se soucier des autres, accepter d’être traité comme un moins que rien, une merde, un faible ? Hors de question.

Sundial n’aurait jamais osé s’opposer à sa décision, parfaitement légitime, de se rendre au chevet de son père, d’avoir en sa possession le compte-rendu médical détaillé, de faire la lumière sur les responsabilités et de faire payer s’il était quelqu’un d’important. En fait, rien à foutre des autres, ils peuvent tous crever, même Romy. Elle est sortie de son rôle d’accessoire en lui mettant cette gifle, devant tout le monde en plus. Il n’est pas prêt de lui pardonner. Au fond de lui, il sait exactement ce qu’il veut, mais est-il prêt à l’entendre ? À l’assumer ? Une fois qu’il l’aura formellement et clairement énoncé, il n’aura pas d’autre choix que d’aller au bout et de soumettre quiconque s’opposera à sa volonté. Prendre le pouvoir. Une fois en place, il ne fera que quelques modifications temporelles mineures, surtout pour s’assurer que ni les horlogers ni les chrono-libérateurs ne lui retirent son dû. Mettre en place une structure politique inédite, qui conviendra bien au peuple, en respectant les ordres établis. Son seul objectif est d’arriver au sommet et d’y rester. En fusionnant les ressources des organisations temporelles, ça peut se faire en un rien de temps. Exactement, comme dans la pub de France Télécom : « Le bonheur, c’est simple comme un coup de fil ! », sauf qu’il sera obligé de légèrement détourner le slogan : « La mort, c’est simple comme un coup de fil » en cas d’opposition et il ne doute pas qu’il y en aura.
À commencer par Matthieu qui devient un vrai problème. Outre son déraillement temporel, il est beaucoup trop engagé dans le camp des Horlogers, avec Maya ils se prennent pour un couple de justiciers, absurde et dangereux. Mais utile.

Sundial n’ayant aucune idée de ce qu’il fomente,
le champs est libre pour établir sa stratégie à sa guise. D’abord faire de Maya l’agent infiltrée. Stratégiquement cela se tient et ça lui permettra d’isoler Matthieu, ensuite négocier avec Ariane Morin, puis créer le chaos. Julien s’allonge contre Romy et lui caresse les cheveux

— Je suis désolé pour mon attitude, l’accumulation de fatigue et de stress. J’irai présenter mes excuses à Sundial et Matthieu, merci de m’avoir réconforté et supporté.

Romy lui prend la main. Elle sent qu’il n’est pas tout à fait honnête mais cela ne fait rien, son choix est fait. Elle sera toujours dans son camps, quoi qu’il arrive. Au delà de l’amour, elle sait qu’il peut accomplir de grandes choses. Il lui manquait juste de l’ambition et le déclic. Les conditions nécessaires pour transformer l’ordinaire en grandiose.

— Alors comme ça nous étions mari et femme ? Tu comptais m’en parler quand ? dit Maya agacée

Ils marchent main dans la main dans la campagne du Luberon. Le ciel étoilé les éclairent suffisamment pour assurer leurs pas mais offre à Matthieu une pénombre salvatrice, pour ne pas révéler les tourments qui animent son visage.

— Je crois que si cela avait été possible, je ne t’en aurais jamais parlé, répond Matthieu avec des trémolos dans la voix

— Mais pourquoi m’avoir privée d’une information aussi importante ? Enfin, c’est tout de même une sacrée nouvelle. Mais maintenant tu dois tout me raconter

Matthieu se mord les lèvres et serre un peu plus fort sa main

— Notre histoire a démarré sur les chapeaux de roue. Après la fac tu as obtenu ton diplôme, devenue une brillante avocate, magnifique, drôle, les pieds sur terre. On s’est retrouvés un peu par hasard et puis comme une évidence, on s’est mis en couple. Les années ont passées, on avait de bonnes situations, des moyens, des amis, et puis tu es tombée enceinte. La meilleure période de notre vie. On attendait cet enfant comme le messie. Le parachèvement de notre bonheur. Il s’appelait Arthur. Notre roi.

Matthieu marque un temps d’arrêt, ravale ses sanglots avant de poursuivre. Maya est comme pétrifiée.

— Les médecins ont dit que ça n’arrivait qu’une fois sur six millions, qu’il y avait plus de chances de gagner au loto que de contracter cette maladie. Il n’a pas survécu. Tu t’es réfugiée dans le travail, je me suis mis à boire. On a méthodiquement démoli tout ce qu’on avait construit. Un jour j’ai frappé un associé qui m’a fait une mauvaise blague alors que j’avais une monstrueuse gueule de bois. J’ai fait un gros chèque pour étouffer l’affaire. J’ai enchaîné les burn out. Tu n’as plus jamais souri devant moi, alors je suis parti. Pourquoi Bordeaux ? Aucune idée. J’ai essayé de me reconstruire, mais j’ai continué à sombrer, regardant tous les jours tes publications sur les réseaux avec un faux compte. Ton mariage avec un mec qui avait l’air super, tes deux beaux enfants bien vivants. Tes voyages. Je vivais en ermite, sans attache, sans but, attendant la délivrance. Et puis il y a eu ce truc de dingue. Ce retour en 1997. À peine arrivé, Victoria me tombe dans les bras, elle incarnait tout ce qui me faisait défaut, mais c’était une illusion, d’un autre côté elle m’a remis le pied à l’étrier. Ça m’a donné la force de venir te parler. Le loto, c’était aussi une manière de te rendre libre. Je ne voulais pas te parler de tout ça, parce que je ne voulais pas que tu souffres. Même si tu ne l’as pas vécu et que tu ne le vivras jamais. C’était juste trop dur

Maya pleure à chaudes larmes, prend Matthieu dans ses bras qui s’effondre sous le poids de ce terrible secret qui lui a été arraché de force et qu’il aurait préféré ne pas révéler.

— Tout va bien Matthieu, on est ensemble, je t’aime et je t’ai toujours aimée. Cette deuxième chance est un miracle que nous offre Arthur j’en suis sûre, je le sens dans mon cœur. On doit aller au bout de cette mission parce que je ne peux pas supporter l’idée de cette épée de Damoclès au dessus de ta tête. Tu mérites, on mérite de vivre comme on l’entend et de se forger un magnifique destin. Le pire est derrière toi et il n’est pas devant moi. Merci de m’avoir tout dit. Ce n’est pas le moment mais je vais m’occuper de Julien aussi, c’est le prochain sur ma liste. Viens on rentre. Tu as besoin de te reposer.

— Merci

Seule une pièce de la ferme est éclairée. Le bureau de Sundial. La nouvelle qu’il craignait le plus vient de lui parvenir, Alejandro est mort des suites de ses blessures. Il se sert un whisky, allume un cigarillos, ouvre la fenêtre, adresse un salut amical à Maya et Matthieu qui semblent eux aussi avoir vécu un moment difficile. Sa décision est prise, il ne dira rien à Julien avant la fin de la mission. L’impression d’être assis sur un baril de poudre n’a jamais été aussi prégnante. Qu’adviendra-t-il si Ariane Morin gagne cette guerre ? Il préfère occulter cette pensée, tout en ayant l’intime conviction que le pire reste à craindre.

Chapitre 51 – Jumpdafuckup (Soulfy)

double vingt chapitre 51

“La victoire revient à celui qui tient le dernier quart d’heure.” Clausewitz

— Une idée absolument brillante ! Véra et Victoria sont emballées. Matthieu n’a plus qu’à passer à l’étape suivante, mais…

— D’abord, on vide les comptes. Victoria, si on peut te localiser avec un portable, imagine à quel point c’est encore plus simple avec des transactions par carte bancaire. D’autant plus qu’en 1997, la sécurité informatique doit être une vraie passoire. On retire le maximum de cash dans différents distributeurs et guichets, puis on va au commissariat pour déclarer le vol de ton téléphone portable. Et pour la description du voleur, oublie 2024.

Ça veut dire quoi ? demande Véra, intriguée. Victoria éclate de rire intérieurement.

Ça veut dire qu’on peut insister sur le fait que la personne qui m’a volé le portable est de type nord-africain, barbu. Le policier complétera avec des détails encore plus stéréotypés, crois-moi.

— Si nos calculs sont justes, le téléphone arrive à bon port, ou plutôt à bon aéroport, pile au bon moment. Il ne reste plus qu’à prévenir la sécurité, le 36 quai des Orfèvres et le salon Air France. Imaginez la tête d’Ariane Morin quand ils découvriront son traceur, la bombe et la revendication. Enfin, si tout se passe exactement comme vous me l’avez raconté, bien entendu.

Victoria est sous le charme de Matthieu, qui raconte sa plus grande fable, à l’exception peut-être de son arnaque au loto (cf chap. 38), mais qui, en réalité, ne s’est pas encore déroulée.

— Voilà, tout est calé !

Ils se font un high five, prolongeant un peu trop le contact de leurs mains, au point que Véra toussote mentalement pour rappeler à Victoria qu’elle est toujours là. Pourtant, Matthieu mérite plus que de simples félicitations. Il a fait fort. Très fort !

Le voyageur, doté d’un aplomb que certains qualifieraient de diabolique, contacte, depuis une cabine téléphonique, le salon Air France de Roissy Charles de Gaulle et prévient l’hôtesse d’accueil qu’un client VIP va recevoir par courrier simple son téléphone portable, mystérieusement égaré dans une chambre d’un hôtel de luxe parisien. (Je ne peux rien vous dire, mais cet homme pourrait bien devenir le prochain président de la République, à condition qu’on fasse abstraction de ses galipettes à répétition, d’où l’embarrassant problème du téléphone portable.) Il entend la jeune femme glousser et échanger avec plusieurs collègues, qui, eux aussi, savourent l’info comme on déguste un macaron de chez Ladurée. En tout cas, il peut être rassuré, l’objet sera remis en main propre à l’intéressé. (En main propre, je vous laisse libre de vos propos. Au fait, je compte sur votre discrétion, si je vois un sketch des Guignols de l’info à ce sujet, je saurai d’où ça vient), ce qui provoque à nouveau l’hilarité au sein du personnel de la compagnie aérienne et met un point final à la conversation.

Véra hallucine : « Suis-je la seule à être choquée ? » Victoria, de son côté, se délecte : « Tu as raison, ça me révulse autant de libertés. Ma chérie, c’est ton premier jour dans les années 90, attends-toi à pire encore. »

— En ce qui concerne Maya ? demande Victoria.

— On a le choix, soit on y va maintenant, mais il y a le risque qu’elle soit sous surveillance, soit on attend de voir où mène l’histoire du téléphone.

— Tu n’as pas très envie de la revoir ?

— J’ai mes raisons, répond Matthieu évasivement. En attendant, nous pouvons profiter de notre nouvelle jeunesse et nous promener dans les rues de Paris, faire du tourisme temporel. Je suis sûr que ça fera plaisir à Véra. Si vous me permettez, je me demande tout de même pourquoi avoir employé une telle débauche de moyens pour te retrouver ?

— Je pense, enfin, nous pensons, que JAG a découvert que nous étions avec Sundial au moment de notre départ. Il n’ignore pas qu’Ariane Morin dispose de l’extracteur de pensées. Comme il ne peut pas t’exposer, ni lui-même, au risque de se compromettre, il a dû bricoler une idée chez un voyageur qu’il n’a pas encore éliminé, suggérer que j’ai des informations sur le complot qui vise à assassiner la cheffe des chrono libérateurs.

— Et si on disait la vérité à Ariane Morin ?

— Tu veux mourir jeune ? enfin façon de parler.

— Oui c’est pas faux, et ce ne serait pas mieux avec les Horlogers je suppose. La meilleure chance de Julien pour préserver son avenir en l’état est de te retirer de l’équation. Il n’a aucun moyen de savoir précisément ce que vous m’avez révélé, et même si c’était le cas, vu l’estime qu’il me porte, il s’imaginerait que je vais tout faire foirer. J’ai beau réfléchir, je ne vois pour l’instant que deux possibilités : voler l’extracteur de pensées. On filme un truc façon confessions intimes et on organise une réunion avec Morin et Sundial, ce sera à eux de décider de ce qu’ils veulent pour notre futur. Deuxième option, on récupère Maya dans la team et c’est elle qui trouve la deuxième option.

Matthieu laisse quelques secondes de silence avant de conclure, les yeux brillants, au comble de la fierté :

— Je suis un putain de génie !

« C’est pas une légende alors ? » « Malheureusement non Véra, mais en même temps, il est tellement chou et attachant. Il n’a pas tort sur le fond, juste une façon singulière de l’exprimer. »

— Il reste une dernière chose à régler, dit Matthieu en reprenant son sérieux, il nous faut un point de chute et trouver une excuse suffisamment crédible pour que nos proches (surtout les tiens) ne lancent pas une « Alerte Enlèvement ». Si j’ai bien compris, mon appartement est sous surveillance et je doute qu’une Ariane Morin qui se déplace en personne pour te retrouver te laisse aller et venir à ta guise. Qu’en penses-tu ?

Victoria s’arrête un instant pour réfléchir.

— Si je me souviens bien, il me semble que nous avons un appartement à la vente qui a mis un certain temps avant d’être vendu, dans les 100 mètres carrés, rue Lauriston dans le 16ème.

— Rue Lauriston, putain, mais ça me fait penser à quelque chose, dit Matthieu avec excitation.

— Non ! hurle presque Victoria, effrayée.

— Ça va pas ! Tu connais même pas mon idée, reprend Matthieu, contrarié.

— Oh si, je ne la connais que trop bien, crois-moi, et c’est tout sauf une bonne idée !

— Ah ouais, sauver la vie d’une pauvre vieille dame, c’est pas une bonne idée ? À y réfléchir d’ailleurs, on fait quoi pour Lady Di et toutes les personnes blessées ou mortes qu’on peut épargner ?

Véra se demande si Matthieu a bien tout compris, ou si c’est juste un réflexe humain, après tout, il n’est pas le même homme que celui décrit par Sundial, et pour l’heure, il n’a encore jamais été confronté aux dilemmes temporels. « Victoria, je pense qu’il faut y aller mollo avec Matthieu. N’oublie pas qu’il s’agit de son premier jour en 1997 et que nous ne lui avons révélé que partiellement le futur. Moi-même, je n’avais aucune conscience de la façon dont l’argent sera utilisé. Dans son esprit, il est persuadé de pouvoir réparer les injustices, donner une deuxième chance à celles et ceux qui en ont été privés. C’est cette motivation qui lui a permis de voyager. Qu’adviendrait-il si nous le privions de sa raison d’être ? » « Véra, tu es d’une étonnante sagesse, pense Victoria. Ok, je vais m’y prendre autrement. »

— Matthieu, pour l’instant, nous devons rester prudents, bouleverser le continuum nous confronterait aux Horlogers. Comme je te l’ai dit, le Sundial du passé est aussi intransigeant et radicalisé qu’Ariane Morin. Si nous avons l’occasion de faire quelques rectifications salutaires sans nous faire repérer, on ne se privera pas, d’accord ?

— Ok, répond Matthieu, toujours déçu. Pourtant, son idée est excellente et sans danger… il ne peut s’empêcher de penser que dès que cette embrouille avec les armées temporelles sera réglée, il s’occupera de lui. Sur l’échelle de la beauté, Victoria est un 14/10, mais avec l’autre woke dans sa tête, il n’est pas prêt d’en profiter. Il aime toujours Maya, mais avec ce qu’ils ont vécu ensemble, il vaudrait peut-être mieux envisager une autre trajectoire. Il n’est pas là pour les regrets, au contraire.

Chapitre 52 – Live Forever (Oasis)

double vingt chapitre 52

“Sois le plus souvent silencieux, ne dis que ce qui est nécessaire et en peu de mots.” Epictète

Julien s’installe face à Sundial, la mine contrite. Il exécute avec maestria la partition qu’il a composée : une symphonie d’excuses, de flatteries, de promesses, de mensonges et de demi-vérités. Le grand patron, qui cache le plus lourd des secrets, se laisse manipuler. Après tout, ils sont dans le même camp, non ?

— Monsieur, maintenant que nous avons une bonne vision d’ensemble, voici mes conclusions stratégiques pour mener à bien l’opération « Morin » et minimiser les pertes à moins de 1 %, dans le pire des cas, si, bien entendu, chaque rôle est parfaitement rempli. Après des centaines de simulations et triangulations, il apparaît que l’hypothèse la plus fiable est un cheval de Troie doublé d’un « Turn & Twist ».

— Expliquez-moi ça.

— Prosaïquement, Maya sera votre agent infiltré. L’équipe a connu des dissensions récemment et, malgré vos efforts pour purger les Horlogers, il reste un certain nombre d’agents inféodés à Ariane Morin dans nos rangs, qui se sont empressés de lui rapporter cette information. En tout état de cause, même si les Chrono-Libérateurs ne sont pas dupes, nous aurons suffisamment retourné la situation à notre avantage pour parvenir à nos fins de la manière la plus pacifique possible. Voyez-vous, monsieur Sundial, le cœur a ses raisons, mais l’estomac en a encore plus…

Je vais proposer un accord au « moustachu ». Il connaît bien mon père, qui était en lien avec lui, et j’estime à 95 % l’estime qu’ils se portaient mutuellement. L’idée est d’exploiter cette connexion en lui offrant les millions de francs que nous avons obtenus de manière peu orthodoxe grâce à l’intuition de Matthieu.

— Pourquoi ne pas utiliser les ressources financières de notre organisation ?

— Sans vous manquer de respect, si nous faisions cela, Ariane Morin en serait informée dans la minute qui suit. Nous ne pouvons pas nous permettre de prendre un tel risque. Sergei Kaminsky ne pourra pas refuser une telle opportunité. La vie de Maya étant en jeu, Matthieu acceptera également cette approche. Bien entendu, les fonds lui seront restitués à la fin de l’opération. Les Chrono-Libérateurs sont principalement motivés par la cause et la conviction plutôt que par l’argent sonnant et trébuchant, ce qui est une erreur majeure. Le taux de refus dans leurs rangs sera infime. À partir de là, nous aurons le champ libre pour remonter jusqu’à Ariane Morin et, au passage, neutraliser les quelques Chrono-Libérateurs réfractaires. La force du nombre jouera en notre faveur.

Thimothée Sundial adopte sa position favorite lorsqu’il est en pleine réflexion : les mains jointes devant ses lèvres, le regard fixe, reculé au fond de son fauteuil. Le plan semble solide, bien conçu, mais quelque chose le perturbe. Ses sens sont en alerte. Il connaît suffisamment les hommes pour douter des motivations de Julien, et il lui paraît plus qu’improbable que ses ambitions soient purement altruistes.

Julien observe sa proie en prédateur aguerri. Il patiente quelques secondes, guettant le moment idéal pour abattre sa dernière carte et sceller le sort.

— Monsieur, j’aimerais vous demander une faveur. Je voudrais être celui qui annoncera à Ariane Morin la fin des Chrono-Libérateurs.

— Il s’agit donc de vengeance ? dit Sundial, surpris.

— Ni plus ni moins, mais cela me semble légitime, compte tenu des circonstances, non ?

Le grand patron sait qu’il n’a pas le choix.

— Ce n’est pas ainsi que nous fonctionnons habituellement, mais la situation est exceptionnelle. Quand comptez-vous prévenir votre équipe ?

— Dès que j’aurai votre feu vert.

— De quelles ressources matérielles avez-vous besoin ?

— Nous aurons besoin d’armes létales. Nous ne pourrons nous contenter de simples tranquillisants. Quant au timing, cinq jours seront suffisants.

— Je vous en accorde quatre. Nous avons déjà trop tardé.

— C’est entendu. Je prépare l’équipe. Par ailleurs, puis-je vous demander comment se porte mon père ?

Sundial se raidit imperceptiblement, il se prépare à la question fatidique depuis le début de l’entretien.

— Alejandro est dans un état stationnaire. Votre mère est à ses côtés. Il ne tient qu’à vous de réussir la mission au plus vite pour être auprès d’eux.

Le visage du grand patron reste impassible. Il sent le regard inquisiteur de Julien le scanner en profondeur, comme un requin prêt à le déchiqueter à la moindre occasion. Sundial est désormais au pied du mur. À la fin de l’opération, les Horlogers utiliseront le dispositif de neutralisation des voyageurs sur Julien et Matthieu, en espérant qu’ils regagnent, sans dommage, leur époque d’origine.

Contrairement à ce que Sundial imagine, Julien est parfaitement conscient des intentions des Horlogers à son égard, tout comme il a compris que Sundial lui ment. Il en aura la certitude absolue après son échange avec Sergei Kaminsky, dit « Le Moustachu ». Pour l’instant, la priorité est de mobiliser l’équipe. Il se félicite intérieurement d’avoir élaboré une stratégie aussi complexe que parfaitement étanche. Cupidité, sécurité, intérêt supérieur… ses trois cibles n’ont aucune idée de ce qui va se produire ni surtout de qui en sera le bénéficiaire. Julien se sent légitime, prêt à fonder une nouvelle société, plus noble, plus juste, à son image et qui respectera son idéologie. Ce n’est plus qu’une question de temps.

— T’es un grand malade ! Je refuse que Maya participe à un truc pareil, c’est beaucoup trop dangereux.

Matthieu est hors de lui.

— Pour la dixième fois, il n’y a aucun risque. Et Maya est d’accord. N’est-ce pas, Maya ?

Julien marche sur des œufs ; il aborde la partie la plus délicate de son scénario. Les quatre vingtenaires, du moins en apparence, sont réunis dans le bureau de Sundial, parti dans un lieu tenu secret pour valider, avec les cadres de l’organisation, le dispositif « Morin » et préparer l’après-Chrono-Libérateurs, si tout se déroule comme prévu.

— Matthieu, dit Maya avec calme et résolution, je pense que Julien a raison. Infiltrer les Chrono-Libérateurs est la meilleure option possible.

Romy aimerait dire le contraire, mais ce serait s’opposer à Julien et elle ne peut plus le faire ; c’est trop tard. La machine est enclenchée. Pour le meilleur et, elle le craint, surtout pour le pire.

La partie est quasiment gagnée pour Julien, il reste juste un léger détail à régler.

— Matthieu, c’est ok pour sortir les fonds ?

Matthieu maugrée malgré lui. L’argent n’est pas le problème. En revanche, le comportement de Julien l’inquiète, et il n’arrive plus à le comprendre. Il cache quelque chose, mais quoi et dans quel but ? Envoyer Maya dans la gueule du loup est une idée à la con et dangereuse, mais si Sundial a donné son accord, comment s’y opposer ? Il n’y a pas d’alternative envisageable à court terme. Rester vigilant, voir où cela mène et, si cela va trop loin, il n’aura pas d’autre choix que de faire le nécessaire, mais sans avoir une idée précise. Le sentiment d’étau, de piège, est intense, mais il ne peut pas remettre en cause l’intégrité de Julien. Il doit arrêter de se faire des nœuds au cerveau et se plonger dans l’action.

— Oui, pas de problème, je m’en occupe !

Julien laisse exprimer sa joie.

— Parfait, je savais que je pouvais compter sur vous. Allez, on se met au boulot et on termine ça fissa. Croyez-moi, le jeu en vaut la chandelle.

Personne ne dit un mot. Maya et Matthieu s’encouragent du regard, Romy sourit à Julien, qui ne la regarde plus. Tout son être est concentré sur son objectif, et rien ni personne ne se mettra en travers de son chemin.

Chapitre 53 – Would I Lie to You (Charles & Eddie)

double vingt -chapitre 53

« En vérité, le chemin importe peu, la volonté d’arriver suffit à tout. » Albert Camus

Après un repas express dans un restaurant chinois du coin, que Matthieu ne cesse de qualifier de « putain de kiff à l’ancienne », nems, travers de porc et riz cantonnais pour lui, tandis que Victoria se contente d’une salade au poulet, ils se décident finalement pour la deuxième option, Maya.
Victoria semble être en grande conversation avec sa BFF de cerveau, Véra, et du coup, Matthieu commence à broyer du noir, un blues du futur qui s’installe.
Pas de téléphone pour passer le temps, donc pas de notifications à scroller fébrilement, pas de réseaux sociaux pas encore inventés — Insta, TikTok, Facebook, LinkedIn — et encore moins de Spotify ou Deezer. D’un autre côté, sans wifi ni connexion haut débit, ça résout une partie du problème… Mais bon, il aurait bien aimé lire un truc vite fait sur Apple Books ou Amazon Kindle. Avec ses 6 000 bouquins en bibliothèque, il en avait commencé trois et terminé aucun. Une partie de Clash of Clans, ou même une conversation à la con sur WhatsApp n’aurait pas été de trop. Comment il faisait à l’époque pour patienter ? Comment ne pas mourir d’ennui ? Et encore pire, s’il voulait consulter les résultats du foot à 4h du mat’ ? Sans parler de Netflix, Canal, Disney+, Amazon Prime, même un IPTV avec une qualité dégueulasse et des chaînes russes et arabes aurait fait l’affaire.
D’un coup, il réalise : plus de Wikipédia et pas de Doctissimo. Comment survivre sans avoir instantanément les réponses à toutes les questions qui se bousculent dans sa tête ? Un monde sans ChatGPT, quelle idée !
Dehors, un couple se balade main dans la main, lui, grand et mince, en parka, lunettes à la Lennon, Adidas Samba aux pieds, elle, en jupe à carreaux et perfecto. Autour de son cou, un appareil photo Canon qui doit peser un âne mort. Ils rient, parlent, pointent du doigt les monuments.

— J’aimerais bien les voir se prendre en selfie avec ça !

— Matthieu, moins fort ! dit Victoria, stressée.

— Ça va, ils savent même pas encore ce que ça veut dire, regarde-les ! fait-il en désignant les clients du resto. Comment ils pourraient imaginer que dans quelques années, ils passeront plus de temps à prendre en photo leurs plats qu’à les bouffer ? Pathétique ! Moi, par contre, je me suis régalé. J’ai l’impression que tout a plus de goût, plus de saveur, plus d’authenticité… C’est peut-être un effet du voyage. Mais bon, sans mon téléphone, j’avoue que c’est chaud… j’ai toute ma vie dans ce truc.

— Sérieux, t’en es à ce point-là ? interrompt Victoria en souriant.

— Clairement. J’suis même pas sûr de savoir encore écrire avec un stylo ! Enfin, je vais m’y faire, mais c’est un sacré challenge…

Victoria éclate de rire.

— Oui, pour moi aussi, c’est surréaliste. Mais la grande différence, c’est que je sais pourquoi je suis là. Toi, en revanche, c’est sûrement plus compliqué…

— Oui et non. J’aimerais qu’on profite de ce moment pour que je te donne plus d’infos sur Julien, poursuit Matthieu en baissant la voix. Après tout, je suis le seul à le connaître dans les deux époques. Et crois-moi, ce qu’il va devenir, ça vaut le coup de s’y attarder.

Victoria plisse les yeux, mal à l’aise :

— C’est toujours aussi risqué d’en parler en public.

— Relax, je parle du projet de film, tu sais. Tu veux autre chose ?

— Non, c’est bon, merci.

Matthieu hèle le serveur :

— S’il vous plaît, un café et un saké, avec le verre avec la nana à poil, s’il vous plaît !

— Non mais ça va pas ? Ce mec est malade, hurle Véra dans la tête de Victoria, sa voix perçant comme une sirène d’alarme.

Victoria se crispe, pose une main sur son front. Aïe, pense-t-elle, gueuler dans ma tête, ça va pas arranger les choses…

Matthieu s’extasie devant l’effet loupe du fond du verre et surtout ce qu’il y voit :

— Putain, ça, c’est le meilleur truc du XXe siècle !

Il accompagne chaque gorgée de grands clins d’œil et de mimiques comiques qui parviennent à détendre une des voyageuses, tandis que l’autre continue sa révolution féministe dans la partie gauche du cerveau.

— En fait… murmure-t-il, tout bas, rien de mieux qu’une bonne histoire de film ou de série pour éviter les oreilles indiscrètes. Il reprend à voix haute : donc, parlons de l’un de nos personnages principaux. C’est un mec qui a toujours été obsédé par l’ordre et la régularité. Tellement méticuleux qu’il est capable de prévoir quand le rouleau de papier toilette va se terminer, parce qu’il prend toujours la même quantité de papier.

Victoria lève les yeux au ciel.

— Quoi ? C’est un exemple comme un autre ! Bref, quand notre « autre » acteur principal, charmant, drôle, esprit vif, avec beaucoup de charisme et sexy en diable le rencontre, ils ne s’apprécient pas trop au début. Ils sont assureurs. Un job carré avec des horaires fixes, une évolution de carrière maîtrisée qui satisfait l’un, mais déprime l’autre. Et ça l’intrigue. Il veut comprendre pourquoi. Pour lui, ce qui est acquis doit le rester, jusqu’à épuisement. Après quelques années à bosser ensemble, ils apprennent à se connaître et deviennent potes. Même si lui reste à sa place, il expérimente par procuration. Leur dénominateur commun ? Une passion nostalgique pour leur jeunesse. Et c’est là que ça coince : l’un veut revivre son passé sans rien y changer, et l’autre veut tout modifier. Tu captes pourquoi ? C’est simple, en vrai : la peur. La peur inhibitrice, celle qui l’empêche de prendre des risques, de perdre le contrôle. Cette peur qui le maintient dans une vie ordinaire et répétitive. Vieillir le terrifie, parce qu’il sait que ça entraînera des changements inéluctables. Ça va foutre en l’air son monde réglé au millimètre. En recollant les morceaux avec ce que vous m’avez raconté, je vois une cocotte-minute prête à exploser. En plus, il déteste bosser en équipe et peut vite sombrer dans la paranoïa. Il faut le pousser dans ses retranchements, le fissurer, lui faire perdre ses repères. On va voir ce qu’en pense Maya, mais je pense qu’on devrait pas attendre. On infiltre son quotidien et on fout tout en l’air. Moi, j’ai toujours préféré le chaos à l’ordre. Ça m’a jamais trop réussi, mais qui sait, y a un début à tout, la preuve, je suis ici !

Matthieu termine son verre de saké cul sec, s’essuie la bouche avec sa serviette en tissu et remet de l’eau dans la tasse pour observer à nouveau le fond du verre, hilare.

— Je maintiens que Matthieu est assez « déroutant », mais son analyse est juste, dit Véra avec détermination. Victoria, si on fait dérailler le train avant l’arrivée en gare, on a peut-être une chance d’empêcher l’ascension de JAG. Est-ce que tu peux te concentrer deux minutes sur tes souvenirs de Julien, juste après ma conversation avec Sundial ? Il y a quelques éléments que j’aimerais vérifier. Tu vois ce que je vois ? Ouais, c’est ça !

D’un coup, les deux consciences effarées réalisent la même chose.

— Tu as dit tout à l’heure que si Julien n’avait pas tous les ingrédients, il changeait de recette ? On sait maintenant ce qui lui a permis de réussir son “plat signature”, dit-elle d’une voix tendue. C’est Romy. Elle est devenue son moteur, l’ingrédient secret qu’il lui manquait pour accomplir tout ça.

Matthieu s’immobilise, son verre suspendu en l’air. Le choc le frappe de plein fouet. Romy… Bien sûr. Comment n’y avait-il pas pensé plus tôt ? C’était d’une logique implacable. Elle avait toujours été la clé.

— Have you ever danced with the devil in the pale moonlight ?

Chapitre 54 – Song 2 (Blur)

double vingt - chapitre 54

“A vingt ans, la volonté est reine ; à trente, c’est l’esprit ; à quarante, le jugement.” Benjamin Franklin

Enfermé dans le bureau de Sundial, Julien jubile. Convaincre le « Moustachu » s’était révélé encore plus facile que prévu. Il va sans dire qu’une mallette remplie de billets de 500 francs, posée ostensiblement sous le nez de son interlocuteur, facilite grandement les échanges. En insistant sur l’idée que tout travail mérite une juste récompense — et que les Horlogers paient bien mieux —, il a semé une graine à prise rapide qui donne d’excellents fruits chez les Chrono-Libérateurs.

Pendant ce temps, Maya sème la discorde parmi les partisans d’Ariane Morin. Ses manœuvres sont si efficaces que les revendications fusent de toutes parts. Arc-boutée sur sa posture de démiurge, Ariane Morin est outrée, poussée dans ses derniers retranchements. Jamais elle n’aurait pu anticiper une telle révolution au sein de son propre ordre. La fin est proche.

À l’étage, Romy, vêtue d’une robe achetée à Paris, se brosse les cheveux devant le miroir de la chambre. Elle admire son reflet, ouvre la fenêtre et inspire à pleins poumons l’air frais de la nature, le sourire aux lèvres, satisfaite. Le monde sera bientôt sien.

Grande lectrice, esprit vif et femme de caractère, Romy a toujours su, même de manière intuitive, que les hommes ont besoin d’un « léger » coup de pouce pour accomplir leur destin. Julien n’échappe pas à la règle, et l’idée qu’il puisse croire être à l’origine de toutes ces stratégies et plans l’amuse profondément. Il n’y a pas de place pour l’ego quand on est aussi proche du but, mais Romy avait œuvré dans l’ombre, patiemment, à petits pas. À travers des discussions anodines sur l’oreiller, en écoutant les confidences et les doutes de Julien, elle s’était permise quelques suggestions subtiles, avait posé les bonnes questions et révélé les failles, sans jamais remettre en cause directement son jugement ou le heurter dans sa masculinité.

La devise de Romy a toujours été « Tout ou Rien », avec toutefois quelques ajustements en cas de nécessité. Si Julien s’était avéré trop faible pour mener à bien ses projets, elle aurait probablement trouvé un autre moyen d’atteindre ses objectifs — Maya, par exemple, aurait pu être une alternative. Mais tout va pour le mieux : elle a misé sur le bon cheval. Attention, elle aime beaucoup Julien, c’est un fait, mais elle comprend aujourd’hui pourquoi leur relation n’avait pas fonctionné dans leur futur initial. Ce qui leur avait manqué, c’était ce petit plus qui fait toute la différence : richesse, pouvoir, célébrité.

En revanche, elle éprouve une légère tristesse pour Matthieu, qui, dans un instant, passera du rôle de personnage principal à celui de simple figurant. C’est d’autant plus regrettable qu’il est gentil, généreux, cultivé… mais, contrairement aux apparences, bien moins malléable que Julien. Une menace trop importante. Quant à Maya, si jolie, si pétillante… elle avait trahi leur équipe et les Horlogers, passer à l’ennemi de cette manière, une bien mauvaise idée, scandaleuse même ! D’ailleurs, Julien avait établi une liste de factieux à gérer en priorité une fois le nouvel ordre établi : Matthieu et Maya, bien sûr, le Moustachu, le Board de Chronowatch, à savoir les parents de Victoria, les éminences grises des deux organisations, sans oublier les opposants classiques. Qui d’autre déjà ? Ah oui, pas mal de personnalités politiques, mais ça c’était pour préparer l’avenir, rien de personnel. Sundial bénéficierait d’un traitement spécial. Julien n’avait pas très bien pris la mort de son père, surtout que c’était le Moustachu qui lui avait annoncé la nouvelle (ce qui lui valait d’être sur la liste). Le plus cruel fut d’apprendre que le dispositif de mise à feu avait été actionné par Alejandro pour protéger les secrets de l’ordre. Il avait fait passer les Horlogers avant sa femme et son fils. Pauvre Julien. Romy reprend sa planche à dessin et s’attelle à la tâche. Elle travaille sur des looks, des silhouettes. Impossible de laisser le futur fondateur s’habiller comme Monsieur Tout-le-Monde. Il lui avait laissé carte blanche, ainsi que pour sa nouvelle appellation. Julien Garcia… très bien dans la vie de tous les jours, mais il faut créer quelque chose de plus percutant, facile à retenir et en même temps suffisamment puissant pour l’identifier… JAG… Julien Alejandro Garcia. JAG le fondateur. Romy lève les bras en l’air en signe de victoire. Parfait, absolument parfait.

Matthieu réalise qu’il est pour la première fois seul avec Sundial. Le grand patron ne voulait pas le laisser partir seul en mission, et toutes les autres ressources étaient déjà affectées. Ils sont dans une grosse Mercedes qui paraît bien antique aux yeux du voyageur habitué à son véhicule électrique.

— Toujours à comparer les époques, lui dit Sundial avec un sourire bienveillant.

— Désolé, Monsieur, une sorte de réflexe, je suppose. Mais impossible de nier qu’on a fait de gros progrès dans ce domaine.

— Ne m’en dites pas plus, vous connaissez ma politique sur ce sujet. À propos de politique, que pensez-vous de l’opération ?

— Je ne sais pas quoi vous répondre, Monsieur. Soit vous cherchez à être rassuré et je vais vous dire que tout est sur des rails, soit vous avez un doute et, dans ce cas, je n’aurai d’autre choix que de vous dire que j’en ai aussi et que je trouve le comportement de Julien de plus en plus étrange, pour ne pas dire inquiétant.

Sundial éclate de rire avant d’emprunter un chemin escarpé de bord de mer. Les fenêtres sont grandes ouvertes, et outre le vent chaud de cette matinée d’été, les parfums du Sud les emplissent d’une sorte de joie olfactive. Impossible d’être morose devant un tel spectacle. Les deux hommes, sensiblement du même âge, l’un dans un écrin de vingt ans et l’autre portant sur son visage le poids des ans, observent un instant de silence complice.

— Vous savez, Matthieu, j’apprécie particulièrement ce trait de caractère chez vous. J’appelle ça la franchise au deuxième degré. Seuls ceux qui vous connaissent intimement comprennent où vous souhaitez en venir. Les autres survolent et passent à côté du vrai sens de votre propos. J’imagine que vous l’avez utilisé ad nauseam au cours de votre désormais double existence.

— Vous m’avez percé à jour, Monsieur. Pour être honnête, je ne suis même pas sûr que mes parents aient jamais rien entendu à cela. Ce n’est pas grave, je m’en suis accommodé. Pour parler vrai, comme on dit ici, Julien est à mon avis en train de devenir complètement dingue. Le plan est bon, mais il y a des zones d’ombre, un truc que je ne sens pas. Ce n’est pas directement en lien avec Maya, même si je persiste à croire que l’avoir envoyée là-bas est une folie. Maintenant il m’envoie à l’autre bout du monde pour former soi-disant une équipe dissidente ralliée à nos forces. Si je n’étais pas avec vous, je me dirais que c’est un piège.

Matthieu tourne la tête et, en regardant Sundial, éclate de rire à son tour.

— Monsieur, vous avez une faculté étonnante de fermer ou d’ouvrir totalement votre visage. Ne dites rien, j’ai compris, on y va tout droit, c’est ça.

— Mon jeune ami, j’aurais peut-être dû m’appuyer un peu plus sur vous, plutôt que de ne m’appuyer que sur Monsieur Garcia.

— Il est le fils de votre ami. Il était le mien jusqu’à présent, à moins que je ne me sois trompé. On était peut-être plus des copains de circonstance. Si chacun avait eu une vie normale, on n’aurait sans doute pas passé autant de soirées à refaire le monde ou à ruminer sur un passé idéalisé. Ceci explique cela. Malgré tout, je pense que vous n’avez aucun reproche à vous faire. J’aurais fait pareil. Si on s’en sort, va falloir trouver un moyen de mettre un terme à ce conflit sans créer de dommages supplémentaires. En tout cas, cela aura au moins le mérite de nous permettre de vérifier l’efficacité des cours de Marc, en situation hyper hostile.

— J’ai plus de doutes sur sa santé mentale que sur ses compétences militaires. Que suggérez-vous ?

— On joue le jeu à fond, et si ça se complique… vous vous mettez à l’abri et je me mets en mode Call of Duty.

— Ne m’en dites pas plus. Le plus important, c’est que vous soyez prêt. On est bientôt arrivés.

Chapitre 55 – I Wanna Be The Only One (Eternal)

double vingt chapitre 55

“Chacun est prisonnier de sa famille, de son milieu, de son métier, de son temps.” Jean d’Ormesson

Maya n’est pas particulièrement ravie de voir débarquer Victoria et Matthieu dans son antre. Sango Games est son sanctuaire, et il vaut mieux ne pas le profaner sous peine d’en subir les conséquences. Matthieu se dissimule derrière Victoria ; son dernier échange avec Maya au XXIe siècle n’était pas spécialement poétique, bien que très coloré sur le plan verbal. Il fait de son mieux pour se rassurer : « Elle a sûrement oublié… ou plutôt, elle n’a jamais eu de raison d’y penser, détends-toi, tout va bien », se répète-t-il, en jetant un coup d’œil par-dessus l’épaule de Victoria, à qui il colle comme une ombre.

— Mazette, la comtesse et son laquais. La journée avait pourtant bien commencé. Qu’est-ce que vous me voulez cette fois ?

— Est-ce qu’on peut te parler ? C’est très sérieux, Maya, dit Matthieu avec un certain aplomb.

— Moi, je vais te parler sérieusement, tocard. Déjà, tu me files mes 500 balles pour la beuh que je t’ai donnée le mois dernier. Et arrête de te planquer derrière elle, c’est gênant à la fin !

— On pourrait peut-être s’épargner une conversation inutile, non ? Tu veux l’adopter, Victoria ? dit-elle en jetant un regard dédaigneux au voyageur, mal à l’aise. Mais grand bien te fasse, après tout, vous les nantis, vous aimez bien vos œuvres de charité.

Matthieu, la trouvant plutôt de bonne humeur, se lance :

— Ça va, Zendé, t’as gagné. Tiens, tes 500 balles. Matthieu fouille dans ses poches, regarde le plafond, derrière lui… Bredouille. Bon, je ne les ai pas sur moi, mais promis, je te les donne tout à l’heure. Mais crois-moi, tu vas adorer ce qu’on va te raconter.

— Comment tu m’as appelée ?

— Zendé, parce que tu ressembles à Zendaya, et c’est le nom d’un personnage dans Scream Queens avec Emma Roberts. T’as toujours kiffé ce surnom.

— Mais qu’est-ce que tu racontes ? Attends, bouge pas. “Monsieur, puis-je vous renseigner ?”, dit-elle d’une voix si enjouée et douce que Matthieu est sur le point de confier à Victoria qu’elle doit avoir plusieurs personnes dans sa tête pour changer de ton et d’attitude aussi rapidement. Mais comme Victoria vit réellement cette situation, ce n’est sans doute pas l’idée du siècle. Matthieu profite donc de cette interruption inopinée pour parcourir d’un regard émerveillé les vitrines remplies de trésors estampillés Nintendo, Sony, Sega… extatique, il pointe du doigt une rangée vitrée.
— Viens voir, Victoria, c’est une dinguerie, ils ont même des tamagotchis !

Maya tente de faire abstraction de Matthieu, mais sa curiosité commence à être piquée. Il doit vraiment y avoir quelque chose d’intéressant pour qu’il soit encore plus con que d’habitude. Évidemment qu’elle a des Tamagotchis en rayon. Il lui en avait même acheté un la semaine dernière et l’avait fait crever en moins de trois jours. D’ailleurs, elle l’avait envoyé se faire voir quand il avait demandé un remboursement. Et non, la créature ne peut pas mourir d’étouffement parce qu’il la garde dans sa poche trop près de ses parties intimes.

— Monsieur, c’est un magasin de jeux vidéo, je ne vends pas de cartes à jouer.

— Mais il y a bien marqué “jeux” sur votre façade, je suis formel. En conséquence, j’exige de pouvoir acheter un jeu de cartes, car j’ai une partie de bridge ce soir.

— Je suis désolée, mais les jeux que nous vendons se branchent sur le téléviseur ou fonctionnent avec des piles.

— Ah, ça, c’est fort de café, mademoiselle ! En 1997, il n’y a plus de jeux de cartes ? Que des trucs bidule qui pervertissent notre jeunesse ? J’imagine que vous n’avez pas de puzzles non plus.

Avant que Maya ne réponde, Matthieu s’interpose entre elle et le client :

— Bon, je vais être très clair, papy (il devait avoir cinq ans de moins que Matthieu en 2024), c’est pas ici que tu vas trouver ton bonheur, et encore moins passer tes nerfs. Sinon, ta partie de bridge, tu vas la jouer avec ton dentiste. Alors, tu vas faire un joli demi-tour, direction le Forum des Halles. Tu descends l’escalator, si mes souvenirs sont bons… et là, “truc de ouf”, une Fnac ! Profites-en bien maintenant parce que le concept n’est pas éternel. En tout cas, je suis sûr que tu trouveras tout ce que tu cherches : tes petites cartes de peine-à-jouir, tes puzzles de couilles molles, tes petits chevaux de tarlouze et même ton jeu de l’oie de sac à merde. Maintenant tu ripes, on est occupés, dit Matthieu, le rouge aux joues, en lui indiquant la sortie.

Le client éconduit tente d’attirer une dernière fois l’attention :

— Mais c’est un comble ! Comment osez-vous me parler ainsi ? Vous savez qui je suis ?

— Non, mais je t’assure qu’à l’autopsie, ils ne le sauront pas non plus, compris ?

Vaincu, l’autoproclamée personne importante quitte les lieux non sans proférer quelques insultes à bonne distance de Matthieu.

— Tu sais que c’est un magasin ? Le but, c’est d’encourager les clients à acheter, pas de les menacer de mort, dit Maya, mi-effarée, mi-amusée.

— Merci, je le saurai pour la prochaine fois. C’est bon, maintenant on peut enfin discuter ?

Victoria la regarde avec insistance. Matthieu reprend sa visite de l’échoppe comme si c’était la première fois qu’il venait ici. Maya n’a pas d’autre choix que d’invoquer une urgence pour se débarrasser des quelques clients qui lisent les comics plutôt que de les acheter. Elle ferme la porte et retourne le panneau “Ouvert” à la suite du dernier client.

— Bon, dépêchez-vous, et j’espère que ça vaut le coup.

Victoria, relayée par Véra, raconte à nouveau le récit de Sundial, complété par les informations de Matthieu et leurs dernières péripéties. Comme Matthieu, mais avec l’avantage de venir du XXIe siècle et d’être plus perméable à ce genre d’histoires, Maya passe par toutes les expressions possibles.

— Je peux m’asseoir ? C’est complètement dingue. D’un autre côté, je ne peux pas faire autrement que de vous croire. Personne ne pourrait inventer un truc pareil. J’imagine qu’on peut s’affranchir des étapes que vous m’avez racontées. La priorité, c’est effectivement de se mettre en sécurité, prévenir l’aéroport comme vous l’avez convenu, casser le lien entre Julien et Romy, ou en tout cas, faire en sorte que rien ne se passe comme la première fois.

Elle se retourne et observe Matthieu, en train de se démener sur International Superstar Soccer sur la N64. Il avait remporté tous les tournois organisés à Sango sur ce jeu depuis sa sortie… si elle avait eu des doutes, rien que ça aurait suffi à la convaincre de la réalité de son récit.

Chapitre 56 – Just because you feel Good (Skunk Anansie)

double vingt - chap 56

“Espérer, c’est démentir l’avenir.” – Emil Michel Cioran

Ils sont six. Trois horlogers et trois chrono-libérateurs, tous en tenue paramilitaire. Depuis le ralliement des hommes d’Ariane Morin, Julien insiste pour respecter la parité dans les équipes. La confiance n’excluant pas le contrôle, chacun garde un œil sur l’autre, ajoutant même une dose de zèle supplémentaire, car se faire bien voir par le nouveau patron est devenu leur priorité. Des hangars et des entrepôts s’étendent à perte de vue, comme lors de la première sortie de Matthieu. Ironiquement, ils sont là pour récupérer l’inhibiteur mémoriel qui avait été testé sur lui lors de cette même soirée.

Sundial est sur ses gardes. Il ne reconnaît aucun des agents présents, bien qu’il ait passé toute sa carrière à la tête des horlogers à connaître chaque membre de l’organisation. Ce silence pesant lui rappelle les prémices des batailles les plus sombres de la guerre entre horlogers et chrono-libérateurs. Rien de bon en perspective. Matthieu, quant à lui, est plongé dans un silence lourd de réflexion. Le cerveau d’un homme de 47 ans dans le corps d’un jeune de 20 ans. Il devrait se sentir en pleine forme, prêt à affronter tout ça, mais une étrange mélancolie l’envahit. Il repense à son passé récent et lointain, établit des comparaisons. Il aurait pu faire mieux, c’est certain, mais il revient de loin. Dans l’ensemble, il peut être fier de lui.

Le ciel est radieux, bleu azuréen, et quel que soit le combat à venir, il se battra sans retenue pour Maya, pour lui-même, pour le futur. Il pense aussi à Victoria, à celles et ceux qui ont croisé son chemin. Une sensation sourde de regret le saisit à la gorge. Comment ont-ils pu en arriver là ? Sur les six personnes présentes, seules deux semblent représenter une véritable menace, mais il sait qu’il ne faut pas se fier aux apparences.

— Messieurs, nous venons de localiser l’inhibiteur, hangar 18.

Matthieu jette un regard résigné à Sundial.

— C’est parti.

Chaque pas est lourd de sens pour Matthieu. Il n’arrive pas à détourner son esprit de ce qui est en train de se produire. Ils s’apprêtent à affronter une version déformée de Julien, un jeune homme qu’il a toujours considéré comme un ami, quelqu’un de fiable. Mais cette guerre l’a changé. La mort d’Alejandro a tout fait dérailler. Il tente d’utiliser sa vision périphérique pour analyser la provenance des risques potentiels : des snipers sur les containers, une équipe embusquée… La map est trop vaste. La réalité ici est bien plus cruelle qu’un simple jeu de tir à la première personne. Aucun “game over”, aucune possibilité de recommencer une partie. Il sourit amèrement en repensant aux nombreuses parties qu’il a perdues sur les jeux de tir, depuis Duke Nukem et Doom jusqu’à Black Ops ou Halo Infinite. Il a toujours préféré les jeux de sport et les RPG. Ici, il n’y a pas de respawn. C’est la vie réelle, avec toutes les conséquences qu’elle implique. Ils s’engouffrent dans le hangar, plongé dans une obscurité totale. Soudain, les néons s’allument, annonçant l’arrivée de la lumière artificielle par leur bruit lancinant et caractéristique. Après quelques flashs et une relative stabilisation, ils aperçoivent au centre de la pièce la fameuse machine, ni impressionnante ni anodine, juste un assemblage de pièces métalliques et de fils électriques. Matthieu, suivi de Sundial, s’avance. La porte se referme derrière eux, un cliquetis indiquant le caractère définitif de la situation. Ça y est, plus de sortie de secours. Inutile de se retourner. À quoi bon regarder derrière soi quand on est condamné à se prendre une balle dans la nuque ?

Une voix acerbe résonne dans la pièce. En face de lui, Julien et Romy. Un pauvre couple de gamins vêtus de fringues excessivement chères, se prenant pour des super-vilains de cinéma. Julien a changé. Le petit gars discret, dont le regard trahissait autrefois une certaine insécurité, semble avoir disparu. À sa place, un homme en colère, en quête de vengeance.

— Putain, mais t’as grandi, Julien. C’est des talonnettes ou tu te tiens sur une caisse en bois pour faire croire que t’as la taille requise pour faire le Space Mountain à Disney ? Si vous pensez m’impressionner, vous vous trompez. Même Sundial est mort de rire, et pourtant, c’est pas le genre à se marrer, même devant The Office ou Very Bad Trip.

Julien éclate de rire, un éclat sombre, dénué de toute joie. Ce n’est pas un homme en souffrance, mais un homme qui a déchiré tous ses liens avec le passé. Un rire libéré.

— Matthieu, Matthieu, Matthieu… commence-t-il, les mains croisées derrière le dos, comme s’il marchait dans un souvenir. Je sais, tout ça te dépasse. Mais nous sommes à l’aube d’une révolution. Horlogers, chrono-libérateurs… ces concepts sont déjà des ombres, des vestiges. Il est temps de donner au monde un nouvel horizon. Toi et moi, nous avons entrevu ce qui attend l’humanité, mais je vais t’épargner les détails. Tu les trouverais certainement « machiavéliques », mais ça n’a plus d’importance. Ce que je veux vraiment, ce sont tes souvenirs. Sundial, j’aurai besoin de vous pour configurer la machine. Malheureusement Ariane Morin ne pourra plus nous aider. Elle repose désormais dans un autre monde… comme mon père.

Julien marque un long silence que personne n’ose briser.

— Vous saviez, Sundial, vous saviez tout. Sacrifier Alejandro ? C’était votre erreur. Madame Morin, au moins, a eu droit à un verre de Haut Brion 1989. Poétique, non ? Je dois remercier Romy pour ça.

Romy se tient en retrait, silencieuse, ajustant une mèche de cheveux d’un geste presque absent. Ses lèvres rouges et luisantes, comme un fruit mûr dans un jardin d’hiver, contrastent violemment avec le sourire froid qui les étire.

Elle s’avance enfin, ses talons frappant le sol dans un rythme lent et mesuré, son regard glissant sur Sundial et Matthieu comme une caresse glacée.

— Ce n’est jamais la violence qui gagne, murmure-t-elle. C’est l’invisible. L’élégance des coups portés dans le noir… quand le jeu se termine sans que personne ne l’ait vu venir.

Le rouge de ses lèvres, comme une tache de vie au milieu de l’acier froid qui les entoure, est l’unique éclat dans cette pièce morte. Sundial baisse les yeux. Il sait. Ils savent tous les deux que cette partie est terminée depuis longtemps.

— Nous sommes perdus, souffle Sundial dans un murmure presque inaudible. Je ne sais plus quoi faire.

Matthieu tente, en vain, de trouver une faille dans cet espace clos, ses pensées tournant à toute vitesse, mais chaque regard qu’il pose sur Romy et Julien ne lui renvoie que l’évidence : ils ont déjà gagné.

Julien observe la scène, détendu, comme s’il assistait à une simple répétition d’un spectacle qu’il connaît par cœur.

— Mes chers amis, tout a été dit. Il est temps de partir. Je vous réserve encore quelques surprises.

Sans ménagement, Sundial et Matthieu sont projetés à l’intérieur d’un camion stationné devant le hangar. Le froid du métal leur mord la peau, les chaînes résonnent autour d’eux. Les yeux bandés et menottés, ils ne savent pas où ils vont. Mais au fond d’eux, ils n’ont plus besoin de le savoir.

Chapitre 57 – Last Resort (Papa Roach)

Ne demande point que les choses arrivent comme tu les désires, mais désire qu’elles arrivent comme elles arrivent, et tu prospéreras toujours. … Epictète

L’affaire du « portable de l’aéroport » défraye la chronique jusqu’à un point inattendu, Jacques Chirac, président de la France en 1997 s’est fendu d’une allocution télévisée parlant d’une « menace pour la sécurité intérieure qu’on ne saurait toléré et que … tous les services de l’état sont mobilisés pour faire la lumière sur cette affaire », de son côté le candidat socialiste incriminé dans l’histoire s’est refusé à tous commentaires.

Je ne sais pas si on doit se réjouir ou avoir peur, les horlogers doivent être en alerte maximale et je te rappelle que tu es porteur de la trace du temps.

Véra par l’intermédiaire de Victoria se fait sentencieuse.
Tout avait trop bien fonctionné. Point positif. les chrono-libérateurs se retrouvent sur la touche pour une durée indéterminée, en revanche Sundial et son équipe n’en resteront pas là, une violation du continuum d’au moins 10 sur l’échelle de la grande aiguille, si tant est que cela existe, c’est limite une déclaration de guerre. Matthieu hésite à exprimer tout haut sa plus grande interrogation. Maya qui manifestement se pose la même question a moins de scrupules.

Véra, comment se fait-il que tu sois encore dans l’esprit de Victoria ? L’avion n’a pas décollé, donc ta mère est toujours en vie, logiquement tu as suivi une trajectoire de vie différente…

Je suis d’accord avec toi Maya, mais on est pas dans un film où il est nécessaire d’apporter au spectateur une explication même bancale pour qu’il ait l’impression d’être un génie en physique quantique. Il faut accepter parfois de ne pas avoir de réponse satisfaisante et faire avec, on peut appeler ça destin, dessein, vocation, si j’étais croyante j’attribuerai cela à une force supérieure, scientifique à une dissociation de flux temporels et pessimiste à l’échec de notre mission. L’important est que je sois encore là et qu’on aille botter le cul de JAG, maintenant que j’ai un accès complet à la mémoire de Victoria, c’est encore pire que ce que je pensais. Même au contenu privé ? s’interroge Victoria inquiète. Oui et je comprends mieux tes sentiments à son égard. On l’aidera à faire le bon choix, j’ai ma petite idée. En revanche j’ai vu d’autres trucs, j’espère que Matthieu ne va jamais tomber la dessus, il en ferait une crise cardiaque. Tu fais de l’humour maintenant ? On déteint sur toi. J’en ai bien l’impression !

Chapitre 58 – People Get Ready (Jeff Beck et Rod Stewart)

double vingt - chapitre 58

« L’avenir n’est pas ce qui va arriver mais ce que nous allons faire » Henri Bergson

Maya tremble de tout son corps. Le QG des Chrono-Libérateurs ressemble à un coffre-fort blindé. Depuis plusieurs jours, elle essaie de s’échapper par tous les moyens, mais toutes les issues sont verrouillées et sous haute surveillance. Elle se sent piégée, comme un rat. Plus que les conditions de détention, c’est la vérité qui l’accable. Romy et Julien ont masqué leur jeu jusqu’au bout, aussi imprévisibles que diaboliques. Maya, habituellement si intuitive, n’a rien vu venir. Ariane Morin encore moins. Le couple maudit a renversé le palais sans armes ni violence, simplement à coups de billets de banque. À leur arrivée au QG des Chrono-Libérateurs, Maya s’est jetée dans les bras de Romy, croyant retrouver sa meilleure amie. Mais le regard froid de Romy l’a instantanément dissuadée de se montrer trop expansive. Elle a d’abord pensé que c’était la pression, la fatigue. Mais non, c’était un coup d’État.
Les mots de Romy sont gravés dans son esprit : « Emparez-vous d’elle et enfermez-la dans sa chambre. Un garde doit être posté 24/24 devant la porte. Elle sera jugée lors d’une audience spéciale pour traîtrise et complot. » Maya a cru défaillir. Incapable de se contrôler, elle a pleuré de rage, de colère, de haine et surtout de peur pour Matthieu. Que va-t-il devenir ? Il est une menace bien plus grande pour l’apprenti dictateur qu’est devenu Julien.Maya tremble de tout son corps. Le QG des Chrono-Libérateurs est comme un coffre-fort blindé, cela fait des jours qu’elle tente par tous moyens de s’échapper mais les issues sont verrouillées, hautement gardées, elle se sent piégée comme un rat. Hormis les conditions de détention, le plus dur a été d’accepter la vérité. Romy et Julien ont parfaitement masqué leur jeu jusqu’au bout, aussi imprévisibles que diaboliques, elle qui d’ordinaire est si intuitive n’a rien vu venir. Ariane Morin encore moins. Le couple maudit avait renversé le palais de la reine sans armes ni violences à coup de billets de banque, le nerf de la guerre comme on dit. À leur arrivée au QG des chrono-libérateurs, Maya s’était précipitée dans les bras de Romy pensant retrouver sa meilleure amie. Le regard dur comme la pierre de Romy l’avait dissuadée de se montrer trop expansive, elle avait naïvement pensé que c’était à cause de la pression et de la fatigue mais il s’agissait d’un « coup d’état ». S

Le soir même, Julien et Romy l’ont « conviée » à un dîner dans la grande salle à manger. Julien et Romy sont à la tête de table. Maya, menottée à la cheville, est assise en face d’Ariane Morin. Plusieurs gardes armés se tiennent prêts à intervenir. Julien délire sur sa vision d’un nouvel ordre mondial, une dictature d’une envergure jamais vue, où sa connaissance du futur, enrichie par les données des Chrono-Libérateurs et des Horlogers, lui donne carte blanche pour réviser et remodeler l’avenir à sa guise. Tout en servant un verre de vin à Ariane Morin, qui n’a toujours pas dit un mot, Julien ruine les derniers espoirs de Maya de voir Matthieu venir la sauver.
Juste avant de porter le verre à ses lèvres, Ariane fixe intensément Julien puis s’arrête sur Romy :
 »J’ai écouté vos projets avec intérêt… pour mon organisation, la France, le monde. Malgré votre fougue juvénile, je ne peux que reconnaître la logique de votre plan. Mais en vous érigeant en démiurge, vous devenez ce que vous combattez. Vous trouverez toujours des opposants, qu’ils viennent d’hier, d’aujourd’hui, ou de demain. J’en suis la preuve vivante… jusqu’à ce que ce verre soit vidé. Mon erreur a été de mépriser les faiblesses humaines. J’ai cru que la cause primait sur tout, mais elle ne vaut rien face à un billet de 100 francs. Pire encore, j’ai pensé que personne n’oserait s’attaquer à un colosse… Je peux aujourd’hui témoigner que les pieds d’argile ne sont pas qu’une légende. Pour finir, je porterai mon dernier toast à la mémoire de votre père, un homme admirable. Il a souvent hésité entre les Horlogers et nous, mais ses liens avec Sundial l’ont empêché de faire le bon choix. Avec lui à nos côtés, nous n’en serions pas là aujourd’hui, mais c’est ainsi. »
Maya bondit pour empêcher Ariane de boire le vin empoisonné, mais c’est trop tard. Ariane s’effondre sur la table avant même de finir son verre. C’est fini. Romy, fascinée, observe la scène tandis que Julien continue de manger. Il trouve le cadavre encombrant et inconvenant. Il ordonne aux gardes de faire le nécessaire. Ils obéissent en silence. Maya, en état de choc, est raccompagnée dans sa chambre, dont elle ne ressortira plus… jusqu’à maintenant.

La porte s’ouvre avec fracas, deux ex chrono libérateurs avec qui elle avait eu l’habitude de partager des rires et des clopes durant sa mission de déstabilisation, le visage grave et décorés de nouveaux insignes qu’elle voit pour la première fois, l’entraînent à l’extérieur de la résidence, pour se rendre dans le vaste chai attenant à la propriété, transformé en tribunal par celui qui a pris le nom de JAG.

– Accusés, levez vous !

Maya broie la main de Matthieu. À sa droite, il adresse un timide sourire à Victoria. Apolline, sa sœur, est accrochée à elle, les yeux rougis de larmes. Leur père et leur mère, dignes et droits, pensent qu’il s’agit d’une simple méprise. Trop riches et puissants pour être jugés surtout par pareille assemblée, ils ne croient pas que la justice puisse les atteindre. Sundial, assis au premier rang avec Maya et Matthieu, hoche la tête de droite à gauche, dépité. Dans les gradins, il reconnaît ses agents, ses administrateurs, ceux qui avaient juré loyauté et fidélité aux Horlogers. L’humanité dans ce qu’elle a de plus méprisable.

Sur les bancs arrières, les plus zélés des deux organisations, ceux qui préfèrent la mort à la trahison. Sundial s’interroge. A-t-il créé un monstre ou simplement ignoré la véritable nature du couple maudit ? Sa réflexion est interrompue par Louis, devenu procureur, qui annonce les chefs d’accusation : haute trahison, complot, rébellion, meurtre, crime contre l’humanité, détournement de fonds. Chaque regard dans les travées exprime mépris et colère. Tous les anciens Horlogers et Chrono-Libérateurs sont présents. Julien, ayant instauré la rémunération pour la présence, s’assure qu’aucun ne manque à l’appel.

JAG et Romy président l’audience, leurs visages impassibles, leurs yeux dénués de toute émotion. Les condamnations se succèdent sans débat. En moins d’une demi-heure, 60 personnes sont condamnées à mort. Les gardes les escortent hors du tribunal, certains en pleurs, d’autres insultant leurs anciens camarades.
Le tour de Victoria et sa famille arrive.

Ils n’ont même pas la possibilité de se défendre. Pour JAG, il est évident qu’ils se sont enrichis grâce à Chrono-Watch aux dépens des Chrono-Libérateurs. Même s’il le regrette, il doit éliminer toute la lignée pour éviter des représailles futures. « Comme le dit l’adage, la loi est dure mais c’est la loi. On ne va pas commencer à faire des exceptions, c’est une source de chaos et de désordre, n’est-ce pas ? »

Romy, les yeux brillants, sourit largement. « C’est à eux qu’il faut le demander ! » Elle se lève, bras écartés : « Êtes-vous avec nous ou contre nous ? » La foule acclame avec ferveur.

Romy attend que le silence revienne avant de reprendre. « Merci mes amis. C’est avec vous que nous construirons un nouveau monde. Aujourd’hui marque leur fin… » dit-elle en désignant les accusés. « … et votre début ! » Le vote, bien que légèrement plus partagé, mène au même résultat : mort par injection létale.

Couvrant les cris d’effroi de Victoria et de ses proches, Matthieu hurle à l’attention de Julien :
« Espèce de fils de pute ! Pauvre taré, je te jure que si tu touches un seul de leurs cheveux, je te poursuivrai jusqu’en enfer ! T’es mort, connard ! Et toi, la salope en chef, tu supplieras pour qu’on t’achève. Je vous maudis, corps et âme ! Et vous, là, des putains de lâches qui tuent une enfant… Qu’est-ce que vous direz pour vous regarder encore dans un miroir ? »

Julien frappe du maillet pour obtenir le silence :
« Un peu de calme, je vous prie. Monsieur Dumas, sauf erreur de ma part, ce n’est pas encore votre tour. Vous nous faites perdre du temps, et on est presque à l’heure du déjeuner. Les chefs nous ont préparé un banquet magnifique. »

Matthieu éclate de rire :
 »Mais t’es complètement cinglé, mon pauvre ! Toi et ta pute, vous allez morfler. »
Julien fait un signe à un garde, qui taser Matthieu. Il s’effondre sur son siège. Maya tente de le réveiller en le secouant.
 »Ahhh l’enculé… je m’y attendais pas… Ça va Maya, tu peux arrêter de me secouer… putain, ça fait moins le malin quand c’est du 1v1 ! »

Sundial avance vers la barre. Adulé de ses équipes et respecté par ses opposants, il écoute attentivement les élucubrations de son ancien aide de camp.
« Merci, Louis, tout est beaucoup plus clair maintenant. J’espère que personne ici ne se laissera abuser ? » Il scrute la salle, lançant un regard circulaire plein d’espoir vers les gradins. « Quelle est la légitimité de ce tribunal ? Oui, le président de cette assemblée a 27 ans d’avance sur nous, c’est un fait. Mais nos ordres ont toujours fonctionné avec une opposition nécessaire et féconde, entre le maintien du continuum temporel et son bouleversement parfois indispensable. Je comprends et j’entends votre mécontentement parfaitement légitime. Je reconnais que nous avons négligé vos besoins élémentaires, mais tout n’est pas perdu. » Il se tourne directement vers l’assemblée.
« Molina, comment vont tes enfants ? Et ta femme, a-t-elle reçu la corbeille de fleurs que je lui ai envoyée ? Bongrand, est-ce que ton nouveau poste, adapté à ton problème de dos, te convient ? »
– Je ne les ai jamais considérés comme des employés
– Encore pire ! Vous êtes coupable, la mort d’Alejandro Garcia vous incombe entièrement
– Et je vivrai toute ma vie avec cet atroce souvenir
– Rassurez vous ce ne sera pas long ! Nous allons procéder au vote à main levée. Le choix est simple, oui à l’avenir ou non au progrès, n’ayez aucune peur d’agir en âme et conscience sans crainte de représailles.

Les mains parfois timides ou plus franches se lèvent une à une, formant une large majorité.

« Monsieur Sundial, » dit Julien en se levant, la voix lourde de pouvoir, le torse bombé, les yeux mi-clos. « Le jury populaire a décidé à l’unanimité de vous condamner à mort. Croyez bien que cela ne me réjouit pas, mais c’est ainsi. Gardiens Fondateurs, accompagnez le condamné vers l’antichambre du dernier voyage, je vous prie. »

Julien se rassied et consulte sa montre.
 »Très bien. Il nous reste à fixer les peines pour ces deux charmantes personnes. Romy, quelle heure est-il ? » Romy tend son bras, exhibant une montre Cartier flambant neuve. « Ok, on va faire les deux en même temps. La priorité, c’est le banquet. Avez-vous quelque chose à dire pour votre défense ? »
« Ouais, t’es une pute, une salope, et je vais te casser les dents, pauvre taré. » Trois gardes tentent de calmer Matthieu.
Julien lève les yeux au ciel, tapotant sur le bureau :
 »Quelque chose d’utile ou un changement de registre, c’est possible ? »
Matthieu lui adresse un doigt d’honneur. Maya, quelque chose à ajouter ? Elle fait de même et embrasse Matthieu à pleine bouche.
 »Je t’aime. »
 »Je sais. »
Elle le regarde, stupéfaite.
 »Quoi, Star Wars, c’est une valeur sûre dans ce genre de situation ! »
« On vous dérange ? » Romy baille, amusée.
« Toi, je ne suis pas ravi de t’avoir connue. Fais la belle maintenant. La roue tourne, karma, tout ça. N’oublie pas qu’il a 20 ans à l’extérieur, mais 47 à l’intérieur… Ça va être chouette vos 50 ans. Je te laisse faire le calcul, poufiasse. »
Julien reprend, toujours amusé par la situation :
 »Bref, au nom de notre passé et avenir, je vais faire preuve de clémence. Tu seras soumis à l’inhibiteur temporel. Tu erreras dans les limbes du temps jusqu’à ton dernier souffle. Maya, ton châtiment sera de rester auprès de Matthieu pour le surveiller. Il semble qu’un dispositif soit relié au caisson. Sans activation régulière, au bout d’un certain temps… pouf. » Julien fait un geste équivoque.
Affolé, Matthieu prend Maya par les épaules et la secoue.
 »Tu n’écoutes pas ce taré. Tu laisses le truc imploser. On s’en fout, hors de question que tu passes ta vie à ça ! »
Le sourire de Maya est la plus belle chose que Matthieu ait vue au cours de ses vies.
 »Promets-moi de ne pas faire une connerie pareille, je t’en supplie. »

Julien conclut :
« Gardiens Fondateurs, vous pouvez les emmener, avec les autres. Bien, c’est ainsi que se termine notre audience. Avant de nous retrouver pour un moment de partage et de convivialité, où nous procéderons à la distribution de vos primes, j’aimerais que nous procédions à un dernier vote de confiance. Est-ce que vous voulez un avenir meilleur pour vos enfants ? Est-ce que vous voulez dire non à la précarité et oui au bonheur ? Voulez-vous que les voyages temporels soient encadrés et contrôlés ? Voulez-vous être maîtres de l’avenir ? »

Les vivas et hourras explosent des gradins, encourageant Julien à aranguer ses nouveaux fidèles avec toujours plus de ferveur. Il descend de l’estrade, plonge dans la foule avec son micro, faisant des promesses à tout-va, un mélange de tribun, de pasteur et de rock star. Les acclamations l’emplissent d’une immense confiance. Romy, extatique, hurle son nom comme une groupie. Les JAG, JAG, JAG scandés dans la salle sont si puissants qu’ils résonnent même dans la geôle voisine, où les prisonniers, accablés, ne peuvent qu’entendre cette emprise. Seuls quelques anciens Horlogers et Chrono-Libérateurs hochent discrètement la tête en signe de désapprobation.

Matthieu, ragaillardi par cette folie, refuse d’abdiquer. Il rassemble les condamnés pour échafauder un plan d’évasion. « Après tout, je suis entouré des plus grandes menaces contre ce nouveau régime. Ensemble, on peut s’en sortir. »
 »Matthieu a raison, » acquiesce un compagnon. « Je me refuse à croire qu’ils ont tous tourné casaque. »
 »Je vous en prie, sauvez mes filles ! » La mère d’Apolline et Victoria implore Sundial, qui tente de calmer sa crise d’hystérie.
Matthieu, suivi de Maya, se dirige vers Victoria et sa sœur, qui s’accroche à sa jambe. La petite fille, terrorisée, se jette dans les bras de Matthieu, qui la réconforte. Victoria, d’abord noire de colère, adoucit son regard.
 »Sympa, ton pote. Tu t’entoures toujours aussi bien. »
« Ton Lionel n’est pas mieux. Il avait l’air de bien se marrer dans les gradins, comme un poisson dans l’eau avec ses collègues, non ? »
« Oui, on a tous fait des erreurs, je crois, » répond Victoria, plus douce.
** »On verra ça quand on sera sortis de ce merdier. On doit organiser un plan d’évacuation. Être prêts à agir dès que la porte s’ouvrira. Julien peut bien s’improviser dictateur, mais il n’a aucune tactique militaire. Il n’a jamais géré une mutinerie. Et surtout, c’est un homme d’habitudes. Ce sont toujours les mêmes gardes qui nous surveillent ou nous escortent. »

Matthieu réclame le silence et commence à élaborer un plan avec ses compagnons d’infortune.

– Sil vous plait ! Merci ! Très bien, je ne peux pas vous contraindre, ni vous obliger, vous devez librement agir en âme et conscience. Bien que nous soyons peu ou prou tous soumis à une condamnation à mort, je comprendrai si vous ne souhaitez pas prendre part à notre projet. L’idée est simple, je vous la soumet et si vous adhérez, on se lance. Sinon on se reverra en enfer ou au paradis, je ne garantis pas que l’on va tous s’en sortir, mais ce sera toujours mieux qu’aucun de nous.
Matthieu prend un bâton et dessine sur le sol terreux.

« Nous allons adopter une tactique que j’ai vu dans la série Arrow, à moins que ce ne soit Bienvenue à Zombieland ou un match de football américain. Je ne m’en souviens plus très bien mais il d’après mes souvenirs ça a bien fonctionné » Matthieu prend un instant pour évaluer l’assemblée, s’assurant que tout le monde comprend la gravité de la situation. « La contrainte majeure, c’est d’être prêts à agir à n’importe quel moment. Dès que la porte s’ouvre, la première vague, constituée des plus costauds, fonce dans le tas. Leur rôle est de désarmer ou d’assommer les gardes aussi rapidement que possible. Pas de fioritures, juste de l’efficacité. »
Il fait une pause, son regard s’attardant sur les plus robustes du groupe, cherchant leur approbation silencieuse. Quelques hochements de tête lui confirment qu’ils sont prêts.
« Derrière eux, la deuxième vague se place immédiatement à gauche et à droite, pour bloquer les assauts latéraux. Leur rôle est crucial : ils doivent maintenir la ligne et ouvrir une brèche, à tout prix. » Son ton se fait plus grave. « Au centre, les plus fragiles. L’objectif, c’est de leur permettre de passer à travers la brèche que l’équipe latérale aura créée. Une fois qu’ils sont dehors, c’est notre priorité. »
« La vague arrière, » continue-t-il en regardant les volontaires pour cette position, « protégera le cortège des plus vulnérables et de ceux qui auront réussi à se débarrasser de leurs opposants. Ce sera la dernière ligne de défense. Si quelqu’un parvient à entrer dans notre formation, vous devrez le neutraliser, sans hésiter. »
Un silence pesant s’installe alors qu’il laisse le plan s’imprégner dans les esprits.
« J’ai vu les regards de certains de vos anciens collègues. Ils n’oseront jamais tirer sur vous, même pour de l’argent. Et Julien n’a pas encore assez de légitimité pour obtenir d’eux ce qu’il veut. » Un murmure d’assentiment parcourt l’assemblée. « Je suis sûr que nous recevrons de l’aide, que ce soit des Horlogers ou des Chrono-Libérateurs. Ils nous verront agir avec détermination, cohésion, et volonté. »
Matthieu s’approche du groupe central, renforçant l’importance de ce point. « Mais si nous partons à l’échafaud tête basse, il en sera fini de nous. »
Un des costauds lève la main, un sourire crispé sur le visage. « Et si ça tourne mal ? S’ils déclenchent une alarme ou appellent des renforts ? »
Matthieu s’y attendait. « Bonne question. Si un imprévu survient, la dernière vague, vous, serez prêts à intervenir comme renfort ou à couvrir la retraite. C’est vous qui devrez improviser si tout ne se passe pas comme prévu. » Il marque une pause, sondant le groupe avec intensité. « Mais ça ne tournera pas mal. Nous n’avons pas le luxe de l’échec. »
Une tension palpable traverse la pièce. Chacun comprend ce qui est en jeu. « On agit ensemble, ou on tombe ensemble. Restez concentrés. Aucune hésitation. »
Il jette un regard aux anciens Chrono-Libérateurs présents, cherchant à capter leur attention. « Je compte sur vous pour montrer que, même au cœur du chaos, on sait encore rester humains. Vos anciens collègues hésiteront. S’ils voient notre détermination, certains se rallieront à nous, j’en suis sûr. Ils ont encore une conscience. »
Matthieu termine avec une énergie résolue. « La force est de notre côté. Mais c’est la cohésion qui nous sauvera. Préparez-vous. Dès que cette porte s’ouvre, tout s’enchaîne. »

Le voyageur avait tout prévu en terme de stratégie dans un délai aussi court, sauf l’effet du banquet sur les hommes de JAG, les pulsions les plus vils des hommes amplifiées par l’alcool et le sentiment de toute puissance commencent à se faire sentir, des femmes prisonnières, des humains à tuer, Julien et Romy sont conscients qu’en leur laissant le champ libre, ils leurs resteraient éternellement inféodés.
La nuit tombe, Matthieu serre fort Maya dans ses bras, il sent que ça ne va pas tarder, l’emballage final, malgré ses vociférations, il a réussit à lui faire admettre de s’inclure avec Sundial, Victoria et sa famille ainsi que quelques anciens dignitaires des deux ordres dans le groupe du milieu, celui que Matthieu se refuse à qualifier de survivants, même si en son fort intérieur ça lui semble évident. Sundial vient s’asseoir à côté de lui. Même si en réalité leur âge n’est pas si éloigné, un lien quasi filial s’est installé entre eux.
– Ne vous inquiétez pas pour moi, dit Matthieu avec une confiance emprunte de fatigue. Julien a besoin d’extraire mes souvenirs du futur pour construire son sombre présent. Même si j’imagine qu’il confrontera les données avec celles qui ont été déjà recueillies. Jj’ai toujours été plus curieux que lui, surtout en matière de politique, actualité, culture, je n’aurai jamais cru que ça pourrait être préjudiciable un jour, mais que voulez-vous…
Il n’a pas le temps de finir sa phrase, la porte entame sa funeste ouverture
– Matthieu hurle : EN POSITION !!!
Les prisonniers se redressent comme un seul homme.
La guerre est déclarée.
L’œil concupiscent et l’haleine chargée des excès du banquet, le premier garde qui pénètre dans le hangar est persuadé de trouver les captifs recroquevillés sur eux-mêmes, tels des animaux prêts pour l’abattoir. Il n’a pas le temps, ni les réflexes pour esquiver la charge de Bernard Condat, ex pillier de rugby dans ses jeunes années et âme dévouée des horlogers qui n’a jamais été plus motivé à l’idée de fracasser quelqu’un. La sortie des condamnés est une débandade totale. Au lieu de rester unis et organisés tel que Matthieu l’avait prévu, ils s’échappent tous chacun de leur côté, facilitant le travail de l’armée de JAG qui n’a plus qu’à se saisir des égarés qui se jettent dans leurs griffes. Matthieu et Maya se lancent à corps perdus dans la bataille, hurlants, esquivants, attirants les gardes vers eux, gorgés de l’espoir qu’au moins quelques infortunés s’en sortent. Sundial et Victoria sans se concerter, foncent vers la même idée: une jeep garée à la hâte, il suffirait d’un peu de chance pour que les clés soient encore sur le contact. La chance en revanche s’est séparée de Matthieu, sur le point de se saisir de Julien et de mettre fin à cette folie, mais qui se prend un violent coup de coude dans la tempe, assommé, il s’effondre comme un château de cartes, face contre terre. Maya lève les mains en l’air. Se rendre est la seule solution.

Chapitre 59 – L’Instant X (Mylène Farmer)
“Quand on écrit, faut-il tout écrire ? Quand on peint, faut-il tout peindre ? De grâce, laissez quelque chose à suppléer par mon imagination !” Denis Diderot

Matthieu se lève d’un seul mouvement. Il ne se souvient pas d’avoir été un jour aussi en forme, du moins pas depuis 25 ans. Et ce n’est pas sa vigueur matinale qui viendra le contredire. Aucune trace d’une méchante gueule de bois, pourtant ses pensées sont confuses, embrumées, comme imprégnées de rêves trop réalistes et d’existences superposées. Ses yeux font rapidement le point, mais ce qu’il voit ne correspond pas à ce que son esprit s’attendait à trouver. Où est-il ? Que fait-il ici ? Pourquoi ? Et avec qui ? La réponse lui vient rapidement lorsque Maya et Victoria sortent ensemble de la chambre à coucher. Les deux jeunes femmes éclatent de rire en même temps. Victoria, la plus diplomate, l’apostrophe :

— Alors, nous aussi on est super contentes de te voir, Matthieu, mais la moindre des choses serait de passer un caleçon, tu ne crois pas ?

Affolé, le jeune homme constate qu’il est effectivement dans le plus simple appareil, tandis que les rires redoublent. Il attrape précipitamment ses affaires et s’habille en quatrième vitesse.

— C’est quoi ce délire ! Il se passe quoi là ?

Victoria fronce les sourcils, le scrutant avec plus d’intensité. Véra interroge intérieurement sa consœur d’esprit : « C’est quoi le problème ? » « À priori un dérèglement temporel. » « Grave ? » « Normalement non, sauf si ça a carrément lâché et que les esprits ont regagné leurs enveloppes d’origine. Là, on serait vraiment dans la merde. »

Maya cesse de rire. Victoria reprend avec douceur :

— Matthieu, tout va bien. Assieds-toi, s’il te plaît. Détends-toi, on va juste faire un exercice de respiration. Pas de stress, tu fais juste un petit bad trip. Voilà, ferme les yeux. Respire profondément et calmement. Ne réfléchis pas et dis spontanément tout ce qui te passe par la tête :

— Fac, restaurant chinois, musée, halles, Paris, Bordeaux, toi, Maya, Julien, JAG, mort, prisonnier, esprit, temps, jeune, vieux, burn-out, Véra, continuum, espace-temps, Sundial, Romy, guerre, pouvoir, liberté, fin, siècle, euro, TikTok, iPhone, radiocassette, magnétoscope, covid, Blu-ray, internet, futur, Wi-Fi, 11 septembre, Mbappé, Marvel, Zidane, Poutine, Trump, Obama, Macron, cigarette électronique, horlogers, chrono-libérateurs, climat, YouTube, IA…

Matthieu s’arrête brusquement, figé. Maya est au bord de la panique, Victoria aussi.

— Putain, il a buggé !

Ne voyant pas d’autre solution, elle lui met une gifle. Comme certains ordinateurs, cela a le mérite de le remettre en marche.

— Ouah la vache, qu’est-ce qu’il s’est passé ?

Victoria, toujours pas rassurée, le secoue :

— On est en quelle année, répond-moi !

— Eh, mais ça va pas ! En 97 et avant-hier, en 2024. Il se frotte la joue. Aïe, putain, j’ai super mal, et j’ai grave la dalle aussi !

Maya et Victoria poussent un soupir de soulagement en même temps.

— Et voilà, c’est reparti à la one again !

— Y’a bien que dans les années 90 qu’on entend un truc pareil ! Bon, vous m’expliquez ce qu’il vient de m’arriver ? Ohhh mais c’est du Nutella avec OGM et huile de palme et 90 % de sucre ? J’adore…

Maya regarde avec suspicion son pot de pâte à tartiner qui lui semble pourtant parfaitement normal. Véra, par l’intermédiaire de Victoria, tente d’expliquer à Matthieu son échappée temporelle.

— OK, dit-il en dévorant à pleines dents une tartine de pain grillé dégoulinante de Nutella, je comprends mieux pourquoi j’avais l’impression de me taper le plus grand best-of ou zapping de l’humanité. J’ai même vu l’Auteur !

— L’Auteur ? demande Maya, circonspecte.

— Je ne sais pas vraiment comment qualifier cette présence, mais c’est l’impression que ça m’a donné. Tout défilait si vite. Je te dis, le trip ultime, à côté, c’est de la vapote à 0 %…

— Quoi ? Je comprends rien à ce que tu racontes !

— OK, laisse tomber, en gros, c’est du Canada Dry pour fumeurs.

— Si tu le dis ! Bon, on s’active ? dit-elle en implorant du regard Victoria.

— Yes, Maya, et rapidement. L’épisode que vient de vivre Matthieu s’est déjà produit lors de son premier séjour, et d’après nos conclusions, cela renforce la connexion synaptique avec Julien. Il faut qu’on se dépêche d’agir, sinon nous allons perdre l’effet de surprise, et qui sait de quoi il est capable. Les yeux rougis par les souvenirs de Victoria prouvent qu’elle ne s’est pas encore totalement remise de ses douloureuses réminiscences.

— Bon, les filles, de façon prosaïque, il nous faut une caisse. Le train ne va pas encore directement à Bordeaux en deux heures, et l’avion est exclu. Idéalement, quelque chose de plutôt fiable. Je ne vous propose pas ma 205 ou la Kia, aucune idée de ce que j’ai comme bagnole en 97, mais je crois que c’est l’une des deux. Pas eu le temps de passer au parking, mais niveau entretien et propreté, ça doit être folklo…

— Pas de souci, répond Victoria, mon père ne se sert jamais du Range Rover. On passera récupérer les clés.

Maya éclate de rire.

— Ça doit être tellement dur comme vie !

Victoria, sur un ton de princesse :

— Ma chère, tu n’imagines pas. Et encore, je t’épargne le caviar au petit-déjeuner et les flashs des paparazzis.

— Ouais, ben marrez-vous maintenant les filles, parce que je vous signale qu’on part en province. Je ne suis même pas sûr que l’eau soit potable là-bas ! Cinéma, télé, voiture, tout ça faut oublier. Alors la mode, n’en parlons pas ! Point positif : pour 50 euros, tu rachètes la ville.

— Mais ça va pas ! En plus, c’est pas là-bas où tu habites ? T’es pas en train de croire qu’ils ont découvert la civilisation le jour où tu es arrivé ?

— Les faits ne se discutent pas ! Et par ailleurs, je recommande l’usage de bombes lacrymogènes si les autochtones s’approchent trop près de nous. Autant éviter de chopper des maladies tropicales.

— T’es un grand malade ! Maya est pliée en deux. Victoria fait son possible pour se retenir, et Véra, qui s’exprime à travers son alter ego, est au bord de l’apoplexie cérébrale.

— OK pour la voiture, mais au passage, on pourra prendre quelques affaires, ou c’est trop risqué ?

Maya est absorbée par le clip de Mes rêves, une chanson hypnotique d’Ysa Ferrer que Matthieu n’avait jamais réécoutée avant aujourd’hui.

— Comme vous voulez, mais le mieux, c’est que j’y aille à votre place. Je ne porte pas la marque, et je suis plus discrète que Victoria… sauf si je m’habille comme Ysa, dit-elle en regardant l’écran, amusée par le look de l’actrice de Seconde B.

— Ah ouais, j’aime bien ! Personne ne s’offusque du ton égrillard de Matthieu. OK, on fera au plus vite, mais au moins on aura de quoi se changer. Juste le nécessaire pour… combien de temps et où ? J’imagine qu’on va pas se trouver un Airbnb à l’arrache vu que… ça n’a pas encore été inventé !

— On décidera sur place. Il faut vraiment qu’on accélère. Véra et moi partageons un mauvais pressentiment, comme si JAG était là et qu’il devine nos intentions. Dans tous les cas, il y a quelque chose qui est en train de se passer, et cela ne me dit rien qui vaille. Merci encore Maya de t’être proposée pour nous aider, t’es géniale, je t’adore.

Victoria la serre dans ses bras. Matthieu ne résiste pas et vient s’incruster. À l’écran, You Learn d’Alanis Morissette, et Véra ne s’en étonne même plus. Au royaume de l’étrange, les coïncidences sont reines.

— Mais quel relou ! peste Victoria, qui essaie de se dépêtrer de son étreinte un peu trop collante. Et va te laver les dents. T’as de la chance de ne plus être au XXIe siècle, on t’aurait foutu en taule pour ça ! Allez, on se dépêche, on a toujours un monde à sauver.

Maya termine de préparer son sac et aligne des trésors aux yeux de Matthieu. Il a un pincement au cœur en la voyant poser contre la porte d’entrée son bien le plus précieux, avec sa Game Boy bien entendu, une planche de skate Powell-Peralta, qu’elle avait toujours conservée, même après, bien plus tard dans leur futur à deux. Le voyageur examine, tel un commissaire en salle des ventes, son Discman laser qui contient le mythique Jar of Flies – Sap de Alice In Chains et s’extasie devant un Walkman stéréo importé du Japon garni de 4 piles et d’une énigmatique cassette floquée d’un grand 8. Probablement une compil maison. Grâce à une sorte d’habile partie de Tetris, elle parvient, après un certain nombre de tentatives infructueuses et de pleurs hystériques : « J’ai rien à me mettre », « Je peux pas porter un truc pareil », à fermer son sac de voyage, qui menace tout de même d’exploser. Victoria, en véritable voix de la raison, l’a limitée aux trois quarts de la penderie et à six paires de baskets. Même le chauffeur de taxi a failli tomber à la renverse, au sens propre du terme, en chargeant son coffre pour se rendre au domicile de Victoria. L’opération Range se déroule sans accrocs. Maya gare comme convenu le 4×4 quelques mètres plus bas dans la rue, planqués avec Matthieu sous un porche. Il observe les environs pendant que Victoria détourne instinctivement la tête lorsqu’elle voit sortir de l’immeuble sa petite sœur Apolline. Véra la réconforte intérieurement et lui rappelle pourquoi elles sont revenues en 1997. Elle lui martèle qu’elles seront bientôt à nouveau réunies, en sécurité, et qu’elle est prête à faire payer JAG elle aussi. Victoria est déterminée. Il n’est pas question de se contenter de détourner JAG de son futur et de le laisser vivre sa petite existence misérable. Elle veut purement et simplement l’éradiquer. Lui et Romy, une balle chacun, et plus si affinité. Pas de prisonniers. Comme il l’avait si bien dit avant de lancer ses sbires à leurs trousses. Sundial lui avait demandé de ne pas regarder, mais elle n’avait pas pu s’en empêcher. Elle avait vu sa sœur et ses parents s’effondrer comme des poupées de chiffon, braconnés comme des animaux, tirés à bout portant. Chaque nuit, elle revoit la scène, chaque nuit, les larmes creusent des sillons dans ses joues rouges de colère et de haine, chaque nuit, elle prépare méticuleusement et répète sa vengeance. Il est encore trop tôt pour tout dévoiler à Matthieu, mais Maya a tout compris et elle non plus ne la dissuade pas. Au contraire. Le couple maudit va payer. Ils s’en vont pour un voyage sans retour.

Chapitre 60 – Between Angels and insects (Papa Roach)

À première vue, ça ressemble à une machine IRM, même si personne à part Julien ne peut le savoir. Matthieu y est solidement attaché, pas comme dans les films et sa tête lui fait terriblement mal, il ne sait pas qui est l’enfoiré qui lui a mis un coup de crosse dans la tronche mais il ne l’a clairement pas loupé. Dans les vapes, il n’a pas pu voir la fin de la bérézina, tentative d’évasion méchamment foirée, mais peu importe, il a décidé de ne pas s’en vouloir pour ça, à quoi bon se morfondre ou se flageller et pour quel motif : avoir essayé ? s’être battu jusqu’au bout ? il ferme les yeux et prie, espère que quelques prisonniers ont réussi à s’échapper, Victoria et sa petite soeur Apolline, Sundial, Maya, putain d’enfer.

Il s’efforce de ne pas penser à son retour en 97. Quel fiasco ! lui qui avait ambitionné une vie de nabab à se la couler douce avec un crédit illimité : soleil, plage de sable fin, kiff non stop, se retrouve au bout du compte dans un mauvais scenar de James Bond façon Bollywood sans les chants et les choré, ce qui rend l’ensemble bien triste.
Il ne comprend pas comment il a pu se laisser abuser à ce point, comment autant de mensonges, de trahisons, de saloperies ont réussi à passer sous ses radars pourtant dignes d’un porte-avion nucléaire. En 1 mot comme en 100, il s’est bien fait plumé. Quel con ! À sa décharge, le couple maudit est particulièrement doué, à dire vrai, il préférerait troquer sa deuxième chance dans le passé contre leur exécution façon Soprano. Les bien-pensants du XXIeme (siècle pas arrondissement) s’offusqueraient sans doute d’une telle façon de penser. Cam experte makup sur Tiktok serait formelle : « L’ignorance est la meilleure réponse », « le karma fera son œuvre » « la roue tourne hi,hi,hi … » De la merde en barre, il avait envie d’hurler, de supplier dieux et diables pour que cette pute de Romy se choppe un cancer généralisé de l’intérieur et l’autre fumier de Julien une ablation des couilles sans anesthésie. Il ne ressent que de la haine pour eux. Il y a des personnes comme ça qui ne peuvent pas être pardonnés. Monstres, ordures, sans face, criminels, la liste est longue mais en général on ne retient que les pires, les plus spectaculaires, et du coup on ne se soucie pas de la belle raclure ordinaire, celle qui sape « gentiment », l’air de rien ou plutôt avec une bonne mine et un sourire, souvent dans l’ombre et qui réclament l’absolution immédiate lorsqu’ils sont pris la main dans le sac, rien n’est jamais si grave pour les salauds du quotidien, et voilà ce que ça donne au bout du compte dés qu’ils ont un peu de pouvoir, des tyrans, des dictateurs. Il ne s’est jamais inquiété de ce genre de signes avec Julien, partant du principe qu’il ne serait jamais rien d’autre que ce qu’il était, un employé, un mec ordinaire, alors quand il racontait ses histoires même les plus trash, il faisait comme tout le monde, il rigolait et passait à autre chose, sinon il aurait fait quoi, des dîners comme dans l’ultime souper pour éradiquer les mauvaises graines avant qu’elles ne poussent et ravagent tout ? Impossible. En attendant il est là, ici et maintenant, dans un temps et une époque qui n’est plus la sienne, à la merci de fanatiques, si au moins il pouvait lutter, bloquer son esprit, empêcher JAG d’accéder à son cerveau, ou mieux encore lui donner des faux souvenirs, qu’il se plante lamentablement, mais il en est incapable, Matthieu a froid, allongé sans possibilité de bouger, il n’a rien à regarder à part la lumière blanche qui émane du plafonnier. Il entend les mouvements dans le couloir, il guette le moment où la porte va s’ouvrir, les minutes s’égrènent toujours plus lentement, à mesure que la peur monte en lui. Il ne veut pas finir comme ça. C’est trop injuste.

Découvrez les premiers chapitres de « Double Vingt »

Découvrez les premiers chapitres de « Double Vingt »

Par C. Deltenre feat. J. Aznar

Coup de poker ultime, seconde chance inespérée. Que feriez-vous si vous deviez revivre vos vingt ans ?
Lors d’une soirée marquée par la nostalgie, Matthieu et Julien, deux amis, récitent une incantation mystérieuse. Le lendemain, ils se réveillent dans leur corps de 20 ans en 1997, avec leur esprit et leurs connaissances de 2024. Cette nouvelle réalité leur offre une opportunité unique de corriger les erreurs du passé et de vivre pleinement leur jeunesse retrouvée… Mais chaque décision qu’ils prennent pourrait altérer irrémédiablement le futur. Entre les plaisirs retrouvés et les épreuves à surmonter, Matthieu et Julien devront naviguer avec prudence pour ne pas perdre ce qui leur est cher. Pendant ce temps, des forces obscures veillent à préserver l’équilibre temporel. Les Horlogers, dirigés par le mystérieux Timothée Sundial, surveillent chaque mouvement de nos héros. Leur ennemie, Ariane Morin, rêve de réécrire l’histoire pour un avenir meilleur, quel qu’en soit le prix. Rejoignez Matthieu et Julien dans une aventure où chaque instant compte et où le passé n’a jamais été aussi présent. Secrets, révélations et choix déchirants vous attendent dans cette histoire captivante de voyage dans le temps.

CHAPITRE 1
« Yesterdays » (Guns n’ Roses)
“Le passé n’est jamais mort. Il n’est même pas passé.” – William Faulkner

La soirée du 3 avril 2024 s’étire paresseusement sur Bordeaux, enveloppant la ville d’une douce lumière crépusculaire. À ce moment de la journée, elle semble suspendue entre le jour et la nuit, promettant la fraîcheur du printemps et les soirées en terrasse. Dans un petit appartement du quartier historique, les murs en pierre de taille évoquent un héritage vivant, imprégné de l’esprit et du rythme d’une ville en constante évolution. Matthieu se tient debout, silhouette solitaire contre le cadre de la fenêtre, un verre de rosé bien frais à la main. Un air d’Alanis Morissette, « You Learn », s’échappe de sa chaîne stéréo, tandis que l’écran de télévision diffuse silencieusement le résumé des matchs de foot de la semaine. Pourtant, la musique rock, habituellement si apaisante, peine à calmer ses pensées agitées.
De taille moyenne, avec des tempes légèrement grisonnantes, ses yeux brillent parfois d’un éclat trompeur, surtout lorsqu’il se laisse aller, comme ce soir, à la mélancolie. La douleur lancinante de son genou, rappel constant d’un accident de ski, semble raviver les regrets cachés dans les recoins de sa mémoire.
Matthieu a trouvé en Bordeaux son refuge, loin de l’éclat et du tumulte de la capitale, où il s’est installé presque vingt ans plus tôt. Après son troisième burn-out, il s’est mis à son compte dans le conseil. Jamais avare pour donner des conseils, un peu plus pour en recevoir aurait pu être son credo. L’avantage principal de son métier est de pouvoir organiser son temps comme il l’entend, mais le revers de la médaille est un sérieux déficit en interactions sociales. Les applications de rencontre le découragent et, après quelques rendez-vous souvent chaotiques, il s’est résolu à l’idée que ce n’était définitivement pas pour lui. Au cours de sa vie, Matt a beaucoup aimé, énormément, à la folie. Mais tout cela se conjugue désormais au passé.
Julien, quant à lui, est un esprit libre. Un de ces rares adultes pour qui le temps ne semble pas laisser de marques. Banquier de son état, il déborde d’énergie et de vitalité, malgré la pression toujours plus forte. Il se déplace avec autant d’assurance que d’aisance, attirant naturellement l’attention de la gent féminine, peut-être un peu moins aujourd’hui — il vieillit. Ses cheveux noirs, coupés court, encadrent un visage au teint hâlé, signe de ses nombreuses escapades en plein air. Ils se sont rencontrés des années plus tôt, collègues du même âge — quarante-sept ans —, et ont franchi ensemble le cap de l’amitié. Unis par une passion commune, nostalgiques d’une époque révolue et des plaisirs de la vie qui se raréfient, sacrifiés à l’autel de la modernité factice.
Le match de ce soir, entre le Paris Saint-Germain et le Stade Rennais, n’est pas qu’une simple distraction. Pour eux, c’est un rappel de leur jeunesse, une époque bénie où chaque match était un événement, où les victoires et les défaites se vivaient avec une intensité propre à la rareté. Lorsque Julien fait son entrée, son énergie contagieuse semble illuminer la pièce. Au même moment, Deborah Dyer de Skunk Anansie scande avec ferveur son « Just because you feel good » comme une incantation. Matthieu demande à Alexa de se mettre en sourdine, et la playlist Spotify ne devient plus qu’une mélopée discrète. Vêtu d’un survêtement vintage Nike et de Jordan 3, Julien évoque l’image parfaite d’un fan des Bulls de Chicago de l’époque de Michael Jordan. Qui se rappelle de George Eddy ?
Enhardi par son état de douce ébriété, et poussé par une conviction propre à ceux qui croient en la magie, Matthieu se tourne vers Julien, comme possédé :
— Imagine. Imagine que ce soit possible, qu’on remonte le fil du temps. Je sais, on n’est pas dans Retour vers le futur, mais admettons qu’on ait de nouveau 20 ans. On serait en quelle année, 1997 ? Mais on ne serait pas simplement jeunes… avec notre esprit d’aujourd’hui, nos connaissances, notre expérience. On aurait tous les choix et toutes les opportunités. Pas juste pour refaire les mêmes conneries, tu vois ? Mais… pour, je ne sais pas, faire mieux, vivre plus pleinement.
Il ne s’adresse plus à Julien. Ses mots sont destinés à l’univers lui-même, un vœu lancé dans l’obscurité.
Julien, séduit par l’idée, sourit, l’esprit déjà en train de vagabonder vers cette possibilité. Il fanfaronne en évoquant des conquêtes ou des tentatives échouées :
— Valérie, Jennyfer, Clara…
Puis il s’appesantit légèrement au quatrième prénom :
— Romy…
Il reprend avec plus d’aplomb :
— Elles n’auraient aucune chance contre mon charme vieilli au fût de chêne !
Et pour preuve, il vide son verre cul-sec. Son rire brise le moment, plein de légèreté.
— À nos 20 ans, alors ! Avec un peu de sagesse en bonus.
Ils trinquent, et ce geste simple scelle leur pacte silencieux.
Mais au-delà des rires, un désir plus profond les habite. Matthieu, livrant au ciel ses volutes de fumée, contemple le crépuscule qui embrase l’horizon. Il murmure presque pour lui-même, à l’attention des étoiles invisibles au-dessus de sa tête, son besoin d’une vie différente, pleine de sens et d’aventures inédites, de réparations pour des blessures jamais cicatrisées. Ils tiennent entre leurs mains, sans le savoir, leur billet pour une loterie bien particulière : un voyage à travers le temps.
Ils terminent leur repas en silence. Le match de foot, pourtant important, ne les intéresse plus. Un excellent repas italien — composé d’antipasti, de focaccia, d’arancini, le tout accompagné d’un rosé de Provence en bonne quantité — les a comblés. Chacun, le nez vissé sur son portable, navigue en solitaire, au gré des applications aussi superficielles que nécessaires. Un fil à la patte intergénérationnel. Quelque part entre les « pour toi » et les « suivis » de Matthieu, un TikTok promettant une incantation pour exaucer les vœux retient son attention. D’abord effaré par une telle coïncidence — « Je te jure, il n’y a pas de hasard, on est sur écoute » — il est cependant intrigué.
— Et si, cette fois, c’était vrai ?
Un léger sourire moqueur se dessine sur ses lèvres.
Julien, de son côté, s’efforce de se rappeler les titres de films ou séries de leur jeunesse traitant du sujet :
— The Ring ? Non… Wishmaster ? J’ai un doute… Dangereuse Alliance ? Big, Retour vers le futur, Code Quantum, C’était demain…
La liste est longue, avec des résultats parfois mitigés sur le plan artistique et scénaristique.
— Non mais, les mecs nous prennent parfois pour des lapins de six semaines. C’est pas crédible !
Sous l’impulsion du vin, et animés par un esprit de défi, Matthieu et Julien décident de tenter l’expérience de l’incantation. L’image de fond de la publication présente un ensemble de symboles et de couleurs censés représenter la courbe du temps. Aucun like, aucun commentaire. En bas, à gauche, un simple avertissement sibyllin :
« Sort extrêmement puissant. Ne s’adresse qu’à ceux qui sont sûrs de s’engager dans la voie du temps. Fréquence basée sur la Résonance Quantique Temporelle. » … bien sûr !
Ensemble, ils prononcent les mots. La consigne est précise : répéter trois fois distinctement à voix haute : « Ya, ikh viln es. Ya, ikh viln es. Ya, ikh viln es. »
Ils activent via Alexa la fréquence sonore recommandée par le mystérieux TikTok. Une cacophonie de fréquences et de vibrations envahit l’air, créant une dissonance presque tangible autour d’eux. À mesure qu’ils récitent l’incantation, les vibrations s’intensifient, transformant l’espace autour d’eux. Le son gronde, monte en crescendo, remplissant la pièce d’une énergie palpable, presque visible. Des ondes électromagnétiques tournoyent autour du smartphone, projetant des éclairs lumineux et des reflets spectraux qui dansent sur les murs. C’est comme si les barrières entre les époques commençaient à s’estomper, laissant entrevoir un lien direct entre le présent et le passé.
Le silence qui suit est profond et total, un calme presque assourdissant après la tempête de sons et de lumières. Un instant suspendu, où tout semble possible, où la frontière entre l’imaginaire et le réel devient floue. Matthieu et Julien restent figés, le smartphone entre eux, vibrant d’une énergie résiduelle. Les anomalies visuelles sur l’écran s’intensifient, suggérant que quelque chose d’extraordinaire s’est produit.
Pourtant, malgré l’étrangeté de l’événement, ils haussent les épaules, mettant cela sur le compte d’une défaillance technique ou d’une mise à jour logicielle hasardeuse.
— Foutue technologie, dit Julien, tandis que Matthieu tente d’éteindre son téléphone, chaud comme une poêle en plein service.
Le match de football, avec un score décevant de 1-0 pour Paris, se termine dans l’indifférence générale.
— Match de merde, concluent-ils en chœur, inconscients que l’histoire se souviendra de cette soirée pour bien autre chose que le football.
Julien emprunte le chemin du retour, l’esprit noyé dans un brouillard alcoolisé, teinté d’une torpeur insidieuse qui le détache de la réalité. Il croit voir passer une DeLorean filant à toute allure.
— Non mais n’importe quoi !
Pendant ce temps, Matthieu, après avoir brièvement remis de l’ordre dans le salon, se prépare à affronter la nuit, le cœur serré à l’idée d’un lendemain sans surprises. La playlist Spotify, réactivée automatiquement par Alexa, commence à jouer « Time » de Pink Floyd.
— Alexa, arrête !
L’assistant vocal d’Amazon s’exécute sans broncher.
Ils succombent presque en même temps au sommeil. Rien, ni rêves ni cauchemars, n’aurait pu les préparer à la suite. Et pourtant, cette soirée en apparence anodine marque la fin de leur vie telle qu’ils l’ont toujours connue. Le seuil d’un changement radical dont ils ont osé rêver, sans vraiment y croire.

CHAPITRE 2 –
Time (Hootie & the Blowfish)
“Nous ne nous souvenons pas des jours, nous nous souvenons des instants.” – Cesare Pavese

Matthieu émerge des profondeurs de son sommeil dans un état de confusion profonde. Son lit, au matelas normalement adapté à la fragilité de ses lombaires, lui semble étrangement étroit, beaucoup trop dur, comme si quelqu’un l’avait changé pendant la nuit. Tout en se retournant pour chercher une meilleure position, il chasse cette pensée absurde aussi rapidement qu’elle est venue. « Trop de rosé. » Autour de lui, la chambre baigne dans la quasi-pénombre, chaque objet lui apparaît altéré, presque méconnaissable. Une mélodie nostalgique s’élève doucement du radio-réveil Aïwa posé sur la table basse, un appareil dont il s’est débarrassé dès l’avènement du smartphone au XXIe siècle. La version radio, grésillante en mono, de « I’ll Be Missing You » de Puff Daddy lui parvient à travers un haut-parleur toujours aussi mauvais, ce qui n’a aucun sens, sauf dans un rêve particulièrement réaliste. Matthieu se retourne encore une fois et tombe nez à nez avec l’heure rougeoyante de l’affichage digital : 8h20.
— Putain de merde, c’est pas possible !
Il se redresse d’un bond, comme frappé par la foudre ou piqué par des mouches noires hyper agressives, pris d’une urgence vitale pour la pérennité de son entreprise.
— Merde, merde, merde, j’ai rendez-vous à 9h avec les RH d’Eco-Transcom !
Il s’exprime à voix haute, plus pour lui-même que pour les murs, qui restent muets. Il se lève précipitamment, heurte maladroitement la table de nuit et jure contre ce mobilier soudainement intrusif. Tâtonnant à la recherche de l’interrupteur, la chambre est soudain inondée d’une lumière crue qui lui fait cligner des yeux. Face à lui, un miroir en pied, collé derrière la porte, lui renvoie une image — son image improbable et folle : Matthieu jeune, beaucoup plus jeune, comme si les années s’étaient évaporées pendant la nuit.
Il écarquille les yeux, la bouche ouverte, en proie à un vertige émotionnel, comme un équilibriste unijambiste et sans filet à 30 mètres du sol.
— Je suis mort ? C’est pas possible ! Un AVC ? Un prank, c’est juste un putain de prank !
Un coup monté par Julien après leur conversation d’hier, se dit-il. Il pivote sur lui-même.
— Non, mais c’est sûr, se rassure-t-il, ils sont tous là, cachés avec leurs caméras à me filmer et je vais finir en pâture sur les réseaux. Bande d’enfoirés ! Ok, les mecs, elle est bonne la blague, c’est bon, on arrête. J’espère que c’est bien payé !
Dit-il fébrilement, avec une voix trahissant sa panique et qu’il a du mal à reconnaître. Le silence. Aucun bruit, hormis celui de la tuyauterie et du réfrigérateur dans le salon-cuisine ouverte de l’appartement qu’il a occupé de ses dix-neuf à vingt-cinq ans, à Puteaux (92), en région parisienne. Nu comme un ver, il court fébrilement à travers le salon en quête d’une preuve, d’un élément tangible capable de justifier ce qu’il se passe. Sur la table basse, parmi des cadavres de bouteilles de bière, des cendriers pleins à ras bord, des papiers divers et variés, repose un exemplaire du journal Le Monde, fraîchement daté du 1er avril 1997. Ça ne s’invente pas.
En face de lui, encastrée dans une bibliothèque Billy d’Ikea, se trouve son ancienne télé Samsung, un monolithe de plastique et de verre qui fait plier l’étagère sous son poids. Elle est raccordée à un ampli stéréo et à un multi-lecteur CD Sony, entourée d’une PlayStation 1 et d’une Nintendo 64. Il n’y a plus de doute possible : Matthieu se sent comme dans un épisode de Rick et Morty, propulsé de manière inexplicable dans son propre passé. À cette pensée surréaliste, inacceptable, il est saisi de peur, de solitude et de frissons. Sans repères ni direction, à la merci d’un monde qui n’est plus le sien, un mince filet d’urine chaude coule le long de sa jambe, accompagné de larmes d’angoisse. Il a vingt ans. Son rêve d’hier semble s’être réalisé. « Truc de malade », « dinguerie », « ouf peut-être », réel. Il a l’impression d’être victime d’une secousse hypnique, mais éveillé.
Perdu, avec le cerveau et les membres en gelée, Matthieu rassemble le peu de courage qu’il lui reste et file sous la douche, pensant que l’eau chaude lui permettra de réintégrer son époque. Ce n’est pas le cas. En se séchant avec une serviette très douce (celles de son futur sont beaucoup plus rêches), il en profite pour se scruter un peu plus attentivement, de la tête aux pieds, avec une vue retrouvée. L’embonpoint, fidèle compagnon de ces dernières années, a laissé place à une silhouette mince et musclée. Là où il s’attendait à voir la pilosité grisonnante, sa peau affiche une douceur juvénile, juste troublée par l’écho lointain d’une adolescence acnéique. Ses cheveux, absents depuis plus de quinze ans, se dressent sur son crâne avec une vigueur et une densité oubliées, comme tant d’autres souvenirs de cet âge. Chaque inspiration est une bouffée de fraîcheur, un souffle purifié, libéré de vingt-sept années de nicotine. La sensation est aussi étrange qu’agréable. Son corps semble avoir été rebooté, remis à zéro. Les années de débauche et d’abandon aux excès de tous genres, effacées. Dans un élan instinctif, il se donne une claque, un mouvement rapide et précis pour mettre à l’épreuve cette réalité bouleversante. La morsure aiguë de la douleur sur sa joue est indéniable.
— Aïe !
Étrange paradoxe : ses pensées oscillent entre deux époques. Sa dernière soirée de 2024. « Est-ce que Julien a aussi fait le voyage ? Comment le savoir si c’est le cas ? » Et sa nouvelle présence en 1997. Si ce n’est pas le fruit de son imagination — et tout semble prouver que c’est bien réel —, il a vingt-sept ans d’avance sur l’humanité ! Son esprit d’homme de quarante-sept ans, forgé par le savoir acquis au fil des ans et les expériences accumulées, lutte pour s’adapter à cette réalité physique où tout semble possible, mais où ses acquis n’existent, pour certains, pas encore. Il touche de nouveau sa peau, lisse, toujours aussi incrédule.
— Oh putain !
Alanis chante Ironic : « Mr. Play It Safe was afraid to fly. He packed his suitcase and kissed his kids goodbye. He waited his whole damn life to take that flight. And as the plane crashed down he thought. Well isn’t this nice… »
— C’est bien le moment.
Le quadra de vingt ans (il aura besoin d’un abonnement illimité chez un psy pour surmonter ce choc) ne se sent pas totalement à l’aise dans cet appartement qui aurait dû être son sanctuaire. Il est chez lui, et pourtant pas tout à fait. Les murs renferment son quotidien, sa vie, ses histoires — certes vécues — mais dont les détails se sont estompés avec le temps. La sensation est à la fois intime et hostile, comme s’il était son propre passager clandestin, un intrus à lui-même.
La sonnerie stridente d’un téléphone portable Motorola StarTAC (le sien ? Apparemment oui, il vivait déjà seul à l’époque) tranche net le fil de ses pensées, déclenchant une nouvelle vague d’anxiété. « Benoît ». Le nom, affiché en caractères noirs sur l’écran monochrome du vénérable appareil vintage, appelle. Avec précaution, il décroche, sa voix étranglée par l’incertitude.
— Oui ?
— Salut Matt, je suis là dans 5 minutes, tu es prêt ?
Une tempête de merde se profile à l’horizon. Il serre les dents et essaie de se concentrer, vite.
— Je faisais quoi en 97, bordel ? La fac de droit ? Malakoff ?
Tout est flou. Et quel jour sommes-nous ? Probablement jeudi.
— Euh, je me dépêche !
Matthieu aurait vendu un rein pour, dans l’ordre : un café, une clope, une bouteille de vodka, et surtout un iPhone 15 Pro. Trop d’informations affluent en même temps. Il est en surchauffe.
— Ok, je t’attends dans la voiture, répond son ami.
Mais comment s’habiller ? Matthieu ouvre la penderie (il n’y en a qu’une) et tente d’analyser le contenu de sa garde-robe. Quelqu’un est passé faire le ménage là-dedans ; tout est bien repassé et rangé. Une pensée atroce le submerge et l’arrête d’un coup : et s’il était victime d’une permutation cérébrale ? Le Matthieu de vingt ans dans son corps de quarante-sept ans ? Dans ce cas, il ne donne pas cher de ses maigres économies, et il s’en voudra longtemps… Niveau fringues, il est passé du XL en 2024 au S de 1997 !
En tout cas, il ne risque pas de commettre un anachronisme vestimentaire, tout est d’époque. Il ne s’attarde pas sur le costume dans sa housse de pressing ni sur les chemises (trop long à mettre). Il enfile à la hâte un caleçon à fleurs, un jeans noir Levi’s 501 taille 31-32 (il n’aurait même pas envisagé d’y passer une jambe aujourd’hui), des chaussettes Burlington, un t-shirt blanc manches longues Fruit of the Loom, et un sweat à capuche bleu Champion. De toute façon, Matthieu compte s’éclipser rapidement de la fac. Il a besoin de réfléchir calmement et, s’il est bien dans sa propre réalité et non dans un monde parallèle façon multivers, ça n’aura aucune incidence désastreuse sur son futur.
Son surnom était « l’intermittent du droit », un mélange de fierté et de honte qu’il a toujours gardé dans un coin de sa tête. Plus connu pour ses absences que pour ses résultats. En réalité, un écran de fumée pour masquer autre chose, mais il ne veut pas y penser maintenant. Retrouver sa fidèle paire de Nike Cortez, usée jusqu’à la corde cette année-là, lui apporte un petit shoot de réconfort, bien qu’il regrette de ne pas les avoir mieux entretenues. Il en va de même pour cet appartement. Il jette un regard de dégoût alentour. Quelle idée d’avoir de la moquette ? Avec le temps, il est devenu presque maniaque. 1997, c’était déjà la merde en France, mais pas la même. Se barrer dans le passé juste avant des élections… Voilà une putain de brillante idée. Il éclate de rire à cette pensée aussi incongrue que sa situation.
Il se ressaisit. Benoît va arriver. Matthieu s’empare instinctivement du sac à dos Eastpak qui doit vraisemblablement contenir ses cours, abandonné sans ménagement dans l’entrée, preuve de son sérieux scolaire. Il enfile un blouson Carhartt beige et, tout en claquant la porte avec une force qu’il ne se soupçonnait plus, se rend compte qu’il a oublié les clés. Heureusement, elles sont dans la poche droite de son blouson. Le portable émet une nouvelle vibration. Il l’a machinalement emporté avec lui et découvre, au passage, une carte bleue à son nom, un billet de 50 francs, des pièces, un paquet de Winston souple contenant deux cigarettes et un briquet Bic.
Ne faisant confiance qu’à son intuition, il longe le couloir et trouve facilement l’ascenseur au quatrième étage d’un immeuble moderne, aussi récent que propre, fonctionnel, sans charme particulier. Matthieu n’a pas de souvenirs précis de ce logement — trop de déménagements dans une seule vie… Il espère néanmoins que des flashs mémoriels surgiront pour le sauver. Observer, d’abord. Se fondre dans l’environnement. C’est comme ce jour où il a sympathisé avec un groupe de reggae. Les gars étaient adorables. Il a fumé avec eux une substance inconnue (et pourtant, il en connaît un rayon) qui lui a causé un black-out de quatre jours. Il espère une issue différente cette fois-ci. Matthieu doit faire semblant. Jouer le rôle de sa propre jeunesse sans se trahir. Tandis qu’il se précipite vers la porte de la résidence, un frisson d’appréhension lui parcourt l’échine. Ce sentiment de déracinement est exacerbé par la perspective d’interagir avec Ben, visage du passé dont il doit se souvenir, agir comme si les années n’avaient pas filé, comme si la technologie et la société n’avaient pas évolué. Matthieu, version double vingt, est sur le point de plonger tête la première dans une journée qui promet de bouleverser son existence, armé seulement de ses quarante-sept ans d’expérience pour naviguer dans cet espace-temps devenu soudainement son présent.

CHAPITRE 3
Time After Time (Cyndi Lauper)
“La nostalgie est une émotion fondamentale, c’est un peu comme si le passé accrochait le pied du présent.” – Milan Kundera

Cestas, 8h20. Caressée par les premiers souffles d’une douceur printanière, la bourgade s’éveille lentement, au chant des oiseaux et de la nature, enveloppée d’une lumière dorée qui semble caresser délicatement les 21 degrés du petit matin.
— Julien, réveille-toi, la voix de sa mère, douce mais insistante, traverse le voile du sommeil.
Certainement un rêve. Il a quitté le domicile familial à vingt-cinq ans, est propriétaire de son appartement à Bordeaux, et habite à moins d’un quart d’heure de chez Matthieu. Il n’y a donc aucune raison valable pour qu’il soit chez ses parents maintenant. À moins d’une téléportation. Il se retourne, cherchant sa position préférée. En RTT aujourd’hui, il compte bien commencer par une grasse matinée, et ensuite ? Il a sa petite idée. Julien sourit intérieurement en y pensant.
— Oh Juju, t’écoutes ta mère ?
Là, en revanche, c’est beaucoup plus étrange. La voix bourrue, pleine de masculinité de son père n’aurait jamais peuplé ses songes. Il se redresse, toujours dans les vapes, et réalise qu’il est nu sous ses draps. Chose rare.
— Ouais, j’ai entendu, hasarde-t-il au cas où.
La porte se referme doucement. Il se redresse, s’étire, puis s’arrête net. Impossible. Ce n’est pas son corps. Du moins, pas celui de ses quarante-sept printemps. Il a beau s’entretenir régulièrement et avoir un excellent métabolisme, il n’est plus dessiné comme ça depuis longtemps. Julien ferme les yeux, les rouvre. Pareil. Rien n’a changé. Il se lève, se félicitant de la qualité de son rêve, tout en essayant de garder son sang-froid et de se remémorer méthodiquement chaque étape de la soirée précédente.
Chez Matthieu. Comme d’habitude, discussions de comptoir, souvenirs d’anciens combattants. Sympa. Très mauvais match du PSG. Décevant. Un peu de vin pour lui, un peu plus pour son pote. Ok. Bonne bouffe italienne. À refaire. Il s’est senti un peu patraque en rentrant, mais rien de bien méchant, et s’est couché quasiment instantanément. Ça ne colle absolument pas avec ce réveil à la campagne. Sa chambre n’a pas changé, identique à celle de sa jeunesse. Ça non plus, ça ne matche pas. Depuis son départ du domicile familial en 2002, sa mère a reconverti la pièce en buanderie. Cela avait d’ailleurs été l’objet d’une rare discussion animée avec ses parents. Il aurait voulu la conserver telle qu’elle est maintenant. Conformément à ce souvenir vivant. Alignée. À sa place. Livres, revues de sport, poster de Michael Jordan au mur. Son bureau en bois, propre et net, à tiroirs. Il se passe la main sur le visage. Plus de barbe. Il n’imagine pas ses géniteurs le raser pendant la nuit, ni le kidnapper pour le ramener à la maison de Cestas. Absurde. Non, c’est forcément autre chose. Illogique, irrationnel, mais qui devient de fait envisageable, sous peine de sombrer dans la folie. Son pragmatisme exacerbé reprend inexorablement le dessus. Un trait de caractère très fort chez lui.
Il plisse les yeux. Les rayons du soleil, audacieux explorateurs, se frayent un chemin à travers les volets entrebâillés, dansant sur les murs et le plafond en d’élégantes arabesques lumineuses, accompagnées d’une bande son à jamais liée à cette période de son existence. “Hedonism” de Skunk Anansie (I hope you’re feeling happy now. I see you feel no pain at all, it seems. I wonder what you’re doin’ now…), que sa voisine Claire, vingt-quatre ans, étudiante en STAPS, très mignonne et sportive, écoutait en boucle chaque matin d’avril à juin 1997.
Julien s’assoit sur son lit. La lumière joue sur son visage, révélant ses traits rajeunis. Lorsque finalement ses yeux croisent son reflet dans le miroir encastré dans la porte de son armoire, le néo-jeune homme n’est ni surpris ni choqué. Il s’y est préparé mentalement. Et pourtant, il fait face à un miroir temporel, où son image, celle d’il y a vingt-sept ans, le défie du regard, répliquant chacun de ses gestes avec une précision énigmatique.
Pressé par la demande de sa mère, qu’il prend désormais très au sérieux, il enfile son bas de jogging Le Coq Sportif, un t-shirt blanc basique, passe en trombe dans la salle de bain, se jette de l’eau sur ce visage retrouvé, puis descend dans la cuisine où l’odeur de pain fraîchement grillé se mêle au café corsé que boit toujours son père, assis en bout de table, tandis que sa mère termine la petite vaisselle. Elle l’accueille avec son sourire habituel, maternel, chaleureux, mais sans rides. Cela le trouble un peu plus. S’il est presque facile d’accepter son propre rajeunissement, celui de ses proches, en revanche ? C’est perturbant. Il se demande même si ce n’est pas la première fois qu’il les voit tels qu’ils étaient. Pour lui, ce sont ses parents. Une voix. Une présence. Un lien de subordination. Il n’y a rien d’autre à interpréter ou à expliquer.
Son père, sans lever le nez de la table, lit son journal, plongé dans ses pensées. Mais au moment où Julien se sert une tasse de chocolat, faisant grésiller la radio qui diffuse « Time After Time » de Cyndi Lauper, Alejandro lève soudainement les yeux, une lueur d’étonnement passe dans son regard. Julien note ce détail mentalement, un frisson d’inquiétude lui parcourt l’échine, mais il garde ses observations pour lui, préférant ne pas perturber le calme matinal de la cuisine familiale. Julien est trop absorbé par sa propre situation pour remarquer quoi que ce soit.
Comment être familier tout en se sentant décalé ? Julien ne peut l’expliquer, mais c’est pourtant ce qu’il ressent. D’un côté, il aurait préféré vivre ce moment à travers le prisme d’un écran, en simple spectateur, plutôt qu’en acteur à part entière, mais chaque bouchée de pain et gorgée de chocolat chaud est un délice. Le goût du vrai, du bon, du foyer. Il réalise que, depuis vingt-sept ans, il n’a été en quête que de cet instant. Toutes ses expériences, ses voyages, pour une bouchée de pain du matin de 97. Il pourrait mourir maintenant, sa vie aurait été parfaite.
— Tu rejoins Loïc et les autres chez le père de Stéphane ? Et ensuite, vous allez faire quoi ?, lui demande sa mère.
— Béa, fiche-lui la paix, il est grand maintenant !, intervient Alejandro, figure paternelle héritée de ses ancêtres espagnols, qui n’aime pas qu’on fouille dans l’intimité de son fils. Il a confiance en lui et n’a pas eu à s’en plaindre jusqu’à présent. De bons résultats scolaires, des amis solides et sportifs, de jolies jeunes filles à ses basques, aucun souci de discipline. Que demander de plus ? Ne pas avoir raison sur un point qui l’embarrasse depuis ce matin serait un grand réconfort. Il se lève, embrasse sa femme sur le front, et donne une tape amicale sur l’épaule de Julien.
Le fils unique du foyer anticipe la suite. Alejandro prend la Volkswagen Jetta, lavée de fond en comble un dimanche sur deux, ouvre le portail en faisant attention de ne pas rayer le sol, et se rend au siège de l’entreprise où il officie en tant que cadre administratif. Comme Julien ne s’est jamais senti directement concerné par la situation professionnelle de son père, il n’a aucune idée précise de son travail, ni de l’endroit où il se trouve. Il sait simplement qu’Alejandro finit à 18 h précises, du lundi au vendredi, et que le week-end est sacré. Pour le déjeuner, il mange un sandwich au jambon ou une gamelle de restes de la veille. Dans de très rares cas, il se permet un repas d’équipe au restaurant, mais sans vin ni dessert. Une pensée fugace traverse l’esprit de Julien : à peu de chose près, ils ont le même âge.

CHAPITRE 4
« Return of the Mack » (Mark Morrison)
“Les amis sont des compagnons de voyage, qui nous aident à avancer sur le chemin d’une vie plus heureuse.” Pythagore

Guidé plus par l’instinct que par une mémoire encore floue, Matthieu avance vers la Twingo verte, une anomalie colorée dans le paysage urbain, dont les clignotants en alerte ressemblent à des signaux de détresse amicaux. Au volant, Benoit, dont le sérieux du costume-cravate contraste radicalement avec l’allure de Matthieu, capuche relevée à la hâte. S’engouffrant dans la voiture avec une aisance retrouvée, le jeune passager lance un regard malicieux à son chauffeur du jour, qui, pour sa part, fronce les sourcils.
Tout en se frayant un chemin parmi la multitude de voitures coincées dans les embouteillages, Benoit enclenche l’autoradio, façade amovible, lecteur cassette-CD — le nec plus ultra à l’époque. Trois notes, et Matthieu commence déjà à se dandiner comme au bon vieux temps. « Mo Money Mo Problems » de Notorious B.I.G. résonne, l’emportant dans un tourbillon de souvenirs.
— Mais ce classique, écoute-moi ça, une tuerie ! Dire que c’est un coup monté de Suge Knight et Puff Daddy ! s’exclame-t-il, faisant un signe de gang avec ses doigts. Benoit, quelqu’un d’assez taiseux et réfléchi, est souvent sur la corde raide avec Matthieu. Comment lui dire qu’il débloque totalement sans qu’il ne le prenne mal ?
— Tu devrais écrire, tu sais, suggère Benoit, manière élégante de donner son point de vue tout en sauvegardant sa sécurité.
L’ancien quadra hurle de nouveau en entendant « I’ll Be » de Foxy Brown feat. Jay-Z.
— Dire que maintenant il est milliardaire, avec sa reine Beyoncé en mode classe et chef d’entreprise, alors qu’à l’époque, c’était juste un mac.
— Mais qu’est-ce que tu racontes ?
Matthieu ferme les yeux et se maudit intérieurement de ne pas être capable de tenir sa langue.
— Non, rien, c’est un rêve que j’ai fait, très chelou d’ailleurs. Ça y est, on est arrivés, cool !
Ils émergent de la Twingo. Benoit, impeccable, devance de quelques pas Matthieu qui se débat avec son sac à dos pour l’ajuster sur une épaule, le regard en alerte, scrutant le paysage universitaire. Il se sent comme dans 21 Jump Street, ces vieux flics qui se font passer pour des étudiants et traquent les revendeurs de shit ou truands de la fac. Série avec Johnny Depp, film avec Jonah Hill. Pas mal. Son allure atypique attire quelques regards ; pourtant, loin d’être intimidé, il accueille cette attention avec une pointe d’amusement.
— Go, se murmure-t-il, franchissant le seuil de la faculté, prêt à affronter cette journée aux contours encore indistincts.
Dans le flot des étudiants, il se meut avec une assurance retrouvée, bien décidé à embrasser ce retour inopiné dans le temps. Benoit, légèrement inquiet, n’a pas encore trouvé ni la bonne formule ni le bon moment pour s’adresser à son ami, qui semble plus déconnecté que d’habitude. Peut-être a-t-il découvert une nouvelle drogue ou abusé des anciennes ? Benoit se signe intérieurement.
— Tu te rappelles qu’on a le TD spécial aujourd’hui ? Le contrôle à l’oral ?
Matt ferme les yeux. Comment va-t-il donner le change ? Il est complètement perdu.
— Euh oui, mais je pense que je vais me faire porter pâle. J’ai pas été bien cette nuit. Hyper bizarre.
— Des douleurs, à cause de ton ventre ?
Matthieu encaisse la question comme un uppercut. Elle l’oblige à envisager des événements à venir particulièrement douloureux, qu’il s’est escrimé à fuir pendant des années. Le compte à rebours infernal est lancé. Il lui reste moins d’un an avant que sa maladie ne se déclare totalement, et que ça ne finisse avec une opération dont il garde encore de lourdes séquelles, plus tard dans son futur présent. Déstabilisé par cette remarque et l’incongruité de la situation, le pré-quinquagénaire a pratiquement les larmes aux yeux. La journée promet d’être extrêmement longue, jonchée de mines anti-personnelles à fragmentation. Ce qui l’inquiète le plus, c’est que ses principales qualités pourraient à tout moment se retourner contre lui : une culture trop étendue pour l’époque, un art de la parole inadapté, et surtout un culot hors norme qu’il a savamment cultivé au fil du temps, comme une marque de fabrique.
Sans compter une évidence absolue : la faculté de droit, elle, n’a pas changé. Ce qu’il a détesté à l’époque ne lui plaît toujours pas aujourd’hui. En vérité, il n’y a jamais vraiment repensé. Les relations qu’il a nouées pendant ses années d’études supérieures, et qui ont résisté à l’épreuve du temps, sont rares. On n’en parle jamais. Sujet clos. Encombrant. Relégué aux oubliettes. C’est ainsi que les souvenirs meurent : sans photos, sans anecdotes, ou histoires qu’on se répète à longueur de retrouvailles. T’as pas changé, qu’est-ce que tu deviens ? On connaît tous la chanson. Sauf que, dans ce cas précis, il s’est donné rendez-vous 27 ans avant.
La colossale et inesthétique bâtisse abrite des centaines d’étudiants aux objectifs divers. Matthieu ne se rappelle même pas si c’est sa première année ou son redoublement. Information cruciale, parce qu’il n’était pas fâché avec les mêmes personnes à ces moments-là, et s’était réconcilié avec d’autres. Il pense furtivement à Julien, qui doit, pendant ce temps, probablement vivre sa best life, si le sort a fonctionné pour lui aussi.
Au loin, il aperçoit son grand ami Omer, avec qui il est encore en contact aujourd’hui, mais à première vue, ils sont en froid à ce moment-là. Fichu caractère. Il essaiera de se réconcilier avec lui si, d’aventure, il reste en 1997. Il n’en sait rien. C’est peut-être l’éternel jour de la marmotte, comme dans Un jour sans fin, ou la mort à répétition de Happy Birthdead. Tous les jours, le même jour, qui se répète inlassablement, jusqu’à la réparation d’un préjudice qu’il est bien en peine de se figurer pour l’instant. Il efface cette pensée inutile pour se concentrer sur son présent. Pourquoi Omer est-il important ? C’est son ami, certes, mais surtout, il peut servir de boussole mémorielle pour survivre à ce Koh-Lanta temporel. Ils se connaissent depuis le lycée, ont fait ensemble a minima les 400 coups. Pour Matthieu, Omer est désormais une cible prioritaire.
Pris dans ses pensées, il n’entend pas les commentaires peu élogieux de certains « cul-serrés » sur son passage. Le seul habillé de cette façon, c’est lui. Un peu trop avant-gardiste pour ces futurs avocats, visiblement. Bande de fachos ! Le TD va commencer. Il s’infiltre dans une grappe d’étudiants, visiblement de son âge, bien sous tous rapports, qui se préparent à l’épreuve en rappelant la manière dont elle va se dérouler. Répartis en groupes de cinq, ils seront soumis à un feu nourri de questions lancées à la cantonade, auxquelles chacun pourra répondre en prenant la parole, quitte à interrompre ses camarades pour s’imposer par la force de la voix. À l’instar d’une joute oratoire, il est écrit que seuls les plus éloquents ou les plus érudits s’en sortiront vivants de ce Battle Royale. Les débats de l’époque sont néanmoins encore empreints de civilité et même de respect.
Matthieu sourit. Il pourrait renoncer, se trouver une excuse pour ne pas participer, comme il l’a initialement prévu, mais le goût du combat est maintenant ancré en lui. L’heure de la revanche a sonné, et l’idée de mettre tout le monde à genoux l’excite particulièrement. Fini le garçon affable qui s’accommodait du système et faisait semblant de s’en foutre pour amuser la galerie, ou par peur de réussir. Il a une nouvelle chance, avec d’excellents atouts en main.

CHAPITRE 5
« Return to Innocence » (Enigma)
“Le véritable voyage de découverte ne consiste pas à chercher de nouveaux paysages, mais à avoir de nouveaux yeux.” – Marcel Proust

Dès que Julien passe le seuil de la porte du domicile familial, un vent matinal le saisit, une fraîcheur revigorante qui l’arrache brusquement au confort du connu. Ses foulées résonnent sur les pavés des allées encore endormies, où chaque coin de rue réveille une réminiscence enfouie. Le monde semble immobile, suspendu dans une attente silencieuse, alors qu’il navigue entre des souvenirs fragmentés, tentant de recomposer l’image d’un passé qui lui échappe encore. Une question le hante, surgissant des brumes de l’aube : est-il encore l’homme qu’il a été, ou est-il devenu quelque chose d’entièrement nouveau ?
Dans ses souvenirs, Julien à vingt ans ne jouait pas encore le rôle du séducteur qu’il s’est appliqué à devenir par la suite. Au contraire, il se souvient d’un jeune homme posé, préférant la contemplation de la nature à la conquête charnelle. Entre son cercle d’amis, l’affection rassurante de sa famille, les longues heures passées sur les bancs de la fac et les évasions vers l’océan, il vivait une jeunesse simple et sans prétention. Or, à mesure qu’il retraverse les rives du passé, certaines certitudes se teintent d’ombres et de lumières nouvelles. Une introspection déstabilisante, faite de nuances dans son caractère, révèle des traits de jeunesse qu’il a peut-être omis ou enjolivés, et cela le pousse à se questionner non seulement sur la véracité de ses souvenirs, mais aussi sur les motivations sous-jacentes qui ont guidé ses choix. Ces réflexions révèlent un fossé croissant entre l’image idéalisée de sa jeunesse et la complexité émotionnelle de l’adulte qu’il est devenu. Cette dualité le tenaille, entre mélancolie pour ce qui a été et curiosité pour redécouvrir qui il est vraiment.
Les façades des maisons individuelles, sagement alignées, sont baignées par la lumière dorée du soleil. En fond sonore, le discret murmure de la nature contribue à cette sensation d’émerveillement. C’est comme si, l’espace d’un instant, le temps s’était suspendu, offrant à Julien l’opportunité de redécouvrir son propre héritage sous un angle nouveau, riche de toutes les expériences acquises depuis vingt-sept ans. Avec une curiosité renouvelée et un cœur léger, il poursuit son chemin. Ce retour aux sources, loin d’être une simple régression dans le temps, s’annonce comme une exploration fascinante de ce que signifie vraiment être soi-même. C’est une invitation à redéfinir sa place dans le monde, armé de la sagesse de l’âge et de l’insouciance de la jeunesse. L’achat de L’Équipe à un bar-tabac-presse fermé en 2004 faute de clients achève de confirmer ce qu’il sait déjà : jeudi 5 avril 1997.
Julien savoure cette opportunité inattendue, un cadeau du destin. Chaque pas qu’il fait, chaque sourire échangé avec les passants devient une célébration de cette jeunesse retrouvée. Il se délecte de chaque instant, aspirant à revivre pleinement cette période et, peut-être, enfin réaliser certains rêves laissés en suspens. Il a 20 ans. 20 ans ! Une énergie nouvelle anime ses mouvements, et un éclat particulier illumine son regard. Une vieille dame, cabas de courses à la main et fichu sur la tête, s’arrête pour le regarder attentivement. Le sourire radieux de Julien est si contagieux qu’il semble illuminer son visage marqué par les années. Elle, qui a vécu huit décennies, ne peut s’empêcher de sourire en retour, témoin d’une joie pure qu’elle n’a pas vue depuis longtemps.
À travers le paysage contrasté du bourg, où la modernité effleure le traditionnel, Julien redécouvre son terrain de jeu d’antan. Chaque coin de rue, chaque maison lui raconte une histoire familière, une anecdote oubliée. Ici, à la croisée des chemins où il a grandi, se tisse un lien indissoluble avec ce coin de Gironde. Les souvenirs affluent, peignant des tableaux de son adolescence libre et insouciante, d’escapades en forêt et de premiers émois au bord du bassin d’Arcachon. Sans la distraction constante de son smartphone, il redécouvre le plaisir simple de la marche, se réjouissant de voir les paysages familiers défiler plus rapidement grâce à ses jambes retrouvées. Il est enfin sur le point de se reconnecter avec lui-même, loin du bourdonnement incessant du monde numérique.
Il est désormais temps d’envisager sa stratégie, de mettre à profit les quelques minutes restantes avant de retrouver Loïc et les autres : Stéphane, Cyril, JF, Tonio. Il pèse méticuleusement le pour et le contre de sa situation actuelle. La sensation d’avoir été catapulté dans le passé, avec la maturité et les expériences de son âge adulte, le place face à un dilemme unique : comment utiliser cette connaissance acquise sans dénaturer l’essence même de ce que signifie avoir vingt ans ? C’est un cadeau du ciel de pouvoir faire les choses différemment, de ressaisir les opportunités manquées, mais aussi un risque potentiel, celui de s’égarer dans les méandres de « ce qui aurait pu être ».
Alors qu’il approche de la maison de Loïc, un mélange de sentiments l’envahit : l’appréhension de revoir ses amis rajeunis, sans femmes ni enfants, et la peur de ne plus retrouver sa place. Ce retour aux sources est aussi un test, celui de pouvoir conjuguer son passé et son présent dans un équilibre précaire, celui de réapprendre à vivre avec une innocence perdue. Julien se sent tout de même à l’étroit chez ses parents. Autonome depuis ses 25 ans, devoir de nouveau se plier aux règles de la maison, tout en jouant son rôle d’enfant, lui procure un sentiment étranger à son caractère. Il en veut plus, pas de manière démesurée ou incontrôlée, mais juste de quoi se procurer confort, indépendance, et quelques objets vintage qu’il a acquis, parfois à grand prix, ces dernières années et qu’il convoite dès maintenant. Dans sa chambre d’étudiant, on ne trouve que des éléments pratiques, utiles, fonctionnels : pas de télévision, de console de jeu, de vêtements de marque ou de baskets à la mode. Il lui manque ces quelques petits riens matériels pour le combler.
Julien a aussi son rêve américain. Chaque année, depuis ses 30 ans, il part pendant quinze jours ou un mois, parfois seul, parfois accompagné d’amis, à la découverte du Nouveau Monde. Côte Est, Côte Ouest, contrées sauvages, matchs de basket, visites de parcs nationaux ou d’attractions, monuments… Il est totalement fasciné par le pays de la liberté, où tout est possible pour n’importe qui. En attendant, il mentalise ses tâches prioritaires :
Liste 1 : Les filles : Celles qui l’intéressaient mais avec qui il n’a pas concrétisé. Celles qu’il a rencontrées à cette époque, mais connues bibliquement plus tard. Et surtout celle qui est la plus importante à ses yeux, son véritable amour de 1997 à 2000 : Romy. Une sensation désagréable. Tout aurait dû se passer pour le mieux dans cette relation, et pourtant ça n’a pas fonctionné. Pourquoi ?
Liste 2 : Les copains de toujours : Loïc, Stéphane, JF, Tonio, Alex. Va-t-il leur raconter d’où il vient et ce qu’ils sont devenus ?
Liste 3 : Les lieux : Cestas, Bordeaux, Faculté, Océan, Stade, Côte basque, Paris ?
Liste 4 : Moyens de communication : Minitel, téléphone fixe, téléphone portable à forfaits limités, ordinateur au début d’Internet.
Liste 5 : Moyens de locomotion : Voiture, Mobylette rangée dans la grange, vélo tout terrain, train, avion.
Liste 6 : Ressources : 6500 Francs sur un livret jeune, petits boulots et cadeaux de la famille.
Objectifs : Trouver Matthieu. À l’évidence, il ne pourra pas rester éternellement dans cette situation sans lui, et il est aussi curieux de savoir si ce qu’il a raconté sur son passé est vrai. En plus, il est parisien, ce qui pourrait s’avérer utile, sans oublier la partie risque : les distorsions temporelles. En espérant d’ailleurs qu’il n’ait pas déjà provoqué des dégâts… Découvrir pourquoi et comment il est revenu dans le passé, et si c’est réversible ou non. Influer le cas échéant sur sa situation. Investir, profiter de ses connaissances du futur pour améliorer sa condition…
Il s’arrête de réfléchir. La maison de Loïc est la même, mais plus blanche, moins marquée par les intempéries et l’usure. Autre point important à ajouter à la liste : il est incollable sur les résultats sportifs. Une petite voix intérieure lui murmure que ça pourrait s’avérer utile à un moment ou à un autre… s’il reste en 1997. Tout à coup, son sourire se mue en une moue dubitative. Le processus est-il réversible ? Ce soir en se couchant, se réveillera-t-il le lendemain matin dans le futur — enfin, dans son présent — à devoir reprendre le cours normal du temps ? Il doit profiter de cette journée à fond, juste au cas où.

CHAPITRE 6
I’m Gonna Be (500 Miles) (The Proclaimers)
“Nous sommes nos choix.” – Jean-Paul Sartre

Matthieu s’acclimate mal à la lumière blafarde des néons de la fac, qui jaunit les murs défraîchis. Il observe presque toutes les personnes présentes aux alentours et se remémore à peine quelques visages sans pouvoir les nommer. Il s’efforce de faire abstraction de leurs discussions sur le dernier épisode de Buffy contre les vampires, le peu de chances de la France de gagner la prochaine Coupe du Monde – s’ils savaient – et l’engouement toujours présent pour Nirvana et la musique grunge.
Il repère parmi les étudiants les habituelles castes de narcissiques, drogués, angoissés, politisés, studieuses, ou pré-féministes, mais il n’a pas de temps à leur consacrer ; il trouve plus utile de scanner les styles vestimentaires, expressions, attitudes en vogue et de perfectionner sa couverture.
Premier constat : il n’y a pas beaucoup de diversité ni de mixité, le langage n’est pas encore imprégné de rap et de street culture. Certains garçons viennent le saluer. Les filles lui font la bise. Il semble assez populaire. En tout cas, il ne passe pas inaperçu, et pas uniquement à cause de son accoutrement de banlieusard.
Tout est confus dans ce couloir, alors qu’ils attendent une sorte de mise à mort orchestrée par un chargé de TD arrogant d’à peine la trentaine. Soudain, il se retourne et fait tomber involontairement une pile de livres des mains d’une jeune fille. Il ramasse rapidement les ouvrages tout en bougonnant, et le premier sentiment qu’il éprouve en se relevant est de sentir son cœur s’échapper littéralement de sa cage thoracique : Victoria. Il se souvient vaguement d’avoir eu le béguin pour elle. Non réciproque d’ailleurs, mais il attend un déclic, une vague de souvenirs qui pourrait le remettre dans le contexte. Rien ne vient.
— Tu ne peux pas faire attention ? dit-elle, le rouge montant à ses joues.
— On n’a pas idée de faire des couloirs aussi étroits, bordel ! répond-il.
— Ah d’accord, donc c’est de ma faute. Je dois être trop grosse ?
Manque de pot, Matthieu est passé maître dans l’art des répliques acerbes.
— La lumière n’est pas très flatteuse non plus, lance-t-il.
Elle reste interdite quelques instants puis éclate de nouveau de rire.
— Tu es vraiment unique. Au fait, — elle le détaille du regard — pas mal ton style. Tu avais des poubelles à jeter avant de venir en cours ?
— Je m’adapte à mon environnement. Hors de question de faire des efforts pour des grosses qui n’ont rien d’autre à faire que de promener des piles de livres dans des couloirs moins larges que leurs culs.
— En grande forme aujourd’hui ! On va voir ce que ça va donner au TD ! Nous passons ensemble avec Omer, Benoit et Coralie.
Matthieu ne réagit pas. Mais qui est encore cette Coralie ? Elle comprend sans mot dire qu’il ne sait pas de qui elle parle.
— Petite brune, lunettes, toujours au premier rang, 19 de moyenne.
— Ahhh oui, Coralie, fait-il, affichant un rictus forcé.
Victoria le regarde d’une drôle de façon.
— Encore des soucis avec ton ventre ?
Il se renfrogne. À se demander si ses problèmes de santé ne s’étalent pas en une du journal de la fac. À moins que… leur relation est peut-être plus intime qu’il ne l’avait supposé. À creuser.
— Non, non ça va, merci.
Une voix impatiente résonne dans le couloir.
— Groupe 8, c’est à vous.
— Allez, on y va ! dit Victoria avec ferveur. Elle pose sa main sur son avant-bras. Ça va bien se passer, ne t’inquiète pas.
À ce contact, il se sent immédiatement beaucoup plus calme, détendu, un frisson lui parcourt l’échine.
Le petit amphithéâtre est on ne peut plus standard, avec quelques travées, bureau, tableau traditionnel, micro fixe et rétroprojecteur. Coralie, suivie d’Omer, Ben, Victoria et Matthieu qui ferme la marche, s’installent au premier rang. Le chargé de TD, 1m85, costume Cerruti, mocassins Weston, ceinture Hermès, ressemble à n’importe quel homme politique de droite de l’époque, ou pire à un centriste. Fixant sa feuille, il semble prêt à commencer l’appel mais reste figé sur place en apercevant Matthieu.
— Monsieur… commence-t-il, s’adressant évidemment à Matthieu. Dumas. Monsieur Dumas, dit-il avec un air hautain et quelque peu maniéré, je ne saurais tolérer une telle provocation. Votre accoutrement est complètement inapproprié et, si j’en crois les échos qui me sont parvenus, vous êtes non seulement coutumier du fait, mais aussi une source de troubles pour notre établissement. Qu’avez-vous à répondre à cela ?
Matthieu se lève, droit comme la justice, enlève son sweat à capuche, le posant à côté de lui.
— Monsieur, que dis-je, cher Maître, en premier lieu je tiens à présenter mes excuses à mes camarades ici présents, dit-il en se tournant vers eux et en inclinant la tête. Je n’avais absolument aucune intention de me singulariser de la sorte, ni de porter atteinte à la respectabilité de la faculté. Il se trouve que j’ai été victime hier soir d’un cambriolage particulièrement odieux. Des individus cagoulés se sont introduits chez moi, m’ont ligoté sur une chaise et se sont emparés des maigres ressources et biens dont je dispose. Vous n’êtes pas sans savoir qu’une vague de crimes de ce type se déroule actuellement — (Matthieu bluffe mais c’est crédible) — vivant en proche banlieue, je suis plus facilement exposé à ces individus sans foi ni loi, qui méprisent la justice des hommes et, pour certains, celle de Dieu qu’ils invoquent si ardemment.
Il lève les yeux au ciel.
— Bien que choqué, heurté dans ma chair et mon intimité, j’ai fait le choix, certes contestable, de me présenter à vous ainsi vêtu afin de ne pas hypothéquer mes chances d’avenir, tandis que j’étais la victime de l’ignorance et du laxisme de l’éducation. Je ne minore pas mes actes précédents que vous avez rappelés devant mes camarades, me plongeant ainsi dans la gêne et la honte, mais victime de l’infamie, je me dois désormais de reprendre le cours de ma vie, supportant le poids de mon passé et les actes du présent. Monsieur, si vous le souhaitez, je quitterai à l’instant cette pièce, mais je vous en conjure, jugez mes camarades pour ce qu’ils sont et non pour s’être difficilement d’ailleurs, simplement accommodés de ma présence.
Matthieu reste debout, l’amphi plongé dans un silence circonspect. Le chargé de TD fait les cent pas, réfléchissant à la meilleure manière d’agir.
— Très bien, si ce que vous dites est vrai, ce dont je doute bien évidemment, je vous propose de répondre à cette question de cours, que vous n’aurez pas manqué de travailler malgré les turpitudes auxquelles vous faites allusion.
— Merci monsieur, répond Matthieu.
— Alors, Monsieur Dumas, que pouvez-vous nous dire de la règle de droit qui s’applique nécessairement à tous les citoyens français ?
Matthieu se lance dans un exposé clair, argumenté, nourri par des années de débats télévisés, de séries policières, de conversations et de quelques bribes de cours réactivés par le choc auquel il est soumis. Le chargé de TD s’approche jusqu’au premier rang, inspecte le banc, le bureau, cherche partout une éventuelle preuve de tricherie. Rien.
— Monsieur Dumas, je dois admettre que votre réponse était intéressante et m’engage à vous laisser une deuxième chance. Maintenant que vous avez monopolisé l’attention, passons à vos camarades.
Omer, Benjamin, Victoria, tous se regardent sans rien comprendre à ce qu’il vient de se passer. Matthieu, tête baissée, a le masque. Le sang afflue à sa tempe et ses mains tremblent. Il a quarante-sept ans et ce « petit connard » vient de l’humilier. Il s’en est bien sorti mais ce n’est que le début. Avec de l’argent, plus rien ni personne ne pourrait le traiter de la sorte.
Le chargé de TD lâche son os. Le sujet est encore plus simple que celui qu’il a donné à Matthieu, mais l’objectif est de les obliger à s’entretuer. Coralie, en véritable pitbull, tient le crachoir. Victoria alterne entre phases offensives et défensives, préparant ses répliques pour mieux surprendre son adversaire. Omer et Benjamin comptent les points. Après quelques minutes de bataille acharnée, dans laquelle Matthieu se garde d’intervenir, l’arbitre siffle la fin du match. Ils repartent sans savoir qui l’a emporté, mais pour Victoria cela ne fait aucun doute, c’est elle. Italienne par sa mère, et issue de la noblesse autrichienne par son père, elle n’est pas du genre à se laisser dominer. Blonde, yeux verts, teint d’albâtre, silhouette longiligne, 1m73 en talons. Matthieu a pensé pendant longtemps qu’il a plus de chances de faire un voyage dans le temps que de sortir avec elle.
À peine sortis de la salle, elle se jette littéralement dans ses bras.
— Mais pourquoi tu ne m’as rien dit ? J’ai eu si peur en t’entendant et alors, quel beau discours, tu as été brillant Matt, je suis tellement fière de toi, dit-elle en effleurant tendrement sa joue.
Omer, à la limite de l’apoplexie, le regarde en mimant de lourds sous-entendus. Benoit ne comprend rien et Coralie le félicite simplement, mais elle veut éclaircir certains points qui la chiffonnent encore.
— Matthieu bravo, c’était très bien. Je suis désolée de ce qu’il t’est arrivé, mais je n’ai pas bien saisi. Qui sont Saul Goodman, Annalise Keating et Faites entrer l’accusé ? C’est bien ça ?
Il pourrait lui dire Tu le sauras dans quelques années si tu regardes Amazon ou Netflix, mais il se contente de répondre :
— J’ai dû mal prendre mes notes. Il me semblait pourtant que c’étaient des références dans le cours.
La laissant dans un état de perplexité avancé, tout en s’éloignant avec Victoria toujours accrochée à son bras. Elle s’arrête net.
— Mince ! J’ai oublié mes livres dans la salle d’examen, dit-elle en l’embrassant à nouveau sur la joue. À tout à l’heure !
Matthieu n’aime pas trop la sensation qu’il ressent, cela ressemble beaucoup à un cas de conscience. Omer, qui fait une bonne tête de plus que lui, passe son bras de rugbyman par-dessus son épaule.
— T’es mon idole. Tu vois il y a encore deux heures, j’aurais craché ou pissé sur ta tombe, mais là, je vais te payer une bière !
Il est à peine 11h00 du matin.

CHAPITRE 7
Unforgiven II (Metallica)
“Le temps est un grand maître, il règle bien des choses.” – Pierre Corneille

Sous-directeur de la maison départementale de la recherche en radioastronomie, Alejandro était chargé notamment de la gestion et de la coordination d’une équipe pluridisciplinaire. Personne ne lui avait jamais demandé ce que cela signifiait. Sa femme trouvait le salaire décent, les horaires acceptables, de plus, il ne se plaignait jamais de son travail. L’étanchéité entre sa vie privée et professionnelle était parfaite, si bien que Julien ne l’avait jamais questionné sur ce sujet. Quand on l’interrogeait sur la profession de son père, il répondait « cadre » ou « sous-directeur », et pour sa mère, il disait « employée ». Cela contentait la majorité des gens ou des administrations.
La réalité était quelque peu différente. Alejandro avait été personnellement recruté 24 ans auparavant par le directeur actuel du service, Timothée Sundial, juste après ses études d’ingénieur. Le profil particulier recherché par Sundial se résumait à trois qualités : Se taire. Écouter. Observer. Le reste n’était que de la technique. Depuis, ils travaillaient en étroite collaboration. Il collectait et compilait les données pour son patron. Qui l’aurait cru de toute façon, s’il avait raconté que sa tâche principale consistait à relever les traces de résonances temporelles à travers la France ? Même maintenant, avec son expérience, il trouvait encore cela bizarre, à défaut d’autre mot.
« Le voyage à travers le temps existe », Sundial n’avait pas tergiversé lors de leur premier entretien. Alejandro s’était contenté d’incuber l’information et cela avait suffi pour l’embaucher. À maintes reprises, il avait constaté que ce qui semblait impossible ou fou, au commun des mortels, faisait partie intégrante de son quotidien. Le père de Julien avait identifié et cartographié les localisations de dizaines de voyageurs, rédigé des notes, généré des statistiques, comparé les manifestations sur différentes périodes, fait la jonction avec les agents de terrain. Alejandro Carlos Garcia ne pariait pas, mais il avait l’intime conviction que son fils serait son prochain « client ». Restait à savoir maintenant de quelle époque il venait, combien de temps l’effet l’affecterait et les implications pour lui et sa famille. Malgré les avancées technologiques et les différentes itérations, il n’était pas encore possible de déterminer avec précision l’année et l’âge de départ des sujets. Certains séjours duraient quelques minutes, ce qui ne provoquait qu’une simple impression de déjà-vu ou de flashbacks. D’autres, en revanche, étaient beaucoup plus longs ou marquants.
En revanche, ce qu’il pressentait sans en connaître les tenants et aboutissants, c’est que son fils serait au centre de l’attention des Horlogers et des Chrono Libérateurs.
Sundial, d’une grande transparence, lui avait raconté les origines du département. Alejandro avait écouté attentivement, sans préjugés, interruptions ou questions inutiles.
Établi depuis plus de deux siècles, l’ordre des Horlogers avait pour mission principale de préserver l’équilibre fragile de l’espace-temps. Empêcher toute action susceptible de déstabiliser le continuum. Un sacerdoce à l’origine de la haine que vouait Ariane Morin à l’organisation. Leur némésis.
Son grand-père, Louis, brillant scientifique, avait quitté pendant quinze jours le confort de 1972 pour les affres de 1930. Les Horlogers n’avaient pas eu d’autre choix, en application des règles de leur ordre, que de l’empêcher d’atteindre son but : supprimer le futur chancelier allemand. Il s’en était sorti in extremis physiquement et avait conservé l’intégralité des souvenirs de son voyage.
Le retour à son époque fut terrible, rendu fou par la faute de ceux qui l’avaient privé de sauver l’humanité, au point d’abandonner ses recherches scientifiques, de se couper littéralement de sa famille, de ses proches, à l’exception de sa petite-fille unique, qu’il considérait comme légataire de son œuvre. Sa seule ambition, jusqu’à sa mort en 1988, fut de créer un réseau de « résistance » suffisamment puissant pour lutter contre les Horlogers et modifier le cours de l’histoire lorsque la cause l’exigeait. Son armée de Chrono Libérateurs. La dévotion dont faisait preuve Ariane était à la fois personnelle et idéologique ; elle croyait fermement, comme son grand-père, que l’humanité devait réécrire son destin pour éviter les erreurs du passé.
Pour Julien et Matthieu, le jeu de la résonance temporelle venait à peine de commencer, et chaque participant, qu’il en soit conscient ou non, aurait un rôle crucial à jouer.

Interlude
Toy Soldier (Martika)
“Le secret du changement consiste à concentrer son énergie pour créer du nouveau, et non pour se battre contre l’ancien.” – Dan Millman

Chaque mot prononcé par le vieil homme résonne profondément chez Véra, qui prend frénétiquement des notes, consciente de l’importance de chaque détail.
— Vous voyez, Véra, cette histoire n’est pas seulement celle de deux hommes cherchant à revivre leur jeunesse. C’est une réflexion sur nos convictions, notre destin, et la manière dont nous influençons le cours de notre propre existence.
Elle acquiesce, se demandant s’il n’est pas trop tôt pour lui poser les questions qui brûlent ses lèvres. Finalement, elle ne résiste pas :
— Vous êtes Timothée Sundial ?
Il lui offre un sourire mélancolique, gorgé d’humanité et de satisfaction. Il se félicite intérieurement de l’avoir choisie pour recueillir sa confession, mais se demande s’il a vraiment eu le choix.
— Maintenant que l’ambiguïté relative à mon identité est levée, Véra, je vais répondre à trois questions avant même que vous ne les formuliez. Tout d’abord, et jusqu’à ce jour, nous n’avons jamais découvert de voyageurs venant du passé.
Il sait très bien que ce n’est pas la réponse qu’elle attend. Ce temps gagné lui permet de garder une certaine contenance, même si ses épaules s’affaissent, ses lèvres se plissent, et ses yeux se remplissent d’émotion.
— Croyez bien qu’il ne se passe pas un jour sans que je me demande si Louis Morin n’aurait pas dû aller au bout de sa démarche, et sans que je ne maudisse ceux qui l’ont empêché d’agir. Par ailleurs, il serait sot et mensonger de dire que nous n’avons jamais bénéficié directement ou indirectement des apports du futur. Nos outils de détection, ou nos moyens de communication par exemple, en sont basés. En revanche, contrairement aux Chrono Libérateurs, nous n’avons jamais profité de ce savoir pour nous enrichir, peut-être aussi parce que nous disposons déjà de ressources conséquentes. Et, si c’est une question qui vous trotte dans la tête, sachez que votre présence ici aujourd’hui n’est pas le fruit du hasard.
Il marque une pause. Véra voudrait en savoir plus immédiatement, mais elle a la conviction qu’il faut d’abord laisser le récit se poursuivre et éclairer les zones d’ombre par la suite.
— Souhaitez-vous poursuivre, Monsieur Sundial ? demande-t-elle avec un ton empreint de respect.
Il s’efforce de contenir un sourire léger.
— Avec plaisir, Véra. Merci beaucoup.

Chapitre 8
Thubthumping (Chumbawamba)
“Tout secret a un poids, et le partager, c’est le donner à porter à quelqu’un d’autre.” François Mauriac

— Pas trop tôt ! lance Loïc en tapotant vigoureusement une montre imaginaire, un reproche qui glisse sur un Julien impassible, décidé à vivre la situation pleinement plutôt que de l’intellectualiser.
— Les autres ne sont pas là ? demande-t-il en jetant un œil circonspect aux alentours.
— Non, on se retrouve directement au « Beausoleil », et après chez le père de Stéphane. Il vient d’acheter la PlayStation. Pourri-gâté si tu veux mon avis, le Stef.
Julien acquiesce, gardant son flegme. Sa priorité est de ne pas commettre d’impairs. Il doit faire abstraction du fait que Loïc est passé chez lui avant-hier, en fin d’après-midi, en coup de vent, pour boire une bière et parler de la pluie et du beau temps. Loïc n’a plus beaucoup de temps à consacrer aux copains, ni de cheveux non plus. Sophie, sa compagne depuis vingt ans, attend leur troisième enfant après Louise (8 ans) et Jade (5 ans). Si tout se passe comme Julien l’a vécu dans son futur, ils se dirigent tout droit vers la naissance d’un petit Gaspard en août 2008, dont il deviendra le parrain.
Loïc et Julien ont rencontré Sophie ensemble chez Alex, un autre ami de la fac. Elle est la cousine d’une copine du groupe, et Loïc l’a aimée au premier regard et l’a draguée aussi rapidement. À peine six mois après leur premier baiser enfiévré, sous les auspices de Céline Dion et aromatisé au punch coco, ils emménagent ensemble, ce qui, à l’époque, a fragilisé l’équilibre de la bande de copains. Depuis, Loïc mène l’existence d’un père de famille rangé, aussi fun qu’un joueur de triangle dans un orchestre philharmonique.
— JF et Tonio sont partants pour aller cet été à Ibiza. Fiesta du matin au soir, des filles partout et plages géniales. Qu’est-ce que tu en penses ?
Ibiza 97… tournoi de Beach Volley remporté par leur équipe de France improvisée sur une frappe en ciseau de « Zinedine » Tonio. Julien avait flirté avec une Hollandaise de 22 ans rencontrée sur la plage, mais sans passer à la vitesse supérieure. Loïc et Stef, eux, ne se sont plus adressé la parole pendant deux jours parce que Loïc a appris à ses dépens que « tus ojos huelen a culo » ne veut pas dire en espagnol « Tu veux boire quoi ? » Mais dans l’ensemble, c’était un excellent souvenir.
Que se passerait-il si Julien ne partait pas à Ibiza cette fois-ci ? Aurait-il de nouveaux souvenirs ? Et les autres, sans lui… Est-ce que cette absence générerait un effet papillon ? Loïc ne viendrait plus chez Alex, donc ne rencontrerait pas Sophie, et leur destin en serait totalement bouleversé ! Hormis peut-être pour les cheveux. Il n’est ou ne serait pas responsable de tout non plus. Et d’un autre côté, est-il capable de tout reproduire à l’identique ? En a-t-il seulement l’envie ?
Le « Beausoleil » est leur QG. Bar central de Gradignan avec baby-foot, billard, flipper et borne d’arcade Street Fighter 2 ou Virtua Striker. Autant dire qu’il en a claqué des pièces de 5 et 10 francs au cours d’après-midi où les uns se tirent la bourre pour atteindre les High Scores, pendant que les autres oscillent entre tarot et belote. Un coca ou une menthe à l’eau renouvelés toutes les deux heures pour ne pas se faire prier de quitter les lieux. Tout le monde se connaît, et les anciens, piliers de bar à l’œil aviné de regrets, scandent à qui veut l’entendre que bientôt ce sera la fin de l’insouciance et que « y aura plus un troquet nulle part, que des cochonneries américaines de Macdo. »
Pensif, Julien repense à cette parole prémonitoire.
— On a les visionnaires qu’on mérite, se dit-il en haussant les épaules.

Chapitre 9 – Everyday Is a Winding Road (Sheryl Crow)
«  Le problème est que nous cherchons quelqu’un pour vieillir ensemble, alors que le secret est de trouver quelqu’un avec qui rester enfant. » Bukowski

Après trois bières pour Omer et une seule pour Matthieu, celui-ci se sent étrangement calme malgré la situation inconfortable dans laquelle il se trouve. En temps normal, il n’aurait jamais laissé son ami prendre autant d’avance, mais il a besoin de toute sa lucidité, s’évertuant à démêler les fils tortueux de sa mémoire défaillante. La cafétéria de la fac, à l’image du reste du bâtiment, est déprimante. Elle ressemble davantage à un réfectoire, avec des néons fatigués, des murs d’une blancheur douteuse, un sol collant, et des tables disposées anarchiquement ou vissées les unes contre les autres. Pour donner l’illusion d’une distraction ou simplement parce qu’il est là sans que personne ne sache quoi en faire, un flipper des années 80 rafistolé au chatterton gît abandonné dans un recoin, à côté d’une affiche de Pulp Fiction accrochée au mur.
Viviane la gracieuse, telle qu’elle est surnommée (merci Omer pour ce rappel), est affalée derrière son comptoir, en parfaite symbiose avec l’atmosphère du lieu. Un poste radio ayant également connu des jours meilleurs est branché sur Ouï FM, la radio rock de Paris, et diffuse Knocking on Heaven’s Door des Guns N’ Roses, suivi de You Learn d’Alanis Morissette. Matthieu tend l’oreille puis passe à autre chose. Aucun étudiant ne semble s’offusquer de la médiocrité ambiante. L’âge ou l’habitude, sans doute. Matthieu apprécie néanmoins le prix des consommations : 5 francs la bière, 2 francs le coca, 50 centimes le café. Pour se restaurer, des sandwichs (a)variés à 10 francs et des hot-dogs garnis de saucisses rouges mutantes, qui n’ont pas encore été soumis aux interdictions de colorants et autres conservateurs toxiques, à 8 francs avec des frites huileuses. Cependant, il n’est pas encore prêt pour une gastro-temporelle et préfère ignorer la faim qui commence à monter.
Pendant ce temps, Omer soliloque sur ses contrariétés : ses parents, ses embrouilles avec tout le monde, notamment un certain Manu qui lui doit 200 francs, et ses études horribles. Matthieu apprend enfin la cause de leur querelle : Omer a brûlé la moquette du salon avec un pétard mal allumé. Apparemment, c’était la faute du briquet, et Matthieu l’avait engueulé, ce qu’Omer n’avait pas apprécié. En plus, il avait perdu à GoldenEye et s’était endormi devant Candyman. Matthieu réprime un fou rire, tout en s’inquiétant pour l’état de sa moquette, surtout si son séjour en 1997 devait se prolonger. Terminé les parasites à la maison, se dit-il en off. Et ça continue : le bureau des plaintes d’Omer est toujours plein. Mais il finit par revenir à l’essentiel.
— Trop stylé le coup du braquage ! Tu aurais pu me mettre dans le coup, je t’aurais pas raccroché à la tronche si tu m’avais dit ça ! Comment tu comptes t’en sortir ?
— On verra, c’est venu spontanément.
— Et pour Victoria, parce que je ne l’ai jamais vue dans cet état, dis donc !
— Justement, j’aimerais bien que tu me donnes ton analyse ?
Omer se sent flatté et en même temps étonné. Matthieu est plus adepte de « ta gueule pauvre con » et autres amabilités que de lui demander formellement et poliment son avis. Omer commande une quatrième bière pour se lancer dans sa théorie.
— C’est pas une allumeuse, mais je pense que c’est juste une bonne copine. À chaque fois elle rigole quand on fait des conneries, mais elle vient jamais quand on fait les soirées, c’est pas le même monde non plus. Et en même temps, elle est canon, mais toi, t’as tes qualités attention, mais c’est un peu comme, je sais pas, t’as pas un exemple ?
Matthieu le regarde interloqué.
— Non, pas là non…
— Deux trucs pareils mais différents, tu vois l’OM, tu vois le PSG, après c’est pas un bon exemple parce que le PSG ils ont gagné un match dans la saison, mais en gros tu vois ce que je veux dire ?
Omer a plein d’espoir dans les yeux et Matthieu, qui a toujours respecté la règle du bon copain, à savoir toujours aider son ami en difficulté, quelles que soient les circonstances, n’est plus forcément en phase avec le discours de moins en moins cohérent de son partenaire de bringues. Il meurt d’envie de lui balancer la prédiction du jour :
— T’as raison, profite bien de tes années fac parce que la suite va être moins tendre. Surtout pour ton foie et tes dents qui vont se déchausser à partir de tes trente ans, quant à ta vie de famille, je garde ça pour la prochaine boulette sur ma moquette ou le canapé. Et je te parle pas des PSG – OM à venir, ce sera la surprise du chef. Connard !
— Oui, je vois ce que tu veux dire, dit Matthieu avec toute la patience dont il est capable à l’instant. Omer se sent mieux, prêt à reprendre la liste interrompue des afflictions dont il est la malheureuse victime. Matthieu comprend maintenant que son ami essaie simplement de le protéger d’une probable désillusion, sans méchanceté ni jalousie, juste un peu de maladresse. De toute façon, ça n’a aucun sens. Elle a 20 ans, il vient du futur et n’a toujours pas de clés pour se sortir de cette situation de merde. Impossible de rester à la fac ou de ne rien foutre de la journée comme à l’époque. D’un autre côté, Matthieu ne peut pas envoyer balader les copains, la famille et se barrer en road trip à L.A. Il ne peut pas non plus prendre un vol retour pour 2024. Il ne peut pas non plus se contenter de cette situation, mais si c’est le cas, après tout qui lui reprocherait quoi que ce soit ? Il connaît son futur lui et sait qu’il n’a rien à attendre de personne. Julien ? Tu parles d’un super pote, il n’est même pas là. D’ailleurs, avec un tel esprit cartésien, Matthieu commence à douter de son hypothétique présence en 97. Impossible qu’il se soit téléporté ! Non, le mieux est d’agir et de ne rien regretter. Il contemple son verre avec une rage contenue.
Victoria arrive comme la plus douce des abeilles sur un dahlia nain à feuilles pourpres, prête à butiner.
— J’étais sûre de vous trouver ici ! Tu bois quoi Matthieu ? Une bière, déjà ? Ça va ? Tu ne te sens pas bien ? Surtout après ce qu’il t’est arrivé ?
Victoria se colle contre lui.
— Tu vas faire comment ce soir ? Il la regarde interloqué. Mais dans quoi s’est-il embarqué… une hantise toutes ces questions. Heureusement, Benoit arrive au même moment.
— Ben va me ramener chez ma mère, c’est sans doute le mieux à faire, en plus elle a déjà dû faire les démarches au commissariat, dit Matthieu.
Victoria le regarde droit dans les yeux.
— Ah non, mais c’est hors de question, tu vas venir dormir chez moi. Mes parents sont en Suisse. Ma petite sœur est chez une copine, parce qu’elles ont un exposé à faire, et puis même, de toute façon, Apollonia t’adore.
Elle se tourne prestement vers Benoît.
— Ben, ça ne te dérange pas si je m’occupe de Matthieu ?
Benoît secoue la tête, le visage implorant son fantasque ami de lui fournir une explication qu’il risque de ne jamais avoir.
Omer, cinquième bière, la voix de plus en plus hésitante mais au comble de l’hilarité.
— Je le prends chez moi, si tu veux Vic, tu veux pas qu’il chope en plus une crise cardiaque, ça fait trop d’émotions tout ça, pour notre petit Matthieu.
— Merci Omer, je pense que je peux me débrouiller seul, lui répond Matthieu d’un ton glacial. Après tout, ce n’est que du matériel, rien de grave. N’en faisons pas toute une histoire.
Il replonge le nez dans son verre vide. Victoria balaie son argument d’un revers de main élégant.
— Ça me fait plaisir d’être avec toi. En plus, on ne sait jamais, s’ils viennent me cambrioler, je serai toute seule.
Matthieu sent qu’une nouvelle opposition serait contre-productive.
— D’accord, je dormirai sur le canapé.
Elle lui adresse un sourire à faire fondre la banquise, même avant le réchauffement climatique.
— Bon, j’ai cours et vous aussi je vous rappelle, à tout à l’heure, dit-elle en repartant, laissant les trois garçons pantois.
Une digue de son cerveau vient de céder. La référence à Apollonia l’aide à se remémorer. En début d’année de fac, Victoria, perdue dans les couloirs, avait demandé son chemin à Matthieu, qui s’était débrouillé pour la guider au mieux. S’en était d’abord suivi une relation cordiale, ponctuée de rencontres fortuites lors de soirées, en boîte de nuit, entre amis communs, puis de plus en plus amicale. Matthieu, ayant manqué quelques temps les cours en raison de ses problèmes de santé, elle avait assuré le relais, lui confiant ses prises de notes et l’avait aidé à faire quelques devoirs. De fil en aiguille, leur relation était devenue plus proche et plus forte, mais Matthieu avait gardé pour lui ses sentiments. Victoria sortait avec des mecs plus âgés, plus riches, plus beaux ou plus cool. Et puis un jour, en début d’année suivante, il s’était déclaré sans crier gare, maladroitement, sans raison valable ou signe qui aurait pu l’encourager, une sorte de suicide affectif, juste pour donner un nom à son mal-être, alors qu’ils n’étaient déjà plus très copains, encore moins amis. Elle l’avait gentiment mais fermement rembarré. Ils n’avaient plus jamais eu de contacts après ce camouflet.
Matt avait espéré un moment qu’il se passe un quelque chose entre eux, surtout parce qu’Apollonia, la petite sœur de Victoria âgée de 12 ans, qui le trouvait super marrant et gentil en particulier lorsqu’il venait chez elles boire un café, récupérer les cours ou qu’il restait pour regarder un film ou un épisode d’une série (Friends) l’après-midi, l’avait plusieurs fois encouragé à se déclarer. Elle savait que c’était possible, parce qu’elle passait son temps la tête collée contre la porte de la chambre de sa sœur, à espionner ses conversations, dès que Victoria s’enfermait pour téléphoner avec sa ligne fixe personnelle et elle l’avait entendue dire à plusieurs reprises à ses interlocutrices que Matthieu était mignon, gentil, marrant, original, etc. Les infos de mini cupidon ne pouvaient qu’être fiables, mais il s’était à chaque fois dégonflé. D’un côté, rentrer chez lui permettrait de se poser et de réfléchir à son avenir immédiat, mais passer une nuit en tête à tête chez Victoria ? Avant d’imaginer quelque chose de plus voluptueux, son objectif principal était de glaner un maximum d’infos sur lui-même. Il sourit, satisfait. Dans l’ensemble, il apprécie ses premiers pas en 97. Parfois un petit rien peut changer une destinée. Le rire strident d’Omer fait se retourner quelques étudiants.
Certaines choses ne changent jamais.

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VAMPIRE WEEKEND ::: We Come In Pieces – Remixes ::: « CRANBERRY » THE RUBY SUNS

VAMPIRE WEEKEND : Heros d’une nouvelle pop apatride et globale, les New-Yorkais recidivent avec l’exotique Contra, nourri de l’inventivite du post-punk autant que des plus riches musiques du monde. www.tsugi.fr

We Come In Pieces – Remixes – Basking in the success of their recent debut long player, My Favorite Robot AKA Jared Simms and Voytek Korab unleash a remix album graced by the great and the good of Canada’s burgeoning electronic music scene. My Favorite Robot – While My Guitar Gently Creeps (Jordan Dare Remix) cocomachete.com

« CRANBERRY », LE NOUVEAU SINGLE DE THE RUBY SUNS Un avant gout du nouvel album Fight Softly à paraitre le 1er mars FREE DOWNLOAD:  SPREAD THE WORLD! PSYCH-POP TROPICALE Les néo-zélandais The Ruby Suns, emmenés par l’excentrique Ryan McPhun, s’apprêtent à donner une suite plus électro au flamboyant « Sea Lion » paru en 2008.  Bientôt en concert en France Nouvel album : “Fight Softly” Sortie le 1er mars (Memphis Industries/ Pias) myspace.com